S'approprier une oeuvre classique en 3ème grâce à la popculture du "même" : Antigone d'Anouilh
Antigone en mêmes : de la mémétique à Thèbes !
Évaluation de compréhension d’une œuvre classique via le même en Troisième.
1. Genèse
En classe de 3eme, dans le cadre du questionnement « agir dans la cité, individu et pouvoir », j’ai choisi d’étudier l’Antigone d’Anouilh en œuvre intégrale. L’œuvre est riche, accessible, regorge de thèmes qui parlent à nos élèves - la responsabilité, le bonheur, l’honnêteté, se positionner par rapport à la loi, l’oppression - et présente l’intérêt non-négligeable de permettre l’étude de l’argumentation, ainsi qu’une exploration de l’évolution de la tragédie : un trésor autant pédagogique que littéraire.
Avant de parvenir à l’étude d’Antigone, nous avions, lors d’une séquence précédente, étudié la satire et l’ironie en abordant Une modeste proposition de Jonathan Swift. Le concept de cannibalisme sur des bébés avait provoqué une hilarité générale et avait rencontré un assez bon accueil de la part des élèves, si bien que l’un d’entre eux, élève aux notes honorables sans être pour autant dans la tête de classe, m’avait modestement envoyé ce petit même sur la messagerie de l’ENT, sans que j’aie demandé quoi que ce soit :
Chacun jugera l’œuvre en son âme et conscience : on goûte l’humour noir ou pas ; néanmoins, force est de constater que l’esprit de Swift était bien présent dans cette création pour le moins audacieuse. Pourquoi, sur cette base, de ne pas proposer aux élèves un travail plus formel ?
2. Définition
On pourrait, pour définir le même, affirmer qu’il est à la culture ce que le gène est à la biologie, à savoir la plus petite unité qui puisse être partagée. Enormément d’éléments culturels peuvent être considérés comme des mêmes : le baiser et les blagues de Toto en sont de bons exemples.
La sous-catégorie du même internet est une image ou un gif représentant un concept simple. Libre à chacun ensuite de se l’approprier en y incorporant son vécu, ses idées, en y apportant une dimension décalée, humoristique. Néanmoins il existe une grammaire du même, des prérequis pour le maitriser et qu’il exprime tout son sens.
L’élément humoristique est un facteur très important pour les mèmes. Une communication décalée par rapport à un contexte en combinaison avec des images est bien souvent la base des mèmes sur Internet. Voir (en) Charalambos Konstantineas, George Vlachos, « Internet Memes. Humor in late modernity and encroachment upon the mainstream ».
En effet, au-delà de son aspect humoristique ou ironique, les images traduisent chacune un concept précis. Par exemple :
Cette image dite de « tuxedo winnie » implique que dans la première vignette, on écrive un texte ordinaire, dénué d’originialité. Dans la seconde, on inscrira la même idée, mais dans une tournure plus élégante. Ainsi dans la première vignette on pourrait écrire « quoi ? » et dans la seconde « plait-il ? ».
La plupart du temps, les images peuvent être comprises au premier coup d’œil, mais ce n’est pas systématique. Ainsi, il est possible de mal utiliser un même, c’est ce que nous allons voir.
3. Sujet
Lors du confinement, après l’étude de l’œuvre, plutôt que de donner un travail de synthèse rédigé, j’ai donné ce sujet :
Vous allez créer trois mêmes sur Antigone. Ils ne devront pas se répéter et vous devrez les expliquer.
Les mêmes pourront représenter un personnage ou un élément de l’intrigue.
Vous justifierez votre même en citant le texte, avec des mots de liaisons, et des compléments circonstancielles de causes, de conséquence, de but, comme étudiés la semaine dernière
Exemple :
« J’ai choisi ce même pour expliquer la position de Créon. En effet Antigone fait régulièrement des tirades sur son amour de la vie, son gout pour un bonheur pur et absolu (citer le texte). Cependant elle continue de vouloir enterrer son frère alors que ce crime est puni de mort, que tout le monde le sait et que Créon est obligé de mettre à mort quiconque enfreint la loi au risque de voir son pouvoir ébranlé (citer le texte). Donc, on peut imaginer un Créon épuisé par les colères d’Antigone, car il a le sentiment que c’est un caprice de sa part. » ( 4 lignes word)
L’outil pour créer des mêmes se trouve ici : memegenerator
Ce devoir pouvait être rendu de trois façons différentes. Les élèves pouvaient proposer des mêmes, des gifs, ou créer des faux tweets des personnages. Néanmoins, ces options ont rencontré moins de succès que les mêmes. (Aucun travail n’a été rendu sur les gifs et un seul sur les faux tweets. Le rendu est hilarant, mais pas toujours juste au regard de l’œuvre.)
4. Les rendus
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Quelques chiffres :
La classe compte 21 élèves. Sur 15 élèves en mesure de faire le devoir (3 élèves sans connexion ou avec une connexion insuffisante et il est raisonnable de penser que l’exercice était complexe pour les 3 élèves UP2A) 10 l’ont rendu. 9 ont choisi les mêmes. Sur les 9, 8 savaient utiliser les mêmes et connaissaient leur grammaire. Un seul élève en ignorait tout.
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les échecs :
L’élève ayant eu des difficultés à utiliser des mêmes largement utilisés et répandus n’a pas abordé du tout l’aspect humoristique. Ce qui peut traduire deux difficultés :
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- une maitrise insuffisante de l’œuvre, empêchant l’élève d’avoir le recul nécessaire pour faire de l’humour dessus.
- une méconnaissance des mêmes, et de fait une utilisation qui les dépouillent de leur sens.
Voici le travail de l’élève :
« La dernière choisie est celle de la scène du début, où Antigone et Ismène parlent. Ismène raconte son enfance et essaye de raisonner Antigone, mais Antigone refuse de comprendre, et dès qu’elle fait la promesse à Ismène d’aller se coucher, elle lui ment.
Citation:
ANTIGONE : Ce n’est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit.) C’est parce que je me suis levée tôt.
ISMENE: Moi non plus, je n’ai pas dormi.
ANTIGONE : sourit encore. Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMENE: Ne te moque pas. »
Le même choisi est le même « Dark Kermitt », ainsi appelé parce qu’il met en scène le héros du Muppet Show, Kermitt la Grenouille, face à son double maléfique, qui n’est autre qu’une marionnette identique avec un capuchon noir. Ce même sert en général à mettre en exergue l’idée de la séduction d’une mauvaise décision. Souvent la « mauvaise décision » est un crime tout à fait véniel : le même représente Kermitt la Grenouille, ôtant toute dimension dramatique à la situation.
Malheureusement, ici, L’élève n’a pas saisi le sens du même ainsi Kermitt est Ismène et Dark Kermitt est Antigone. Au lieu de représenter un seul personnage dialoguant avec sa conscience, il a représenté un dialogue.
On peut arguer qu’Antigone et Ismène sont deux princesses et que l’une est la partie obscure et sauvage de l’autre qu’ainsi Dark Kermitt représente bien le côté indompté d’une Ismène qui serait tentée de suivre Antigone. Ce serait beaucoup demander à un élève de 3eme, mais pourquoi pas ? Malheureusement,la justification de l’élève est très simple et ne s’arrête pas sur l’idée de ressemblance. L’idée que le Kermitt à capuchon est mauvais est effleurée car « Antigone ment »
Cet élève a également proposé le même suivant :
Ce même est connu sous le nom de « Buzz and Woody » (Issu du film d’animation Toy Story). Généralement il est utilisé avec la répétition du même nom ou groupe nominal deux fois puis le terme «everywhere » pour signifier que quelque chose d’espéré par certain et de redouté par d’autres se produit. L’intérêt ici réside dans les deux expressions opposées des personnages.
Malheureusement, l’élève n’a pas tenu compte de cela. On comprend que Créon est Buzz (l’astronaute) et Antigone est Woody (le shérif). On peut même comprendre l’expression dépitée d’Antigone, quand elle apprend qui sont vraiment ses frères. Mais pourquoi Créon est-il aussi jovial ? A nouveau, l’explication est insuffisante, en effet l’élève procède à une description de la scène, sans analyser.
« J'ai choisi ce même afin de montrer la scène où Créon essaye de raisonner Antigone pour qu’elle arrête d’enterrer son frère. En effet Créon lui parle beaucoup, puis lui dit de vivre sa vie comme elle le faisait avant, de rentrer chez elle comme si de rien était, et de faire comme si la vie n’avait pas changé. Puis sur le coup Antigone sait quelle continuera, et le but de Créon est de lui ouvrir les yeux. »
Et c’est regrettable, car ce même pouvait être utilisé pour illustrer Antigone et une autre l’élève y est parvenu avec brio.
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Les réussites :
En dehors d’un élève qui ne maitrisait pas du tout les mêmes (et qui a cependant pris le risque de s’aventurer en territoire inconnu, bravo à lui), les autres devoirs connaissaient les ressortscomiques et l’importance du décalage.
Ainsi sur le même gabarit issu de Toy Story, une autre élève a proposé ceci :
Comme dans l’utilisation précédente, le même met en scène Créon et Antigone, mais l’élève a pris un angle plus général. On est en droit de se demander si le travail n’est pas un peu à côté de ce qui était attendu puisque à nouveau Buzz/Créon a une expression réjouie pour parler de ce que l’élève a nommé « l’enfer de la vie ».
Néanmoins, la justification ici, prend toute son utilité :
« Ce même représente Antigone et Créon au moment où Créon parle des responsabilités et du bonheur. « La vie ce n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts grands ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-là. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tous le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. […] Tu l'apprendra toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. » Toutes ces comparaisons sont fades et morose. Créon n'est pas heureux quand il explique tout cela mais il parle avec conviction c'est pour cela que je l’ai interprété par Buzz et Antigone, qui est démoralisée par ses paroles, est interprété par le shérif Woody.»
En prenant appui sur le cours, durant lequel nous avions étudié le discours de Créon sur le bonheur (présenté comme une consolation) elle a construit sa propre opinion et l’a incarnée dans le même.
Ainsi la vision du bonheur de Créon (un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main…) est pour cette élève une vision de l’enfer.
On remarquera que ce même est revenu régulièrement et pour la même scène :
Je n’ai pas prédéfini de même à utiliser. Que les élèves aient convergé vers le même est un hasard. Ou peut-être qu’en plus d’être populaire ce même correspondait bien à la scène. (Les mêmes ont une durée de vie relative, il existe des mêmes dépassés et des mêmes à la mode.)
Néanmoins, les élèves ont fait preuve d’une belle créativité et ont su proposer des mêmes pratiquement transparents, pour lesquels l’explication relevait plus de l’exercice d’argumentation que d’éclairage sur leur travail.
On pourrait déduire, en voyant la récurrence de certains thèmes, que certains élèves ont travaillé ensemble. Néanmoins il est important de noter que la plupart des mêmes s’appuient sur des scènes qui ont été étudiées, vues ou jouées en classe.
Conclusion :
J’avais pensé utiliser l’outil informatique au début du confinement, me fondant sur l’idée que mes élèves pourraient travailler sur ordinateur. Or, j’oubliais que certains foyers n’ont qu’un ordinateur pour tous et que les parents télétravaillaient. Près de la moitié de la classe ne m’a rien rendu, alors que sur un autre type de devoir ne nécessitant pas de recherches informatiques j’ai eu davantage de réponses.
Je me fourvoyais également en supposant que le même était un langage connu et maitrisé par tous. Avoir 14 ans ne signifie pas connaitre les mêmes.
Toutefois, devant la créativité de certains et leurs belles idées et au regard des fous rire devant mon écran d’ordinateur et de ma grande fierté devant ces travaux, je pense que je récidiverai. L’exercice sera donné en salle informatique et les élèves l’effectueront par deux. Ainsi les forts en mêmes (Qui ne sont pas nécessairement les forts en thème.) pourront aider les débutants.
Addendum :
Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous un des faux tweet de l’élève qui avait choisi ce sujet. On reconnaitra une scène étudiée.
J’avais demandé un pseudonyme possible, une photo de profil et un mot-dièse. On remarquera le souci du détail avec la date du tweet.
Céline Quentin, enseignante de Lettres Modernes au collège Pithou classé REP à Troyes (Aube).
Sitographie :
[Note de la Rédactrice :
Vous êtes enseignant.e en Lettres dans l'Académie de Reims, vous avez mis en œuvre, ou vous souhaitez mettre en œuvre, une expérimentation pédagogique avec usage d'un outil numérique, qui vous paraît bénéfique pour vos élèves ?
Mon rôle d'IAN (Interlocutrice Académique au Numérique) Lettres-LCA est de vous aider :
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à partager sur ce portail votre expérience numérique, après validation par Mmes les IA-IPR de Lettres ;
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à choisir l'outil numérique adapté à votre contexte d'enseignement, et vous aider à trouver les modalités de mise en œuvre les plus pertinentes.
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Créé levendredi 22 mai 2020
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RédacteurToussaint Conseil Adeline
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Dernière mise à jourmercredi 23 février 2022
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