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Avant
de prendre la mesure de l'accueil réservé à Konrad
Adenauer, chancelier de la République fédérale
d'Allemagne et à Charles de Gaulle, président de la République
française, en visite à Reims en juillet 1962, avant d'analyser
les réactions des différentes sensibilités politiques,
d'apporter des éléments d'explication sur le choix de
Reims, de dégager le sens qu'on peut donner à cette visite,
et d'en mesurer la portée, il convient d'abord de préciser
dans quel contexte elle est intervenue et comment elle s'est déroulée.
Le contexte
et les préparatifs de la visite
Après
la 2ème guerre mondiale, le rapprochement franco-allemand était
défendu dans la Marne par Pierre Schneiter, le père de
l'actuel maire de Reims. Successivement sous-préfet de Reims
à la Libération, député MRP de la Marne,
président de l'Assemblée nationale et plusieurs fois ministre
de la IVème République, il a en particulier occupé
la fonction de secrétaire d'État aux Affaires allemandes
et autrichiennes, de novembre 1947 à juillet 1948, dans le gouvernement
présidé par Robert Schuman (1).
C'est à ce titre qu'il a reçu à Reims, en juillet
1948, plusieurs personnalités sarroises accompagnées d'un
membre du cabinet de Gilbert Grandval (2),
haut-commissaire de la République française dans la Sarre
(3).
À cette occasion, Pierre Schneiter avait déclaré
que « certes, l'ensemble de l'Allemagne [ devait ] se retrouver,
mais au sein d'une structure européenne », et que
les Sarrois étaient « le pont nécessaire pour
le développement des relations franco-allemandes »
(4).
En 1958, avec le retour au pouvoir du général
de Gaulle et la mise en place de la Vème République, toute
idée d'Europe intégrée est écartée,
et la réconciliation franco-allemande ne relève plus du
même projet européen.
Elle s'inscrit dans une histoire de quatre années,
dont les étapes décisives ont été, avant
Reims, la rencontre de Gaulle-Adenauer à Colombey-les-deux-Églises,
en septembre 1958, et après Reims, la signature du traité
de l'Élysée, en janvier 1963.
La visite du général de Gaulle et d'Adenauer
à Reims constitue l'aboutissement d'un voyage de sept jours en
France du chancelier.
Accueilli d'abord à Paris avec les honneurs
réservés aux chefs d'État, c'est à sa demande
qu'a été organisé ensuite pour lui un voyage en
province, à Rouen et Bordeaux, qui s'achève à Reims.
Le contexte dans lequel se déroule le voyage
à Reims est celui de l'après-guerre d'Algérie,
marqué par le retour à la politique traditionnelle, c'est-à-dire
par la volonté des partis de gauche qui avaient soutenu la politique
algérienne du général de Gaulle, mais aussi des
partenaires du parti gaulliste situés au centre et à droite,
de se démarquer et de reprendre leur liberté en matière
de politique économique et sociale ou de politique européenne.
Après l'échec du plan Fouchet de coopération politique,
les propos peu amènes tenus par de Gaulle, au cours de la conférence
de presse du 15 mai 1962 pour condamner l'Europe supranationale, venaient
d'entraîner la démission de Pierre Pflimlin et des ministres
MRP.
Reims,
qui s'était donnée à la Libération, un maire
communiste, était une ville où l'ensemble de la gauche
restait potentiellement majoritaire, mais où les communistes
ne voulaient pas s'allier aux socialistes, qui eux-mêmes étaient
tentés de réaliser une alliance de type Troisième
force avec le MRP. Jean Taittinger y avait été élu
maire en 1959, à la suite d'élections municipales mouvementées.,La
liste UNR qu'il conduisait était arrivée certes en tête
au premier tour de scrutin, devant la liste du MRP menée par
le maire sortant, Pierre Schneiter, mais avec moins d'un quart des suffrages
exprimés. Il avait donc dû faire alliance au second tour
avec la liste conduite par René Bride, ancien maire élu
en 1953 sous les couleurs du MRP, démissionnaire en 1957, après
avoir quitté le MRP pour fonder le mouvement communautaire et
populaire.
En 1959, le MRP très remonté, après
avoir tenté en vain de présenter une liste commune avec
le Parti socialiste et les Radicaux, avait dû se retirer, et des
conseillers sortants MRP avaient appelé lors du second tour,
à barrer les noms de Bride et de Taittinger, qui furent les plus
mal élus de la liste victorieuse.
En 1962, la municipalité Taittinger, composée
d'une majorité gaulliste UNR, alliée aux communautaires
et aux indépendants, administre la ville de Reims sans partage,
mais elle est traversée par des tensions qui opposent le maire
UNR à son premier adjoint centriste, René Bride, venu
du christianisme social, du mouvement Économie et humanisme et
du mouvement fédéraliste (5).
Les archives du cabinet du préfet de la Marne
(6),
tout comme celles de la sous-préfecture (7)
et de la Ville de Reims (8),
nous décrivent la visite à Reims du général
de Gaulle et de Konrad Adenauer comme une visite présidentielle
en province tout à fait ordinaire.
Dès la fin du mois de mai, le sous-préfet
de Reims est chargé de remplir des fiches documentaires. Une
page consacrée aux deux guerres mondiales rappelle que, durant
la guerre de 14-18, « Reims a souffert particulièrement
des bombardements ennemis, au point de mériter le nom de "
ville martyre " », et de devenir, pendant et après
cette guerre, le symbole de la barbarie allemande ».
Elle souligne le rôle joué par Pierre Schneiter, sous-préfet
de la Libération, dont « l'énergie souple »
a permis de rétablir rapidement la légalité.
La signature à Reims de la capitulation allemande
est rappelée en conclusion et en trois lignes, sans commentaire.
Un paragraphe signale la visite du général
de Gaulle le 15 avril 1951 à Reims, où il a prononcé
un discours sur le parvis de la cathédrale, devant environ 12 000
personnes, mais sans préciser qu'il intervenait en tant que chef
du Rassemblement du peuple français ( RPF ), et dans le cadre
de la campagne électorale pour les élections législatives
de juin 1951.
Au cours du mois de juin 1962, les Renseignements
généraux et la Gendarmerie sont engagés dans la
surveillance de toutes les organisations perçues, à l'époque,
comme appartenant à la mouvance communiste au sens le plus large,
mais aussi dans la surveillance des éléments d'extrême
droite. L'hypothèse d'une tentative d'attentat perpétré
par l'OAS n'est pas écartée.
À Reims, le commissaire principal chargé
de coordonner l'ensemble du dispositif policier appelle à « la
surveillance particulière des milieux nord-africains et des éléments
communistes connus ».
Un apport extérieur constitué par 2
500 CRS et 200 fonctionnaires civils de la Sûreté, assurera
la sécurité des cortèges officiels (9).
Le déroulement de la visite
Le
samedi 7 juillet, à 20 heures 10, Adenauer arrive directement
de Bordeaux, dans un avion militaire français à l'aérodrome
de Reims-Courcy, où il est accueilli sans drapeau ni fanfare,
par le préfet de la Marne, les autorités militaires, le
sous-préfet et le maire de Reims.
Le chancelier est conduit à bord d'une voiture
présidentielle battant pavillon allemand jusqu'à la sous-préfecture,
où est servi un dîner de 25 couverts, qualifié d'intime.
Le dimanche 8 juillet à 8 heures 30, de Gaulle,
en tenue militaire, sort de l'avion présidentiel qui vient d'atterrir
à Reims-Courcy, où il est accueilli par les mêmes
personnalités qui ont reçu le chancelier Adenauer la veille,
auxquelles s'est joint le général Massu, commandant de
la 6ème région militaire (10).
Le chef de l'État prend immédiatement
place dans la voiture qui le conduit au Camp militaire de Mourmelon.
Au cours de la traversée de la ville de Reims, le cortège
présidentiel est rejoint par celui du chancelier parti de la
sous-préfecture, qui suit à quelque distance.
Arrivé au camp de Mourmelon pavoisé
aux couleurs de la France et de la République fédérale
d'Allemagne, quelques minutes avant le chancelier, le général
de Gaulle y accueille Adenauer au son des deux hymnes nationaux. Les
deux hommes passent en revue les troupes franco-allemandes en voiture,
puis rejoignent la tribune officielle pour assister au défilé
militaire qui mobilise 2 500 soldats et de nombreux chars. Les unités
appartenant aux armées des deux pays défilent en alternance
derrière des drapeaux français et allemand. Le ministère
des affaires étrangères de la République fédérale
et son ambassadeur en France avaient préconisé de faire
défiler les unités de la Bundeswehr sous les couleurs
de l'Alliance Atlantique, mais cette disposition a été
abandonnée pour ne pas indisposer de Gaulle (11).
Après le défilé, de Gaulle et
Adenauer regagnent Reims dans la même voiture qui les conduit
à la sous-préfecture, où le Premier ministre Pompidou
est arrivé entre-temps. De Gaulle quitte son uniforme militaire
pour endosser un costume civil, puis les deux hommes se rendent à
11 heures sur le parvis de la cathédrale toute proche.
À Monseigneur Marty, archevêque de Reims,
qui les accueille, le président de la République déclare
qu'il vient avec le chancelier pour sceller la réconciliation
de la France et de l'Allemagne. Ensemble, ils pénètrent
dans la cathédrale et assistent, côte à côte
dans le chur, à la messe célébrée
par Monseigneur Béjot, évêque auxiliaire, assisté
de Monseigneur Lallement, ancien prisonnier de guerre, et du Chanoine
Hess, ancien déporté.
Dans son homélie, l'archevêque de Reims
déclare que la cathédrale de Reims est heureuse de les
accueillir « ensemble », « avec le
sourire de son ange ». Il prêche « pour
le passé : le pardon des brisures » et « pour
l'avenir : la volonté de réconciliation », et il
appelle à prier « pour toutes les victimes de toutes
les guerres ». Adenauer suit la messe dans son missel avec beaucoup
de dévotion (12).
Alain Peyrefitte observe que le chancelier communie, de Gaulle non,
considérant sans doute que, « comme chef d'un État
laïc, il ne peut se permettre en public un acte personnel de dévotion
» (13).
Après la messe, de Gaulle et Adenauer reviennent
à la sous-préfecture, puis se rendent à l'Hôtel
de Ville, où ils sont accueillis par Jean Taittinger.
Le maire de Reims les conduit dans son bureau, où il les invite
à signer le Livre d'Or de la Ville, et remet au chancelier un
service de verres à champagne gravés à l'image
de l'ange au sourire. Puis ils sont conduits par le grand escalier d'honneur
jusqu'à la salle des fêtes, où ils reçoivent
l'ovation des 260 personnalités civiles et militaires invitées
au déjeuner officiel.
À la fin de ce déjeuner, le général
de Gaulle se lève et prononce un discours.
II salue la grande réussite du voyage du chancelier
Adenauer en France.
Il souligne en particulier « la vague des
témoignages déférents et admiratifs »
qui partout se sont portés « massivement »
vers « son illustre personnalité », et considère
comme essentielle l'approbation populaire apportée à « la
grande tâche européenne et mondiale qu'ont à accomplir
en commun les Germains et les Gaulois ».
Adenauer lui répond en célébrant
l'amitié retrouvée, « cette union serrée
des peuples français et allemand », considérée
comme « un miracle de la Providence, un don du ciel »,
et en soulignant la « portée historique » de
leur rencontre, qui non seulement a scellé l'amitié et
la fraternité entre leurs deux États, mais aussi, ajoute-t-il,
celle du « monde libre de part et d'autre de l'Atlantique
».
À 14 heures 45, les deux hommes quittent l'Hôtel
de Ville de Reims et prennent la direction de l'aérodrome de
Courcy, où se déroule une nouvelle prise d'armes. De Gaulle
accompagne le chancelier jusqu'à l'avion qui le ramène
en Allemagne, puis il monte dans la DS noire qui le conduit à
Colombey.
Les réactions
des Rémois et des Marnais
Cette visite s'est
déroulée sans incident majeur, mis à part quelques
cris hostiles poussés par des manifestants communistes, Place
Saint-Thomas, lors du passage de la voiture du chancelier, le 7 juillet.
Cependant, l'accueil réservé par les
Rémois au chancelier et au président de la République
est qualifié dans les rapports des Renseignements généraux
de « courtois » sans plus.
Cette visite ne fait pas l'unanimité, et les
prises de positions hostiles ou réservées, avant, pendant
et après la visite, ne manquent pas (14).
Le Parti communiste, considérant que cette
visite est « un outrage aux sentiments du peuple français
», a mobilisé ses cellules et ses militants. Il dénonce
le maintien, en France, par le pouvoir gaulliste, des bases américaines,
et la mise à disposition du sol national à des unités
allemandes commandées par d'anciens officiers d'Hitler. Il déclare
qu'« à la veille du passage du chancelier Adenauer
à Reims, où fut signée la capitulation des nazis
dans cette ville, les communistes marnais, partisans de l'entente avec
le peuple allemand, renouvellent leur opposition à l'alliance
avec les militaristes revanchards de l'Allemagne de Bonn ».
Le 22 juin, dans la rubrique " Libres opinions
" de L'Union, Jean Reyssier, secrétaire fédéral,
dit « Non au chancelier de la revanche », et appelle
à une mobilisation de masse pour s'opposer à cette visite
« dans le département où il y a des milliers
d'hommes qui sont dans les cimetières militaires ».
Durant la seconde quinzaine de juin, la CGT mobilise
également ses militants et prépare la distribution d'un
tract, tiré à 20 000 exemplaires, qui s'appuie sur trois
slogans :
- « non, l'alliance de Gaulle-Adenauer
n'est pas la réconciliation et la paix » ;
- « non, Adenauer n'est pas le messager
de la paix, sa présence à Reims et Mourmelon est indésirable
» ;
- « qu'Adenauer reste chez lui ».
Les RG de Reims n'écartent pas l'hypothèse
que le PC et la CGT fassent venir à Reims des militants chevronnés
pour manifester leur hostilité à ce voyage.
À la fin du mois de juin, des inscriptions
hostiles fleurissent sur les chaussées marnaises et les murs
de plusieurs quartiers de Reims : « Adenauer heraus »
( dehors ), « Adenauer Weg » partez ).
Le 28 juin, l'Union des femmes françaises s'insurge
: « Nous n'oublions pas, nous ne pouvons pas oublier Dachau,
Buchenwald, Oradour-sur-Glane ». Un tract tiré à
10 000 exemplaires appelle toutes les femmes du département
à manifester leur opposition à Adenauer en signant des
pétitions et en adoptant des résolutions qui seront portées
en délégation aux pouvoirs publics.
Au début du mois de juillet, chaque nuit, des
équipes du PCF collent des affiches portant des slogans hostiles
: « L'axe Bonn-Paris, c'est le chemin de la guerre. C'est
le contraire de la réconciliation entre les peuples allemands
et français. Désarmement général » ;
« Adenauer n'est pas l'homme de la paix. Il soutient toutes
les revendications hitlériennes » ; « Le
PC met en garde » ; « La réconciliation
allemande passe par le désarmement ».
À Châlons-sur-Marne, un tract de la cellule
" Révolution d'octobre - La Butte rouge ", du quartier
de la Bidée, déclare que « la Marne deux fois
meurtrie dit non à la venue d'Adenauer », et dénonce
la visite comme étant « une provocation à tous
les patriotes et victimes du nazisme ».
Le 1er juillet, L'Humanité Dimanche
publie un article signé par Robert Morillon, ancien prisonnier
de guerre, membre du bureau fédéral et secrétaire
général du syndicat CGT des cheminots d'Épernay,
qui tient le même discours.
Le 2 juillet, le maire de Saint-Just-Sauvage, Maurice
Mestre, membre du comité fédéral, adresse une lettre
aux maires appartenant à l'association départementale
des élus républicains. S'il ne conteste pas l'utilité
de la réconciliation « désirée par la
grande majorité du peuple français », il refuse
celle qui est proposée, parce qu'il discerne dans l'Allemagne
de 1962 un esprit revanchard vivace, des revendications territoriales
persistantes, trop de nazis dans le giron du pouvoir ouest-allemand.
Il souhaite une mobilisation des élus locaux pour aboutir à
la signature d'un traité de paix avec les deux Allemagne et faire
prévaloir un désarmement général (15).
Le 3 juillet, dans la rubrique " Libres opinions
" de L'Union, la Fédération marnaise du PCF,
sous le titre « Achtung : Adenauer », énumère
un certain nombre de faits destinés à discréditer
Adenauer, en particulier la présence dans son entourage d'officiers
allemands qui avaient servi dans la Wehrmacht.
Le même jour, une importante réunion
de tous les secrétaires de cellules du PCF est convoquée
au siège de la fédération à Reims, pour
organiser la distribution des tracts édités sur le plan
national par le parti. Ces tracts dénoncent « une
visite dangereuse pour la paix » et « qui tourne
le dos à la réconciliation des peuples ».
De son côté, la Fédération
nationale des déportés et internés, résistants
et patriotes ( FNDIRP ), invite la population à protester
en fleurissant les plaques, stèles et monuments aux morts de
la Résistance et de la Déportation, au cours d'une journée
de la fidélité et du souvenir qui rassemble, le 4 juillet,
80 personnes à Reims et une cinquantaine à Épernay (16).
À Reims, une ancienne déportée
résistante de Ravensbrück, Andrée Paté, y
déclare : « Nous ne pouvons pas rester sourds à
l'appel de nos camarades tombés pendant la guerre ».
Une motion est adoptée, qui exprime le refus de la présence
à Reims d'Adenauer, accusé de continuer dans son pays
l'uvre des militaristes allemands, appelle à la vigilance
et s'engage à lutter « pour l'amitié des peuples,
contre les revanchards néo-nazis, contre la guerre et le fascisme »
(17).
Le jeudi 5 juillet, au nom du Mouvement de la paix,
Jean Vancrayenest, militant catholique ouvrier, membre du PSU, proteste
contre la visite du chancelier allemand et réaffirme que le désarmement
est la seule solution au problème allemand et à l'affermissement
de la paix (18).
C'est encore le Mouvement de la paix qui est à
l'origine d'un rassemblement devant la plaque érigée à
la mémoire du résistant rémois, Paul Schleiss,
au 34, rue Émile Zola. Il avait été fusillé
par les Allemands le 29 août 1944 dans les Ardennes, en même
temps qu'André Schneiter, frère de Pierre Schneiter (19).
Le 7 juillet, le jour de l'arrivée d'Adenauer
à Reims, une cérémonie rassemble une quarantaine
de personnes au monument des fusillés de Châlons-sur-Marne,
sous l'égide du Front national de lutte pour l'indépendance
de la France, mouvement de résistance créé en 1941
dans la mouvance communiste. Il s'agit, sous prétexte de commémorer
l'appel Thorez-Duclos du 10 juillet 1940, de protester contre la visite
du chancelier allemand (20).
René Andrieu, rédacteur en chef de
L'Humanité, décrit cette visite, dans la rubrique
" Libres opinions " de L'Union daté du 10 juillet,
sur un ton très polémique : « Ce fut vraiment
une grande journée. Dans la cathédrale de Reims où
furent couronnés les rois de France, de Gaulle et le chancelier
Adenauer ont assisté avant hier à une messe solennelle
au pied du trône pontifical décoré de fleurs de
lys. On pouvait remarquer dans la nef treize généraux
allemands qui avaient tous combattu dans la Wehrmacht de Hitler avant
de reprendre du service dans la Bundeswehr ». Andrieu considère
qu'il n'y a aucune réconciliation franco-allemande sincère,
que « par antisoviétisme, le général
de Gaulle renoue avec la politique de Munich et, sans craindre de jouer
les apprentis sorciers, apporte sa caution à la renaissance du
militarisme allemand ».
Les organisations marnaises représentant les
anciens combattants, résistants et déportés qui
n'appartiennent pas à la mouvance communiste ne manifestent pas
leur hostilité à la visite du chancelier allemand, mais
elles appellent cependant à la vigilance.
C'est le cas des adhérents de l'UFAC marnaise
qui déclarent se souvenir du passé.
Pierre Bouchez, ancien commandant des FFI de la Marne
et président de Ceux de la Résistance, ne condamne pas
lui non plus l'initiative, et voit dans cette visite « un
moment historique », tout en reconnaissant qu'il n'est pas
possible « d'effacer de nos mémoires la tragédie
de l'occupation et son cortège d'atrocités pas plus que
les camps de la mort ».
Les responsables de Ceux de la Libération (
CDLL ), tout en soulignant l'exigence de construire un avenir de paix,
mettent en garde contre « toute altération de la mémoire »
et disent « oui à un rapprochement bien compris, non
à l'oubli ».
Les socialistes marnais sont partagés sur la
question allemande. Acquis au bien-fondé de la réconciliation,
ils insistent sur le caractère particulier de la visite de Konrad
Adenauer qui représente l'Allemagne : « C'est la France
qui officiellement et amicalement reçoit le véritable
dirigeant de l'Allemagne fédérale ».
Ils reconnaissent que le choix politique entrepris
est difficile parce que les blessures ne sont pas encore cicatrisées,
et qu'un rapprochement est même inconcevable pour ceux qui ont
été les plus touchés par la barbarie nazie.
Pour eux, le rapprochement franco-allemand, qui doit
être mis au crédit de la IVème République,
ne sera qu'« un utile sujet de conversation »
entre les deux chefs d'État et de gouvernement.
Enfin, ils considèrent qu'Adenauer n'incarne
peut-être pas toute l'Allemagne, et qu'il serait dangereux d'épouser
l'atlantisme du chancelier, mais ils s'interdisent de prendre toute
initiative susceptible de contrarier les efforts de rapprochement entre
les deux nations.
Pour Maurice Delvaux, président des Indépendants
de l'arrondissement de Reims, même si elle est imparfaite et inachevée,
« la réconciliation totale de la France et de l'Allemagne
est souhaitable ». Il comprend « certaines réticences
imputables à la barbarie nazie », et considère qu'il
faut « laisser travailler le temps, ce grand guérisseur
qui n'a pas encore effacé toutes les séquelles ».
Néanmoins, il inscrit clairement la réconciliation
dans un grand dessein européen, et manifeste une certaine méfiance
à l'égard du général de Gaulle.
L'entente franco-allemande qu'il appelle de ses vux
est une entente bilatérale, intégrée dans une Europe
communautaire, et dans l'optique du renforcement de l'Alliance atlantique
: « Si le général de Gaulle fait siennes ces
conceptions [
], nous l'aiderons sans réserve. Dans le cas
contraire, nous le combattrons ». Invité au déjeuner
officiel, il décline l'invitation ainsi que deux autres élus
indépendants.
Eugène Muller, secrétaire de l'Union
départementale CFTC, lui aussi décline l'invitation à
l'Hôtel de ville, « pour des raisons personnelles en
relation avec la politique générale et sociale menée
par le pouvoir actuel ».
Quant aux démocrates chrétiens rémois,
ils expriment, avant la visite, leur intention d'expliquer, par des
affiches ou des banderoles, qu'il ne faut pas tomber dans le piège
tendu par de Gaulle, et que l'Europe que le chef de l'État préconise
n'a rien à voir avec l'Europe supranationale en faveur de laquelle
ils militent. Mais ils ne passent pas à l'acte.
Après la visite, Pierre Schneiter, au nom du
MRP, en dégage le sens dans L'Union daté du 10
juillet.
Certes, il salue la rencontre des deux hommes comme
un événement important et reconnaît le travail accompli
par le général de Gaulle pour le rapprochement des deux
peuples.
Mais il tient aussi à affirmer que de Gaulle
n'est pas le père de l'Europe, que cette paternité revient
à Robert Schuman.
Il rappelle que les premières rencontres avec
le chancelier de RFA ont été initiées par l'ancien
ministre des Affaires étrangères, et que celui-ci n'a
cessé de placer la réconciliation franco-allemande au
centre de ses préoccupations, rappelant à ce propos qu'il
l'avait fait venir à Reims pour prononcer une conférence.
La
portée de l'événement
Ainsi,
l'épisode de Reims peut, placé dans une perspective strictement
événementielle, apparaître comme relativement anodin.
Ce n'est pas un moment décisif des relations
franco-allemandes en ce début de la Vème République.
Il n'a mobilisé ni une intense ferveur populaire,
ni une hostilité massive. Pourquoi, dans ces conditions, lui
accorder tant d'importance ?
Des éléments de réponse sont
à chercher chez celui - de Gaulle - qui a organisé jusqu'au
moindre détail (21)
ce voyage, et dans la manière dont il a su utiliser le passé
de la ville - Reims - qu'il a choisie pour être le cadre de la
théâtralisation de la réconciliation franco-allemande
.
Pour autant, ce n'est pas dans les paroles prononcées
par le général à Reims le 8 juillet 1962 que l'on
trouvera l'essentiel de ce que nous cherchons.
En effet, ce jour-là, priorité est donnée
au langage des gestes et des lieux, à un langage qui se veut
émotionnellement explicite et qui permet de faire l'économie
d'une analyse rigoureuse sur les fondements politiques de cette réconciliation
franco-allemande, à un moment où celle-ci n'a pas encore
trouvé une traduction politico-diplomatique clairement formulée.
Par conséquent, pour trouver les explications
du choix de Reims comme cadre de la mise en scène de la réconciliation
franco-allemande, il faut aller chercher ailleurs, et notamment dans
les paroles prononcées par de Gaulle dans diverses occasions.
Le 15 avril 1951, sur le parvis de la cathédrale
de Reims, il fait référence au passé de la ville
: le sacre des rois de France, la venue de Jeanne d'Arc, la 1ère
guerre mondiale et la capitulation allemande de 1945 (22).
Le 27 juin 1962, à Alain Peyrefitte qui lui
demande « quel sera le moment fort » de la visite
d'Adenauer, de Gaulle répond : « Ce sera Reims, évidemment,
le dernier jour. Reims, la ville martyre de la Première Guerre,
et qui a reçu la reddition de l'armée allemande à
la fin de la Seconde. Mourmelon où défileront ensemble,
pour la première fois dans l'histoire, des troupes françaises
et allemandes, dans cette plaine où nos armées se sont
tant cognées, et où la bataille de la Marne a sauvé
la France. La cathédrale, qui a été presque complètement
détruite par les Allemands ; cette cathédrale où
étaient sacrés nos rois, où Jeanne d'Arc est venue
pour couronner ce pauvre Charles VII. Ces lieux où Clovis a été
baptisé, où l'on peut dire que la France aussi a été
baptisée » (23).
De Gaulle entend ancrer l'histoire de la France dans
la durée. Il lui arrive de parler d'une France de deux mille
ans (24),
mais la référence à 1 500 ans d'histoire est également
présente chez lui, en particulier dans des textes qui figurent
en annexe des Mémoires de guerre. Cette dualité des références
montre bien qu'il n'entend pas s'enfermer dans un seul système
de référence historique.
À Reims, en septembre 1964, à l'occasion
de la célébration du cinquantième anniversaire
de la bataille de la Marne, il déclare que « dans
la vie d'un peuple, chaque action du passé entre en compte pour
l'avenir » et qu'« il n'y a qu'une Histoire de France
! » (25).
Certes, lorsqu'il présente Konrad Adenauer
dans ses Mémoires d'espoir, il le décrit comme
« pénétré du sentiment de ce que Gaulois
et Germains ont entre eux de complémentaire ». Cependant,
si les Gaulois sont ainsi considérés comme les premiers
Français, il met l'accent sur leurs divisions. À l'inverse,
lorsqu'il veut affirmer la force de la France incarnée par son
État, c'est à une histoire de 1 500 ans qu'il se
réfère.
Dans les Mémoires d'espoir, de Gaulle
s'attarde assez longuement sur l'épisode fondateur qu'a été
la rencontre de Colombey des 14 et 15 septembre 1958, alors qu'il passe
rapidement sur la rencontre de Bad Kreuznach du 26 novembre 1958. Il
évoque d'une simple formule les quinze entrevues qui se déroulent
ensuite jusqu'au milieu de 1962, pour arriver au seul autre voyage en
France du chancelier, auquel il consacre un développement d'une
trentaine de lignes, celui de Reims.
On peut donc considérer que la rencontre de
Colombey et celle de Reims sont, aux yeux du général,
les deux moments forts d'une relation qui n'est pas seulement celle
qui s'instaure entre deux nations, mais aussi celle qui se noue entre
deux hommes.
Dès cette première rencontre, il se
montre soucieux de la symbolique des lieux explicitée dans les
Mémoires d'espoir : « Pour l'explication historique
que vont avoir entre eux, au nom de leurs deux peuples, ce vieux Français
et ce très vieil Allemand, le cadre d'une maison familiale a
plus de signification que n'en aurait le décor d'un palais. Ma
femme et moi faisons donc au chancelier les modestes honneurs de La
Boisserie » (26).
Sur cette « vieille terre, rongée
par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes »
et dans cette « vieille France accablée d'histoire,
meurtrie de guerres et de révolutions », la Boisserie
est devenue une maison natale et une maison onirique, au sens que Gaston
Bachelard veut donner à ces termes : « un refuge,
une retraite, un centre » (27),
où de Gaulle se replie pendant la traversée du désert
et, du contact de cette « vieille terre », il
tire l'espoir du Renouveau. De la même façon, en 1962,
c'est à la cathédrale de Reims, près de l'endroit
où fut baptisé Clovis, que de Gaulle convie le chancelier
allemand, dans une autre maison natale et onirique, non plus celle d'un
simple individu, mais celle de la France elle-même, témoin
silencieux des fastes, mais aussi des épreuves de la Nation.
« À la cathédrale, dont toutes les blessures
ne sont pas encore guéries, le premier Français et le
premier Allemand unissent leurs prières pour que, des deux côtés
du Rhin, les oeuvres de l'amitié remplacent pour toujours les
malheurs de la guerre » (28).
Si le souvenir de la Grande Guerre est bien présent
le 8 juillet 1962 sous les voûtes de la cathédrale de Reims,
en revanche, l'épisode de 1945 n'apparaît pas pendant cette
journée de réconciliation, qui évite la Salle de
la Reddition.
Il faut sans doute en chercher la raison, une nouvelle
fois, dans la vision gaullienne de l'Histoire de France. Pour le général,
les deux guerres mondiales, envisagées sous l'angle de l'affrontement
entre la France et l'Allemagne, constituent une « guerre
de trente ans » (29)
allant de 1914 à 1945.
La capitulation, qui a été signée
le 7 mai 1945 à Reims n'a pas mis fin à une simple guerre
franco-allemande, mais à une guerre mondiale, dont l'issue a
été négociée par les Alliés américains,
britanniques et soviétiques, en laissant la France à l'écart.
Par ailleurs, il était difficile d'associer le souvenir de la
capitulation avec l'idée d'une réconciliation, alors même
que la cérémonie de Mourmelon a vu Adenauer et de Gaulle
passer ensemble les troupes en revue « comme deux vainqueurs »
(30).
À l'Hôtel de Ville, le général
de Gaulle, tirant le bilan du voyage, s'ancre une nouvelle fois dans
l'Histoire afin d'éclairer la signification de l'événement
: « Pour animer la grande tâche européenne et
mondiale qu'ont à accomplir en commun les Germains et les Gaulois,
il était essentiel que l'âme populaire manifestât
son approbation de ce côté-ci du Rhin ».
S'adressant à Adenauer, il conclut : « On
peut bien dire qu'à votre passage à Paris et dans nos
provinces, la voix du peuple fut la voix de Dieu ».
Ainsi, la cérémonie de Reims viendrait
couronner l'adhésion populaire.
De même que le général de Gaulle
a pris à contre-pied la symbolique nationaliste de la cathédrale
en s'y rendant avec le chef de l'ancien ennemi héréditaire,
il inverse les modalités du sacre, référence inévitable
à Reims : alors que le peuple prenait acte à la fin de
la cérémonie par ses acclamations, de l'investiture divine
conférée par l'onction du Saint-Chrème, la voix
de Dieu n'intervient cette fois qu'après la voix du peuple.
Pour autant, on peut constater que de Gaulle n'a pas
utilisé l'instrument référendaire pour faire sanctionner
par le peuple cet aspect de sa politique, et que le voyage d'Adenauer
en France n'a pas suscité un engouement populaire comparable
à celui qui a été réservé, peu de
temps après, au général, lors de son voyage en
Allemagne.
Laissons à Alain Peyrefitte la conclusion :
lorsque le ministre de l'Information fait « remarquer en
souriant au Général la disparité entre l'enthousiasme
qu'il a prêté à la foule dans son discours de Reims,
et les rues désertes que le chancelier a traversées »,
de Gaulle lui répond : « J'ai toujours fait comme
si [...]. Ça finit toujours par arriver » (31).
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