Enseigner la mémoire ? > Histoire et mémoire de la 2° GM > De la capitulation à la réconcilation

De la capitulation à la réconciliation
La rencontre de Gaulle - Adenauer
à Reims en 1962

Jean-François BOULANGER
Professeur agrégé à l'Université de Reims

Hervé CHABAUD
Journaliste, chargé de cours à l'Université de Reims

Jean-Pierre HUSSON
Docteur en histoire de l'Université de Reims

Communication présentée
au colloque international de Reims
Reims 1945-1962 et le rapprochement franco-allemand.
De la Capitulation à la Réconciliation

le 6 mai 2005

Le contexte et les préparatifs de la visite

Le déroulement de la visite

Les réactions des Rémois et des Marnais

La portée de l'événement





   Avant de prendre la mesure de l'accueil réservé à Konrad Adenauer, chancelier de la République fédérale d'Allemagne et à Charles de Gaulle, président de la République française, en visite à Reims en juillet 1962, avant d'analyser les réactions des différentes sensibilités politiques, d'apporter des éléments d'explication sur le choix de Reims, de dégager le sens qu'on peut donner à cette visite, et d'en mesurer la portée, il convient d'abord de préciser dans quel contexte elle est intervenue et comment elle s'est déroulée.


Le contexte
et les préparatifs de la visite

   Après la 2ème guerre mondiale, le rapprochement franco-allemand était défendu dans la Marne par Pierre Schneiter, le père de l'actuel maire de Reims. Successivement sous-préfet de Reims à la Libération, député MRP de la Marne, président de l'Assemblée nationale et plusieurs fois ministre de la IVème République, il a en particulier occupé la fonction de secrétaire d'État aux Affaires allemandes et autrichiennes, de novembre 1947 à juillet 1948, dans le gouvernement présidé par Robert Schuman (1). C'est à ce titre qu'il a reçu à Reims, en juillet 1948, plusieurs personnalités sarroises accompagnées d'un membre du cabinet de Gilbert Grandval (2), haut-commissaire de la République française dans la Sarre (3). À cette occasion, Pierre Schneiter avait déclaré que « certes, l'ensemble de l'Allemagne [ devait ] se retrouver, mais au sein d'une structure européenne », et que les Sarrois étaient « le pont nécessaire pour le développement des relations franco-allemandes » (4).

   En 1958, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle et la mise en place de la Vème République, toute idée d'Europe intégrée est écartée, et la réconciliation franco-allemande ne relève plus du même projet européen.
   Elle s'inscrit dans une histoire de quatre années, dont les étapes décisives ont été, avant Reims, la rencontre de Gaulle-Adenauer à Colombey-les-deux-Églises, en septembre 1958, et après Reims, la signature du traité de l'Élysée, en janvier 1963.

   La visite du général de Gaulle et d'Adenauer à Reims constitue l'aboutissement d'un voyage de sept jours en France du chancelier.
   Accueilli d'abord à Paris avec les honneurs réservés aux chefs d'État, c'est à sa demande qu'a été organisé ensuite pour lui un voyage en province, à Rouen et Bordeaux, qui s'achève à Reims.

   Le contexte dans lequel se déroule le voyage à Reims est celui de l'après-guerre d'Algérie, marqué par le retour à la politique traditionnelle, c'est-à-dire par la volonté des partis de gauche qui avaient soutenu la politique algérienne du général de Gaulle, mais aussi des partenaires du parti gaulliste situés au centre et à droite, de se démarquer et de reprendre leur liberté en matière de politique économique et sociale ou de politique européenne. Après l'échec du plan Fouchet de coopération politique, les propos peu amènes tenus par de Gaulle, au cours de la conférence de presse du 15 mai 1962 pour condamner l'Europe supranationale, venaient d'entraîner la démission de Pierre Pflimlin et des ministres MRP.

   Reims, qui s'était donnée à la Libération, un maire communiste, était une ville où l'ensemble de la gauche restait potentiellement majoritaire, mais où les communistes ne voulaient pas s'allier aux socialistes, qui eux-mêmes étaient tentés de réaliser une alliance de type Troisième force avec le MRP. Jean Taittinger y avait été élu maire en 1959, à la suite d'élections municipales mouvementées.,La liste UNR qu'il conduisait était arrivée certes en tête au premier tour de scrutin, devant la liste du MRP menée par le maire sortant, Pierre Schneiter, mais avec moins d'un quart des suffrages exprimés. Il avait donc dû faire alliance au second tour avec la liste conduite par René Bride, ancien maire élu en 1953 sous les couleurs du MRP, démissionnaire en 1957, après avoir quitté le MRP pour fonder le mouvement communautaire et populaire.
   En 1959, le MRP très remonté, après avoir tenté en vain de présenter une liste commune avec le Parti socialiste et les Radicaux, avait dû se retirer, et des conseillers sortants MRP avaient appelé lors du second tour, à barrer les noms de Bride et de Taittinger, qui furent les plus mal élus de la liste victorieuse.
   En 1962, la municipalité Taittinger, composée d'une majorité gaulliste UNR, alliée aux communautaires et aux indépendants, administre la ville de Reims sans partage, mais elle est traversée par des tensions qui opposent le maire UNR à son premier adjoint centriste, René Bride, venu du christianisme social, du mouvement Économie et humanisme et du mouvement fédéraliste (5).

   Les archives du cabinet du préfet de la Marne (6), tout comme celles de la sous-préfecture (7) et de la Ville de Reims (8), nous décrivent la visite à Reims du général de Gaulle et de Konrad Adenauer comme une visite présidentielle en province tout à fait ordinaire.

    Dès la fin du mois de mai, le sous-préfet de Reims est chargé de remplir des fiches documentaires. Une page consacrée aux deux guerres mondiales rappelle que, durant la guerre de 14-18, « Reims a souffert particulièrement des bombardements ennemis, au point de mériter le nom de " ville martyre " », et de devenir, pendant et après cette guerre, le symbole de la barbarie allemande ».
   
Elle souligne le rôle joué par Pierre Schneiter, sous-préfet de la Libération, dont « l'énergie souple » a permis de rétablir rapidement la légalité.
   La signature à Reims de la capitulation allemande est rappelée en conclusion et en trois lignes, sans commentaire.

   Un paragraphe signale la visite du général de Gaulle le 15 avril 1951 à Reims, où il a prononcé un discours sur le parvis de la cathédrale, devant environ 12 000 personnes, mais sans préciser qu'il intervenait en tant que chef du Rassemblement du peuple français ( RPF ), et dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de juin 1951.

    Au cours du mois de juin 1962, les Renseignements généraux et la Gendarmerie sont engagés dans la surveillance de toutes les organisations perçues, à l'époque, comme appartenant à la mouvance communiste au sens le plus large, mais aussi dans la surveillance des éléments d'extrême droite. L'hypothèse d'une tentative d'attentat perpétré par l'OAS n'est pas écartée.

   À Reims, le commissaire principal chargé de coordonner l'ensemble du dispositif policier appelle à « la surveillance particulière des milieux nord-africains et des éléments communistes connus ».
   Un apport extérieur constitué par 2 500 CRS et 200 fonctionnaires civils de la Sûreté, assurera la sécurité des cortèges officiels (9).


Le déroulement de la visite

   Le samedi 7 juillet, à 20 heures 10, Adenauer arrive directement de Bordeaux, dans un avion militaire français à l'aérodrome de Reims-Courcy, où il est accueilli sans drapeau ni fanfare, par le préfet de la Marne, les autorités militaires, le sous-préfet et le maire de Reims.
   Le chancelier est conduit à bord d'une voiture présidentielle battant pavillon allemand jusqu'à la sous-préfecture, où est servi un dîner de 25 couverts, qualifié d'intime.
   
   Le dimanche 8 juillet à 8 heures 30, de Gaulle, en tenue militaire, sort de l'avion présidentiel qui vient d'atterrir à Reims-Courcy, où il est accueilli par les mêmes personnalités qui ont reçu le chancelier Adenauer la veille, auxquelles s'est joint le général Massu, commandant de la 6ème région militaire (10).

   Le chef de l'État prend immédiatement place dans la voiture qui le conduit au Camp militaire de Mourmelon. Au cours de la traversée de la ville de Reims, le cortège présidentiel est rejoint par celui du chancelier parti de la sous-préfecture, qui suit à quelque distance.

   Arrivé au camp de Mourmelon pavoisé aux couleurs de la France et de la République fédérale d'Allemagne, quelques minutes avant le chancelier, le général de Gaulle y accueille Adenauer au son des deux hymnes nationaux. Les deux hommes passent en revue les troupes franco-allemandes en voiture, puis rejoignent la tribune officielle pour assister au défilé militaire qui mobilise 2 500 soldats et de nombreux chars. Les unités appartenant aux armées des deux pays défilent en alternance derrière des drapeaux français et allemand. Le ministère des affaires étrangères de la République fédérale et son ambassadeur en France avaient préconisé de faire défiler les unités de la Bundeswehr sous les couleurs de l'Alliance Atlantique, mais cette disposition a été abandonnée pour ne pas indisposer de Gaulle (11).

   Après le défilé, de Gaulle et Adenauer regagnent Reims dans la même voiture qui les conduit à la sous-préfecture, où le Premier ministre Pompidou est arrivé entre-temps. De Gaulle quitte son uniforme militaire pour endosser un costume civil, puis les deux hommes se rendent à 11 heures sur le parvis de la cathédrale toute proche.
   À Monseigneur Marty, archevêque de Reims, qui les accueille, le président de la République déclare qu'il vient avec le chancelier pour sceller la réconciliation de la France et de l'Allemagne. Ensemble, ils pénètrent dans la cathédrale et assistent, côte à côte dans le chœur, à la messe célébrée par Monseigneur Béjot, évêque auxiliaire, assisté de Monseigneur Lallement, ancien prisonnier de guerre, et du Chanoine Hess, ancien déporté.
   Dans son homélie, l'archevêque de Reims déclare que la cathédrale de Reims est heureuse de les accueillir « ensemble », « avec le sourire de son ange ». Il prêche « pour le passé : le pardon des brisures » et « pour l'avenir : la volonté de réconciliation », et il appelle à prier « pour toutes les victimes de toutes les guerres ». Adenauer suit la messe dans son missel avec beaucoup de dévotion (12). Alain Peyrefitte observe que le chancelier communie, de Gaulle non, considérant sans doute que, « comme chef d'un État laïc, il ne peut se permettre en public un acte personnel de dévotion » (13).

   Après la messe, de Gaulle et Adenauer reviennent à la sous-préfecture, puis se rendent à l'Hôtel de Ville, où ils sont accueillis par Jean Taittinger.
   
Le maire de Reims les conduit dans son bureau, où il les invite à signer le Livre d'Or de la Ville, et remet au chancelier un service de verres à champagne gravés à l'image de l'ange au sourire. Puis ils sont conduits par le grand escalier d'honneur jusqu'à la salle des fêtes, où ils reçoivent l'ovation des 260 personnalités civiles et militaires invitées au déjeuner officiel.
   À la fin de ce déjeuner, le général de Gaulle se lève et prononce un discours.
   II salue la grande réussite du voyage du chancelier Adenauer en France.
   Il souligne en particulier « la vague des témoignages déférents et admiratifs » qui partout se sont portés « massivement » vers « son illustre personnalité », et considère comme essentielle l'approbation populaire apportée à « la grande tâche européenne et mondiale qu'ont à accomplir en commun les Germains et les Gaulois ».
   Adenauer lui répond en célébrant l'amitié retrouvée, « cette union serrée des peuples français et allemand », considérée comme « un miracle de la Providence, un don du ciel », et en soulignant la « portée historique » de leur rencontre, qui non seulement a scellé l'amitié et la fraternité entre leurs deux États, mais aussi, ajoute-t-il, celle du « monde libre de part et d'autre de l'Atlantique ».

   À 14 heures 45, les deux hommes quittent l'Hôtel de Ville de Reims et prennent la direction de l'aérodrome de Courcy, où se déroule une nouvelle prise d'armes. De Gaulle accompagne le chancelier jusqu'à l'avion qui le ramène en Allemagne, puis il monte dans la DS noire qui le conduit à Colombey.


Les réactions
des Rémois et des Marnais

    Cette visite s'est déroulée sans incident majeur, mis à part quelques cris hostiles poussés par des manifestants communistes, Place Saint-Thomas, lors du passage de la voiture du chancelier, le 7 juillet.
   Cependant, l'accueil réservé par les Rémois au chancelier et au président de la République est qualifié dans les rapports des Renseignements généraux de « courtois » sans plus.
   Cette visite ne fait pas l'unanimité, et les prises de positions hostiles ou réservées, avant, pendant et après la visite, ne manquent pas (14).

    Le Parti communiste, considérant que cette visite est « un outrage aux sentiments du peuple français », a mobilisé ses cellules et ses militants. Il dénonce le maintien, en France, par le pouvoir gaulliste, des bases américaines, et la mise à disposition du sol national à des unités allemandes commandées par d'anciens officiers d'Hitler. Il déclare qu'« à la veille du passage du chancelier Adenauer à Reims, où fut signée la capitulation des nazis dans cette ville, les communistes marnais, partisans de l'entente avec le peuple allemand, renouvellent leur opposition à l'alliance avec les militaristes revanchards de l'Allemagne de Bonn ».

   Le 22 juin, dans la rubrique " Libres opinions " de L'Union, Jean Reyssier, secrétaire fédéral, dit « Non au chancelier de la revanche », et appelle à une mobilisation de masse pour s'opposer à cette visite « dans le département où il y a des milliers d'hommes qui sont dans les cimetières militaires ».

   Durant la seconde quinzaine de juin, la CGT mobilise également ses militants et prépare la distribution d'un tract, tiré à 20 000 exemplaires, qui s'appuie sur trois slogans :
   - « non, l'alliance de Gaulle-Adenauer n'est pas la réconciliation et la paix » ;
   - « non, Adenauer n'est pas le messager de la paix, sa présence à Reims et Mourmelon est indésirable » ;
   - « qu'Adenauer reste chez lui ».

    Les RG de Reims n'écartent pas l'hypothèse que le PC et la CGT fassent venir à Reims des militants chevronnés pour manifester leur hostilité à ce voyage.

    À la fin du mois de juin, des inscriptions hostiles fleurissent sur les chaussées marnaises et les murs de plusieurs quartiers de Reims : « Adenauer heraus » ( dehors ), « Adenauer Weg » partez ).
   
   Le 28 juin, l'Union des femmes françaises s'insurge : « Nous n'oublions pas, nous ne pouvons pas oublier Dachau, Buchenwald, Oradour-sur-Glane ». Un tract tiré à 10 000 exemplaires appelle toutes les femmes du département à manifester leur opposition à Adenauer en signant des pétitions et en adoptant des résolutions qui seront portées en délégation aux pouvoirs publics.

   Au début du mois de juillet, chaque nuit, des équipes du PCF collent des affiches portant des slogans hostiles : « L'axe Bonn-Paris, c'est le chemin de la guerre. C'est le contraire de la réconciliation entre les peuples allemands et français. Désarmement général » ; « Adenauer n'est pas l'homme de la paix. Il soutient toutes les revendications hitlériennes » ; « Le PC met en garde » ; « La réconciliation allemande passe par le désarmement ».

   À Châlons-sur-Marne, un tract de la cellule " Révolution d'octobre - La Butte rouge ", du quartier de la Bidée, déclare que « la Marne deux fois meurtrie dit non à la venue d'Adenauer », et dénonce la visite comme étant « une provocation à tous les patriotes et victimes du nazisme ».

   Le 1er juillet, L'Humanité Dimanche publie un article signé par Robert Morillon, ancien prisonnier de guerre, membre du bureau fédéral et secrétaire général du syndicat CGT des cheminots d'Épernay, qui tient le même discours.

   Le 2 juillet, le maire de Saint-Just-Sauvage, Maurice Mestre, membre du comité fédéral, adresse une lettre aux maires appartenant à l'association départementale des élus républicains. S'il ne conteste pas l'utilité de la réconciliation « désirée par la grande majorité du peuple français », il refuse celle qui est proposée, parce qu'il discerne dans l'Allemagne de 1962 un esprit revanchard vivace, des revendications territoriales persistantes, trop de nazis dans le giron du pouvoir ouest-allemand. Il souhaite une mobilisation des élus locaux pour aboutir à la signature d'un traité de paix avec les deux Allemagne et faire prévaloir un désarmement général (15).

   Le 3 juillet, dans la rubrique " Libres opinions " de L'Union, la Fédération marnaise du PCF, sous le titre « Achtung : Adenauer », énumère un certain nombre de faits destinés à discréditer Adenauer, en particulier la présence dans son entourage d'officiers allemands qui avaient servi dans la Wehrmacht.

   Le même jour, une importante réunion de tous les secrétaires de cellules du PCF est convoquée au siège de la fédération à Reims, pour organiser la distribution des tracts édités sur le plan national par le parti. Ces tracts dénoncent « une visite dangereuse pour la paix » et « qui tourne le dos à la réconciliation des peuples ».

   De son côté, la Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes ( FNDIRP ), invite la population à protester en fleurissant les plaques, stèles et monuments aux morts de la Résistance et de la Déportation, au cours d'une journée de la fidélité et du souvenir qui rassemble, le 4 juillet, 80 personnes à Reims et une cinquantaine à Épernay (16).
    À Reims, une ancienne déportée résistante de Ravensbrück, Andrée Paté, y déclare : « Nous ne pouvons pas rester sourds à l'appel de nos camarades tombés pendant la guerre ». Une motion est adoptée, qui exprime le refus de la présence à Reims d'Adenauer, accusé de continuer dans son pays l'œuvre des militaristes allemands, appelle à la vigilance et s'engage à lutter « pour l'amitié des peuples, contre les revanchards néo-nazis, contre la guerre et le fascisme » (17).

   Le jeudi 5 juillet, au nom du Mouvement de la paix, Jean Vancrayenest, militant catholique ouvrier, membre du PSU, proteste contre la visite du chancelier allemand et réaffirme que le désarmement est la seule solution au problème allemand et à l'affermissement de la paix (18).

   C'est encore le Mouvement de la paix qui est à l'origine d'un rassemblement devant la plaque érigée à la mémoire du résistant rémois, Paul Schleiss, au 34, rue Émile Zola. Il avait été fusillé par les Allemands le 29 août 1944 dans les Ardennes, en même temps qu'André Schneiter, frère de Pierre Schneiter (19).

   Le 7 juillet, le jour de l'arrivée d'Adenauer à Reims, une cérémonie rassemble une quarantaine de personnes au monument des fusillés de Châlons-sur-Marne, sous l'égide du Front national de lutte pour l'indépendance de la France, mouvement de résistance créé en 1941 dans la mouvance communiste. Il s'agit, sous prétexte de commémorer l'appel Thorez-Duclos du 10 juillet 1940, de protester contre la visite du chancelier allemand (20).

    René Andrieu, rédacteur en chef de L'Humanité, décrit cette visite, dans la rubrique " Libres opinions " de L'Union daté du 10 juillet, sur un ton très polémique : « Ce fut vraiment une grande journée. Dans la cathédrale de Reims où furent couronnés les rois de France, de Gaulle et le chancelier Adenauer ont assisté avant hier à une messe solennelle au pied du trône pontifical décoré de fleurs de lys. On pouvait remarquer dans la nef treize généraux allemands qui avaient tous combattu dans la Wehrmacht de Hitler avant de reprendre du service dans la Bundeswehr ». Andrieu considère qu'il n'y a aucune réconciliation franco-allemande sincère, que « par antisoviétisme, le général de Gaulle renoue avec la politique de Munich et, sans craindre de jouer les apprentis sorciers, apporte sa caution à la renaissance du militarisme allemand ».

   Les organisations marnaises représentant les anciens combattants, résistants et déportés qui n'appartiennent pas à la mouvance communiste ne manifestent pas leur hostilité à la visite du chancelier allemand, mais elles appellent cependant à la vigilance.
   C'est le cas des adhérents de l'UFAC marnaise qui déclarent se souvenir du passé.
   Pierre Bouchez, ancien commandant des FFI de la Marne et président de Ceux de la Résistance, ne condamne pas lui non plus l'initiative, et voit dans cette visite « un moment historique », tout en reconnaissant qu'il n'est pas possible « d'effacer de nos mémoires la tragédie de l'occupation et son cortège d'atrocités pas plus que les camps de la mort ».
   Les responsables de Ceux de la Libération ( CDLL ), tout en soulignant l'exigence de construire un avenir de paix, mettent en garde contre « toute altération de la mémoire » et disent « oui à un rapprochement bien compris, non à l'oubli ».

   Les socialistes marnais sont partagés sur la question allemande. Acquis au bien-fondé de la réconciliation, ils insistent sur le caractère particulier de la visite de Konrad Adenauer qui représente l'Allemagne : « C'est la France qui officiellement et amicalement reçoit le véritable dirigeant de l'Allemagne fédérale ».
   Ils reconnaissent que le choix politique entrepris est difficile parce que les blessures ne sont pas encore cicatrisées, et qu'un rapprochement est même inconcevable pour ceux qui ont été les plus touchés par la barbarie nazie.
   Pour eux, le rapprochement franco-allemand, qui doit être mis au crédit de la IVème République, ne sera qu'« un utile sujet de conversation » entre les deux chefs d'État et de gouvernement.
   Enfin, ils considèrent qu'Adenauer n'incarne peut-être pas toute l'Allemagne, et qu'il serait dangereux d'épouser l'atlantisme du chancelier, mais ils s'interdisent de prendre toute initiative susceptible de contrarier les efforts de rapprochement entre les deux nations.

   Pour Maurice Delvaux, président des Indépendants de l'arrondissement de Reims, même si elle est imparfaite et inachevée, « la réconciliation totale de la France et de l'Allemagne est souhaitable ». Il comprend « certaines réticences imputables à la barbarie nazie », et considère qu'il faut « laisser travailler le temps, ce grand guérisseur qui n'a pas encore effacé toutes les séquelles ».
   Néanmoins, il inscrit clairement la réconciliation dans un grand dessein européen, et manifeste une certaine méfiance à l'égard du général de Gaulle.
   L'entente franco-allemande qu'il appelle de ses vœux est une entente bilatérale, intégrée dans une Europe communautaire, et dans l'optique du renforcement de l'Alliance atlantique : « Si le général de Gaulle fait siennes ces conceptions […], nous l'aiderons sans réserve. Dans le cas contraire, nous le combattrons ». Invité au déjeuner officiel, il décline l'invitation ainsi que deux autres élus indépendants.

   Eugène Muller, secrétaire de l'Union départementale CFTC, lui aussi décline l'invitation à l'Hôtel de ville, « pour des raisons personnelles en relation avec la politique générale et sociale menée par le pouvoir actuel ».

   Quant aux démocrates chrétiens rémois, ils expriment, avant la visite, leur intention d'expliquer, par des affiches ou des banderoles, qu'il ne faut pas tomber dans le piège tendu par de Gaulle, et que l'Europe que le chef de l'État préconise n'a rien à voir avec l'Europe supranationale en faveur de laquelle ils militent. Mais ils ne passent pas à l'acte.
   Après la visite, Pierre Schneiter, au nom du MRP, en dégage le sens dans L'Union daté du 10 juillet.
   Certes, il salue la rencontre des deux hommes comme un événement important et reconnaît le travail accompli par le général de Gaulle pour le rapprochement des deux peuples.
   Mais il tient aussi à affirmer que de Gaulle n'est pas le père de l'Europe, que cette paternité revient à Robert Schuman.
   Il rappelle que les premières rencontres avec le chancelier de RFA ont été initiées par l'ancien ministre des Affaires étrangères, et que celui-ci n'a cessé de placer la réconciliation franco-allemande au centre de ses préoccupations, rappelant à ce propos qu'il l'avait fait venir à Reims pour prononcer une conférence.


La portée de l'événement

   Ainsi, l'épisode de Reims peut, placé dans une perspective strictement événementielle, apparaître comme relativement anodin.
   Ce n'est pas un moment décisif des relations franco-allemandes en ce début de la Vème République.
   Il n'a mobilisé ni une intense ferveur populaire, ni une hostilité massive. Pourquoi, dans ces conditions, lui accorder tant d'importance ?

   Des éléments de réponse sont à chercher chez celui - de Gaulle - qui a organisé jusqu'au moindre détail (21) ce voyage, et dans la manière dont il a su utiliser le passé de la ville - Reims - qu'il a choisie pour être le cadre de la théâtralisation de la réconciliation franco-allemande .

   Pour autant, ce n'est pas dans les paroles prononcées par le général à Reims le 8 juillet 1962 que l'on trouvera l'essentiel de ce que nous cherchons.
   En effet, ce jour-là, priorité est donnée au langage des gestes et des lieux, à un langage qui se veut émotionnellement explicite et qui permet de faire l'économie d'une analyse rigoureuse sur les fondements politiques de cette réconciliation franco-allemande, à un moment où celle-ci n'a pas encore trouvé une traduction politico-diplomatique clairement formulée.
   Par conséquent, pour trouver les explications du choix de Reims comme cadre de la mise en scène de la réconciliation franco-allemande, il faut aller chercher ailleurs, et notamment dans les paroles prononcées par de Gaulle dans diverses occasions.

   Le 15 avril 1951, sur le parvis de la cathédrale de Reims, il fait référence au passé de la ville : le sacre des rois de France, la venue de Jeanne d'Arc, la 1ère guerre mondiale et la capitulation allemande de 1945 (22).

    Le 27 juin 1962, à Alain Peyrefitte qui lui demande « quel sera le moment fort » de la visite d'Adenauer, de Gaulle répond : « Ce sera Reims, évidemment, le dernier jour. Reims, la ville martyre de la Première Guerre, et qui a reçu la reddition de l'armée allemande à la fin de la Seconde. Mourmelon où défileront ensemble, pour la première fois dans l'histoire, des troupes françaises et allemandes, dans cette plaine où nos armées se sont tant cognées, et où la bataille de la Marne a sauvé la France. La cathédrale, qui a été presque complètement détruite par les Allemands ; cette cathédrale où étaient sacrés nos rois, où Jeanne d'Arc est venue pour couronner ce pauvre Charles VII. Ces lieux où Clovis a été baptisé, où l'on peut dire que la France aussi a été baptisée » (23).

   De Gaulle entend ancrer l'histoire de la France dans la durée. Il lui arrive de parler d'une France de deux mille ans (24), mais la référence à 1 500 ans d'histoire est également présente chez lui, en particulier dans des textes qui figurent en annexe des Mémoires de guerre. Cette dualité des références montre bien qu'il n'entend pas s'enfermer dans un seul système de référence historique.
   À Reims, en septembre 1964, à l'occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de la bataille de la Marne, il déclare que « dans la vie d'un peuple, chaque action du passé entre en compte pour l'avenir » et qu'« il n'y a qu'une Histoire de France ! » (25).
   Certes, lorsqu'il présente Konrad Adenauer dans ses Mémoires d'espoir, il le décrit comme « pénétré du sentiment de ce que Gaulois et Germains ont entre eux de complémentaire ». Cependant, si les Gaulois sont ainsi considérés comme les premiers Français, il met l'accent sur leurs divisions. À l'inverse, lorsqu'il veut affirmer la force de la France incarnée par son État, c'est à une histoire de 1 500 ans qu'il se réfère.

   Dans les Mémoires d'espoir, de Gaulle s'attarde assez longuement sur l'épisode fondateur qu'a été la rencontre de Colombey des 14 et 15 septembre 1958, alors qu'il passe rapidement sur la rencontre de Bad Kreuznach du 26 novembre 1958. Il évoque d'une simple formule les quinze entrevues qui se déroulent ensuite jusqu'au milieu de 1962, pour arriver au seul autre voyage en France du chancelier, auquel il consacre un développement d'une trentaine de lignes, celui de Reims.

    On peut donc considérer que la rencontre de Colombey et celle de Reims sont, aux yeux du général, les deux moments forts d'une relation qui n'est pas seulement celle qui s'instaure entre deux nations, mais aussi celle qui se noue entre deux hommes.
   Dès cette première rencontre, il se montre soucieux de la symbolique des lieux explicitée dans les Mémoires d'espoir : « Pour l'explication historique que vont avoir entre eux, au nom de leurs deux peuples, ce vieux Français et ce très vieil Allemand, le cadre d'une maison familiale a plus de signification que n'en aurait le décor d'un palais. Ma femme et moi faisons donc au chancelier les modestes honneurs de La Boisserie » (26).
   Sur cette « vieille terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes » et dans cette « vieille France accablée d'histoire, meurtrie de guerres et de révolutions », la Boisserie est devenue une maison natale et une maison onirique, au sens que Gaston Bachelard veut donner à ces termes : « un refuge, une retraite, un centre » (27), où de Gaulle se replie pendant la traversée du désert et, du contact de cette « vieille terre », il tire l'espoir du Renouveau. De la même façon, en 1962, c'est à la cathédrale de Reims, près de l'endroit où fut baptisé Clovis, que de Gaulle convie le chancelier allemand, dans une autre maison natale et onirique, non plus celle d'un simple individu, mais celle de la France elle-même, témoin silencieux des fastes, mais aussi des épreuves de la Nation. « À la cathédrale, dont toutes les blessures ne sont pas encore guéries, le premier Français et le premier Allemand unissent leurs prières pour que, des deux côtés du Rhin, les oeuvres de l'amitié remplacent pour toujours les malheurs de la guerre » (28).

   Si le souvenir de la Grande Guerre est bien présent le 8 juillet 1962 sous les voûtes de la cathédrale de Reims, en revanche, l'épisode de 1945 n'apparaît pas pendant cette journée de réconciliation, qui évite la Salle de la Reddition.
   Il faut sans doute en chercher la raison, une nouvelle fois, dans la vision gaullienne de l'Histoire de France. Pour le général, les deux guerres mondiales, envisagées sous l'angle de l'affrontement entre la France et l'Allemagne, constituent une « guerre de trente ans » (29) allant de 1914 à 1945.
   La capitulation, qui a été signée le 7 mai 1945 à Reims n'a pas mis fin à une simple guerre franco-allemande, mais à une guerre mondiale, dont l'issue a été négociée par les Alliés américains, britanniques et soviétiques, en laissant la France à l'écart. Par ailleurs, il était difficile d'associer le souvenir de la capitulation avec l'idée d'une réconciliation, alors même que la cérémonie de Mourmelon a vu Adenauer et de Gaulle passer ensemble les troupes en revue « comme deux vainqueurs » (30).

   À l'Hôtel de Ville, le général de Gaulle, tirant le bilan du voyage, s'ancre une nouvelle fois dans l'Histoire afin d'éclairer la signification de l'événement : « Pour animer la grande tâche européenne et mondiale qu'ont à accomplir en commun les Germains et les Gaulois, il était essentiel que l'âme populaire manifestât son approbation de ce côté-ci du Rhin ».
   S'adressant à Adenauer, il conclut : « On peut bien dire qu'à votre passage à Paris et dans nos provinces, la voix du peuple fut la voix de Dieu ».
   Ainsi, la cérémonie de Reims viendrait couronner l'adhésion populaire.
   De même que le général de Gaulle a pris à contre-pied la symbolique nationaliste de la cathédrale en s'y rendant avec le chef de l'ancien ennemi héréditaire, il inverse les modalités du sacre, référence inévitable à Reims : alors que le peuple prenait acte à la fin de la cérémonie par ses acclamations, de l'investiture divine conférée par l'onction du Saint-Chrème, la voix de Dieu n'intervient cette fois qu'après la voix du peuple.
   Pour autant, on peut constater que de Gaulle n'a pas utilisé l'instrument référendaire pour faire sanctionner par le peuple cet aspect de sa politique, et que le voyage d'Adenauer en France n'a pas suscité un engouement populaire comparable à celui qui a été réservé, peu de temps après, au général, lors de son voyage en Allemagne.

   Laissons à Alain Peyrefitte la conclusion : lorsque le ministre de l'Information fait « remarquer en souriant au Général la disparité entre l'enthousiasme qu'il a prêté à la foule dans son discours de Reims, et les rues désertes que le chancelier a traversées », de Gaulle lui répond : « J'ai toujours fait comme si [...]. Ça finit toujours par arriver » (31).

© CRDP de Champagne-Ardenne, 2000-2005
Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.