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Le long silence qui a suivi le retour
Quel sens lui donner ?
Quelles en sont les causes ?



par Roger BOULANGER
déporté au camp de Natzweiler-Struthof
puis au camp de Flossenbürg,
Kommando de Johanngeorgenstadt

Conférence-débat organisée par la délégation marnaise
des Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation
le 29 avril 2000
au Musée de la Reddition de Reims

 

 

 

 





   À leur retour de déportation et durant l'immédiate après-guerre, les déportés voulurent partager leur vécu, décrire l'horreur, faire œuvre utile pour que l'humanité ne connaisse « plus jamais ça ».
   Ils se heurtèrent à des difficultés qu'ils ne soupçonnaient pas.

À leur retour, les déportés sont confrontés
à un paysage social nouveau

   La population française était à la recherche d'un deuxième souffle. Après quatre ou cinq ans de privations elle voulait oublier le passé proche. Sa préoccupation première était de nature alimentaire et dériva vers un marché noir délirant.
   Frustrés de loisirs, les Français firent un accueil inoubliable à la musique, aux bals, aux fêtes et surtout au jazz. Ce fut l'âge d'or des Claude Luther, Louis Armstrong, Duke Ellington.
   Les familles se reconstituaient après deux ou cinq années d'absence de l'un ou de l'autre : 1 200 000 prisonniers de guerre retrouvaient les leurs ; 600 000 requis du Service du travail obligatoire ( STO ) rentraient d'Allemagne ; les soldats et les officiers de la France libre fêtaient la victoire.
   Que pouvaient représenter ces quelque 40 000 déportés survivants au regard vide que la fatigue empêchait de se joindre aux réjouissances du retour ?
   Une dynamique nouvelle s'échafaudait sur des projets d'avenir : reconstruire sa maison, relancer son entreprise, travailler, créer une famille ...
   Pour cela il fallait oublier le passé surtout s'il était triste et douloureux.
   La vie politique ne s'intéressa guère, souvent pour des raisons électoralistes, aux 40 000 déportés dont le poids politique était mince.

Le témoignage des déportés qui savaient écrire

   Au dessus de ce monde bouillant et bruyant s'élevèrent quelques personnalités.
   Par leur formation, par nature, elles maîtrisaient les techniques de communication et essayèrent d'éclairer le public sur le système concentrationnaire nazi.

   Il y eut d'abord ceux qui savaient écrire. Ils avaient choisi le métier d'écrire.
   Primo LEVI et Robert ANTELME, un Italien et un Français, rédigent dès leur retour en 1945 leur vécu concentrationnaire et le publient en 1946.
   Ils ne se connaissent pas et donnent à leur ouvrage pour ainsi dire le même titre : Si c'est un homme pour Primo LEVI, L'espèce humaine pour Robert ANTELME.
   Tous deux racontent pour se libérer de souvenirs qui brûlent. Aucun des deux livres ne déchire le silence.
   En 1958 paraît une nouvelle édition du livre de Primo LEVI : c'est le succés. Il est traduit en anglais en 1959, en allemand en 1961, en français en 1980. Il atteint les 500 000 exemplaires.
   Primo LEVI se suicide en avril 1987.

   Un autrichien Jean AMERYHans MAYER écrit en français Par delà le crime et le châtiment. Il se suicide en 1978.

   David ROUSSET se lance dans un essai de synthèse.

   Plus tard Georges SEMPRUN publie L'écriture ou la vie. Son dilemme est existentiel : écrire sur les camps de concentration renvoie inéluctablement à la mort.

L'impact des films sur la déportation

   Il y eut ensuite ceux qui savaient filmer.

    Alain RESNAIS diffusa un film documentaire sur la mort concentrationnaire Nuit et brouillard qui garde avec le temps son intensité émotionnelle.

   Le film télévisé Holocauste en plusieurs épisodes remue le monde entier peut-être par certains épisodes romancés.

   La liste de Schindler émeut malgré les comportements troublants ou ambigus de certains personnages.

    La vie est belle, film très récent, réussit un parcours étonnant : l'insouciance de la comedia del arte cède la place au pathos propre à la tragédie grecque où tout le monde sauf un enfant connaît le destin funeste réservé aux Juifs d'Auschwitz.

Le rôle des tribunaux, de Nuremberg au procès d'Eichman

   Moins médiatique, mais ô combien efficace, fut le travail réalisé par les tribunaux.

   Le Tribunal militaire international de Nuremberg brossa dans les délais les plus brefs un tableau édifiant de l'univers concentrationnaire.
   Il fonda ses jugements sur les travaux de deux experts allemands Eugen KOGON et
Emil BROSZAT qui après six mois de recherches rédigèrent, l'un L'État SS,
l'autre Anatomie de l'État SS.
    Ces ouvrages sont toujours d'un grand intérêt même si les auteurs manquèrent de recul : la SS y apparaît comme l'alibi du nazisme. Les nouvelles éditions de L'État SS portent désormais le titre L'Enfer organisé.

   Le procès d'EICHMANN, quelques décennies plus tard, révéla au grand public ce que fut l'extermination des Juifs. Il contribua grandement à la prise de conscience mondiale de l'inhumanité d'un système politique, le nazisme, et de son corollaire, le système concentrationnaire.

Le long silence des survivants

   Et pourtant il y eut ­ pour ne parler que de la France - ces nombreux naufragés et rescapés
de l' « Enfer organisé » qui ne s'exprimèrent guère et que bloquaient des inhibitions personnelles.
   Transmettre l'indicible était au dessus de leurs moyens.
   Les mots avaient leur limite. La réalité dépassait la fiction.
   Les techniques de communication leur manquaient. Parler et ne pas dominer son sujet débouchait sur un nombrilisme inacceptable.
   Albert CAMUS disait :« Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ».

   Un manque de confiance en soi gagna, très tôt après leur retour, de nombreux déportés.
   Ils ne disposaient d'aucun document visuel pour étayer leur récits.
   Les vues figées de la mort du film d'Alain RESNAIS Nuit et Brouillard leur parurent déboucher sur le voyeurisme.
   Personne n'était capable de décrire la destruction mentale et psychique des déportés, celle qu'on ne voit pas et qui ne guérit pas.
   Les inhibitions psychologiques expliquent aussi le mutisme des survivants.
   Il y a une certaine indécence à parler au nom des morts.
   Les déportés ne voulurent pas être mis sur le devant de la scène.
   Ils se sentaient obligés de justifier la chance qu'ils ont eue de faire partie des rescapés et développaient un profond sentiment de culpabilité.
   S'y ajoutait un sentiment de honte. L
'homme a parfois honte de l'homme, selon le dicton latin. « Homo homini lupus est » : « L'homme est un loup pour l'homme ».
   
   Angoisse et honte, voilà bien le syndrome du survivant.
   En famille, le déporté voulait être un père normal et non un éternel rescapé.
   Après les confidences il se taisait.

   Les déportés n'eurent, après la guerre, aucun contact avec des rofessionnels thérapeutes, psychologues, psychiatres ... et beaucoup d'entre eux traitèrent leur traumatisme par le refus et le refoulement.
   Ils parvenaient à se comporter très bien dans la vie en apparence mais ils étaient vidés affectivement, leur vie était dominée par une insécurité intérieure.
   Une indifférence apparente était pour eux un rempart contre l'émotion.
   
   Frustrés de lectures, les déportés dévorèrent à leur retour bon nombre de livres.
   Ils y trouvèrent parfois des justifications morales à leur silence.
   Ce fut mon cas.
   Bertold BRECHT dit quelque part : « On ne peut pas vivre et rester honnête ».
   Aussitôt défilent sous mes yeux : chapardages au détriment de la collectivité, non assistance à autrui, travail dans l'industrie de guerre ... pour ne pas périr.
   Blaise PASCAL m'a plongé dans le désarroi lorsqu'il écrit que les seuls témoins crédibles sont les témoins morts.
   Elie WIESEL, grand et remarquable témoin de la déportation, ne facilite pas l'intégration sociale du déporté en affirmant que les survivants sont « gênants ».
   Bruno BETTELHEIM non plus qui déclare que « Ceux qui témoignent ont toujours été une gêne pour autrui ».

   Serions-nous la mauvaise conscience de ceux qui ne s'opposèrent pas, qui ne résistèrent pas  ?

Le déblocage

   Et puis, un jour, le déblocage se fit. Les grands deuils durent quarante ans.

   « Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre »

SANTAYANA

   Seul celui qui comprend comment un mécanisme se met en place, peut lutter contre lui.
   Ces paroles sentencieuses et d'autres encore - j'entre maintenant dans des considérations personnelles - me firent sortir de ma réserve.

   Un angélisme ambiant, « Tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil » me révolta.
   Je me sentis un dépositaire obligé d'un passé récent.
   L'Association marnaise des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation à l'invitation de laquelle vous avez répondu nombreux aujourd'hui - me paraît être le cadre idoine à un devoir de vigilance et d'information où notre sens de la responsabilité historique, civile et morale pourra s'exprimer
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© CRDP de Champagne-Ardenne, 2000
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