À leur retour de déportation et durant l'immédiate
après-guerre, les déportés voulurent partager leur vécu, décrire l'horreur,
faire œuvre utile pour que l'humanité ne connaisse « plus
jamais ça ».
Ils se heurtèrent à des difficultés qu'ils ne soupçonnaient
pas.
À leur retour, les déportés sont
confrontés
à un paysage social nouveau
La
population française était à la recherche d'un deuxième souffle. Après
quatre ou cinq ans de privations elle voulait oublier le passé proche.
Sa préoccupation première était de nature alimentaire et dériva vers
un marché noir délirant.
Frustrés de loisirs, les Français firent un accueil
inoubliable à la musique, aux bals, aux fêtes et surtout au jazz.
Ce fut l'âge d'or des Claude Luther, Louis Armstrong, Duke Ellington.
Les familles se reconstituaient après deux ou cinq
années d'absence de l'un ou de l'autre : 1 200 000 prisonniers
de guerre retrouvaient les leurs ; 600 000 requis du Service
du travail obligatoire ( STO ) rentraient d'Allemagne ; les soldats
et les officiers de la France libre fêtaient la victoire.
Que pouvaient représenter ces quelque
40 000 déportés survivants au regard vide que la
fatigue empêchait de se joindre aux réjouissances du retour ?
Une dynamique nouvelle s'échafaudait sur des projets
d'avenir : reconstruire sa maison, relancer son entreprise, travailler,
créer une famille ...
Pour cela il fallait oublier
le passé surtout s'il était triste et douloureux.
La vie politique ne s'intéressa guère, souvent pour
des raisons électoralistes, aux 40 000 déportés dont le poids politique
était mince.
Le témoignage
des déportés qui savaient écrire
Au dessus de ce monde bouillant et bruyant s'élevèrent
quelques personnalités.
Par leur formation, par nature, elles maîtrisaient
les techniques de communication et essayèrent d'éclairer le public
sur le système concentrationnaire nazi.
Il y eut d'abord ceux qui savaient écrire. Ils avaient
choisi le métier d'écrire.
Primo LEVI et
Robert ANTELME, un Italien et un Français, rédigent dès
leur retour en 1945 leur vécu concentrationnaire et le publient en
1946.
Ils ne se connaissent pas et donnent à leur ouvrage
pour ainsi dire le même titre : Si c'est
un homme pour Primo LEVI,
L'espèce humaine pour Robert
ANTELME.
Tous deux racontent pour se libérer de souvenirs
qui brûlent. Aucun des deux livres ne déchire le silence.
En 1958 paraît une nouvelle édition du livre de
Primo LEVI : c'est le succés. Il est traduit en anglais
en 1959, en allemand en 1961, en français en 1980. Il atteint les
500 000 exemplaires.
Primo LEVI se
suicide en avril 1987.
Un autrichien Jean AMERY
né Hans MAYER écrit en français
Par delà le crime et le châtiment.
Il se suicide en 1978.
David
ROUSSET se lance dans un essai de synthèse.
Plus
tard Georges SEMPRUN publie
L'écriture ou la vie.
Son dilemme est existentiel : écrire sur les camps de concentration
renvoie inéluctablement à la mort.
L'impact
des films sur la déportation
Il y eut ensuite ceux qui savaient filmer.
Alain RESNAIS diffusa un film documentaire
sur la mort concentrationnaire Nuit et
brouillard qui garde avec le temps son intensité émotionnelle.
Le
film télévisé Holocauste
en plusieurs épisodes remue le monde entier peut-être par certains
épisodes romancés.
La
liste de Schindler émeut malgré les comportements troublants
ou ambigus de certains personnages.
La vie est belle, film très récent, réussit un
parcours étonnant : l'insouciance de la comedia del arte cède
la place au pathos propre à la tragédie grecque où tout le monde sauf
un enfant connaît le destin funeste réservé aux Juifs d'Auschwitz.
Le rôle des tribunaux,
de Nuremberg au procès d'Eichman
Moins médiatique, mais ô combien efficace, fut le
travail réalisé par les tribunaux.
Le
Tribunal militaire international de Nuremberg
brossa dans les délais les plus brefs un tableau édifiant de
l'univers concentrationnaire.
Il fonda ses jugements sur les travaux de deux experts
allemands Eugen KOGON et
Emil BROSZAT qui après six mois
de recherches rédigèrent, l'un L'État
SS,
l'autre Anatomie de l'État
SS.
Ces ouvrages sont toujours d'un grand intérêt même
si les auteurs manquèrent de recul : la SS y apparaît comme l'alibi
du nazisme. Les nouvelles éditions de L'État
SS portent désormais le titre L'Enfer
organisé.
Le
procès d'EICHMANN, quelques décennies
plus tard, révéla au grand public ce que fut l'extermination des Juifs.
Il contribua grandement à la prise de conscience mondiale de l'inhumanité
d'un système politique, le nazisme, et de son corollaire, le système
concentrationnaire.
Le long silence des survivants
Et pourtant il y eut pour ne parler que de la
France - ces nombreux naufragés et rescapés
de l' « Enfer organisé »
qui ne s'exprimèrent guère et que bloquaient des inhibitions
personnelles.
Transmettre l'indicible
était au dessus de leurs moyens.
Les mots avaient leur limite. La réalité dépassait
la fiction.
Les techniques de communication leur manquaient.
Parler et ne pas dominer son sujet débouchait sur un nombrilisme inacceptable.
Albert CAMUS disait
:« Mal nommer les choses, c'est ajouter
au malheur du monde ».
Un
manque de confiance en soi gagna, très tôt après leur retour, de nombreux
déportés.
Ils ne disposaient d'aucun document visuel pour
étayer leur récits.
Les vues figées de la mort du film d'Alain
RESNAIS Nuit et Brouillard leur
parurent déboucher sur le voyeurisme.
Personne n'était capable de décrire la destruction
mentale et psychique des déportés, celle qu'on ne voit pas et qui
ne guérit pas.
Les inhibitions psychologiques expliquent aussi
le mutisme des survivants.
Il y a une certaine indécence
à parler au nom des morts.
Les déportés ne voulurent pas être mis sur le devant
de la scène.
Ils se sentaient obligés de justifier la chance
qu'ils ont eue de faire partie des rescapés et développaient un profond
sentiment de culpabilité.
S'y ajoutait un sentiment de honte. L'homme
a parfois honte de l'homme, selon le dicton latin. « Homo
homini lupus est » : « L'homme est un loup pour l'homme ».
Angoisse et honte, voilà
bien le syndrome du survivant.
En famille, le déporté voulait être un père normal
et non un éternel rescapé.
Après les confidences il
se taisait.
Les
déportés n'eurent, après la guerre, aucun contact avec des rofessionnels
thérapeutes, psychologues, psychiatres ... et beaucoup d'entre eux
traitèrent leur traumatisme par le refus et
le refoulement.
Ils parvenaient à se comporter très bien dans la
vie en apparence mais ils étaient vidés affectivement, leur vie était
dominée par une insécurité intérieure.
Une indifférence apparente
était pour eux un rempart contre l'émotion.
Frustrés de lectures, les déportés dévorèrent à
leur retour bon nombre de livres.
Ils y trouvèrent parfois des justifications morales
à leur silence.
Ce fut mon cas.
Bertold BRECHT dit
quelque part : « On ne peut pas
vivre et rester honnête ».
Aussitôt défilent sous mes yeux : chapardages au
détriment de la collectivité, non assistance à autrui, travail dans
l'industrie de guerre ... pour ne pas périr.
Blaise PASCAL m'a
plongé dans le désarroi lorsqu'il écrit que les seuls témoins crédibles
sont les témoins morts.
Elie WIESEL,
grand et remarquable témoin de la déportation, ne facilite pas l'intégration
sociale du déporté en affirmant que les survivants sont « gênants ».
Bruno BETTELHEIM non
plus qui déclare que « Ceux qui
témoignent ont toujours été une gêne pour autrui ».
Serions-nous la mauvaise
conscience de ceux qui ne s'opposèrent pas, qui ne résistèrent pas
?
Le déblocage
Et
puis, un jour, le déblocage se fit. Les grands deuils durent quarante
ans.
« Les peuples qui ne réfléchissent pas
sur leur passé sont condamnés à le revivre »
SANTAYANA
Seul
celui qui comprend comment un mécanisme se met en place, peut lutter
contre lui.
Ces paroles sentencieuses et d'autres encore - j'entre
maintenant dans des considérations personnelles - me firent sortir
de ma réserve.
Un
angélisme ambiant, « Tout le monde,
il est beau, tout le monde, il est gentil »
me révolta.
Je me sentis un dépositaire obligé d'un passé récent.
L'Association marnaise des Amis de la Fondation
pour la Mémoire de la Déportation à l'invitation de laquelle vous
avez répondu nombreux aujourd'hui - me paraît être le cadre idoine
à un devoir de vigilance et d'information
où notre sens de la responsabilité historique, civile et
morale pourra s'exprimer.
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