|
Le
27 janvier 1945, les troupes soviétiques s'emparent du camp d'extermination
d'Auschwitz-Birkenau,
mais ce n'est que le 25 avril 1945 que les Anglo-Américains et les
Soviétiques opèrent leur jonction à Torgaü
et libèrent les autres camps de l'univers concentrationnaire.
Lorsque le 11 avril 1945, les Américains libèrent
Nordausen ( Dora ) en Thuringe, le général
Einsenhower rassemble
les correspondants de guerre devant des monceaux de cadavres et leur
déclare : « Les soldats
américains se demandent parfois pourquoi ils combattent, maintenant,
ils sauront pourquoi ».
À
leur retour, les survivants de l'univers concentrationnaire ont fréquemment
rejoint un monde fait de mutisme et de silence.
Pourquoi l'entrée dans un monde du silence?
Pourquoi, dans ma thèse
de doctorat, ai-je appelé les rapatriés de 1945 - et notamment
les déportés - les exclus de la victoire ( 1 ) ?
Les déportés sont victimisés et réduits au silence
de plusieurs manières.
Pour ma part, j' identifie huit raisons différentes au
moins.
1/ Le
retour des logiques politiciennes :
On ne les attend pas pour
organiser le retour à une vie publique normale.
Notamment les élections municipales des 29 avril
et 13 mai ( poussée à gauche et MRP, stratégie de « front
populaire » du PC pour le second tour ) se déroulent
sans eux.
Dès le mois de mars 1945 les « maires
en ont terminé avec les opérations de révision des listes électorales »
( 2 ).
Comment peut-il en être ainsi alors que les déportés
et les prisonniers ne sont pas encore totalement recensés.
Ces comportements sont symptomatiques de la conjonction
de trois logiques différentes :
- celle du comportement
traditionnel d'un département toujours très mesuré dans ces réactions ;
- celle des gaullistes
soucieux de limiter l'éventuel poids insurrectionnel du PCF en revenant
le plus rapidement possible à des fonctionnements républicains, ;
- et celle du Parti
communiste, qui souhaite obtenir les dividendes de son rapport de
force favorable.
Il faut faire vite et tant pis pour les rapatriés.
À Reims,
le communiste
Michel Sicre, président
du Comité départemental de libération nationale,
est élu maire de la ville par 19 voix sur 36 au conseil municipal
( 3 ).
2/ Ils
sont également contraints au silence par le poids des mots
À ce propos
une petite mise au point lexicologique s'impose.
En 1945, le terme « déporté »
a encore une acception floue .
Ce n'est que graduellement que les Marnais, y compris
leurs décideurs, prennent conscience des différences catégorielles
qui existent entre ceux qui rentrent d'Allemagne
à des titres divers.
Dans un premier temps le terme
« déporté » a
tendance à désigner tous ceux qui ont eu à subir un déplacement forcé
en Allemagne, y compris les requis du STO.
Le terme « camp de représailles »
employé le 23 mai 1945 par le sous-préfet de
Reims,
Pierre Schneiter ( 4 )
n'est pas synonyme de celui de camp de concentration.
On emploie parfois le terme de « prisonniers
politiques » pour désigner ceux que nous nommons
aujourd'hui les déportés ( 5 ) ,
mais encore en 1947, le terme « déporté »
est utilisé pour désigner les requis du travail
( 6 ).
À l'inverse le terme « prisonnier »
ne recouvre pas seulement la réalité de ceux qui ont été des captifs
de guerre.
Le
23 mars 1945 encore les services de la préfecture de la Marne parlent
des « prisonniers »
des camps de représailles qui « seront
certainement dans un état déficient » ( 7 ),
pour désigner les concentrationnaires.
Les différenciations apparaissent ultérieurement.
Le 21 mars 1946, le maire de Reims se refuse dorénavant
à assimiler les STO aux déportés en affirmant : « Nous
ne pouvons pas assimiler les requis aux déportés qui, eux, ont subi
la répression féroce de l'ennemi, pour leur action patriotique en
faveur de la France » (
8 ).
3/ Les
déportés libérés n'ont pas la force physique de prendre la parole
tout simplement
Ils doivent d'abord
se reconstituer physiquement.
Au moment du premier tour des élections municipales
d'avril, le mouvement Libération-Nord compte
46 déportés à Reims, et pour 40 d'entre eux on ne dispose alors d'aucune
nouvelle.
Lorsque, le 4 octobre 1954,
se tient un congrès international sur la pathologie des déportés organisé
par l'UNADIF et la FNDIR,
les médecins participants rappellent combien ont été importants les
troubles digestifs au lendemain du retour en France.
Moins de dix ans après le retour, les différentes
pathologies de l'insuffisance alimentaire, de la fatigue et du froid
s'expriment encore pleinement.
Sur 220 000 Français déportés, 38 000 sont rentrés ;
2 à 3000 ont succombé dans les deux mois qui ont suivi leur retour.
En 1954, sur 100 déportés, il en subsiste 12 vivants
( 9 ).
À ce titre, les déportés sont victimes de
leur faible nombre dans la conscience collective de l'époque face
au million de prisonniers de guerre et aux 750 000 requis qui rentrent
d'Allemagne.
4/ L'indicible
les condamne aussi au silence : comment
faire comprendre la violence totale d'une journée au camp ?
Robert Antelme
avance : « Dès
les premiers jours, il nous paraissait impossible de combler la distance
que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette
expérience que, pour la plupart, nous étions en train de poursuivre
dans notre corps. [...] À peine commencions nous à raconter
que nous suffoquions » ( 10 ).
Il est vrai que les pauvres
mots de la langue française - pourtant infiniment plus riche
que l'anglais qui envahit tout - ne peuvent ni rendre compte,
ni faire comprendre la réalité de la vie concentrationnaire.
Remy Roure,
ancien camarade de captivité de Charles
de Gaulle en 1916 en Allemagne, mais
aussi grand résistant sous le nom de Pierre
Fervaque, compagnon de la Libération,
écrit dans Le Monde du
21 avril 1945 : « Quand
on sort libre d'un camp de concentration en Allemagne, le trésor dont
on aurait le plus besoin est celui du silence ».
5/ Le décalage
qui existe entre leur retour et la chronologie perçue des Français
Aux yeux de l'immense majorité
des Champenois de l'époque, la guerre est terminée de facto depuis
la Libération ( 30 août 1944 à Reims ), soit près d'un an
avant le retour des déportés.
Entre fin août 1944 et avril-mai 1945, les récriminations
matérielles et catégorielles ont le temps de s'exprimer et les questions
de ravitaillement, voire les crues de la Marne, l'emportent souvent
sur le sort des déportés qui doivent rentrer.
6/ L'échec
de la rénovation de la vie publique française par les déportés ( mais
plus généralement d'ailleurs par la Résistance ) est patent
En mars 1945, les Renseignements
Généraux de la Marne ( source à prendre certes avec précaution car
souvent tendance à s'autojustifier ) avancent que « l'épuration
semble insuffisante surtout dans les milieux qui comptent un déporté
ou un fusillé. On affirme que lorsque ils reviendront de captivité,
il y aura certainement une nouvelle épuration à faire ...
»
qui n'a jamais été faite pour cause de reconstruction de l'État
( 11
).
Pas plus dans la Marne qu'ailleurs, les organisations
issues de la Résistance n'ont envie de se lancer dans le combat électoral
en tant que telles ( 12
).
Dans la Marne, en juillet 1945 un éphémère syndicat
de déportés victimes de la Gestapo à Reims se donnant pour but de
vérifier les titres de résistance des personnalités en place disparait
aussi rapidement qu'il est apparu (
13 ).
7/ La
guerre froide des fédérations
À certains égards,
on peut dire qu'elle commence dans la Marne dès le 15 août 1945 puisqu'à
cette date, le tout nouveau maire communiste de Reims refuse de recevoir
Henri Frenay,
ministre des prisonniers de guerre ( 14
).
Cependant, c'est au moment de la vraie guerre froide
( 1947 ) qu'elle s'exprime le mieux et notamment avec la
rupture du Congrès de Compiègne de 1950.
Dorénavant, les deux fédérations françaises de déportés
sont instrumentalisées au service d'enjeux de mémoire : qui des
gaullistes ou des communistes sont entrés les premiers en Résistance ?
À quelles dates ?
Qui a payé le plus lourd tribut à la répression ?
Ces enjeux mémoriels des
années 1950 ont sans doute retardé le travail de deuil
comme celui du témoignage du vécu quotidien dans les camps.
8/ La
soif d'oubli des Français de l'époque plus ou moins vaguement culpabilisés
par le retour des déportés
Préfaçant un des rares
ouvrages écrits immédiatement après le retour, Robert d'Harcourt,
de l'Académie française écrit en 1946 : « Un
nouveau journal de résistant, pensera-t-on, [...] le mot de Résistance,
comme beaucoup d'autres grands mots n'a pas échappé à la loi de l'usure »
( 15 ).
Cette soif d'oubli interfère avec un sentiment qui
a été mesuré précocement par l'ancien déporté et psychanalyste
Bruno Bettelheim.
Un sentiment de culpabilité peut
se faire jour chez les survivants qui se demandent parfois pourquoi
eux sont rentrés alors que tant de leurs camarades sont morts dans
les camps.
On en conviendra aisément, une seule de ces raisons
aurait suffit pour faire rentrer les déportés dans le monde du silence.
Alors, ajoutées les unes aux autres, elles ne peuvent
que se renforcer.
Au total, bien rares sont ceux qui témoignent ou
qui écrivent en 1945 ou dans les années qui suivent.
Quelques exemples pourtant :
- Guy
Kohen, Retour d'Auschwitz,
souvenirs du déporté 174 949,
Paris, chez l'auteur, 1945.
- Edouard
et François Michaut, Esclavage
pour une résurrection, éditions
du Cep, 1945.
- Et bien bien
sûr Primo Levi et son magnifique ouvrage Si
c'est un homme, publié d'abord
en 1947, mais qui ne connaît le succès que dans sa seconde édition
de 1958.
La fin du silence et ses conséquences
La prise de parole relève
de plusieurs motivations. :
1/ La guerre
froide s'atténue
La déstalinisation, même si
l'on sait aujourd'hui qu'elle a surtout été pour N.
Khroutchtchev un instrument de conquête
de pouvoir à usage interne, mais aussi la construction européenne
estompent les rivalités entre Fédérations.
2/ Les associations prennent conscience de leur fragilité
générationnelle
En 1957, l'Amicale
d'Auschwitz, la première, exprime un constat
désabusé sur les liens qui l'unissent avec la jeunesse.
Pour Marie-Louise Kahn
« un problème nous préoccupe actuellement,
l'indifférence de quelques jeunes vis à vis de la déportation »
( 16 ).
Dans cette prise de conscience
des déportés à l'égard de la jeunesse, le rôle des femmes déportées
a été déterminant, notamment au sein de l'ADIR ( Association
nationale des déportées et internées de la Résistance).
Geneviève Anthonioz-de Gaulle
ou Jeannette
l'Herminier expriment bien cette
soif de témoigner auprès des jeunes : « La
jeunesse, assez indifférente à ce qui ne la concerne pas, parfois
hostile aux réminiscences du passé, trop souvent égarée par la désinformation
(...) n'en est pas moins avide de vérité et sensible aux témoignages
directs » ( 17 ).
3/ Mais surtout,
on assiste à une véritable « tornade
historiographique » selon François
Bédarida, avec un renouvellement total de l'approche
du génocide juif à partir de la fin des années 1960 ( 18
)
En 1945, l'extermination des Juifs d'Europe est
ressenti comme un épisode monstrueux mais second de la deuxième guerre
mondiale.
À
tel point que parfois les archives nous ouvrent la porte à un antisémitisme
virulent.
Dans la synthèse d'information régionale de la semaine
du 24 au 30 novembre 1944 - certes avant la découverte
massive de ce que fut l'univers concentrationnaire - il est dit
que les Marnais se plaignent
« aussi souvent des juifs dont
le retour n'est pas accueilli favorablement à cause de leur savoir-faire
aussi bien en médecine qu'en politique » (
19 ).
De cette
« tornade historiographique » surgissent
des questions cruciales sur le plan philosophique et moral : Où commence
la transgression de la condition humaine, où commencent et
finissent les concepts de bien et de mal, de responsabilité et de
culpabilité. ?
Même si la première grande confrontation internationale
( Congrès de Paris de 1947 tenu à l'initiative du Centre de Documentation
Juive Contemporaine ) esquisse un début de bilan du génocide,
il faut attendre les ouvrages pionniers de Léon
Poliakov ( 20 ),
de Gerald Reitlinger ( 21 ) et
surtout la thèse de Ph.D. soutenue en 1955 à l'Université de Columbia
( publiée en 1961 ) par Raul
Hilberg ( 22 ).
Ces trois ouvrages ont en
commun de s'appuyer sur un point de vue « nazicentrique »,
dans la mesure où ils s'appuient sur les témoignages des bourreaux
davantage que sur ceux de leurs victimes.
Au début des années soixante intervient un tournant
directement lié à un contexte historique.
- Le
procès d'Adolf Eichmann
à Jérusalem pose le problème de l'attitude des
Juifs eux-mêmes, en même temps qu'il pose l'État d'Israel sur
le terrain de la fierté nationale.
- La guerre des
six jours ( juin 1967 ) concrétise particulièrement vivement
cette renaissance de la fierté juive. Dorénavant les études vont plutôt
être « judéocentriques ».
Aujourd'hui des controverses
existent encore qui portent essentiellement sur trois axes.
a ) L'attitude
des juifs eux-mêmes :
Lligne « collabo » des judenräte ;
résistance des Juifs ; récemment en Israël, problème
de l'attitude du Yishouv, communauté juive de Palestine en 1939-1945,
face au génocide, abandon des Juifs d'Europe par calcul politique
de Ben Gourion ( autour
de l'ouvrage de Tom Seguev,
le Septième million,
traduction française de Liana Levi, 1993 ).
b ) L'attitude
des Alliés. Qui savait ? ( Walter
Laqueur, Le
terrifiant secret : la solution finale et l'information étouffée,
Paris, Gallimard, 1981 ) :
Réponse : les dirigeants savaient mais que savaient-ils
sur la totalité du phénomène ? ; de toute manière, de quels moyens
effectifs disposaient les Alliés pour arrêter un tel processus ?
c )
Qui savait quoi ?
Au niveau de la population
allemande?
Les responsables et les habitants des pays occupés
( Vichy en tête ).
Les Neutres ( Suisse ).
Des questions demeurent encore dans le flou :
la question la plus importante n'est pas qui savait ? mais que
savait-on ?
À la fin des années 1970 et aux début des
années 1980 intervient un autre tournant paradoxal.
Les élucubrations des négationnistes,
des « assassins de
l'histoire » comme les
désigne François Bédarida,
entraîne un renouveau des études historiques sur le génocide.
Il apparaît fondamental d'en démontrer l'inanité
de manière technique et non idéologique.
Parmi les travaux d'alors, l'ouvrage de Jean-Claude
Pressac ( 23
) s'appuie sur une abondante
documentation technique existant dans les archives des firmes allemandes
( fabriquant de fours ou de zyklon B ) ayant participé à
la construction de ces camps.
À tout le moins, le renouveau des études
sur le génocide des Juifs d'Europe a singulièrement occupé le terrain
de l'historiographie et de la mémoire de la déportation au point peut-être
d'atteindre un quasi monopole aujourd'hui
et de faire parfois oublier que
tous les déportés n'ont pas été juifs.
Ces approches débouchent incontestablement sur les
attitudes de répentance manifestée notamment par l'Eglise catholique
française en des temps très récents, mais également sur le thème de
la nécessaire réparation matérielle à la suite de la spoliation des
Juifs de France ( dossier du Nouvel Observateur,
dès la première semaine de décembre 1998, et plus récemment encore,
l'attitude des banques françaises ).
Comment dans ces évolutions chronologiques et historiographiques
réagir comme historien et comme citoyen ?
Les
ambiguités des relations témoins / historiens
et les nouveaux « combats pour l'histoire »
( Lucien
Febvre )
Le « devoir
de mémoire » est un concept élaboré
par les hommes politiques et les médias, non par les historiens.
La mémoire du temps présent se caractérise par l'existence
, la « vivance »
de témoins ( 24
), qui
mettent l'historien « sous
surveillance ».
Historiser, c'est proposer
l'intelligibilité d'un passé qui
fasse sens.
Historiser relève donc d'une contradiction fondamentale.
Le passé n'est de toute manière, pas reproductible,
et l'historien travaille dans l'anachronisme permanent puisqu'il essaie
de rendre intelligible une période passée avec sa culture d'aujourd'hui.
Mais il en va de même du témoin et même davantage
puisque ce dernier ne bénéficie pas d'un savoir faire professionnel
comme l'historien.
Le moyen de sortir de cette contradiction épistémologique
consiste, pour l'historien, à persévérer dans sa patience, a accumuler
les éléments de l'administration de la preuve pour dire la véracité
d'une époque, si ce n'est le vrai.
« L'historien
doit naviguer sur la crête d'une vague toujours prête à déferler [...]
sur le rivage d'une mémoire reconstituée qu'il lui faut décrypter »
( 25 ).
Familière est l'objection
naïve que les historiens ne pourraient jamais traiter convenablement
des périodes antérieures à leur âge d'homme.
Cette absurdité - qui signifierait notamment
que plus personne n'a le droit d'écrire sur Hannibal et ses éléphants
ou sur Jeanne d'Arc - attire l'attention sur son contraire
( Jean-Noël
Jeanneney ).
Il faut
que les témoins concèdent à l'historien sa supériorité
quand il s'agit non plus d'éclairer une période mais de la
resituer dans un époque, un contexte et ses logiques.
Toute mémoire procéde par tri et simplification.
Il n'y a pas à le regretter, c'est la son fonctionnement
et sa fonction sociale.
Toute mémoire est révisionniste, par définition
et dans le bon sens du terme puisqu'elle s'appuie sur des représentations
mentales d'aujourd'hui et non
sur celles de l'époque qu'elle prétend reproduire.
En d'autres termes, toute mémoire est contemporaine.
L'historien le sait
et a appris à utiliser la mémoire comme une source parmi
d'autres en sachant qu'elle ne peut pas
tout donner.
a ) d'où l'impérieuse
nécessité pour que le devoir de mémoire
fonctionne efficacement, d'être précis dans notre vocabulaire.
Ne pas confondre camp
de prisonniers et univers concentrationnaire.
À l'intérieur
de ce dernier ne pas céder à la facilité assimilatrice en confondant
camps d'extermination ( au nombre
de 6 : Belzec, Sobobor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau, Maïdanek,
Chelmno ) et camps de concentration.
b ) La
deuxième impérieuse nécessité du devoir de mémoire consiste à
distinguer, à graduer,
avant de généraliser.
Quand, par exemple, au procès
de Maurice Papon, Olivier
Guichard, explique que trois premiers
ministres du général de Gaulle
ont été fonctionnaires sous Vichy, l'historien
doit protester contre une assimilation expéditive qui assimile :
- un maître des requêtes au Conseil
d'État qui organise dans la clandestinité la mise en place
des commissaires de la République à la Libération ( Michel
Debré ) ;
- un professeur de lycée ( Georges
Pompidou ) ;
- le Directeur
des Finances extérieures et des Changes du gouvernement de Philippe
Pétain jusqu'au début de 1943 ( Maurice
Couve de Murville ).
c ) Ne sombrer ni dans l'angélisme, ni dans la noirceur.
Le monde des camps est certes
celui de la solidarité, mais d'une solidarité sélective de groupes
restreints.
Il faut savoir exprimer cette complexité. Comme
le note Joseph Onfray en 1946 à propos de Buchenwald :
« un homme qui a quelque chose
à manger est un hommes mort » ( 26 )
s'il n'appartient pas à un groupe solidaire ).
Le rôle social de l'historien ne doit pas être confondu
avec celui du juge dans la prétoire.
Les deux métiers se complètent et servent la même
obsession ( du moins peut-on l'espèrer ) : faire
surgir la vérité.
Tous les deux sont au service
des citoyens, tous les deux ont pour vocation de tenter de faire prospèrer
les valeurs de la démocratie ( Jean-Noël
Jeanneney ).
Mais leurs moyens et leurs
méthodes d'action diffèrent pourtant profondément.
Le juge fonctionne sur un rythme binaire à la manière
de la logique informatique ( vrai / faux coupable /
innocent ).
L'historien répugne
au
rythme binaire qu'il
trouve souvent trop simpliste dans la
mesure où son premier devoir social est d'éclairer les ressorts de
tous les acteurs et de tous les groupes sociaux.
Il sait que les notions
« d'opinion publique » ou
de « mémoire collective » constituent
des expressions vagues et insatisfaisantes.
Il sait le poids des « représentations »,
qui expriment surtout l'admis, le « politiquement correct »
d'une époque.
L'historien se doit parfois de résister à la
pression sociale qui le convoque périodiquement à titre d'expert
devant les tribunaux.
Henri Rousso,
actuel directeur de l'Institut d'histoire du temps présent
du CNRS n'est pas le seul à avoir refusé de témoigner au
procès Papon, se refusant à confondre son
rôle de chercheur avec celui de juge.
Jean Noël Jeanneney,
dont la famille est au dessus de tout soupçon en ce qui concerne une
éventuelle collusion avec le régime de Vichy rappelle fort opportunément :
juger Maurice Papon en
1998, « c'est comme si on avait
jugé Ravaillac en 1665 ou les mutins de 1917 après mai 1968 »
( 27 ).
Le
travail de mémoire
passe toujours par des connaissances solides
Les voies de recherches sur
la déportation sont nombreuses et fécondes pour l'avenir.
Elles ont commencé à être explorées.
Elles peuvent porter sur les bourreaux : Christopher
Browning a étudié les
210 interrogatoires juridiques des 500 membres du 101ème bataillon
de réserve de la police allemande en Pologne, mis en accusation
par le tribunal de Hambourg de 1962 à 1972 ( 28 ).
D'autres pistes méritent d'être
défrichées.
Primo Levi avait
subodoré quelque chose d'important en parlant de « zone
grise », qui selon lui
est cet espace réunissant sans frontière nette victimes et bourreaux
dans un univers ambigu et déshumanisé.
Il avançait en parlant des bourreaux :
« Ils étaient faits de la même
étoffe que nous, c'étaient des êtres humains moyens ».
Telle est une des voies qu'explore
aujourd'hui l'historiographie en croisant ses recherches avec d'autres
disiciplines telles que la philosophie, l'anthropologie ou la sociologie,
en bénéficiant d'un véritable flux de témoignages.
Pourtant, le témoin
est l'allié objectif de l'historien.
Ils font bon ménage tous les
deux à la condition expresse d'avoir précisé leurs rôles respectifs.
Le témoin éclaire une période, l'historien l'explique.
Car le témoin doit continuer de rendre compte, comme
l'on fait ce matin Madame Jeanne Paté,
Raymond Gourlin et
Roger Boulanger.
L'uvre pédagogique des
survivants de la déportation n'est pas terminée.
Il est bien connu que la pédagogie est l'art de
la répétition.
L' action des témoins en faveur des collégiens et
lycéens est depuis longtemps attestée.
Le concours national de la Résistance constitue
un bel outil de mémoire qu'il convient d'entretenir par delà les générations.
La présence dans la salle aujourd'hui de lauréats
du concours de la Résistance montre combien les témoins ont réussi
dans leur tâche.
Mais la véritable pérennisation de leur action viendra
du système éducatif.
Peut-on rêver qu'un jour nos décideurs cessent
de s'en remettre comme depuis une vingtaine d'années aux pseudo-spécialistes
des « sciences de l'éducation »
qui apprennent surtout à désapprendre ?
La
formation des professeurs du secondaire comme celle des élèves mérite
d'être tirée vers le haut et non pas de s'aligner sur les mauvais
élèves décidément l'objet de toutes les sollicitudes aujourd'hui.
Un travail de mémoire sérieux passe toujours
par des connaissances solides.
Le combat pour la mémoire
rejoint donc celui pour la qualité de l'enseignement.
Sur ce point Témoins et Historiens sont en plein
accord.
|