Mon
chemin de Croix
par Lucien HIRTH
matricule
n° 37014
déporté au camp de Neuengamme
Kommando de Bremen-Farge
rescapé du Cap Arcona et de l'Athen
( 1923 - 2008 )
Témoignage
mis en ligne par Jean-Pierre HUSSON
Lucien
Hirth en 2005
Ce
passé qui ne veut pas disparaître
Résistance
Déportation
vers l'Allemagne
Le
camp de concentration de Neuengamme
L'entrée
en enfer
Ces
autres Français : les " Proéminents "
Le
détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014
Une journée ordinaire à Farge
Fosse
commune
La
« marche de la mort »
J'étais
sur le Cap Arcona et l'Athen
Neustadt,
3 mai 2000
Lucien
Hirth est décédé à Reims en octobre 2008
Lucien
Hirth accompagné de Jeanne-Andrée Paté, ancienne
déportée à Ravensbrück, et du colonel Louis
Carrière, ancien déporté à Mauthausen,
témoigne devant les élèves du lycée Clemenceau
de Reims, dans le cadre de la préparation du Concours de la
résistance et de la déportation, le 26 février
2005.
Ce passé qui ne veut pas passer
Nos
enfants sont hantés par le passé concentrationnaire
des parents qu'ils devinent mais ne connaissent pas.
Comment
le pourraient-ils ? Les déportés sont des
êtres doubles. Ils appartiennent en même temps
au monde des morts dont ils sont
revenus et à celui des vivants
où ils se trouvent aujourd'hui.
De
ces enfants, certains ont hérité des
terreurs du passé sans avoir connu l'épisode
traumatique lui-même.
La
société française et la République elle-même
préfèrent ignorer la déportation
et les déportés.
On
en reparle un peu depuis le début des années 80 au fur
et à mesure que les derniers survivants meurent et que leurs
petits-enfants, la troisième génération, deviennent
adolescents.
Résistance
De
cette grande époque que fut la résistance demeurent
quelques témoins qui s'efforcent de conserver intact ce passé.
Faite d'engagements multiples (
réseaux, maquis, formations paramilitaires, services de renseignements,
actes isolés ), la résistance fut le creuset
insufflé par le patriotisme de nos parents et dont
les instituteurs furent aussi les fervents instigateurs.
Nous sommes aussi, vu notre âge à l'époque,
l'image de la génération actuelle, un peu frondeurs,
et là, nous trouvons un exutoire à nos débordements,
sans toutefois en mesurer les conséquences, mais, très
vite confrontés aux dures réalités.
Juin
1940 :
l'annexion de l'Alsace est brutale,
les lois allemandes entrent en vigueur immédiatement. Tout
ce qui peut rappeler la France doit disparaître (du
béret aux couronnes mortuaires dans les cimetières)
Pour moi commence un long cheminement.
Encouragé par mon père qui a eu maille
à partir avec les Uhlans en 1914-1918, je
quitte l'Alsace en 1940,
sans trop grande difficulté ; les représailles ne viendront
que plus tard.
Le franchissement de la
frontière suisse par le plateau de Mäiche ne
pose pas de difficultés majeures. Interné,
mais sans subside notoire ; je suis indésirable.
Il me faut rentrer en France ; on me désigne un point frontière
qui me livre aux Allemands, je refuse. Après une nouvelle tentative,
je suis rapatrié par Annemasse.
Commence alors une errance,
je n'ai pas encore 17 ans, un bien maigre pécule.
Travail saisonnier pour une régularisation des papiers ; déplacement
dans différentes régions ; la milice veille.
Début 1942,
j'apprends par une filière ( trouvée par mon père
) mon appel pour le service sous les drapeaux en Alsace. Je deviens
déserteur, avec toutes
les conséquences qui en découlent.
1943
: recensé, je suis appelé au Service
national dans les chantiers de Jeunesse. Par faveur ou
en tant qu'Alsacien, je suis affecté au groupement Jeunesse
et Montagne, une organisation paramilitaire qui réussit
malgré l'occupation à redonner aux jeunes le goût
de l'effort, de la lutte, du risque, de la liberté et à
recenser aussi les hommes pouvant être disponibles à
un moment donné.
Réparties
en groupements, des sections sont
stationnées en haute montagne.
À l'image des chasseurs alpins dont nous
avons l'uniforme sans les parements jaunes : on nous appelait les
" Bleus ".
Nous étions chargés de la production
de charbon de bois, de forestage, mais aussi de formation militaire
clandestine, d'aide aux maquis particulièrement actifs dans
les Hautes Alpes. Les attaques souvent simulées des maquisards
permettaient leur habillement, mais principalement leur ravitaillement.
Très vite et à ma surprise je suis
affecté au PC de Gap, au
service du
colonel DE MONTMARIN, chef de Centre.
La nuit, je suis toujours d'alerte. Logé
à côté de son bureau, chargé de lui communiquer
toutes les informations qui proviennent des sections, parfois même
par les postières de service de nuit.
Mon poste me permet aussi de répondre à
certaines sollicitations de la part
de camarades désignés pour aller travailler en usines.
Des nuits passées aux
répétitions
d'une nouvelle identité
vierge, à la confection
d'une carte...
Lors d'un séjour en infirmerie, je
prodigue des soins à des résistants blessés,
sur sollicitation de l'aspirant major à peine plus âgé
que moi.
Quête de renseignements
en gare de Gap sur les déplacements
de troupes.
À l'origine, l'occupation
italienne dans cette région ne nous traumatisait
pas outre mesure, mais renforcée par les Allemands, elle s'est
durcie. Des placards bien en évidence nous rappellent les
sanctions de mort pour ceux qui portent secours aux réfractaires.
Les arrestations deviennent plus
nombreuses. La hantise d'une dénonciation
nous gagne parfois.
Se doutant de notre activité dans la région,
les Allemands exigent l'évacuation
immédiate de la région de Gap. Nous nous
replions par le col Bayard et la route Napoléon sur Grenoble
où siège notre quartier général ( rue
Cornély Gémon )
Dans cette ville je ne reste pas longtemps inactif.
Je suis chargé avec un autre volontaire de surveiller
les mouvements ennemis, entrées et sorties du dépôt
de l'ex-6ème BCA et parc d'artillerie de montagne où
l'ennemi a ses véhicules. Je passe des journées entières,
planqué derrière des volets fermés. Mon collègue
transmet les renseignements à un membre de la résistance
dont nous ne connaissons pas le nom.
Un
soir, il m'annonce : « Ce
soir nous ne passerons pas la nuit ici ».
Au lever du jour, les Allemands fouillent toutes
les maisons situées le long de la voie ferrée en face
du dépôt.
Quelques jours après, je
suis arrêté par le SD, Service de Sécurité
appelé aussi « Colliers
de chien ». Le premier contact fut rude.
Transféré
en cellule dans la caserne Curial à Chambéry,
je réussis à l'aide de mon allemand, à les berner.
Ils ne savent pas qui je suis, car j'ai aussi une fausse identité.
Un soir, le garde de nuit me confie : « Hirth,
demain libre ».
Le lendemain je suis transféré au Fort
Montluc à Lyon, puis ce sera Compiègne
et la déportation.
Après guerre, je sus que mes camarades-contacts
travaillaient pour l'Organisation de Résistance
de l'Armée ( ORA ). À ma connaissance
aucun n'a sollicité une homologation ;
nous n'avions fait que notre
devoir.
Déportation vers l'Allemagne
Transport du 15 juillet 1944
Après
les cellules de la caserne Curial
à Chambéry, le fort Montluc
à Lyon, Royallieu près
de Compiègne fut pour nous un havre de paix. Mais depuis quelques
jours, le bruit d'un départ imminent court dans le camp. C'est
pour demain " 14 juillet ".
Une manifestation se forme dans les allées :
NON nous ne partirons pas le
jour de la Fête nationale. Pourparlers et
discussions avec les autorités françaises du camp. Ces
dernières exigent la rentrée immédiate dans les
blocks. Nous obtempérons. Aussitôt soldats en armes
et chiens sont déployés au bout de chaque allée.
La soirée se passe, mais le 15 juillet
dans la matinée, appel,
tri, mise
à l'écart, fouille
minutieuse et le soir, pour la première fois et
définitivement en rang par cinq,
la colonne se met en marche, solidement encadrée par des SS.
Nous traversons
Compiègne. Sur le parcours
les volets des maisons sont fermés. Une ouverture, le geste
d'un habitant provoque un tir de mitraillette.
Parfois on entend quelques cris d'une connaissance qui reconnaît
un des
siens dans le convoi.
Arrivés en gare nous sommes attendus par
d'autres SS. Ce fut le début du vrai cauchemar.
Jetés
par paquets, à coups de crosse, de pieds et de poings, à
raison de 100 dans les wagons portant
la mention " Hommes 40 - chevaux
8 ".
Un des premiers d'une nouvelle centaine, je me précipite
dans l'angle du wagon sous le volet d'aération bardé
de barbelés. Cela me sauvera
certainement la vie. Le train se met en marche, les cheminots de la
gare nous font un dernier geste d'adieu.
Nous allons rouler pendant
trois jours à travers différentes régions.
Premier arrêt en gare
de Metz, l'équipe de SS change, d'autres nous
prennent en charge, mais auparavant opèrent une fouille
minutieuse pour éviter toute évasion. Deux
wagons après le nôtre, le loquet de fermeture
présente des traces suspectes d'entailles. Le SS exige immédiatement
le
responsable, personne ne bouge. Il désigne
10 détenus qui seront fusillés
sur place. L'auteur se dénonce, il est abattu. Son
corps est chargé dans le wagon vide, le compte y sera à
l'arrivée.
Les
99 autres sont répartis dans les deux wagons encadrant celui
devenu vide. Ces camarades souffriront le martyr durant le reste du
parcours.
Les forts en géographie précisent que nous nous dirigeons
vers l'Allemagne du Sud ; au matin contrairement, c'est vers le Nord !
Voilà le troisième
jour que nous roulons sans manger ni boire. La nuit nous
sommes transis, le jour la chaleur est étouffante. Au milieu
du wagon un seau en guise de tinette, qui ne sera vidé qu'une
seule fois.
L'odeur est pestilentielle, les malaises
se multiplient. Cette promiscuité engendre des bagarres.
Lors d'un arrêt dans une gare allemande
nous hurlons pour avoir un peu d'eau. Au bout de quelque
temps, oh ! Miracle, un fenwick s'approche de
notre wagon et par l'ouverture d'aération projette, avec un
tuyau, de l'eau dans le wagon.
J'avais enlevé et présenté
mes grosses chaussures de montagne, pour les remplir de cette eau
miraculeuse que nous avons dégustée, comme
aucune autre, avec mon voisin.
Beaucoup ne verront pas
le 18 juillet, le train
marque un dernier arrêt,
il fait noir.
En Allemagne du Nord
un grand camp de concentration méconnu :
Neuengamme
En
décembre 1938, la SS transféra
un kommando extérieur du camp de concentration de Sachsenhausen,
fort d'une centaine de détenus allemands, à Hambourg-Neuengamme,
dans une briqueterie désaffectée
depuis des années ; ces détenus devaient construire
un nouveau camp de concentration.
Au
début de l'été 1940, Neuengamme
devint un camp autonome.
Les détenus, dont le nombre atteignit rapidement
plusieurs milliers, travaillaient à la construction du camp,
la briqueterie ainsi qu'à la régulation
de la Dove-Elbe ( bras de l'Elbe ), au creusement d'un
canal de raccordement et à l'extraction de la glaise.
Beaucoup de détenus
moururent épuisés physiquement : la
faim, les maladies et les mauvais traitements exercés par les
SS.
Tout au long de la guerre, la Gestapo et le service
de sécurité de la SS déportèrent
des dizaines de milliers de personnes originaires de tous
les pays occupés par les Allemands.
Le
motif des arrestations était le plus souvent la résistance
à l'occupation, le soulèvement contre le travail obligatoire
en Allemagne ou la persécution pour raisons raciales.
À partir de 1942,
les déportés furent astreints
à la production d'armement, d'abord à l'intérieur
même du camp, ensuite dans des usines extérieures qui
en faisaient la demande.
C'est
ainsi que dans les dernières années de la guerre se
créèrent des kommandos
sur tout le territoire de l'Allemagne du Nord ( plus de 80 dont plus
de 20 réservés aux femmes ).
Les conditions de vie et
de travail dans le camp même et dans les kommandos extérieurs
étaient fatales à leurs occupants : vêtements
légers ; insuffisance de nourriture ; manque
de soins médicaux ; conditions d'hygiène catastrophiques ; mauvais
traitements infligés par les SS et leurs hommes de main ( Blockältester,
stubendients, kapos, vorarbeiter ) provoquaient
la mort de nombreux détenus.
Plusieurs milliers furent
pendus, fusillés, gazés, tués par injections
mortelles.
Au
total, on peut estimer que 55 000 détenus
sur les 106 000 que comptait
le camp de Neuengamme perdirent la VIE,
dont plus de 7 000 Françaises
et Français sur les 11 500
déportés à Neuengamme.
À partir de mars
1945 et jusqu'en mai 1945, la poussée des Alliés
provoque la fermeture et l'évacuation
des camps par les SS.
- Blockältester
:
détenu désigné par les SS et chargé de
diriger un block avec ses auxiliaires.
- Stubendient
: homme de chambrée, adjoint au Blockältester.
- Kapo :
détenu surveillant un kommando de travail.
- Vorarbeiter
: détenu désigné chef d'équipe,
adjoint du kapo.
Tous
étaient des auxiliaires zélés
des SS et capables des pires cruautés pour conserver
leurs privilèges.
Ils étaient presque tous des droits
communs.
Camp-mémorial
de Neuengamme
En
1995, un tronçon de voie ferrée a été
réinstallé...
...
et un wagon à bestiaux comme celui qui servait
au transport des déportés a été mis en
place
L'entrée en Enfer
Dans
la nuit noire, le convoi de wagons est refoulé sur une voie
de garage.
Où étions-nous?
Était-ce le terme de notre long, douloureux
et pénible voyage ?
Des camarades, beaucoup encore inconnus, râlaient,
assoiffés, enfermés
depuis le départ de Compiègne le
15 juillet 1944 dans ces cercueils
ambulants qu'étaient devenus nos wagons.
D'un coup, les portes s'ouvrent, des cris
que nous entendrons des milliers
de fois SCHNELL RAUS vociférés
par des déchaînés en habits rayés munis
de matraque, pas avares de coups.
Les SS sont là aussi pour nous accueillir.
La descente du wagon s'effectue à coups
de crosse de fusil et de matraque.
Nous entrons en Enfer.
La
place d'appel du camp
( Panneau d'information du Camp-mémorial de Neuengamme )
Parqués
sur un semblant de quai caillouteux nous sommes alignés
en rang par cinq, puis dirigés sur un vaste enclos
toujours sous les hurlements des SS excitant
leurs chiens.
À proximité, derrière le grillage,
des hommes, en rayé, nous font signe de manger nos maigres
provisions. Beaucoup n'ont pas faim. Sans eau depuis Compiègne,
nous mourons de soif. Certains
ont bu leur urine, d'autres ont atteint le stade de la folie ;
il a fallu les maîtriser.
Par
des allées, longeant des baraques nous sommes enfournés
dans le sous-sol d'une grande construction en briques.
Parqués
dans cette cave au sol terreux, ce fut l'attente. On supputait tout,
on ne savait rien !
Nous attendions, inquiets néanmoins du sort
qui nous attendait.
Après une longue attente, la porte s'ouvre,
entrent un SS et quelques hommes en cette tenue rayée, portant
des bancs qui furent installés par-devant nous. Les rayés
firent signe au premier rang de s'avancer, quelques-uns s'exécutèrent
et là horreur : tondus à
zéro. Derrière, nous étions horrifiés,
ce ne fut que le commencement !
Ces autres Français : les « Proéminents »
C'est
à ce moment qu'un homme sortit de notre
groupe et se dirigea vers le SS toujours accoudé
à la porte, et engagea avec lui une
conversation.
Le soldat après un court instant revint avec
un gradé.
Nouvelle conversation et peu après, arrivée
de deux autres SS.
Ensuite ce même détenu
lance un appel à certains de notre groupe. Timidement
les uns après les autres, ces personnages
s'avancent, certains appelant leurs connaissances ou amis.
Tous ces hommes, politiques,
fonctionnaires, préfets, sous-préfets, chefs de cabinet,
militaires, notables, religieux et autres se regroupent vers la sortie.
Vers la fin, il appelle un homme se tenant à
mes côtés : ce dernier, un préfet,
refuse de les rejoindre.
Il l'interpelle à nouveau en ces termes:
« Nous ne faisons pas partie de
ces Français ».
Réponse de ce préfet: « Si,
moi j'en fais partie et je reste avec eux ».
Ils
furent appelés, les " PROÉMINENTS "
de l'allemand prominenten ( personnalités,
célébrités ).
Ces 368 notables, un sort
spécial les attend.
Bien qu'immatriculés, ils
ne seront pas dépouillés de leurs vêtements
et de leurs objets personnels. Mais, isolés
dans deux baraques spéciales du camp à proximité
de l'infirmerie, leur détention sera
douce.
Leurs journées s'organiseront autour d'exposés,
conférences, organisation
de divertissements.
Pas de travaux.
Ils ne connurent jamais les appels sous la pluie, la neige et le froid.
Seul leur régime alimentaire sera celui des autres détenus.
Deux ou trois furent libérés, quelques-uns
moururent de maladies.
Le 12 avril,
ces 358 personnalités furent évacuées
en direction de Flossenbürg,
y arrivèrent le 14, pour
être ensuite dirigées sur Theresiensstadt.
De
ce convoi du 15 juillet cinq préfets
partagèrent nos angoisses, notre faim, nos espérances
aussi :
BONNEFOY
et BUSSIÈRES périrent
dans la baie de Lübeck.
DEMANGE
et MOREAU survécurent.
Mais je vois toujours DUPIECH,
sa démarche ample sur le chantier de
Farge, j'entends encore sa voix rocailleuse encourager
les désespérés que nous étions par moments.
Disparu dans une marche de la mort ou noyé dans la
baie de Lübeck, je ne
l'ai plus jamais revu.
Le détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014
Puis en route dans un baraquement en bois où
nous devons remettre toutes nos affaires,
objets, bagues, montres, vêtements, chaussures, le tout enfermé
dans un sac avec nos noms. Quelle ironie nous ne les reverrons jamais
!
Nus, nous passons
dans une autre salle où l'on nous rase
tout le système
pileux, couché sur une planche à claire voie,
jambes écartées, travail
effectué par des détenus de toutes nationalités.
Puis douche alternativement bouillante et
froide, sans savon, ni serviette. Après une désinfection,
le
corps est badigeonné entièrement
d'un liquide jaunâtre très piquant, enfin
humiliation extrême la fouille anale
où certains ont caché une bague, une
alliance.
Nous
formons un long cortège de mannequins
nus qui est ensuite dirigé sur une autre baraque
où nous sont distribués, sans distinction de taille,
un léger costume rayé,
une chemise, un caleçon court, deux morceaux de tissus remplaçant
les chaussettes et une paire de claquettes
maintenue au
pied par une ficelle.
Ensuite nous entrons dans un autre block
où d'autres détenus assis derrière
des machines à écrire nous attendent.
Un SS debout sur une table nous souhaite la bienvenue,
la schlague à la main. :
« Ennemis
du peuple allemand vous devez travailler dur.
Ici vous êtes entrés par la porte, vous n'en sortirez
que par la cheminée ».
Suit
une interrogation : état
civil complet, profession, domicile, parents, etc. Cela dure une bonne
partie de la nuit.
Le
détenu HIRTH a vécu, il
devait devenir pour l'éternité le 37014.
Triangle
rouge avec la lettre « F " »,
certains auront par la suite une plaque métallique immatriculée,
pendue autour du cou.
Enfin, nous prenons la direction d'un autre block
où nous attendent des
Kapos trique à la
main. Des rangées de trois châlits,
des paillasses infectes, une
couverture pour trois. Nous devons nous coucher tout habillés,
trois par lit, la couverture ne
sert à rien. Cette nuit sera d'ailleurs très courte.
Le jour n'est pas encore levé qu'il
faut sortir du lit, vite, sous les coups et
les hurlements des kapos, pour se rendre aux lavabos.
Peu de robinets, pas de savon ni de serviette. À coté
les latrines, une planche percée sur une fosse, une puanteur
!
Pour
petit déjeuner un quart de liquide
dénommé café, infect et bouillant,
qu'il faut boire très vite, car il n'y a pas assez de récipients
pour tous.
Ensuite, course jusqu'à
la place d'appel. Nous
devons nous ranger dans un ordre impeccable, apprendre à marcher
au pas en faisant claquer le béret sur la cuisse. Des heures
à faire cette manuvre et apprendre
notre numéro matricule en allemand, sinon les coups
pleuvent.
Dans quelques jours, ce sera pour la majorité
d'entre nous le transport vers
un kommando de travail. Pour moi, ce sera Bremen-Farge
où nous
participons à la construction d'une usine bétonnée
destinée à l'assemblage
à la chaîne de nouveaux sous-marins
type XXI.
11 000
à 12 000 travailleront
dans cet enfer.
4 000 ouvriers,
travailleurs du service obligatoire, prisonniers de guerre, travailleurs
des pays de l'Est et surtout déportés y
laisseront leur vie.
Ce sera l'enfer journellement, mais nous
restons animés d'une farouche volonté de survivre.
Une journée ordinaire à Farge
Témoignage sur les conditions de vie
dans un des 56 Kommandos de Neuengamme
L'entrée
du camp-kommando de Farge, le 18 août 1944
Au
premier plan, la voie ferrée étroite et à gauche,
la baraque des gardiens ou logement des SS.
Au second plan, à côté du pylone
d'alimentation électrique, un soldat de l'artillerie de marine,
carabine à l'épaule, les deux poteaux de la porte d'entrée,
les clôtures de barbelés et la station de pompage d'eau
( à droite ).
À l'arrière plan, les cuisines.
Auf
Stehen ! Hurlement d'un chef de block ou d'un
kapo du bunker où nous dormons ( plus d'un millier
d'hommes dans un réservoir souterrain ) sur des paillasses
humides et douteuses, entassés
les uns contre les autres, mélangés
( 14 nationalités ), fatigués,
affamés, désaxés
et automatisés par cette
atmosphère de folie permanente qui nous entoure et nous précipite
de force dans ce, je ne sais quoi, qu'on appellera après la
Libération La vie à Farge.
C'est le début d'une
journée ordinaire.
Quelle heure est-il ? 4 heures ?
5 heures ? Personne ne s'en inquiète. Il
n'y a ni montre, ni heure ici. Que
des corps maigres, gelés et nus
( Allemands, Polonais, Russes, Grecs... ) qui doivent sous les coups
de schlagues et au milieu des cris et des insultes se précipiter
vers les quelques points d'eau. En tous cas les Français
passeront les derniers. En une minute ( pas plus ), sans savon, sans
serviette,
la toilette doit être terminée, puis, si on a de la chance,
on peut avoir accès aux tinettes...
Schnell,
schnell, plus vite, plus
vite, car quelqu'un crie kafé.
Oui, on entend le bruit métallique des bouteillons qu'on apporte.
Notre gamelle rouillée à la main, chacun rejoint son
block pour la queue. Au bunker il y a quatre blocks de 300 hommes
environ chacun. Je suis au block 1.
Les Polonais font la distribution des tranches
noires, appelées pain, des morceaux insignifiants
de margarine et enfin de cette eau tiède
et jaunie au marron d'Inde qu'on appelle café. Tout
est dévoré et bu rapidement,
d'abord à cause des voleurs affamés qui rôdent
autour de nous comme
des loups, mais aussi à cause des hurlements qui annoncent
déjà le départ pour l'appel.
C'est le chef du bunker qui crie entre deux
coups de sifflets lugubres Alles Raus,
Tous dehors !
Plan
de la cuve à carburant
où étaient parqués 900 à 1 200 détenus
Plan
des " Wohnbunkers KZ Farge "
nachgezeichnet einer Skizze vom 23.08.1999 von Lucien HIRTH,
Häftlingsnummer 37014, aus Reims / Frankreich, Häftling
seit 18.07.1944
Le
bunker
étant relié à l'extérieur par des escaliers
de bois ; c'est comme une cavalcade : bruit de nos claquettes
(semelles de bois qui nous servent de chaussures ) sur les marches
( 2 étages ).
Il faut
faire vite, non seulement, pour échapper aux coups
de goumis qui s'abattent sur les têtes, mais surtout
pour éviter
la fouille, car nous avons glissé sous nos pyjamas
le précieux papier qui nous protègera
du froid pendant toute cette longue journée qui
commence.
Le
Bunker « Valentin » où travaillaient
les déportés
du Kommando de Brême-Farge
Enfin
dehors. Il fait nuit. Il fait froid. Les projecteurs blafards donnent
aux habits rayés des allures de fantômes. Mais ici, il
n'y a pas de temps pour le rêve et la réflexion. Tout
est devenu automatique.
Vite en rang par cinq et par kommando : 50
coups de schlague à celui qui ne retourne pas dans
les rangs de son kommando de la veille.
C'est la place d'appel.
Ils veulent nous compter. Nous sommes poussés, bousculés.
Beaucoup tombent, jeunes ou vieux. Il n'y
a pas d'âge ici, nous marchons tous si mal avec ces
claquettes ! Bref nous sommes par cinq. Les petits devant, les grands
derrière.
Nous attendons. Silence... ils arrivent...
Des bottes crissent sur le sable. Des
curs s'arrêtent de battre pour écouter
et aussi par peur de voir ces yeux terribles, les yeux de ceux qu'on
appelle les SS.
Ils passent et comptent.
Repassent et recomptent. Ceci plusieurs fois. Je les oublie.
Il fait froid. Il fait faim. Mais,
n'y pensons pas trop. Enfin c'est le départ. Le jour va venir.
En rang par cinq et au pas, nous franchissons la
porte du camp. Il ne faut surtout pas balancer
les bras. C'est interdit l Mutzen
Ab ! Enlevez les calots.
Il faut saluer les officiers SS (tête de mort
sur leurs casquettes.)
Dès la sortie, notre escorte change car on
peut voir les écussons jaunes de
la Kriegsmarine sur leurs uniformes.
Nous marchons un peu, puis arrivons devant les
wagonnets à sable. Nous y grimpons environ 30
par wagon. Et voici plusieurs petits trains emportant à
l'aube la garnison de rayés partant au travail. En plus de
la fatigue et du
froid s'ajoutent l'inconfort des chaos, la promiscuité et les
coups.
Heureusement ce voyage matinal ne dure pas trop.
Dès l'arrêt tous courent se mettre en rang par cinq.
Il fait jour et l'on peut distinguer cette
maudite base : masse énorme et fantomatique entourée
de grues, d'échafaudages, de murs en fer, d'escaliers, d'échelles
et de tuyaux.
Nous approchons et le bruit sourd des bétonneuses
nous annonce déjà le calvaire
de la journée.
Notre kommando « Zement
Kolon » ou Colonne Ciment,
environ une centaine de guignols silencieux, tristes et gelés
se séparent par groupes de six. Nous sommes six
par wagon à décharger. J'ai de la chance,
car nous sommes quatre Français et deux Russes dans mon équipe.
Le
kapo n'a qu'un mot à la bouche Loss !
Vite ! Ici comme dans les autres kommandos, c'est la course.
Le malheur à la « Zement
Kolon », c'est que chaque
sac pèse 50 kg et on comprend vite pourquoi il faut
courir.
Un vorarbeiter par wagon et chaque vorarbeiter
veut terminer son wagon le premier. Voilà pourquoi à
toute vitesse les sacs sont transportés des wagons aux hangars.
Il faut marcher ( essayer de ne pas tomber ) sur
des planches qui vacillent et plient à notre passage. La sueur
perle vite sur les visages et la cadence doit
continuer : charger, porter, marcher, courir, arrêter, décharger,
repartir. Attention : la planche en déséquilibre.
Attention : le kapo qui regarde.
Mes yeux vont de droite à gauche, de haut
en bas. Sans arrêt, je suis sur
le qui vive et il faut le reprendre ce sac : le charger,
le porter, marcher, courir, attention à la marche, attention
le sac glisse, il faut le retenir... ne pas
le laisser tomber... jamais, car c'est du sabotage et... 25 coups
de schlague ! Enfin, j'arrive, décharge, ouf
! Je repars... ainsi de suite... la tête ne suit plus... le
corps est une machine... est-ce vrai tout cela ? ...
Ne pensons pas. Pourtant
il faut tenir, continuer dans cette chaîne de folie.
La sueur se mélange au ciment. Nous sommes blancs comme des
plâtriers mais notre allure me fait penser à des boulangers...
quelle folie ! Ici la farine c'est du ciment ( Portland de Norvège
), et quand je me mouche dans mes doigts ( personne n'a de mouchoir )
j'obtiens du mortier.
Le travail avance et le wagon est presque vide.
Je pense que nous sommes
en avance sur les autres. Quelle chance, on va pouvoir se reposer...
Il faut toujours espérer quelque chose.
Oui nous avons fini notre wagon, mais aussitôt le kapo
ordonne de balayer le hangar. Il y a du ciment partout et des sacs
se sont déchirés ou échappés par les porteurs.
Vite balais et pelles sont déjà en action. Pas une minute
de répit, mais la soupe devrait venir. Nous avons déjà
fait deux gros tas de ciment en vrac. C'est drôle le ciment
se répand comme de l'huile et nous glissons souvent dessus.
Quel nuage !
Une sirène mugit : c'est
la soupe... En rang par cinq nous attendons l'arrivée
du bouteillon. Ça y est. Un polak va distribuer comme d'habitude.
Il ouvre le bouteillon fumant. Ça sent le chou et surtout le
cumin. Je vérifie ma gamelle toujours pendue à mon fil
de fer qui me sert de ceinture.
J'essaie vainement d'enlever le ciment qui s'est
incrusté dedans mais, c'est un détail. Nous devons nous
mettre en file indienne, car le kapo frappe avec sa louche,
ceux qui n'obéissent pas ou semblent trop pressés.
Devant moi, les coups de
louche frappent les têtes, les hommes se remettent
bien en ligne pour la distribution. Chacun tend sa gamelle ( nous
avons de la chance, car je me souviens d'une période sans gamelle
; j'ai failli en mourir ). J'arrive, c'est bientôt mon
tour. Devant moi les Polonais ont droit au fond du bouteillon...
C'est
épais avec du chou et des os mais moi j'ai eu le dessus, c'est-à-dire
de l'eau chaude et, très peu... une demi gamelle
pour notre estomac si creux, si vide. J'ai vite fait de liquider ce
breuvage et je regarde avec envie tous ceux qui mangent encore.
Maintenant je ressens la fatigue. Dans quelques
minutes il faudra recommencer avec les sacs, car un autre train vient
d'arriver.
Comme je voudrais dormir ! Sirène... c'est
la reprise... ce sera long jusqu' à ce soir.
C'est la deuxième partie de la journée.
Nul ne sait s'il pourra en voir la fin tant à cause de la cadence
de travail, qu'à cause de notre faiblesse grandissante à
chaque minute. Tout est là pour décourager
: le manque de chaussures, les mains écorchées,
les épaules en feu sous le pyjama déchiré, le
poids des sacs... de plus en plus insupportable.
Pour essayer de gagner du temps, une minute par-ci
par-là, nous essayons de ralentir l'allure, mais, il y a toujours
quelqu'un qui signale bruyamment avec un Waida
ou un Schnell, Mench
ou Franzous Nicht Arbeit, Nicht Essen.
Et
puis à force d'être abrutie par cette folie, la bête
humaine que je suis, réalise, ( peut être par instinct
) qu'il est plus facile de saisir franchement les sacs et de les déplacer
vivement et vigoureusement sans penser,
ni, à ce qui fait mal, ni... à rien du tout !
Transporter, empiler, marcher avec attention, courir
quand on est à vide, rester dans la chaîne, ne pas se
faire remarquer, ainsi le kapo, le vorarbeiter, le rouski
ne gueulera pas et puis la journée finira bien. Mais c'est
long. Et les oreilles sont saturées de tous les coups de gueule,
de tous ces Arbeit ! Arbeit ! Loss, Loss,
andere Wagone....
Parfois je me demande : quel crime, avons nous pu
commettre ?
Peut-être l'avons-nous oublié ? Pourquoi
n'avons-nous que ce pyjama dans le vent glacé, alors que le
kapo et ce vorarbeiter qui ne se fatiguent qu'à
nous taper dessus, parce que nous sommes des "
Franzous ", ont un pull et deux vestes.
Combien de temps faudra-t-il tenir avec ces
plaies qui ne guérissent pas à cause du ciment,
par ce froid, et avec le nez qui coule sans arrêt ?
Nous parlons peu. Les heures passent. Mon ami Louis
ne me quitte pas des yeux, car il me considère un peu comme
son fils. « On tiendra »
me répète-t-il toujours.
J'ai essayé plusieurs fois de porter les
sacs comme les Espagnols c'est-à-dire sur la tête ; mais
je n'ai pas pu et je continue tantôt sur une épaule tantôt
sur une autre.
Enfin
la sirène. Les 12 heures sont terminées. Nous avons
tenu. Cette sirène tant espérée nous
surprend même dans notre automatisme de robots.
Zu funf
( en rang par cinq ) nous attendons. Il fait froid. On nous compte
encore puis, en route pour les wagonnets.
Nous croisons les "
Nachtich " ( travailleurs de nuit ) qui nous relèvent
et nous leur crions : « La soupe
c'est quoi ce soir ? »
Réponse : « La
même ... choux ! »
Voici les wagonnets. Il faut grimper dedans... allons-y.
On charge avec nous deux pauvres épuisés,
qui semblent évanouis.
Cahots, bousculades, odeurs de sueurs, promiscuité,
nous quittons la base pour le camp.
Le petit train nous envoie sa fumée, personne
ne dit mot.
Arrêt ! Nous sautons à terre et courons
pour les rangs par cinq.
Attendre ! Le vent ! Le froid ! En route. La porte
du camp.« Mutzen
Ab » Salut aux SS. Tous au pas comme ce matin.
C'est la place d'appel pour le
dernier comptage. Il faut encore attendre.
Les jambes font mal, le dos aussi.
Que se passe-t-il ? Je ne vois rien derrière le rideau des
rayés. C'est la schlague pour un Russe,
50 coups... nous comptons ! Chaque coup nous fait mal comme
si toutes nos entrailles recevaient aussi cette torture. Au début,
il y a quelques gémissements et ensuite, plus
rien, que le bruit des coups. Deux rayés tiennent
le malheureux pendant qu'Alfred,
un chef de block,
frappe sauvagement et avec plaisir.
Tout le camp doit être là, car personne
n'est encore rentré au revier. Plusieurs
sont allongés sur le sable eux aussi en rang par cinq.
Dans le ciel, des étoiles. Est-ce
possible que des hommes libres en ce moment, puissent voir les mêmes
étoiles ? J'essaie de m'évader de tout
cela, ainsi j'aurai moins froid et moins peur de tout ce qui peut
encore arriver. L'appel est fini. C'est la course
vers les blocks.
Je rejoins le bunker dans la cavalcade des
escaliers. Nous avons de la chance, car il fait moins froid ici que
dans les blocks aériens. Tous ceux du ciment vont à
la douche. Je grelotte, en trois
minutes c'est fini. Froid... brûlant... , froid ! Pas de serviette.
Le polak, chef soupier du block, gueule et
frappe déjà des Français qui
osaient s'aventurer dans les premiers. Bref, je passe enfin. Le jus
de chou n'est pas chaud ce soir car l'appel a été plus
long que d'habitude.
Avec la tranche carrée
de pain noir et dur,
j'ai un morceau de gros cornichon très dur aussi. Cette maigre
pitance pour l'affamé que je suis me ferait pleurer dans une
situation normale, mais ici tous se taisent et mangent. Nous
avons survécu à la journée sans accident
et sans trop de dommage.
Je vois quelques amis dans cette foule hétéroclite,
mais chacun est trop préoccupé par la recherche de nourriture
ou de quelque chose pour réparer sa claquette, ou avoir quelque
nouvelle sur la situation.
Il faut que j'arrive à voir Maurice
au revier. C'est défendu, mais par la fenêtre
on pourra peut-être parler. Attention ! Évitons Alfred,
toujours à la recherche de type à piquer pour une corvée.
J'aperçois Maurice qui
a un phlegmon à la jambe : c'est pourquoi il a la chance d'être
au revier. Il me fait signe. Il a pu avoir un morceau de pain
pour moi. Je le remercie. Des nouvelles ? Il ne sait rien, quelques
bobards habituels : comme quoi les Américains ne doivent plus
être très loin. Attendons encore... Il faut bien attendre...
De retour du revier, j'évite encore
une corvée en me planquant mais je vois des files indiennes
pour le « friseur » obligatoire.
J'ai compris : c'est la tonte ce soir.
Moi qui voulais aller dormir, impossible. Il faut encore attendre
son tour. Un ou deux coiffeurs seulement par block. Cela va
vite mais les clients sont si nombreux que ce simple détail
va nous coûter deux heures de sommeil. Que de fatigue !
Olivier me fait
de la peine car il a encore plus faim que moi avec son grand
corps et, en plus il n'a pas le moral. Vivement l'arrivée des
Américains... Je suis enfin tondu et me précipite vers
ma paillasse. Je suis fourbu, je cache gamelle
et claquettes sous ma tête et plie mon pyjama en genre d'oreiller.
Une couverture pour deux hommes. Je suis avec Olivier,
heureusement. Nous nous endormons aussitôt, car bientôt
ce sera encore Auf Stehen.
À moins que la nuit soit interrompue par
une alarme ou par la musique des anciens du camp qui ont un phono
et dansent ensemble : ces Allemands privilégiés ne vont
pas à la base, ne travaillent pas, restent toujours au camp
et reçoivent des colis.
Beaucoup sont des droits communs, anciens marins.
Malgré leur musique, leurs rires, leurs beuveries nous arrivons
à dormir quelques heures.
Il faut récupérer
car demain c'est une autre journée et il faudra tenir.
[ Écrit
en mars 1987 pour les familles du kommando
réunies début avril 1987 à l'île de Ré ]
Le
Mémorial du kommando de Farge
Fosse commune
Jusqu'au
23 ou 24 septembre 1944,
les morts étaient conduits une à deux fois par semaine
au crématoire de Bremen-Osterholt
ou à celui de
Kierstein.
Confirmation par le chauffeur du camion que nous
avons retrouvé, et qui réside toujours à Schwanwxede.
À partir de cette date, ils furent inhumés
dans une fosse commune à cet
emplacement.
À partir du 20 novembre
1948, eurent lieu les premières
exhumations :
783 corps et parties de corps furent découverts
dont ceux de 136 Français identifiés.
D'après les déclarations du doyen
du camp de Farge, 80 à 140 détenus
de Blumentahl furent également inhumés dans
cette fosse.
Des recherches furent par ailleurs entreprises
sur le terrain de la WIFO et dans les bois à proximité
de la fosse à partir du 6 octobre 1948.
La « marche de la mort »
Évacuation
des kommandos Schuzenhof, Blumenthal et Farge
vers le KZ Neuengamme du
7 au 15 avril 1945, et évacuation
du KZ Neuengamme vers la baie de Lübeck du
21 avril au 3 mai 1945.
Complètement à pied et en train vers
notre camp principal Neuengamme.
À l'approche des armées alliées,
les 58 camps de kommando qui
étaient rattachés au camp principal de Neuengamme
ont été évacués,
morts
ou vivants, sur ordre des SS, et
les prisonniers durent retourner, en partie à pied ( environ
100 kilomètres ) et en partie en train ( environ 90 kilomètres
) au camp de base de Neuengamme.
Au
total, 3 603 prisonniers partis
des camps de Blumenthal ( 929 ), Farge ( 2 092 )
et Schuzenhof ( 582 )
ont participé à la « marche
de la mort », à pied et en train.
La moitié n'est jamais
arrivée à destination.
Samedi
7 avril 1945
Le
kommando Schutenhof revient
à Blumenthal.
C'est ainsi que j'ai revu mon frère Robert
et René
THlRION.
Dimanche
8 avril
Évacuation
de Blumenthal. Nous entendions le bruit du canon, la Libération
était proche. Les premiers qui quittèrent le camp, furent
abattus. Tout le monde vivait dans l'angoisse. Personnellement j'ai
attendu jusqu'à la fin pour quitter le camp, vers 14 heures.
Nous étions de 1 300 à 1 400,
en groupes de 100 avec un intervalle d'environ 20 minutes.
Le matin, cinq prisonniers polonais et russes de
notre camp, qui pendant la nuit avaient volé des cigarettes
et de l'alcool, furent conduits avec force dans une baraque et
frappés à mort au moyen d'un nerf de bœuf
par le kapo Bruno.
Après son méfait, il se mit au garde-à-vous
devant le commandant SS du camp, et après avoir fait le salut
militaire, lui dit : « Die
werden nicht mehr klauen, die sind alle tot »
( Ceux-ci ne voleront plus, ils sont tous morts ).
Lui-même était complètement
couvert de sang.
Chaque
groupe qui quittait le camp était accompagné de 8 à
10 soldats de la Kriegsmarine, une vieille garde âgée
de 42 à 50 ans, et de 4 à 5 SS avec mitraillette.
Dimanche soir :
Arrivée au camp de Farge
près de Bremen ( environ 8 kilomètres ), où nous avons passé la nuit.
Lundi
9 avril 1945
La
marche se poursuit à travers les villages de Bockhorn-Chwanewede-
Meyenburg et Uthlede.
Halte
à Hagen. Là nous
fûmes enfermés dans une grande briqueterie. En face de
ce bâtiment, 4 ou 5 prisonniers furent
abattus sans merci par les SS près d'un petit bois
à 50 mètres de la route, parce qu'ils avaient volé
des betteraves dans une ferme proche. Les premiers morts de notre
marche !
Mardi
10 avril 1945
Nous
avons traversé les villages de Bramstedt
Bokel-Stubben-Beverstedt-Stemmermuehlen et Horst,
où nous avons passé la nuit dans deux grandes granges
et une porcherie où je logeais.
Cette grande ferme se situait le long d'un chemin
de traverse. Deux kilomètres avant notre arrivée à
la ferme, cinq hommes de notre Revier ont tenté de s'échapper
du premier groupe dont je faisais partie. Quand ils eurent pénétré
d'environ 50 mètres en forêt, ils
furent abattus par les SS.
À l'aide d'un petit wagonnet, nous les avons
sortis du bois ( trois blessés
graves et deux légers ) et transportés vers la ferme.
La nuit les cinq furent achevés et enterrés sur place.
Ce jour, plusieurs camarades
épuisés qui s'étaient couchés le long
de la route, furent abattus.
Chemin parcouru : 21 kilomètres.
Mercredi
11 avril 1945
Nous
avons poursuivi notre route vers Kirchwistedt-Volkmarst
et passé la nuit à l'écart de la grande route,
à Barchel.
En cours de route nous avons
abandonné de nombreux camarades, qui furent abattus.
Chemin parcouru 10 kilomètres.
Dans cette ferme, dont un des bâtiments avait
un toit de tôles et l'autre un toit de chaume, deux prisonniers
manquèrent à l'appel du matin. Les SS tirèrent
alors quelques salves de leurs mitraillettes dans les bottes de foin.
Jeudi
12 avril 1945
Arrivée
à Bremervorde, à
la gare de triage, le long d'un chemin sablonneux. De
loin nous aperçûmes déjà les wagons de
marchandises qui nous étaient destinés.
Chemin parcouru : environ 10 kilomètres,
avec sur le chemin également plusieurs
morts.
Enfermés à quatre-vingt par wagon.
Vendredi
13 avril 1945
Notre
train est passé par Stade, Horneburg-Buxtehude
et Hamburg.
La nuit nous avons été bombardés.
Des dizaines de morts dans notre train.
Samedi
14 avril 1945
Arrivée
à Winsen. Nouvelle marche
par Drage. Bac sur l'Elbe.
Distance parcourue : environ 91 kilomètres
en train et 15 kilomètres à pied.
Dimanche
15 avril
Arrivée
à Neuengamme.
À l'entrée du camp, nous dûmes
nous débarrasser de notre costume rayé, nous fûmes
épouillés et reçûmes des vêtements
civils sur lesquels étaient cousues des boules jaunes et rouges.
Nous reçûmes un colis de la Croix-Rouge. Le premier,
après dix mois de captivité. Les Russes ne reçurent
rien, c'est ainsi que ces hommes, pour se procurer un tel colis, n'hésitèrent
pas à assommer d'autres prisonniers. ( Le bruit circulait que,
par l'entremise de la Croix-Rouge, nous serions évacués
sur la Suède ).
Le
21 avril 1945
Nous
fûmes embarqués sur des trains qui roulèrent
en direction de la baie de Lübeck.
À Neustadt
nous montâmes à bord du cargo Athen.
Le
26 avril 1945
Nous
fûmes transbordés à bord du paquebot de luxe
Cap Arcona.
Nous y passâmes plusieurs
jours sans manger ni boire.
Les cadavres s'accumulèrent et furent
emportés par dizaines.
Le
7 avril 1945
Un
train de 400 malades
provenant du kommando de Wilhelmshaven ( évacué
le 5 avril ) est
bombardé à Lüneburg. Il n'y a que quelques
survivants qui seront dirigés sur Bergen-Belsen.
À la même date les kommandos
de la région de Braunschweig
sont regroupés en partie à Watenstedt.
Évacués par train sur le camp de
Ravensbrück,
1 500 hommes sur les 3 500 au départ parviennent
dans ce camp.
Le 15 avril
À
Gardelegen, les Américains
découvrent quelques rares survivants dans une grange incendiée
volontairement par les SS.
Il y a 1 016 victimes
issues des camps de Dora et Neuengamme.
Bergen-Belsen
est libéré par les Anglais : 60 000
détenus hommes et femmes de toutes nationalités
y sont entassés, dont beaucoup ont été évacués
de Neuengamme. La mortalité
est énorme.
Le Camp de prisonniers de guerre de Sanbostel
( stalag XB ) devientà partir du 13 avril 1945
le lieu de destination de convois de déportés évacués
de Neuengamme et de divers Kommandos.
À la Libération le
29 avril, les morts
sont innombrables : 2 781 corps non identifiés.
Le camp de Wobbelin
construit par des déportés de Neuengamme
est libéré le 2 mai 1945.
Plus de nourriture, épuisement total, très
nombreuses victimes.
Le
camp central de Neuengamme est évacué à
partir de la mi-avril.
Les archives du camp sont emportées
ou détruites.
Les déportés
sont transportés vers Lübeck et embarqués sur des
navires : le Cap Arcona
( 4 600 hommes ), le Thielbeck
( 2 800 hommes ), le Deutschland
( nombre inconnu ), l'Athen
( 2 800 hommes ).
Le 3 mai 1945
Ces
navires sont attaqués en baie de Neustadt par l'aviation anglaise
qui coule le Thielbeck, le Deutscland
et le Cap Arcona.
Il n'y a que 450 à
500 survivants.
Beaucoup de déportés sont morts encore
après leur délivrance, avant même
d'avoir pu quitter l'Allemagne.
Des détenus du camp de concentration de Neuengamme
et de ses kommandos, qui souvent n'ont pu être identifiés,
reposent dans plus de cinquante cimetières
de l'Allemagne du Nord.
J'étais sur le Cap Arcona et l'Athen
Après
une longue « marche de la mort »
de Bremen-Farge à Neuengamme, nous arrivons
au camp central. Partis à 500, nous ne sommes plus
que 80. Les camarades devenus impuissants à faire un pas de
plus ont été abattus sauvagement
par les SS en queue de colonne.
Hébergés dans le deuxième grand
bâtiment en briques nous connaissons enfin un peu de repos et un repas chaud.
Le travail avait cessé, déjà
l'évacuation du camp était en cours.
Malades et « mûselmann
»
en trains, d'autres colonnes à pied.
Je fis partie d'un des derniers convois, si ma mémoire
est exacte, aux environs du 24 ou 25 avril en direction de Lübeck.
À l'arrivée aux silos à grains,
tous descendus avec les cris et coups habituels,
nous fûmes transférés sur l'Athen
dans une cale du bateau qui, après
un certain temps, se mit en marche, se dirigeant pour nous, vers l'inconnu.
Remontés au jour, nous nous sommes retrouvés
au pied d'un escalier de coupé accolé à un immense
paquebot : le Cap Arcona
dont nous ignorions tout.
Une fois sur le pont, on
nous précipita par paquets à fond de cale
par des écoutilles.
Les cabines de luxe étaient occupées
par des SS et les gardes, celles des
entreponts par les kapos, puis des Polonais, des Belges, des
Français, des Grecs... où, malgré la promiscuité
chacun pouvait s'étendre ; cela nous le sûmes par la
suite.
La majorité des Russes se trouvait déjà
dans les fameuses cales à bananes, denrées que le Cap
Arcona ramenait de ses voyages en Amérique du
Sud.
Ces cales et d'autres encombrées de bancs,
chaises, d'une saleté repoussante furent pendant trois jours
notre espace de vie, sans manger ni boire, sans tinettes sans lumière.
L'unique robinet ne débitait que de l'eau de mer, ceux qui persistaient à en boire devenaient fous.
Les cadavres s'amoncelaient
partout ; une ou deux fois ils furent hissés
par l'écoutille.
Là, à fond de cale, je vécus
la plus grande désespérance
de toute ma
déportation. Pour la première fois mon moral
faiblit, je ne voyais guère d'issue.
Le troisième ou le quatrième jour,
nous n'avions plus la notion du temps,
un SS, la torche à la main, descend et nous inspecte. Au vu
de notre aspect physique sale, noir, il nous sort son vocabulaire
habituel et remonte l'échelle.
L'écoutille
se referme, puis au bout d'un certain temps se rouvre, une voix rauque :
« Les Français et les Belges
dehors ».
Rassemblant nos dernières forces, piétinant
les mains de ceux qui s'accrochent aux barreaux, nous parvenons à
la lumière du jour.
Sorti de cet enfer nous respirons à nouveau
un air pur.
Mis aussitôt en rang par cinq, nous formons
un bloc compact sur le pont.
À l'horizon, la terre, à nos côtés
à la sortie d'un escalier, un monceau
de cadavres.
Combien d'heures, sommes-nous restés exposés,
le ventre vide, grelottant
dans la bise froide de la Baltique ?
Pourquoi nous a-t-on sorti de cet univers de ténèbres ?
Pourquoi
cet ordre uniquement aux Français et aux Belges ?
Monnaie d'échange pour les SS, accord en
cours avec la mission Bernadotte
?
Demande de l'autorité SS à bord d'évacuer
le trop plein de détenus qui
succombent toujours plus nombreux, en raison des difficultés
de ravitaillement ?
Beaucoup de suppositions, pas encore de réponse
à ce jour.
Redescendue
le 30 avril sur l'Athen
qui s'était mis à couple du Cap
Arcona, la plus grande majorité de mes camarades
fut descendue dans les cales !
Avec la complicité de mon ancien kapo
de l'Arke Nord, grande gueule, mais
que personnellement je n'ai pas vu frapper un détenu, je pus
rester sur le pont avec d'autres qui s'y trouvaient déjà,
avec mon camarade Guy LEPAGE.
À l' abri sous un avant-pont ou blottis contre
le bastingage, avec un peu de ravitaillement, entendant parfois le
bruit du canon, nous attendions, conscients néanmoins que cela
ne pouvait plus durer.
Ce 3 mai, l'Athen
fait route vers la terre, le commandant ayant reçu l'ordre
de se rendre à Lübeck
pour prendre un autre chargement de détenus arrivés
au port.
Le temps est gris, lorsque vers midi des avions
font leur apparition dans le ciel. Ils sont reçus par un tir
de DCA de l'Athen et du
Thielbeck. Aussitôt
le pont est vidé, nous sommes descendus
en catastrophe dans les cales où nous retrouvons
nos camarades, la plupart avec leur couverture formant des hamacs,
accrochés aux planches de protection qui tapissent le flanc
du bateau.
Au début de l'après midi, les avions
reviennent, nous percevons les tirs de DCA, puis deux chocs sourds.
L'Athen
est touché mais poursuit lentement sa route, puis s'arrête.
Plus
de bruit, tout est silencieux. Nous attendons : que nous réserve
le destin?
Si ma mémoire est fidèle après
une longue attente, un premier Russe monte l'échelle en fer
et avec mille précautions soulève l'écoutille,
un autre le suit, quelques mots en russe, puis un
mot magique en allemand Fertig
( fini ) fut une ruée vers cette échelle et petit à
petit hissant les plus faibles nous voici à nouveau sur le
pont.
Plus de SS, plus de gardes, plus de kapos.
Nous nous dirigeons vers l'embarcadère en bois auquel notre bateau a accosté.
Le long de la jetée en terre, des engins militaires approchent,
moments d'hésitation... Est-ce que ce sont des unités
du Volkssturm, la jeunesse
hitlérienne ?
Cris de joies, nous distinguons
les casques plats typiquement britisch. Enfin la Délivrance
!
Le
20 mai 1945, nous ne sommes plus
qu'une vingtaine de rescapés tenant debout. Retrouvés
par un lieutenant français nous sommes rapatriés par
GMC en Hollande, puis par train jusqu'en France.
Neustadt 3 mai 2000
Mesdames,
Messieurs, Chers camarades,
Comme
les morts sont muets il nous faut, nous derniers
témoins survivants de la terreur nazie,
transmettre aux générations futures ce que fut notre
calvaire dans cette inhumanité et pour que nos souvenirs douloureux
deviennent mémoire, pour que notre message soit
encore et toujours perçu par les générations
futures, nous voici à nouveau, rescapés, familles, amis,
réunis sur les lieux où il y a 55 ans se déroula
une des plus grandes tragédies méconnues de l'Histoire
Camarades de toutes nations,
souvenez-vous !
Alors que les troupes anglaises, américaines
et soviétiques se lançaient à l'assaut de ce
bastion de l'Allemagne du Nord encore inoccupé, se mettaient
en route de lamentables colonnes de détenus dans
les « marches de la mort », jalonnant
de cadavres le bord des routes, pauvres hères traqués,
abattus hâtivement par les SS.
D'autres camarades étaient
systématiquement assassinés dans les camps et prisons.
Selon les ordres de Himmler aucun détenu
ne devait tomber vivant aux mains des Alliés.
L'hydre
concentrationnaire avait bien planifié notre disparition...!
Devant
l'avance des Alliés, se posait la grande question :
où aller avec tous ces détenus ? Plus de
place dans le Schleswig-Holstein.
Tel qu'il ressort du procès du Curiohaus,
il semble qu'à l'origine on ne pensait pas aux bateaux. Mais
l'ordre d'évacuation émanant du comte
Bassewitz-Behr aux autorités SS et au chef de la
police, retransmis à Pauly,
commandant du camp, suivi de la réquisition des
bateaux, sans possibilité de ravitaillement, ni d'évacuation
par mer, scellait notre destin.
Nul
ne pouvait contester notre anéantissement voulu...!
À
partir du 19 avril 1945, les premiers transports sont arrivés
dans le port de Lübeck en
wagons de marchandises, certains restant parqués dans les wagons.
En queue des rames les malades sans soins,
sans manger ni boire, crient, délirent pendant que
les SS festoient à proximité avec nos colis de la Croix-Rouge, et caisse de cognac. Orgies en compagnie d'auxiliaires féminines
des transmissions, alors qu'une scène tragique se déroule
à quelques pas : un malade rassemble ses dernières forces,
rampe hors du wagon et s'effondre sur le quai. Le SS Kierstein
accourt et, à un mètre, le tue d'un coup de pistolet
; un autre SS le roule avec ses pieds par-dessus bord ; une tache
blafarde, un corps tordu sombre dans l'eau.
Sont réquisitionnés quatre bateaux
dont trois destinés à l'embarquement des détenus.
Le Cap Arcona amarré
au large, moteurs avariés, le Deutschland
en cours de transformation en navire hôpital, le Thielbeck
en réparation, dirigé sur ordre de Kaufmann
dans le port, et l'Athen
en réparation, mais apte à naviguer.
Les détenus arrivent de Neuengamme
en trains et à pied. On estime qu'environ 10 000
personnes ont afflué vers le port de Lübeck et que des
centaines sont mortes sur place, enterrées dans
une fosse commune de la ville.
Le 20 avril,
2 600 détenus et 200 gardes SS furent embarqués
sur le Thielbeck resté à
quai jusqu'au 1er mai.
Dans les cales de l'Elmenhorst,
immobilisé dans le port depuis quelques jours, plusieurs centaines
de détenus du camp central, privés de nourriture et
d'eau, comme sur le Thielbeck,
pataugent dans les excréments, les morts servant de tapis aux
vivants.
À couple de l'Elmenhorst,
l'Athen.
Avant l'embarquement sur le Cap
Arcona, arriva de Neustadt
une barcasse avec des SS sous le commandement de l'adjudant
Kierstein. Le navire fut rendu inutilisable. Toutes les
bouées de sauvetage enlevées de leurs emplacements et
entassées dans un réduit avec les gilets de sauvetage.
Les bancs et tables qui auraient pu servir de flotteurs, cachés
et arrimés à fond de cale. Les tuyaux d'incendie déroulés
sur 15 à 20 mètres sectionnés et ré-enroulés.
Alors seulement commença l'embarquement.
L'extermination
était bien prévue
Le
20 avril, 2 300 détenus
de Neuengamme et 280 gardes SS et soldats de la marine
montent sur l'Athen pour être transférés
sur le Cap Arcona, mais
sont refoulés par le capitaine Bertram.
Ils font demi-tour vers Lübeck
dont les quais sont de plus en plus surpeuplés de détenus
affamés et malades. Devant la menace d'être fusillé
sur place le capitaine obtempère : ainsi commence le chargement
progressif des détenus sur le paquebot,
le transport étant assuré par l'Athen
qui ramène les morts entassés sur le pont.
Le 28 avril,
environ 5 000 détenus se trouvaient
à bord avec 500 gardes et 70 hommes d'équipage.
Le 28 avril,
environ 300 détenus francophones sont
descendus du Cap Arcona
et se retrouvent sur l'Athen.
Chance, destin, je fus parmi eux !
Le 1er mai, le
Thielbeck entre dans l'embouchure
de la Trave à l'aide de
deux remorqueurs, et jette l'ancre non loin du Cap
Arcona. Ce même jour on
apprend le suicide de Hitler ;
la nouvelle se répand très vite sur les bateaux ; un
immense espoir nous soulève.
Ce 1er mai, 205
détenus, faisant partie d'un dernier transport en
provenance du camp de Dora-Mittelbaü,
montent à bord du Cap Arcona,
où ils sont enfermés dans le local à bagages.
Le même jour, grâce à l'activité
de la Croix-Rouge suédoise
dirigée par le Docteur Arnoldsson,
250 détenus venant de l'Elmenhorst
sont évacués vers la Suède
sur le Lillie-Mattheisen
et le Magdalena.
Le
2 mai, 20 jeunes femmes SS montent à bord du Cap
Arcona, elles répandent la nouvelle de l'occupation
imminente de Lübeck par les
Anglais.
Ce 2 mai au soir, la reconnaissance
britannique découvre en fin d'après-midi deux
convois militaires partant de Neustadt
; dix destroyers, des sous-marins, des bateaux d'escorte et transports de troupes en font
partie.
Dans la nuit du 2 au 3 mai,
des mouvements de bateaux sont toujours observés dans la baie.
Au lever du jour, SS et Jeunesse hitlérienne
assassinent sur la plage plus de 200 détenus, hommes, femmes
et enfants du camp de Stutthof. Dans la baie tout est calme
en cette matinée.
L'ultime
tragédie
Après
l'hommage solennel que nous venons de rendre à
plus de 7 000 des nôtres disparus une heure avant la Libération,
nous nous souvenons encore.
Dans
notre survie nous n'avons pas été libérés
de ces instants, nous nous souvenons dans
nos têtes, dans nos cauchemars, de cette période,
et, plus nous nous en éloignons, plus nous revenons sur ce
passé, plus nous considérons
comme un devoir de le restituer à nos descendants.
Avec nous, anciens martyrs, sont rassemblés
les survivants d'autres nations, les représentants
d'opposants et résistants allemands qui ont tenté,
au sacrifice de leur vie et privés de toute aide extérieure,
d'alerter l'opinion.
Nous saluons Madame SIMONIS,
Ministre Présidente du Land de Schleswig-Holstein,
Monsieur WEBER, représentant
de la ville de Neustadt, et toutes
les autorités locales et amies. Leur engagement à nos
côtés, pour la démocratie est d'autant plus important
que la lutte contre le négationnisme,
la lutte pour une vraie liberté et fraternité est toujours
notre devoir à tous.
Fidèle
à notre devise « N'oublions jamais »
le 37014,
Lucien HIRTH
Mémorial
de Neuengamme
Bronze représentant l'agonie du déporté
oeuvre de Françoise SALMON, rescapée d'Auschwitz
|
|
Lucien
Hirth photographié à Reims en janvier 2005 dans le local
de la délégation marnaise des Amis de la Fondation pour
la Mémoire de la Déportation
Lucien
Hirth accompagné de Jeanne-Andrée Paté, ancienne
déportée à Ravensbrück, et du colonel Louis
Carrière, ancien déporté à Mauthausen,
témoigne devant les élèves du lycée Clemenceau
de Reims, dans le cadre de la préparation du Concours de la
résistance et de la déportation, le 26 février
2005 .
Ce passé qui ne veut pas passer
Nos
enfants sont hantés par le passé concentrationnaire des parents qu'ils devinent mais ne connaissent pas.
Comment
le pourraient-ils ? Les déportés sont des êtres doubles. Ils appartiennent en même temps
au monde des morts dont ils sont
revenus et à celui des vivants où ils se trouvent aujourd'hui.
De
ces enfants, certains ont hérité des terreurs du passé sans avoir connu l'épisode
traumatique lui-même.
La
société française et la République elle-même préfèrent ignorer la déportation
et les déportés.
On
en reparle un peu depuis le début des années 80 au fur
et à mesure que les derniers survivants meurent et que leurs
petits-enfants, la troisième génération, deviennent
adolescents.
Résistance
De
cette grande époque que fut la résistance demeurent
quelques témoins qui s'efforcent de conserver intact ce passé.
Faite d'engagements multiples (
réseaux, maquis, formations paramilitaires, services de renseignements,
actes isolés ), la résistance fut le creuset
insufflé par le patriotisme de nos parents et dont
les instituteurs furent aussi les fervents instigateurs.
Nous sommes aussi, vu notre âge à l'époque,
l'image de la génération actuelle, un peu frondeurs,
et là, nous trouvons un exutoire à nos débordements,
sans toutefois en mesurer les conséquences, mais, très
vite confrontés aux dures réalités.
Juin
1940 : l'annexion de l'Alsace est brutale,
les lois allemandes entrent en vigueur immédiatement. Tout
ce qui peut rappeler la France doit disparaître (du
béret aux couronnes mortuaires dans les cimetières)
Pour moi commence un long cheminement.
Encouragé par mon père qui a eu maille
à partir avec les Uhlans en 1914-1918, je
quitte l'Alsace en 1940,
sans trop grande difficulté ; les représailles ne viendront
que plus tard.
Le franchissement de la
frontière suisse par le plateau de Mäiche ne
pose pas de difficultés majeures. Interné,
mais sans subside notoire ; je suis indésirable.
Il me faut rentrer en France ; on me désigne un point frontière
qui me livre aux Allemands, je refuse. Après une nouvelle tentative,
je suis rapatrié par Annemasse.
Commence alors une errance,
je n'ai pas encore 17 ans, un bien maigre pécule.
Travail saisonnier pour une régularisation des papiers ; déplacement
dans différentes régions ; la milice veille.
Début 1942,
j'apprends par une filière ( trouvée par mon père
) mon appel pour le service sous les drapeaux en Alsace. Je deviens déserteur, avec toutes
les conséquences qui en découlent.
1943 : recensé, je suis appelé au Service
national dans les chantiers de Jeunesse. Par faveur ou
en tant qu'Alsacien, je suis affecté au groupement Jeunesse
et Montagne, une organisation paramilitaire qui réussit
malgré l'occupation à redonner aux jeunes le goût
de l'effort, de la lutte, du risque, de la liberté et à
recenser aussi les hommes pouvant être disponibles à
un moment donné.
Réparties
en groupements, des sections sont
stationnées en haute montagne.
À l'image des chasseurs alpins dont nous
avons l'uniforme sans les parements jaunes : on nous appelait les " Bleus ".
Nous étions chargés de la production
de charbon de bois, de forestage, mais aussi de formation militaire
clandestine, d'aide aux maquis particulièrement actifs dans
les Hautes Alpes. Les attaques souvent simulées des maquisards
permettaient leur habillement, mais principalement leur ravitaillement.
Très vite et à ma surprise je suis
affecté au PC de Gap, au
service du
colonel DE MONTMARIN, chef de Centre.
La nuit, je suis toujours d'alerte. Logé
à côté de son bureau, chargé de lui communiquer
toutes les informations qui proviennent des sections, parfois même
par les postières de service de nuit.
Mon poste me permet aussi de répondre à
certaines sollicitations de la part
de camarades désignés pour aller travailler en usines.
Des nuits passées aux répétitions
d'une nouvelle identité
vierge, à la confection
d'une carte...
Lors d'un séjour en infirmerie, je
prodigue des soins à des résistants blessés,
sur sollicitation de l'aspirant major à peine plus âgé
que moi.
Quête de renseignements en gare de Gap sur les déplacements
de troupes.
À l'origine, l'occupation
italienne dans cette région ne nous traumatisait
pas outre mesure, mais renforcée par les Allemands, elle s'est
durcie. Des placards bien en évidence nous rappellent les sanctions de mort pour ceux qui portent secours aux réfractaires.
Les arrestations deviennent plus
nombreuses. La hantise d'une dénonciation nous gagne parfois.
Se doutant de notre activité dans la région, les Allemands exigent l'évacuation
immédiate de la région de Gap. Nous nous
replions par le col Bayard et la route Napoléon sur Grenoble
où siège notre quartier général ( rue
Cornély Gémon )
Dans cette ville je ne reste pas longtemps inactif.
Je suis chargé avec un autre volontaire de surveiller
les mouvements ennemis, entrées et sorties du dépôt
de l'ex-6ème BCA et parc d'artillerie de montagne où
l'ennemi a ses véhicules. Je passe des journées entières,
planqué derrière des volets fermés. Mon collègue
transmet les renseignements à un membre de la résistance
dont nous ne connaissons pas le nom.
Un
soir, il m'annonce : « Ce
soir nous ne passerons pas la nuit ici ».
Au lever du jour, les Allemands fouillent toutes
les maisons situées le long de la voie ferrée en face
du dépôt.
Quelques jours après, je
suis arrêté par le SD, Service de Sécurité
appelé aussi « Colliers
de chien ». Le premier contact fut rude.
Transféré
en cellule dans la caserne Curial à Chambéry,
je réussis à l'aide de mon allemand, à les berner.
Ils ne savent pas qui je suis, car j'ai aussi une fausse identité.
Un soir, le garde de nuit me confie : « Hirth,
demain libre ».
Le lendemain je suis transféré au Fort
Montluc à Lyon, puis ce sera Compiègne et la déportation.
Après guerre, je sus que mes camarades-contacts
travaillaient pour l'Organisation de Résistance
de l'Armée ( ORA ). À ma connaissance aucun n'a sollicité une homologation ;
nous n'avions fait que notre devoir.
Déportation vers l'Allemagne
Transport du 15 juillet 1944
Après
les cellules de la caserne Curial à Chambéry, le fort Montluc à Lyon, Royallieu près
de Compiègne fut pour nous un havre de paix. Mais depuis quelques
jours, le bruit d'un départ imminent court dans le camp. C'est
pour demain " 14 juillet ".
Une manifestation se forme dans les allées : NON nous ne partirons pas le
jour de la Fête nationale. Pourparlers et
discussions avec les autorités françaises du camp. Ces
dernières exigent la rentrée immédiate dans les
blocks. Nous obtempérons. Aussitôt soldats en armes
et chiens sont déployés au bout de chaque allée.
La soirée se passe, mais le 15 juillet dans la matinée, appel, tri, mise
à l'écart, fouille
minutieuse et le soir, pour la première fois et
définitivement en rang par cinq,
la colonne se met en marche, solidement encadrée par des SS.
Nous traversons Compiègne. Sur le parcours
les volets des maisons sont fermés. Une ouverture, le geste
d'un habitant provoque un tir de mitraillette.
Parfois on entend quelques cris d'une connaissance qui reconnaît
un des
siens dans le convoi.
Arrivés en gare nous sommes attendus par
d'autres SS. Ce fut le début du vrai cauchemar.
Jetés
par paquets, à coups de crosse, de pieds et de poings, à
raison de 100 dans les wagons portant
la mention " Hommes 40 - chevaux
8 ".
Un des premiers d'une nouvelle centaine, je me précipite
dans l'angle du wagon sous le volet d'aération bardé
de barbelés. Cela me sauvera
certainement la vie. Le train se met en marche, les cheminots de la
gare nous font un dernier geste d'adieu.
Nous allons rouler pendant
trois jours à travers différentes régions.
Premier arrêt en gare
de Metz, l'équipe de SS change, d'autres nous
prennent en charge, mais auparavant opèrent une fouille
minutieuse pour éviter toute évasion. Deux
wagons après le nôtre, le loquet de fermeture
présente des traces suspectes d'entailles. Le SS exige immédiatement
le
responsable, personne ne bouge. Il désigne
10 détenus qui seront fusillés
sur place. L'auteur se dénonce, il est abattu. Son
corps est chargé dans le wagon vide, le compte y sera à
l'arrivée.
Les
99 autres sont répartis dans les deux wagons encadrant celui
devenu vide. Ces camarades souffriront le martyr durant le reste du
parcours.
Les forts en géographie précisent que nous nous dirigeons
vers l'Allemagne du Sud ; au matin contrairement, c'est vers le Nord !
Voilà le troisième
jour que nous roulons sans manger ni boire. La nuit nous
sommes transis, le jour la chaleur est étouffante. Au milieu
du wagon un seau en guise de tinette, qui ne sera vidé qu'une
seule fois.
L'odeur est pestilentielle, les malaises se multiplient. Cette promiscuité engendre des bagarres.
Lors d'un arrêt dans une gare allemande nous hurlons pour avoir un peu d'eau. Au bout de quelque
temps, oh ! Miracle, un fenwick s'approche de
notre wagon et par l'ouverture d'aération projette, avec un
tuyau, de l'eau dans le wagon.
J'avais enlevé et présenté
mes grosses chaussures de montagne, pour les remplir de cette eau
miraculeuse que nous avons dégustée, comme
aucune autre, avec mon voisin.
Beaucoup ne verront pas
le 18 juillet, le train
marque un dernier arrêt,
il fait noir.
En Allemagne du Nord
un grand camp de concentration méconnu :
Neuengamme
En décembre 1938, la SS transféra
un kommando extérieur du camp de concentration de Sachsenhausen,
fort d'une centaine de détenus allemands, à Hambourg-Neuengamme,
dans une briqueterie désaffectée depuis des années ; ces détenus devaient construire
un nouveau camp de concentration.
Au début de l'été 1940, Neuengamme
devint un camp autonome.
Les détenus, dont le nombre atteignit rapidement
plusieurs milliers, travaillaient à la construction du camp,
la briqueterie ainsi qu'à la régulation
de la Dove-Elbe ( bras de l'Elbe ), au creusement d'un
canal de raccordement et à l'extraction de la glaise.
Beaucoup de détenus
moururent épuisés physiquement : la
faim, les maladies et les mauvais traitements exercés par les
SS.
Tout au long de la guerre, la Gestapo et le service
de sécurité de la SS déportèrent
des dizaines de milliers de personnes originaires de tous
les pays occupés par les Allemands.
Le
motif des arrestations était le plus souvent la résistance
à l'occupation, le soulèvement contre le travail obligatoire
en Allemagne ou la persécution pour raisons raciales.
À partir de 1942, les déportés furent astreints
à la production d'armement, d'abord à l'intérieur
même du camp, ensuite dans des usines extérieures qui
en faisaient la demande.
C'est
ainsi que dans les dernières années de la guerre se
créèrent des kommandos sur tout le territoire de l'Allemagne du Nord ( plus de 80 dont plus
de 20 réservés aux femmes ).
Les conditions de vie et
de travail dans le camp même et dans les kommandos extérieurs
étaient fatales à leurs occupants : vêtements
légers ; insuffisance de nourriture ; manque
de soins médicaux ; conditions d'hygiène catastrophiques ; mauvais
traitements infligés par les SS et leurs hommes de main ( Blockältester, stubendients, kapos, vorarbeiter ) provoquaient
la mort de nombreux détenus.
Plusieurs milliers furent
pendus, fusillés, gazés, tués par injections
mortelles.
Au
total, on peut estimer que 55 000 détenus sur les 106 000 que comptait
le camp de Neuengamme perdirent la VIE,
dont plus de 7 000 Françaises
et Français sur les 11 500
déportés à Neuengamme.
À partir de mars
1945 et jusqu'en mai 1945, la poussée des Alliés
provoque la fermeture et l'évacuation
des camps par les SS.
- Blockältester : détenu désigné par les SS et chargé de
diriger un block avec ses auxiliaires.
- Stubendient : homme de chambrée, adjoint au Blockältester.
- Kapo : détenu surveillant un kommando de travail.
- Vorarbeiter : détenu désigné chef d'équipe,
adjoint du kapo.
Tous
étaient des auxiliaires zélés
des SS et capables des pires cruautés pour conserver
leurs privilèges.
Ils étaient presque tous des droits
communs.
Camp-mémorial
de Neuengamme
En
1995, un tronçon de voie ferrée a été
réinstallé...
...
et un wagon à bestiaux comme celui qui servait
au transport des déportés a été mis en
place
L'entrée en Enfer
Dans
la nuit noire, le convoi de wagons est refoulé sur une voie
de garage.
Où étions-nous?
Était-ce le terme de notre long, douloureux
et pénible voyage ?
Des camarades, beaucoup encore inconnus, râlaient,
assoiffés, enfermés
depuis le départ de Compiègne le
15 juillet 1944 dans ces cercueils
ambulants qu'étaient devenus nos wagons.
D'un coup, les portes s'ouvrent, des cris que nous entendrons des milliers
de fois SCHNELL RAUS vociférés par des déchaînés en habits rayés munis
de matraque, pas avares de coups.
Les SS sont là aussi pour nous accueillir.
La descente du wagon s'effectue à coups
de crosse de fusil et de matraque.
Nous entrons en Enfer.
La
place d'appel du camp
( Panneau d'information du Camp-mémorial de Neuengamme )
Parqués
sur un semblant de quai caillouteux nous sommes alignés
en rang par cinq, puis dirigés sur un vaste enclos
toujours sous les hurlements des SS excitant
leurs chiens.
À proximité, derrière le grillage,
des hommes, en rayé, nous font signe de manger nos maigres
provisions. Beaucoup n'ont pas faim. Sans eau depuis Compiègne, nous mourons de soif. Certains
ont bu leur urine, d'autres ont atteint le stade de la folie ;
il a fallu les maîtriser.
Par
des allées, longeant des baraques nous sommes enfournés dans le sous-sol d'une grande construction en briques.
Parqués dans cette cave au sol terreux, ce fut l'attente. On supputait tout,
on ne savait rien !
Nous attendions, inquiets néanmoins du sort
qui nous attendait.
Après une longue attente, la porte s'ouvre,
entrent un SS et quelques hommes en cette tenue rayée, portant
des bancs qui furent installés par-devant nous. Les rayés
firent signe au premier rang de s'avancer, quelques-uns s'exécutèrent
et là horreur : tondus à
zéro. Derrière, nous étions horrifiés,
ce ne fut que le commencement !
Ces autres Français : les « Proéminents »
C'est
à ce moment qu'un homme sortit de notre
groupe et se dirigea vers le SS toujours accoudé
à la porte, et engagea avec lui une
conversation.
Le soldat après un court instant revint avec
un gradé.
Nouvelle conversation et peu après, arrivée
de deux autres SS.
Ensuite ce même détenu lance un appel à certains de notre groupe. Timidement
les uns après les autres, ces personnages
s'avancent, certains appelant leurs connaissances ou amis.
Tous ces hommes, politiques,
fonctionnaires, préfets, sous-préfets, chefs de cabinet,
militaires, notables, religieux et autres se regroupent vers la sortie.
Vers la fin, il appelle un homme se tenant à
mes côtés : ce dernier, un préfet,
refuse de les rejoindre.
Il l'interpelle à nouveau en ces termes: « Nous ne faisons pas partie de
ces Français ».
Réponse de ce préfet: « Si,
moi j'en fais partie et je reste avec eux ».
Ils
furent appelés, les " PROÉMINENTS " de l'allemand prominenten ( personnalités,
célébrités ).
Ces 368 notables, un sort
spécial les attend.
Bien qu'immatriculés, ils
ne seront pas dépouillés de leurs vêtements
et de leurs objets personnels. Mais, isolés
dans deux baraques spéciales du camp à proximité
de l'infirmerie, leur détention sera
douce.
Leurs journées s'organiseront autour d'exposés, conférences, organisation
de divertissements.
Pas de travaux.
Ils ne connurent jamais les appels sous la pluie, la neige et le froid.
Seul leur régime alimentaire sera celui des autres détenus.
Deux ou trois furent libérés, quelques-uns
moururent de maladies.
Le 12 avril,
ces 358 personnalités furent évacuées en direction de Flossenbürg,
y arrivèrent le 14, pour
être ensuite dirigées sur Theresiensstadt.
De
ce convoi du 15 juillet cinq préfets
partagèrent nos angoisses, notre faim, nos espérances
aussi :
BONNEFOY et BUSSIÈRES périrent
dans la baie de Lübeck.
DEMANGE et MOREAU survécurent.
Mais je vois toujours DUPIECH,
sa démarche ample sur le chantier de
Farge, j'entends encore sa voix rocailleuse encourager
les désespérés que nous étions par moments.
Disparu dans une marche de la mort ou noyé dans la baie de Lübeck, je ne
l'ai plus jamais revu.
Le détenu Hirth devient pour l'éternité le 37014
Puis en route dans un baraquement en bois où nous devons remettre toutes nos affaires,
objets, bagues, montres, vêtements, chaussures, le tout enfermé
dans un sac avec nos noms. Quelle ironie nous ne les reverrons jamais
!
Nus, nous passons
dans une autre salle où l'on nous rase
tout le système
pileux, couché sur une planche à claire voie,
jambes écartées, travail
effectué par des détenus de toutes nationalités.
Puis douche alternativement bouillante et
froide, sans savon, ni serviette. Après une désinfection,
le
corps est badigeonné entièrement
d'un liquide jaunâtre très piquant, enfin
humiliation extrême la fouille anale où certains ont caché une bague, une
alliance.
Nous
formons un long cortège de mannequins
nus qui est ensuite dirigé sur une autre baraque
où nous sont distribués, sans distinction de taille,
un léger costume rayé,
une chemise, un caleçon court, deux morceaux de tissus remplaçant
les chaussettes et une paire de claquettes maintenue au
pied par une ficelle.
Ensuite nous entrons dans un autre block où d'autres détenus assis derrière
des machines à écrire nous attendent.
Un SS debout sur une table nous souhaite la bienvenue, la schlague à la main. :
« Ennemis
du peuple allemand vous devez travailler dur.
Ici vous êtes entrés par la porte, vous n'en sortirez
que par la cheminée ».
Suit
une interrogation : état
civil complet, profession, domicile, parents, etc. Cela dure une bonne
partie de la nuit.
Le
détenu HIRTH a vécu, il
devait devenir pour l'éternité le 37014.
Triangle
rouge avec la lettre « F " »,
certains auront par la suite une plaque métallique immatriculée,
pendue autour du cou.
Enfin, nous prenons la direction d'un autre block où nous attendent des
Kapos trique à la
main. Des rangées de trois châlits,
des paillasses infectes, une
couverture pour trois. Nous devons nous coucher tout habillés, trois par lit, la couverture ne
sert à rien. Cette nuit sera d'ailleurs très courte.
Le jour n'est pas encore levé qu'il
faut sortir du lit, vite, sous les coups et
les hurlements des kapos, pour se rendre aux lavabos.
Peu de robinets, pas de savon ni de serviette. À coté
les latrines, une planche percée sur une fosse, une puanteur
!
Pour
petit déjeuner un quart de liquide
dénommé café, infect et bouillant,
qu'il faut boire très vite, car il n'y a pas assez de récipients
pour tous.
Ensuite, course jusqu'à
la place d'appel. Nous
devons nous ranger dans un ordre impeccable, apprendre à marcher
au pas en faisant claquer le béret sur la cuisse. Des heures
à faire cette manuvre et apprendre
notre numéro matricule en allemand, sinon les coups
pleuvent.
Dans quelques jours, ce sera pour la majorité
d'entre nous le transport vers
un kommando de travail. Pour moi, ce sera Bremen-Farge où nous
participons à la construction d'une usine bétonnée
destinée à l'assemblage
à la chaîne de nouveaux sous-marins
type XXI.
11 000 à 12 000 travailleront
dans cet enfer.
4 000 ouvriers,
travailleurs du service obligatoire, prisonniers de guerre, travailleurs
des pays de l'Est et surtout déportés y
laisseront leur vie.
Ce sera l'enfer journellement, mais nous
restons animés d'une farouche volonté de survivre.
Une journée ordinaire à Farge
Témoignage sur les conditions de vie
dans un des 56 Kommandos de Neuengamme
L'entrée
du camp-kommando de Farge, le 18 août 1944
Au
premier plan, la voie ferrée étroite et à gauche,
la baraque des gardiens ou logement des SS.
Au second plan, à côté du pylone
d'alimentation électrique, un soldat de l'artillerie de marine,
carabine à l'épaule, les deux poteaux de la porte d'entrée,
les clôtures de barbelés et la station de pompage d'eau
( à droite ).
À l'arrière plan, les cuisines.
Auf
Stehen ! Hurlement d'un chef de block ou d'un kapo du bunker où nous dormons ( plus d'un millier
d'hommes dans un réservoir souterrain ) sur des paillasses
humides et douteuses, entassés les uns contre les autres, mélangés ( 14 nationalités ), fatigués, affamés, désaxés et automatisés par cette
atmosphère de folie permanente qui nous entoure et nous précipite
de force dans ce, je ne sais quoi, qu'on appellera après la
Libération La vie à Farge.
C'est le début d'une
journée ordinaire.
Quelle heure est-il ? 4 heures ?
5 heures ? Personne ne s'en inquiète. Il
n'y a ni montre, ni heure ici. Que
des corps maigres, gelés et nus ( Allemands, Polonais, Russes, Grecs... ) qui doivent sous les coups
de schlagues et au milieu des cris et des insultes se précipiter
vers les quelques points d'eau. En tous cas les Français
passeront les derniers. En une minute ( pas plus ), sans savon, sans
serviette,
la toilette doit être terminée, puis, si on a de la chance,
on peut avoir accès aux tinettes...
Schnell, schnell, plus vite, plus
vite, car quelqu'un crie kafé.
Oui, on entend le bruit métallique des bouteillons qu'on apporte.
Notre gamelle rouillée à la main, chacun rejoint son
block pour la queue. Au bunker il y a quatre blocks de 300 hommes
environ chacun. Je suis au block 1.
Les Polonais font la distribution des tranches
noires, appelées pain, des morceaux insignifiants
de margarine et enfin de cette eau tiède
et jaunie au marron d'Inde qu'on appelle café. Tout
est dévoré et bu rapidement,
d'abord à cause des voleurs affamés qui rôdent
autour de nous comme
des loups, mais aussi à cause des hurlements qui annoncent
déjà le départ pour l'appel.
C'est le chef du bunker qui crie entre deux
coups de sifflets lugubres Alles Raus,
Tous dehors !
Plan
de la cuve à carburant
où étaient parqués 900 à 1 200 détenus
Plan
des " Wohnbunkers KZ Farge "
nachgezeichnet einer Skizze vom 23.08.1999 von Lucien HIRTH,
Häftlingsnummer 37014, aus Reims / Frankreich, Häftling
seit 18.07.1944
Le bunker étant relié à l'extérieur par des escaliers
de bois ; c'est comme une cavalcade : bruit de nos claquettes
(semelles de bois qui nous servent de chaussures ) sur les marches
( 2 étages ).
Il faut
faire vite, non seulement, pour échapper aux coups
de goumis qui s'abattent sur les têtes, mais surtout pour éviter
la fouille, car nous avons glissé sous nos pyjamas le précieux papier qui nous protègera
du froid pendant toute cette longue journée qui
commence.
Le Bunker « Valentin » où travaillaient
les déportés
du Kommando de Brême-Farge
Enfin
dehors. Il fait nuit. Il fait froid. Les projecteurs blafards donnent
aux habits rayés des allures de fantômes. Mais ici, il
n'y a pas de temps pour le rêve et la réflexion. Tout
est devenu automatique.
Vite en rang par cinq et par kommando : 50
coups de schlague à celui qui ne retourne pas dans
les rangs de son kommando de la veille.
C'est la place d'appel. Ils veulent nous compter. Nous sommes poussés, bousculés.
Beaucoup tombent, jeunes ou vieux. Il n'y
a pas d'âge ici, nous marchons tous si mal avec ces
claquettes ! Bref nous sommes par cinq. Les petits devant, les grands
derrière.
Nous attendons. Silence... ils arrivent...
Des bottes crissent sur le sable. Des
curs s'arrêtent de battre pour écouter
et aussi par peur de voir ces yeux terribles, les yeux de ceux qu'on
appelle les SS.
Ils passent et comptent.
Repassent et recomptent. Ceci plusieurs fois. Je les oublie. Il fait froid. Il fait faim. Mais,
n'y pensons pas trop. Enfin c'est le départ. Le jour va venir.
En rang par cinq et au pas, nous franchissons la
porte du camp. Il ne faut surtout pas balancer
les bras. C'est interdit l Mutzen
Ab ! Enlevez les calots.
Il faut saluer les officiers SS (tête de mort
sur leurs casquettes.)
Dès la sortie, notre escorte change car on
peut voir les écussons jaunes de
la Kriegsmarine sur leurs uniformes.
Nous marchons un peu, puis arrivons devant les
wagonnets à sable. Nous y grimpons environ 30
par wagon. Et voici plusieurs petits trains emportant à
l'aube la garnison de rayés partant au travail. En plus de
la fatigue et du
froid s'ajoutent l'inconfort des chaos, la promiscuité et les
coups.
Heureusement ce voyage matinal ne dure pas trop.
Dès l'arrêt tous courent se mettre en rang par cinq.
Il fait jour et l'on peut distinguer cette
maudite base : masse énorme et fantomatique entourée
de grues, d'échafaudages, de murs en fer, d'escaliers, d'échelles
et de tuyaux.
Nous approchons et le bruit sourd des bétonneuses
nous annonce déjà le calvaire
de la journée.
Notre kommando « Zement
Kolon » ou Colonne Ciment,
environ une centaine de guignols silencieux, tristes et gelés
se séparent par groupes de six. Nous sommes six
par wagon à décharger. J'ai de la chance,
car nous sommes quatre Français et deux Russes dans mon équipe.
Le kapo n'a qu'un mot à la bouche Loss ! Vite ! Ici comme dans les autres kommandos, c'est la course.
Le malheur à la « Zement
Kolon », c'est que chaque
sac pèse 50 kg et on comprend vite pourquoi il faut
courir.
Un vorarbeiter par wagon et chaque vorarbeiter veut terminer son wagon le premier. Voilà pourquoi à
toute vitesse les sacs sont transportés des wagons aux hangars.
Il faut marcher ( essayer de ne pas tomber ) sur
des planches qui vacillent et plient à notre passage. La sueur
perle vite sur les visages et la cadence doit
continuer : charger, porter, marcher, courir, arrêter, décharger,
repartir. Attention : la planche en déséquilibre.
Attention : le kapo qui regarde.
Mes yeux vont de droite à gauche, de haut
en bas. Sans arrêt, je suis sur
le qui vive et il faut le reprendre ce sac : le charger,
le porter, marcher, courir, attention à la marche, attention
le sac glisse, il faut le retenir... ne pas
le laisser tomber... jamais, car c'est du sabotage et... 25 coups
de schlague ! Enfin, j'arrive, décharge, ouf
! Je repars... ainsi de suite... la tête ne suit plus... le
corps est une machine... est-ce vrai tout cela ? ...
Ne pensons pas. Pourtant
il faut tenir, continuer dans cette chaîne de folie.
La sueur se mélange au ciment. Nous sommes blancs comme des
plâtriers mais notre allure me fait penser à des boulangers...
quelle folie ! Ici la farine c'est du ciment ( Portland de Norvège
), et quand je me mouche dans mes doigts ( personne n'a de mouchoir )
j'obtiens du mortier.
Le travail avance et le wagon est presque vide.
Je pense que nous sommes
en avance sur les autres. Quelle chance, on va pouvoir se reposer... Il faut toujours espérer quelque chose. Oui nous avons fini notre wagon, mais aussitôt le kapo ordonne de balayer le hangar. Il y a du ciment partout et des sacs
se sont déchirés ou échappés par les porteurs.
Vite balais et pelles sont déjà en action. Pas une minute
de répit, mais la soupe devrait venir. Nous avons déjà
fait deux gros tas de ciment en vrac. C'est drôle le ciment
se répand comme de l'huile et nous glissons souvent dessus.
Quel nuage !
Une sirène mugit : c'est
la soupe... En rang par cinq nous attendons l'arrivée
du bouteillon. Ça y est. Un polak va distribuer comme d'habitude.
Il ouvre le bouteillon fumant. Ça sent le chou et surtout le
cumin. Je vérifie ma gamelle toujours pendue à mon fil
de fer qui me sert de ceinture.
J'essaie vainement d'enlever le ciment qui s'est
incrusté dedans mais, c'est un détail. Nous devons nous
mettre en file indienne, car le kapo frappe avec sa louche,
ceux qui n'obéissent pas ou semblent trop pressés.
Devant moi, les coups de
louche frappent les têtes, les hommes se remettent
bien en ligne pour la distribution. Chacun tend sa gamelle ( nous
avons de la chance, car je me souviens d'une période sans gamelle
; j'ai failli en mourir ). J'arrive, c'est bientôt mon
tour. Devant moi les Polonais ont droit au fond du bouteillon...
C'est
épais avec du chou et des os mais moi j'ai eu le dessus, c'est-à-dire
de l'eau chaude et, très peu... une demi gamelle
pour notre estomac si creux, si vide. J'ai vite fait de liquider ce
breuvage et je regarde avec envie tous ceux qui mangent encore.
Maintenant je ressens la fatigue. Dans quelques
minutes il faudra recommencer avec les sacs, car un autre train vient
d'arriver.
Comme je voudrais dormir ! Sirène... c'est
la reprise... ce sera long jusqu' à ce soir.
C'est la deuxième partie de la journée.
Nul ne sait s'il pourra en voir la fin tant à cause de la cadence
de travail, qu'à cause de notre faiblesse grandissante à
chaque minute. Tout est là pour décourager
: le manque de chaussures, les mains écorchées,
les épaules en feu sous le pyjama déchiré, le
poids des sacs... de plus en plus insupportable.
Pour essayer de gagner du temps, une minute par-ci
par-là, nous essayons de ralentir l'allure, mais, il y a toujours
quelqu'un qui signale bruyamment avec un Waida ou un Schnell, Mench ou Franzous Nicht Arbeit, Nicht Essen.
Et
puis à force d'être abrutie par cette folie, la bête
humaine que je suis, réalise, ( peut être par instinct
) qu'il est plus facile de saisir franchement les sacs et de les déplacer
vivement et vigoureusement sans penser,
ni, à ce qui fait mal, ni... à rien du tout !
Transporter, empiler, marcher avec attention, courir
quand on est à vide, rester dans la chaîne, ne pas se
faire remarquer, ainsi le kapo, le vorarbeiter, le rouski ne gueulera pas et puis la journée finira bien. Mais c'est
long. Et les oreilles sont saturées de tous les coups de gueule,
de tous ces Arbeit ! Arbeit ! Loss, Loss,
andere Wagone....
Parfois je me demande : quel crime, avons nous pu
commettre ?
Peut-être l'avons-nous oublié ? Pourquoi
n'avons-nous que ce pyjama dans le vent glacé, alors que le kapo et ce vorarbeiter qui ne se fatiguent qu'à
nous taper dessus, parce que nous sommes des "
Franzous ", ont un pull et deux vestes.
Combien de temps faudra-t-il tenir avec ces
plaies qui ne guérissent pas à cause du ciment,
par ce froid, et avec le nez qui coule sans arrêt ?
Nous parlons peu. Les heures passent. Mon ami Louis ne me quitte pas des yeux, car il me considère un peu comme
son fils. « On tiendra » me répète-t-il toujours.
J'ai essayé plusieurs fois de porter les
sacs comme les Espagnols c'est-à-dire sur la tête ; mais
je n'ai pas pu et je continue tantôt sur une épaule tantôt
sur une autre.
Enfin
la sirène. Les 12 heures sont terminées. Nous avons
tenu. Cette sirène tant espérée nous
surprend même dans notre automatisme de robots.
Zu funf ( en rang par cinq ) nous attendons. Il fait froid. On nous compte
encore puis, en route pour les wagonnets.
Nous croisons les "
Nachtich " ( travailleurs de nuit ) qui nous relèvent
et nous leur crions : « La soupe
c'est quoi ce soir ? »
Réponse : « La
même ... choux ! »
Voici les wagonnets. Il faut grimper dedans... allons-y.
On charge avec nous deux pauvres épuisés,
qui semblent évanouis.
Cahots, bousculades, odeurs de sueurs, promiscuité,
nous quittons la base pour le camp.
Le petit train nous envoie sa fumée, personne
ne dit mot.
Arrêt ! Nous sautons à terre et courons
pour les rangs par cinq.
Attendre ! Le vent ! Le froid ! En route. La porte
du camp.« Mutzen
Ab » Salut aux SS. Tous au pas comme ce matin.
C'est la place d'appel pour le
dernier comptage. Il faut encore attendre. Les jambes font mal, le dos aussi.
Que se passe-t-il ? Je ne vois rien derrière le rideau des
rayés. C'est la schlague pour un Russe,
50 coups... nous comptons ! Chaque coup nous fait mal comme
si toutes nos entrailles recevaient aussi cette torture. Au début,
il y a quelques gémissements et ensuite, plus
rien, que le bruit des coups. Deux rayés tiennent
le malheureux pendant qu'Alfred,
un chef de block,
frappe sauvagement et avec plaisir.
Tout le camp doit être là, car personne
n'est encore rentré au revier. Plusieurs
sont allongés sur le sable eux aussi en rang par cinq.
Dans le ciel, des étoiles. Est-ce
possible que des hommes libres en ce moment, puissent voir les mêmes
étoiles ? J'essaie de m'évader de tout
cela, ainsi j'aurai moins froid et moins peur de tout ce qui peut
encore arriver. L'appel est fini. C'est la course
vers les blocks.
Je rejoins le bunker dans la cavalcade des
escaliers. Nous avons de la chance, car il fait moins froid ici que
dans les blocks aériens. Tous ceux du ciment vont à
la douche. Je grelotte, en trois
minutes c'est fini. Froid... brûlant... , froid ! Pas de serviette.
Le polak, chef soupier du block, gueule et
frappe déjà des Français qui
osaient s'aventurer dans les premiers. Bref, je passe enfin. Le jus
de chou n'est pas chaud ce soir car l'appel a été plus
long que d'habitude.
Avec la tranche carrée
de pain noir et dur,
j'ai un morceau de gros cornichon très dur aussi. Cette maigre
pitance pour l'affamé que je suis me ferait pleurer dans une
situation normale, mais ici tous se taisent et mangent. Nous
avons survécu à la journée sans accident
et sans trop de dommage.
Je vois quelques amis dans cette foule hétéroclite,
mais chacun est trop préoccupé par la recherche de nourriture
ou de quelque chose pour réparer sa claquette, ou avoir quelque
nouvelle sur la situation.
Il faut que j'arrive à voir Maurice au revier. C'est défendu, mais par la fenêtre
on pourra peut-être parler. Attention ! Évitons Alfred,
toujours à la recherche de type à piquer pour une corvée.
J'aperçois Maurice qui
a un phlegmon à la jambe : c'est pourquoi il a la chance d'être
au revier. Il me fait signe. Il a pu avoir un morceau de pain
pour moi. Je le remercie. Des nouvelles ? Il ne sait rien, quelques
bobards habituels : comme quoi les Américains ne doivent plus
être très loin. Attendons encore... Il faut bien attendre...
De retour du revier, j'évite encore
une corvée en me planquant mais je vois des files indiennes
pour le « friseur » obligatoire.
J'ai compris : c'est la tonte ce soir.
Moi qui voulais aller dormir, impossible. Il faut encore attendre
son tour. Un ou deux coiffeurs seulement par block. Cela va
vite mais les clients sont si nombreux que ce simple détail
va nous coûter deux heures de sommeil. Que de fatigue !
Olivier me fait
de la peine car il a encore plus faim que moi avec son grand
corps et, en plus il n'a pas le moral. Vivement l'arrivée des
Américains... Je suis enfin tondu et me précipite vers
ma paillasse. Je suis fourbu, je cache gamelle
et claquettes sous ma tête et plie mon pyjama en genre d'oreiller.
Une couverture pour deux hommes. Je suis avec Olivier,
heureusement. Nous nous endormons aussitôt, car bientôt
ce sera encore Auf Stehen.
À moins que la nuit soit interrompue par
une alarme ou par la musique des anciens du camp qui ont un phono
et dansent ensemble : ces Allemands privilégiés ne vont
pas à la base, ne travaillent pas, restent toujours au camp
et reçoivent des colis.
Beaucoup sont des droits communs, anciens marins.
Malgré leur musique, leurs rires, leurs beuveries nous arrivons
à dormir quelques heures.
Il faut récupérer
car demain c'est une autre journée et il faudra tenir.
[ Écrit
en mars 1987 pour les familles du kommando
réunies début avril 1987 à l'île de Ré ]
Le
Mémorial du kommando de Farge
Fosse commune
Jusqu'au
23 ou 24 septembre 1944,
les morts étaient conduits une à deux fois par semaine au crématoire de Bremen-Osterholt ou à celui de
Kierstein.
Confirmation par le chauffeur du camion que nous
avons retrouvé, et qui réside toujours à Schwanwxede.
À partir de cette date, ils furent inhumés
dans une fosse commune à cet
emplacement.
À partir du 20 novembre
1948, eurent lieu les premières
exhumations :
783 corps et parties de corps furent découverts
dont ceux de 136 Français identifiés.
D'après les déclarations du doyen
du camp de Farge, 80 à 140 détenus
de Blumentahl furent également inhumés dans
cette fosse.
Des recherches furent par ailleurs entreprises sur le terrain de la WIFO et dans les bois à proximité
de la fosse à partir du 6 octobre 1948.
La « marche de la mort »
Évacuation
des kommandos Schuzenhof, Blumenthal et Farge
vers le KZ Neuengamme du
7 au 15 avril 1945, et évacuation
du KZ Neuengamme vers la baie de Lübeck du
21 avril au 3 mai 1945.
Complètement à pied et en train vers
notre camp principal Neuengamme.
À l'approche des armées alliées, les 58 camps de kommando qui
étaient rattachés au camp principal de Neuengamme ont été évacués, morts
ou vivants, sur ordre des SS, et
les prisonniers durent retourner, en partie à pied ( environ
100 kilomètres ) et en partie en train ( environ 90 kilomètres
) au camp de base de Neuengamme.
Au
total, 3 603 prisonniers partis
des camps de Blumenthal ( 929 ), Farge ( 2 092 )
et Schuzenhof ( 582 ) ont participé à la « marche
de la mort », à pied et en train.
La moitié n'est jamais
arrivée à destination.
Samedi
7 avril 1945
Le kommando Schutenhof revient
à Blumenthal.
C'est ainsi que j'ai revu mon frère Robert et René
THlRION.
Dimanche
8 avril
Évacuation
de Blumenthal. Nous entendions le bruit du canon, la Libération
était proche. Les premiers qui quittèrent le camp, furent
abattus. Tout le monde vivait dans l'angoisse. Personnellement j'ai
attendu jusqu'à la fin pour quitter le camp, vers 14 heures.
Nous étions de 1 300 à 1 400,
en groupes de 100 avec un intervalle
d'environ 20 minutes.
Le matin, cinq prisonniers polonais et russes de
notre camp, qui pendant la nuit avaient volé des cigarettes
et de l'alcool, furent conduits avec force dans une baraque et frappés à mort au moyen d'un nerf de boeuf par le kapo Bruno.
Après son méfait, il se mit au garde-à-vous
devant le commandant SS du camp, et après avoir fait le salut
militaire, lui dit : « Die
werden nicht mehr klauen, die sind alle tot » ( Ceux-ci ne voleront plus, ils sont tous morts ).
Lui-même était complètement
couvert de sang.
Chaque
groupe qui quittait le camp était accompagné de 8 à
10 soldats de la Kriegsmarine, une vieille garde âgée
de 42 à 50 ans, et de 4 à 5 SS avec mitraillette.
Dimanche soir : Arrivée au camp de Farge près de Bremen ( environ
8 kilomètres ), où nous avons passé la nuit.
Lundi
9 avril 1945
La
marche se poursuit à travers les villages de Bockhorn-Chwanewede-
Meyenburg et Uthlede.
Halte
à Hagen. Là nous
fûmes enfermés dans une grande briqueterie. En face de
ce bâtiment, 4 ou 5 prisonniers furent
abattus sans merci par les SS près d'un petit bois
à 50 mètres de la route, parce qu'ils avaient volé
des betteraves dans une ferme proche. Les premiers morts de notre
marche !
Mardi
10 avril 1945
Nous
avons traversé les villages de Bramstedt
Bokel- Stubben- Beverstedt-Stemmermuehlen et Horst,
où nous avons passé la nuit dans deux grandes granges
et une porcherie où je logeais.
Cette grande ferme se situait le long d'un chemin
de traverse. Deux kilomètres avant notre arrivée à
la ferme, cinq hommes de notre Revier ont tenté de s'échapper
du premier groupe dont je faisais partie. Quand ils eurent pénétré
d'environ 50 mètres en forêt, ils
furent abattus par les SS.
À l'aide d'un petit wagonnet, nous les avons
sortis du bois ( trois blessés
graves et deux légers ) et transportés vers la ferme.
La nuit les cinq furent achevés et enterrés sur place.
Ce jour, plusieurs camarades
épuisés qui s'étaient couchés le long
de la route, furent abattus.
Chemin parcouru : 21 kilomètres.
Mercredi
11 avril 1945
Nous
avons poursuivi notre route vers Kirchwistedt-Volkmarst et passé la nuit à l'écart de la grande route,
à Barchel.
En cours de route nous avons
abandonné de nombreux camarades, qui furent abattus.
Chemin parcouru 10 kilomètres.
Dans cette ferme, dont un des bâtiments avait
un toit de tôles et l'autre un toit de chaume, deux prisonniers
manquèrent à l'appel du matin. Les SS tirèrent
alors quelques salves de leurs mitraillettes dans les bottes de foin.
Jeudi
12 avril 1945
Arrivée
à Bremervorde, à
la gare de triage, le long d'un chemin sablonneux. De
loin nous aperçûmes déjà les wagons de
marchandises qui nous étaient destinés.
Chemin parcouru : environ 10 kilomètres, avec sur le chemin également plusieurs
morts.
Enfermés à quatre vingt par wagon.
Vendredi
13 avril 1945
Notre
train est passé par Stade, Horneburg-Buxtehude
et Hamburg.
La nuit nous avons été bombardés. Des dizaines de morts dans notre train.
Samedi
14 avril 1945
Arrivée
à Winsen. Nouvelle marche
par Drage. Bac sur l'Elbe.
Distance parcourue : environ 91 kilomètres
en train et 15 kilomètres à pied.
Dimanche
15 avril
Arrivée
à Neuengamme.
À l'entrée du camp, nous dûmes
nous débarrasser de notre costume rayé, nous fûmes
épouillés et reçûmes des vêtements
civils sur lesquels étaient cousues des boules jaunes et rouges.
Nous reçûmes un colis de la Croix-Rouge. Le premier,
après dix mois de captivité. Les Russes ne reçurent
rien, c'est ainsi que ces hommes, pour se procurer un tel colis, n'hésitèrent
pas à assommer d'autres prisonniers. ( Le bruit circulait que,
par l'entremise de la Croix- Rouge, nous serions évacués
sur la Suède ).
Le
21 avril 1945
Nous
fûmes embarqués sur des trains qui roulèrent en direction de la baie de Lübeck.
À Neustadt nous montâmes à bord du cargo Athen.
Le
26 avril 1945
Nous
fûmes transbordés à bord du paquebot de luxe Cap Arcona.
Nous y passâmes plusieurs
jours sans manger ni boire.
Les cadavres s'accumulèrent et furent
emportés par dizaines.
Le
7 avril 1945
Un
train de 400 malades provenant du kommando de Wilhelmshaven ( évacué le 5 avril ) est
bombardé à Lüneburg. Il n'y a que quelques
survivants qui seront dirigés sur Bergen-Belsen.
À la même date les kommandos de la région de Braunschweig sont regroupés en partie à Watenstedt.
Évacués par train sur le camp de Ravensbrück,
1 500 hommes sur les 3 500 au départ parviennent
dans ce camp.
Le 15 avril
À Gardelegen, les Américains
découvrent quelques rares survivants dans une grange incendiée
volontairement par les SS.
Il y a 1 016 victimes issues des camps de Dora et Neuengamme.
Bergen-Belsen est libéré par les Anglais : 60 000
détenus hommes et femmes de toutes nationalités
y sont entassés, dont beaucoup ont été évacués
de Neuengamme. La mortalité
est énorme.
Le Camp de prisonniers de guerre de Sanbostel ( stalag XB ) devient
à partir du 13 avril 1945 le lieu de destination de convois de déportés évacués
de Neuengamme et de divers Kommandos.
À la Libération le
29 avril, les morts
sont innombrables : 2 781 corps non identifiés.
Le camp de Wobbelin construit par des déportés de Neuengamme
est libéré le 2 mai 1945.
Plus de nourriture, épuisement total, très
nombreuses victimes.
Le
camp central de Neuengamme est évacué à
partir de la mi-avril.
Les archives du camp sont emportées
ou détruites.
Les déportés
sont transportés vers Lübeck et embarqués sur des
navires : le Cap Arcona ( 4 600 hommes ), le Thielbeck ( 2 800 hommes ), le Deutschland ( nombre inconnu ), l'Athen ( 2 800 hommes ).
Le 3 mai 1945
Ces
navires sont attaqués en baie de Neustadt par l'aviation anglaise qui coule le Thielbeck, le Deutscland et le Cap Arcona.
Il n'y a que 450 à
500 survivants.
Beaucoup de déportés sont morts encore
après leur délivrance, avant même
d'avoir pu quitter l'Allemagne.
Des détenus du camp de concentration de Neuengamme
et de ses kommandos, qui souvent n'ont pu être identifiés, reposent dans plus de cinquante cimetières
de l'Allemagne du Nord.
J'étais sur le Cap Arcona et l'Athen
Après
une longue « marche de la mort »
de Bremen-Farge à Neuengamme, nous arrivons au camp central. Partis à 500, nous ne sommes plus
que 80. Les camarades devenus impuissants à faire un pas de
plus ont été abattus sauvagement par les SS en queue de colonne.
Hébergés dans le deuxième grand
bâtiment en briques nous connaissons
enfin un peu de repos et un repas chaud.
Le travail avait cessé, déjà
l'évacuation du camp était en cours.
Malades et « mûselmann » en trains, d'autres colonnes à pied.
Je fis partie d'un des derniers convois, si ma mémoire
est exacte, aux
environs du 24 ou 25 avril en direction de Lübeck.
À l' arrivée aux silos à grains,
tous descendus avec les cris et coups habituels, nous fûmes transférés sur l'Athen dans une cale du bateau qui, après
un certain temps, se mit en marche, se dirigeant pour nous, vers l'inconnu.
Remontés au jour, nous nous sommes retrouvés
au pied d'un escalier de coupé accolé à un immense
paquebot : le Cap Arcona dont nous ignorions tout.
Une fois sur le pont, on
nous précipita par paquets à fond de cale par des écoutilles.
Les cabines de luxe étaient occupées
par des SS et les gardes, celles des
entreponts par les kapos, puis des Polonais, des Belges, des
Français, des Grecs... où, malgré la promiscuité
chacun pouvait s'étendre ; cela nous le sûmes par la
suite.
La majorité des Russes se trouvait déjà
dans les fameuses cales à bananes, denrées que le Cap
Arcona ramenait de ses voyages en Amérique du
Sud.
Ces cales et d'autres encombrées de bancs,
chaises, d'une saleté repoussante furent pendant trois jours
notre espace de vie, sans manger ni boire, sans tinettes sans lumière. L'unique robinet ne débitait que de
l'eau de mer, ceux qui persistaient à en boire devenaient fous.
Les cadavres s'amoncelaient
partout ; une où deux fois ils furent hissés
par l'écoutille.
Là, à fond de cale, je vécus la plus grande désespérance
de toute ma
déportation. Pour la première fois mon moral
faiblit, je ne voyais guère d'issue.
Le troisième ou le quatrième jour, nous n'avions plus la notion du temps,
un SS, la torche à la main, descend et nous inspecte. Au vu
de notre aspect physique sale, noir, il nous sort son vocabulaire
habituel et remonte l'échelle.
L'écoutille
se referme, puis au bout d'un certain temps se rouvre, une voix rauque : « Les Français et les Belges
dehors ».
Rassemblant nos dernières forces, piétinant
les mains de ceux qui s'accrochent aux barreaux, nous parvenons à
la lumière du jour.
Sorti de cet enfer nous respirons à nouveau
un air pur.
Mis aussitôt en rang par cinq, nous formons
un bloc compact sur le pont.
À l'horizon, la terre, à nos cotés
à la sortie d'un escalier, un monceau
de cadavres.
Combien d'heures, sommes-nous restés exposés,
le ventre vide, grelottant
dans la bise froide de la Baltique ?
Pourquoi nous a t-on sorti de cet univers de ténèbres ?
Pourquoi
cet ordre uniquement aux Français et aux Belges ?
Monnaie d'échange pour les SS, accord en
cours avec la mission Bernadotte ?
Demande de l'autorité SS à bord d'évacuer
le trop plein de détenus qui
succombent toujours plus nombreux, en raison des difficultés
de ravitaillement ?
Beaucoup de suppositions, pas encore de réponse
à ce jour.
Redescendue le 30 avril sur l'Athen qui s'était mis à couple du Cap
Arcona, la plus grande majorité de mes camarades
fut descendue dans les cales !
Avec la complicité de mon ancien kapo de l'Arke Nord, grande gueule, mais
que personnellement je n'ai pas vu frapper un détenu, je pus
rester sur le pont avec d'autres qui s'y trouvaient déjà,
avec mon camarade Guy LEPAGE.
À l' abri sous un avant-pont ou blottis contre
le bastingage, avec un peu de ravitaillement, entendant parfois le
bruit du canon, nous attendions, conscients néanmoins que cela
ne pouvait plus durer.
Ce 3 mai, l'Athen fait route vers la terre, le commandant ayant reçu l'ordre
de se rendre à Lübeck pour prendre un autre chargement de détenus arrivés
au port.
Le temps est gris, lorsque vers midi des avions
font leur apparition dans le ciel. Ils sont reçus par un tir
de DCA de l'Athen et du Thielbeck. Aussitôt
le pont est vidé, nous sommes descendus
en catastrophe dans les cales où nous retrouvons
nos camarades, la plupart avec leur couverture formant des hamacs,
accrochés aux planches de protection qui tapissent le flanc
du bateau.
Au début de l'après midi, les avions
reviennent, nous percevons les tirs de DCA, puis deux chocs sourds.
L'Athen est touché mais poursuit lentement sa route, puis s'arrête.
Plus
de bruit, tout est silencieux. Nous attendons : que nous réserve
le destin?
Si ma mémoire est fidèle après
une longue attente, un premier Russe monte l'échelle en fer
et avec mille précautions soulève l'écoutille,
un autre le suit, quelques mots en russe, puis un
mot magique en allemand Fertig ( fini ) fut une ruée vers cette échelle et petit à
petit hissant les plus faibles nous voici à nouveau sur le
pont.
Plus de SS, plus de gardes, plus de kapos.
Nous nous dirigeons vers
l'embarcadère en bois auquel notre bateau a accosté.
Le long de la jetée en terre, des engins militaires approchent,
moments d'hésitation... Est ce que ce sont des unités
du Volkssturm, la jeunesse
hitlérienne ?
Cris de joies, nous distinguons
les casques plats typiquement britisch. Enfin la Délivrance
!
Le
20 mai 1945, nous ne sommes plus
qu'une vingtaine de rescapés tenant debout. Retrouvés
par un lieutenant français nous sommes rapatriés par
GMC en Hollande, puis par train jusqu'en France.
Neustadt 3 mai 2000
Mesdames,
Messieurs, Chers camarades,
Comme
les morts sont muets il nous faut, nous derniers
témoins survivants de la terreur nazie,
transmettre aux générations futures ce que fut notre
calvaire dans cette inhumanité et pour que nos souvenirs douloureux
deviennent mémoire, pour que notre message soit
encore et toujours perçu par les générations
futures, nous voici à nouveau, rescapés, familles, amis,
réunis sur les lieux où il y a 55 ans se déroula
une des plus grandes tragédies méconnues de l'Histoire
Camarades de toutes nations,
souvenez-vous !
Alors que les troupes anglaises, américaines
et soviétiques se lançaient à l'assaut de ce
bastion de l'Allemagne du Nord encore inoccupé, se mettaient
en route de lamentables colonnes de détenus dans les « marches de la mort », jalonnant
de cadavres le bord des routes, pauvres hères traqués,
abattus hâtivement par les SS.
D'autres camarades étaient
systématiquement assassinés dans les camps et prisons.
Selon les ordres de Himmler aucun détenu
ne devait tomber vivant aux mains des Alliés.
L'hydre
concentrationnaire avait bien planifié notre disparition...!
Devant
l'avance des Alliés, se posait la grande question : où aller avec tous ces détenus ? Plus de
place dans le Schleswig-Holstein.
Tel qu'il ressort du procès du Curiohaus,
il semble qu'à l'origine on ne pensait pas aux bateaux. Mais
l'ordre d'évacuation émanant du comte
Bassewitz-Behr aux autorités SS et au chef de la
police, retransmis à Pauly, commandant du camp, suivi de la réquisition des
bateaux, sans possibilité de ravitaillement, ni d'évacuation
par mer, scellait notre destin.
Nul
ne pouvait contester notre anéantissement voulu...!
À
partir du 19 avril 1945, les premiers transports sont arrivés
dans le port de Lübeck en
wagons de marchandises, certains restant parqués dans les wagons.
En queue des rames les malades sans soins,
sans manger ni boire, crient, délirent pendant que
les SS festoient à proximité avec nos colis de la Croix
Rouge, et caisse de cognac. Orgies en compagnie d'auxiliaires féminines
des transmissions, alors qu'une scène tragique se déroule
à quelques pas : un malade rassemble ses dernières forces,
rampe hors du wagon et s'effondre sur le quai. Le SS Kierstein accourt et, à un mètre, le tue d'un coup de pistolet
; un autre SS le roule avec ses pieds par-dessus bord ; une tache
blafarde, un corps tordu sombre dans l'eau.
Sont réquisitionnés quatre bateaux
dont trois destinés à l'embarquement des détenus.
Le Cap Arcona amarré
au large, moteurs avariés, le Deutschland en cours de transformation en navire hôpital, le Thielbeck en réparation, dirigé sur ordre de Kaufmann dans le port, et l'Athen en réparation, mais apte à naviguer.
Les détenus arrivent de Neuengamme en trains et à pied. On estime qu'environ 10 000
personnes ont afflué vers le port de Lübeck et que des
centaines sont mortes sur place, enterrées dans
une fosse commune de la ville.
Le 20 avril,
2 600 détenus et 200 gardes SS furent embarqués
sur le
Thielbeck resté à
quai jusqu'au 1er mai.
Dans les cales de l'Elmenhorst, immobilisé dans le port depuis quelques jours, plusieurs centaines
de détenus du camp central, privés de nourriture et
d'eau, comme sur le Thielbeck, pataugent dans les excréments, les morts servant de tapis aux
vivants.
À couple de l'Elmenhorst,
l'Athen.
Avant l'embarquement sur le Cap
Arcona, arriva de Neustadt une barcasse avec des SS sous le commandement de l'adjudant
Kierstein. Le navire fut rendu inutilisable. Toutes les
bouées de sauvetage enlevées de leurs emplacements et
entassées dans un réduit avec les gilets de sauvetage.
Les bancs et tables qui auraient pu servir de flotteurs, cachés
et arrimés à fond de cale. Les tuyaux d'incendie déroulés
sur 15 à 20 mètres sectionnés et ré-enroulés.
Alors seulement commença l'embarquement.
L'extermination
était bien prévue
Le
20 avril, 2 300 détenus
de Neuengamme et 280 gardes SS et soldats de la marine montent sur l'Athen pour être transférés
sur le Cap Arcona, mais
sont refoulés par le capitaine Bertram.
Ils font demi-tour vers Lübeck dont les quais sont de plus en plus surpeuplés de détenus
affamés et malades. Devant la menace d'être fusillé
sur place le capitaine obtempère : ainsi commence le chargement
progressif des détenus sur le paquebot,
le transport étant assuré par l'Athen qui ramène les morts entassés sur le pont.
Le 28 avril,
environ 5 000 détenus se trouvaient
à bord avec 500 gardes et 70 hommes d'équipage.
Le 28 avril,
environ 300 détenus francophones sont
descendus du Cap Arcona et se retrouvent sur l'Athen.
Chance, destin, je fus parmi eux !
Le 1er mai, le Thielbeck entre dans l'embouchure
de la Trave à l'aide de
deux remorqueurs, et jette l'ancre non loin du Cap
Arcona. Ce même jour on
apprend le suicide de Hitler ;
la nouvelle se répand très vite sur les bateaux ; un
immense espoir nous soulève.
Ce 1er mai, 205
détenus, faisant partie d'un dernier transport en
provenance du camp de Dora-Mittelbaü, montent à bord du Cap Arcona,
où ils sont enfermés dans le local à bagages.
Le même jour, grâce à l'activité
de la Croix Rouge suédoise dirigée par le Docteur Arnoldsson, 250 détenus venant de l'Elmenhorst sont
évacués vers la Suède
sur le Lillie-Mattheisen et le Magdalena.
Le
2 mai, 20 jeunes femmes SS montent à bord du Cap
Arcona, elles répandent la nouvelle de l'occupation
imminente de Lübeck par les
Anglais.
Ce 2 mai au soir, la reconnaissance
britannique découvre en fin d'après-midi deux
convois militaires partant de Neustadt ; dix destroyers, des
sous-marins, des bateaux d'escorte et transports de troupes en font
partie.
Dans la nuit du 2 au 3 mai,
des mouvements de bateaux sont toujours observés dans la baie.
Au lever du jour, SS et Jeunesse hitlérienne
assassinent sur la plage plus de 200 détenus, hommes, femmes
et enfants du camp de Stutthof. Dans la baie tout est calme
en cette matinée.
L'ultime
tragédie
Après
l'hommage solennel que nous venons de rendre à plus de 7 000 des nôtres disparus une heure avant la Libération,
nous nous souvenons encore.
Dans
notre survie nous n'avons pas été libérés
de ces instants, nous nous souvenons dans
nos têtes, dans nos cauchemars, de cette période,
et, plus nous nous en éloignons, plus nous revenons sur ce
passé, plus nous considérons
comme un devoir de le restituer à nos descendants.
Avec nous, anciens martyrs, sont rassemblés les survivants d'autres nations, les représentants
d'opposants et résistants allemands qui ont tenté,
au sacrifice de leur vie et privés de toute aide extérieure,
d'alerter l'opinion.
Nous saluons Madame SIMONIS,
Ministre Présidente du Land de SchleswigHolstein, Monsieur WEBER, représentant
de la ville de Neustadt, et toutes
les autorités locales et amies. Leur engagement à nos
côtés, pour la démocratie est d'autant plus importante
que la lutte contre le négationnisme,
la lutte pour une vraie liberté et fraternité est toujours
notre devoir à tous.
Fidèle
à notre devise « N'oublions jamais »
le 37014, Lucien HIRTH
Mémorial
de Neuengamme
Bronze représentant l'agonie du déporté
oeuvre de Françoise SALMON, rescapée d'Auschwitz
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