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Le monde rural
et la Résistance française

par François MARCOT
professeur à l'Université de Franche-Comté
in Les courants politiques et la Résistance : continuités ou ruptures ?
Actes du colloque international de Esch-sur-Alzette, 24-26 avril 2002,
Grand Duché du Luxembourg, Archives Nationales, Luxembourg, 2003.

avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur

   Introduction
   I. Une ignorance réciproque jusqu'en 1942
        
1/  Le monde rural et Vichy
        2/ Les campagnes et la Résistance
   
II. Deux mondes qui se découvrent à la faveur de la lutte contre le travail en Allemagne
        
1/ Dans le monde rural, un accueil contrasté de la Relève
        2/ L'accueil des réfractaires : une rupture
   III. Peurs et solidarités au temps des maquis combattants
        1/ De l'acte de solidarité à l'acte de guerre
        
2/ La grande variété des comportements : quels facteurs ?
           - Les formes de l'action
           - La question du banditisme
           - Quel rôle joue la répression ?
           - La personnalité des acteurs
        
3/ Inertie et « penser-double »
        4/ Les formes d'engagement
    Conclusion

 








Introduction

   Pour traiter des relations entre le monde rural et la Résistance, il faut, nous semble-t-il, rappeler quelques évidences communément admises, s'employer à les nuancer et tenter d'apporter des éléments d'explication qui échappent à des enchaînements trop mécaniques. Il convient par ailleurs non de s'entourer de précautions formelles, mais d'aborder cette étude dans un réel esprit d'humilité.
   Le monde rural représente alors la moitié des 40 millions de Français : qui peut prétendre l'embrasser dans toute sa diversité ?
   Si les sources qui lui sont extérieures permettent d'observer ses comportements, comment, face à la rareté des sources internes, saisir ses représentations du monde et décrypter les valeurs qui sont les siennes ?
   Est-on fondé à croire en l'existence d'une véritable identité du monde rural justifiant qu'on l'érige en un acteur pourvu d'une certaine unicité ?
   D'un côté on observe, il est vrai, le maintien de fortes solidarités au sein des communautés rurales, de solides parentés dans les comportements, face à l'occupant, à Vichy et à la Résistance.
   Mais de l'autre, on peut multiplier les contre-exemples qui découragent toute prétention à la généralisation : les paysans représentent certes le noyau dur des communautés, mais elles ne se réduisent en aucun cas à eux et ils ne donnent pas toujours le ton ; les cultures religieuses et politiques introduisent des clivages qui transcendent la ruralité ; enfin, et peut-être surtout, le phénomène de l'occupation engendre des situations extrêmement différentes.
   L'existence de deux zones 1 ) place les communautés rurales dans des conditions très dissemblables ( et l'invasion de la zone sud, en novembre 1942, n'estompe que partiellement les disparités ).
   En zone nord, les Allemands, comme occupants, imposent des contraintes nouvelles - et engendrent des phénomènes de rejet - mais, comme acheteurs, suscitent des possibilités d'enrichissement.
   En zone sud, la propagande et les institutions de Vichy, à commencer par la Légion des combattants, pénètrent les communautés rurales, alors que celles de zone occupée pourraient presque tout ignorer de Vichy - si ce n'était l'existence de la Corporation paysanne et la référence mythique au Maréchal.
   De plus, les temps de pénurie engendrent chez les producteurs ( comme chez les consommateurs ) une grande inégalité de situations suivant ce qu'ils ont à vendre.
   Enfin, les potentialités offertes par l'espace rural sont diverses et évolutives : avec la lutte contre le travail en Allemagne et l'apparition des maquis, des régions de montagne qui n'intéressaient jusqu'alors ni l'occupant, ni Vichy, ni la Résistance, deviennent subitement un enjeu stratégique.

   Par-dessus tout, gardons-nous des visions simplistes sur l'âme paysanne, même - et surtout - si le discours ruraliste dominant nous encourage à les accepter.
   Suivons l'appel du sociologue qui prône l'historicisation de la question : « Il n'y a pas plus d'âme paysanne que de nature universelle de la paysannerie, il n'y a que des conditions historiques particulières à chaque société paysanne et notamment ses rapports avec la société englobante » 2 ).
   Cette historicisation nous conduit à mettre l'accent sur les relations entre le monde rural et le monde urbain : échanges de biens et de services, enjeux de pouvoirs réels et symboliques, acteurs et vecteurs de ces échanges, conflictuels ou intégrateurs.
   Comme bien souvent, même dans cette période apparemment courte, le facteur temps fournit un cadre de compréhension décisif avec son travail d'usure et les brutales transformations qu'engendrent les événements. Pour les communautés rurales, une césure s'impose, celle de la lutte contre le travail en Allemagne, fin 1942-début 1943. Toutes les études régionales le montrent, avant cette date, les relations entre la Résistance et le monde rural sont limitées tandis que, dans la période qui suit, on assiste à une ruralisation de la Résistance.


I. Une ignorance réciproque jusqu'en 1942

   Avant la fin de 1942, la distance entre le monde rural et la Résistance se mesure à son très faible niveau d'engagement. Pour expliquer cet éloignement, on a beaucoup recouru à une approche de type idéologique qui met en avant les affinités du monde rural avec le régime de Vichy.
    La confiance dont il bénéficie permet de comprendre que les ruraux s'en remettent à lui pour régler leurs problèmes immédiats et prendre en charge l'honneur de la France et qu'ils considèrent comme inutile, voire dangereuse, l'entreprise de la Résistance.

   1/ Le monde rural et Vichy

   Le monde rural est proche de Vichy qui prône les mêmes valeurs que lui. Tout chez le maréchal Pétain atteste de son attachement à la terre. D'abord sa vision terrienne du patriotisme : pour ce fils de paysan, la défense de la patrie se mène sur le sol de France et par là s'oppose à celle du général de Gaulle, cet « émigré » dont la vision mondiale du conflit ignore le petit monde des villages de France.
   En 1940, en mettant un terme à une guerre « visiblement » perdue, le Maréchal s'est comporté en défenseur économe du sang des soldats - comme lors de la Grande Guerre.
   Le mythe du vainqueur de Verdun, vu du village, s'incarne dans l'homme qui aime la terre et les hommes. La terre, elle, ne ment pas, la formule du Maréchal peut se retourner : Pétain, lui, ne ment pas aux paysans, et tous savent que la ville, elle, peut mentir, décevoir et tromper.
   Pétain, Sauveur de la patrie, est aussi le sauveur de la terre et des valeurs rurales. Il sait la valeur du travail des paysans auxquels il reconnaît d'emblée, par la Corporation paysanne, le droit d'auto-administrer l'ordre des champs et le droit de recevoir la meilleure part du fruit de leur travail, plutôt que de le voir accaparé par ceux des villes qui l'ont redistribué en semaines de 40 heures et en congés payés. Le sauveur est aussi le restaurateur de l'ordre, de l'obéissance aux autorités naturelles, dans la famille et dans la société - notamment aux commandements de l'Église : on ne dira jamais assez combien, dans les régions marquées par le conservatisme religieux, Bretagne, Massif Central, Franche-Comté… Pétain fait aussi figure de sauveur des âmes.

   Pétain, par ses discours, et le Régime, par ses pratiques, flattent la vanité des paysans touchés par la crise économique et aigris par des décennies de marginalisation sociale. Dans la France de Pétain, le paysan retrouve ses sous, mais aussi sa dignité.
   Plus qu'une période d'enrichissement, c'est un temps du pouvoir retrouvé. Fini le temps des citadins arrogants et distants. Ils se rendent désormais à la campagne pour quémander humblement du ravitaillement. À moins que ne resurgissent des comportements plus agressifs. Au printemps 1941, dans le Pays de Montbéliard, des ouvriers s'en prennent aux détenteurs de la richesse alimentaire : « les habitants des villes se répandaient dans les campagnes… certains ouvriers allaient jusqu'à menacer les cultivateurs quand ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient » 3 ).
   Au printemps 1942, avant que ne se pose la question de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, d'un bout à l'autre de la France, les rapports de la police et des préfets nous renvoient l'image d'une rude confrontation entre les paysans - certes privilégiés du Régime, mais qui se sentent floués par des prix qu'ils estiment trop bas et des contrôles trop sévères - et les citadins, principalement les ouvriers, scandalisés par l'inégalité et l'injustice.

   Mais ne versons pas dans l'image caricaturale d'une France aux couleurs bien nettes et aux contours bien cernés. Tout est beaucoup plus flou et plus terne. Le ralliement des campagnes au Régime ne relève pas de l'ordre du politique, il exprime une confiance sincère et sentimentale en l'homme Pétain et non pas l'adhésion au Gouvernement ou à un programme 4 ).
   Léon Werth, replié dans son « bourg » du Jura, l'observe avec moins de malice que de réalisme : « Les paysans d'ici, s'il ne s'agit de restrictions ou de réquisitions, sont absolument indifférents à tout ce que dit et fait le gouvernement. Ils ne lisent même pas " la journée à Vichy " » 5 ).
   La Légion des combattants recrute en nombre dans les milieux ruraux de zone sud, mais chez les notables plus qu'au sein des masses paysannes ; elle est interdite en zone occupée où l'idéologie du régime n'a guère de vecteurs pour pénétrer, et au demeurant, guère d'auditeurs pour l'écouter.
   Dans les deux zones, ces mêmes notables participent à l'administration de la Corporation paysanne dont les réunions sont peu fréquentées ; devenue un rouage de coercition de l'appareil administratif, la Corporation sera ensuite tout simplement rejetée par la masse des paysans.

   Peut-être plus que dans d'autres milieux, le mythe du double jeu imprègne les représentations paysannes. La confiance placée dans le Maréchal l'est aussi, et peut-être surtout, au nom d'un patriotisme foncièrement anti-allemand.
   Les signes de tout ce qui peut concrétiser une véritable collusion franco-allemande sont sévèrement interprétés. Jeanne Oudot, fille du maire du petit village de Mancenans ( Doubs ), admiratrice de Pétain « qui fait de son mieux » ( et simultanément de De Gaulle ), n'a que mépris pour les collaborateurs et, dans le journal qu'elle rédige à 18 ans, qualifie sans hésiter Laval et Darlan de « traîtres ». Ainsi, à propos de ce dernier le 8 juin 1941 : « Quel traître ! Il n'aime pas les Anglais. À Vichy, on collabore toujours et plus que jamais. […] Chez nous, on continue à ne pas collaborer, moins que jamais ! Pauvre France où en es-tu ? » 6 ).
   Comme l'ont observé d'un bout à l'autre du pays Christian Bougeard en Bretagne et Jean-Marie Guillon en Provence 7 ), le patriotisme des campagnes, germanophobe et volontiers anglophile, structure un univers mental dans lequel vont s'inscrire toutes les évolutions à venir.


      2. Les campagnes et la Résistance

   Si la résistance est d'abord un phénomène urbain, le monde rural ne s'en tient pas totalement à l'écart.
   Quelles sont les principales formes de résistance dans le monde rural ?
   Bien souvent, les auteurs des premiers actes spontanés de l'été 1940 ( sabotages de lignes téléphoniques ou attentats contre les soldats allemands ) appartiennent au monde rural ; mais cette forme de résistance, purement individuelle, traduit un refus instinctif de la défaite et n'ouvre pas de perspectives concrètes de résistance organisée.
   Le monde rural participe pleinement aux chaînes et réseaux d'évasion, surtout à proximité des frontières et de la ligne de démarcation. Il fournit les passeurs qui connaissent le terrain ( sentiers et caches des forêts, gués des rivières… ) ainsi que les maisons susceptibles d'héberger et de cacher les fugitifs.
   L'anglophilie suscite des actes de transgression qui s'apparentent bel et bien à des actions de résistance. Le monde rural joue un rôle essentiel dans les réseaux d'évasion des aviateurs britanniques abattus et, même dans les campagnes isolées, les obsèques d'aviateurs anglais abattus 8 ) par les Allemands témoignent de cette anglophilie spontanée. Ainsi à Montcony, dans la Bresse, le 31 octobre 1942, une foule de 2 à 3 000 personnes assiste à l'enterrement de neuf aviateurs britanniques, avec dépôt de gerbes et chant de l'hymne anglais par les élèves du collège 9 ).
   Comment ne pas rappeler que des communautés rurales ont accordé leur protection aux Juifs persécutés : communes protestantes bien connues des Cévennes et de Haute-Loire ( notamment le Chambon-sur-Lignon ) ou moins connues, catholiques de Vendée comme Chavagne-en-Paillers ?

   Ces observations ne doivent pas cacher l'essentiel. Les études relatives aux composantes sociales de la Résistance sont unanimes dans leurs résultats : dans toute la France les paysans sont les moins représentés et entrent le plus tardivement dans la Résistance, rarement avant la fin de 1942 et le début de 1943, à la faveur de la lutte contre le travail en Allemagne.

   Les valeurs partagées avec Vichy sont-elles un obstacle à l'entrée en résistance du monde rural ?
   Le bon sens invite à le penser : la confiance dans le Maréchal semble opposée à un engagement dans un combat basé sur des analyses et projets contraires aux siens : certitude que la France n'a pas perdu la guerre, que les citoyens peuvent participer à la victoire, qu'ils peuvent se mêler des affaires de l'État.
   Mais la réflexion invite à modérer cette opinion, non pas à la réfuter comme fausse, mais à placer des limites à son pouvoir d'explication. Ce que l'on présente souvent comme « facteurs » expliquant le comportement du monde rural ne fonctionne pas très bien pour d'autres groupes sociaux ou pour d'autres personnes.
   On peut être, en tout cas jusqu'en 1942, vichyste, maréchaliste et même pétainiste et en même temps résistant. C'est d'ailleurs le cas d'une bonne fraction de la Résistance française des débuts. Laurent Douzou et Denis Peschanski vont jusqu'à évaluer à la moitié des premiers résistants ceux qui se situent alors dans une orbite vichyste 10 ), croyant au double jeu du Maréchal, voire approuvant les mesures antidémocratiques du régime - ou, pour le moins, n'étant pas rebutés par elles.
   Observons que le contenu du Manifeste d'Henri Frenay, ce pionnier de la Résistance, n'a rien qui puisse heurter les valeurs du monde rural. On peut aimer l'ordre pétainiste et, au nom d'un patriotisme intransigeant, choisir d'aider la Résistance, voire d'y participer, comme ces officiers fondateurs des réseaux de renseignements à Vichy. Ce que nous avons appelé le « principe d'intentionnalité » a ses limites 11 ).
   Pour comprendre les mécanismes de l'engagement en résistance, le point de vue des acteurs, ce au nom de quoi, pour quoi, ils entreprennent d'agir n'est qu'un des éléments explicatifs. Il faut recourir à un autre point de vue d'observation de la réalité : celui de la Résistance comme organisation agissante.
   La Résistance n'est pas un club de réflexion, elle commence avec l'action. En tant que telle, elle a ses objectifs, ses moyens, sa stratégie. Elle a un terrain d'action dont la configuration évolue avec le temps et en vue duquel elle opère ses recrutements : la résistance ne recrute pas indifféremment, elle le fait en fonction de ses besoins.
   C'est ce que nous avons appelé le « principe de fonctionnalité ».
   Quelles sont les premières actions de la Résistance ?
   Le renseignement, la propagande, la mise en place de structures organisationnelles.
   C'est en ville que se trouve le substrat nécessaire à son activité : les administrations, les usines et les casernes pour le renseignement ; les capacités techniques et intellectuelles pour la propagande ; l'entregent et le savoir-faire pour l'organisation.
   Ce qui permet de comprendre que la Résistance recrute d'abord dans les villes et non dans les campagnes. Ajoutons que la Résistance ne s'adresse guère au monde rural comme le montre l'étude de sa presse clandestine.    Nous disposons d'un indicateur fourni par l'étude des 169 tracts et journaux clandestins comtois que nous avons retrouvés . La Résistance organisée ne s'adresse jamais aux paysans en 1940 et 1941, elle le fait dans 4% des tracts de 1942, mais dans 30% des tracts de 1943 et 22% de ceux de 1944 12 ).
   Pour expliquer le moindre engagement du monde rural dans la Résistance des débuts, le principe de fonctionnalité nous semble être le plus pertinent. Ce ne sont pas l'idéologie ou le politique qui expliquent principalement la faible mobilisation des paysans, mais le fait que la Résistance n'a guère besoin d'un monde rural qui a peu à lui offrir. On notera, au demeurant, qu'il répond bien aux sollicitations, quand elles existent, par exemple pour l'hébergement et le passage.
   Ajoutons que les deux points de vue, celui des acteurs et celui du système, les deux principes, l'intentionnalité et la fonctionnalité, ne doivent pas être pensés de façon autonome, ils se combinent en permanence. Les résistants, citadins, n'imaginent guère qu'ils peuvent recruter et agir dans un milieu rural qui leur paraît spontanément hostile et qu'au demeurant ils connaissent fort peu.


II. Deux mondes qui se découvrent
à la faveur de la lutte contre le travail en Allemagne

      1. Dans le monde rural, un accueil contrasté de la Relève

   Laval annonce la Relève dans son discours du 22 juin 1942. Retenons-en deux propos saillants.
   La fameuse phrase : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que sans elle, demain, le bolchevisme s'installerait partout » semble être accueillie majoritairement avec réprobation, voire indignation dans le monde rural.
   Léon Werth a parfaitement montré en quoi, plus qu'ailleurs peut-être, la formule choque ceux des bourgs : « Il viole le sentiment de tout un peuple. Collaboration, ordre nouveau, ce n'étaient que des termes abstraits, vocabulaire politique. […] " Je souhaite la victoire de l'Allemagne " : on n'avait jamais entendu cela. Car l'antipatriote abstrait du passé se mettait au-dessus des patries. Il était neutre, il ne souhaitait rien. Le discours de Laval est trop gros pour la finesse moyenne du peuple français » 13 ).
    Mais, ce rejet de l'engagement pro-allemand, ne doit pas dissimuler un accueil parfois plus favorable de la proposition de la Relève : le retour d'un prisonnier de guerre ( le plus souvent un agriculteur ) contre le départ de trois ouvriers spécialisés. Nombreux sont les paysans qui, dans un premier temps, se réjouissent de l'éventuel retour des prisonniers. Ce sont les ouvriers qui en paieront le prix, leur départ en Allemagne ne paraît pas injuste tant ils ont profité de la République, du Front populaire et du régime de l'affectation spéciale, à l'arrière, pendant que les paysans combattaient au front, où ils ont été faits prisonniers. Ainsi, dans son département agricole de l'Orne, le préfet peut-il écrire :

   « L'opinion publique... n'a retenu du discours… que l'idée de relève des agriculteurs prisonniers par les ouvriers partant travailler en Allemagne. Cette perspective a remis quelque espoir dans le cœur de ceux ou de celles qui ont les leurs dans les camps » 14 ).

   Mais l'espérance est de courte durée : les prisonniers ne sont libérés qu'en très faible nombre, d'où une déception doublée d'un sentiment d'abus de confiance, voire de trahison. Les événements suivants vont confirmer ce revirement. La loi du 4 septembre 1942 et plus encore les lois de février 1943 sur le Service du Travail Obligatoire sont immédiatement mal perçues parce qu'elles instituent un travail forcé en Allemagne et, même si les paysans sont dans un premier temps épargnés, elles s'appliquent aux autres membres des communautés rurales : les victimes sont proches et connues. Dès lors joue un réflexe de solidarité patriotique envers les victimes qui désigne Vichy comme complice de l'occupant 15 ).
   Le coup de tonnerre vient de la loi du 31 mai 1943 qui met fin aux exemptions en faveur des agriculteurs. Partout, comme dans le Var : « L'impopularité du STO dépasse tout ce que l'on peut imaginer. La haine des autorités est telle que la propagande n'a pas besoin de s'exercer » 16 ).

      2. L'accueil des réfractaires : une rupture

   À partir de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, le monde rural commence à sortir de sa réserve et à pratiquer la « désobéissance patriotique » - pour reprendre la formule de Libération-Sud - en accueillant les réfractaires qui refusent de partir. Cette solidarité s'exerce d'abord dans le cadre de réseaux qui s'organisent spontanément autour de familles d'accueil et par interconnaissance, puis elle s'ordonne en fonction des maquis, et sans trop de difficultés pour les maquis refuges et camps de réfractaires de toute nature établis dans les bois ou les chalets de montagne.
   Si les réfractaires sont peu nombreux jusqu'en mars 1943, le phénomène devient massif en quelques mois. L'hébergement par les paysans revêt le plus souvent une forme d'évidence qui en dit long sur l'évolution des comportements. Jean Quellien estime que, dans le Calvados, les paysans ont hébergé environ les trois quarts des réfractaires et la description qu'il donne du réseau de complicité qui se noue à Tilly-sur-Seulles ( 750 habitants ) est l'exemple de ces solidarités rurales qui réunissent curé, instituteur, gendarmes, artisans et paysans des environs 17 ). Presque partout, comme l'a démontré Bernard Mouraz 18 ), les Allemands et les préfets constatent que les forces de police et singulièrement de gendarmerie sont globalement impuissantes à trouver les réfractaires hébergés dans les fermes ou cachés dans les montagnes, quand elles ne sont pas directement complices.
   Cette complicité entre paysans et gendarmes - deux groupes qui ont entretenu, par le passé, des rapports complexes dans la communauté rurale - en dit long sur le profond changement qui intervient alors.
   Même dans un département aussi conservateur que l'Aveyron, où Christian Font et Henri Moizet ont décrit le monde rural comme « égoïste » et fidèle au Régime, le STO représente un moment de « rupture » et le monde des campagnes participe à la solidarité envers les réfractaires 19 ). Dans les Alpes, très tôt rebelles, Paul et Suzanne Silvestre ont pu parler d'« insoumission généralisée » 20 ).

   La lutte contre le travail en Allemagne réintroduit les paysans au coeur de la guerre, eux qui n'ont guère subi la présence physique des occupants et que les privations matérielles ont relativement épargnés. Jusqu'alors, leur implication dans la guerre pouvait se cantonner au domaine des opinions et des sentiments. Désormais, ils sont confrontés à la nécessité du choix, ouvrir leur porte ou la fermer, dénoncer ou se taire, nourrir, soigner, héberger, réconforter ou non une personne en situation de détresse visible et décider d'une juste conduite.
   Louis Le Moigne et Marcel Barbanceys 21 ), deux résistants qui ont remarquablement su réfléchir à leur expérience, montrent comment l'aide aux réfractaires pose des questions immédiates et appelle des solutions urgentes aux résistants comme aux paysans - et au monde rural dans son ensemble. Dans la réponse à ces questions, se tissent des liens d'une nature nouvelle.

   Les paysans découvrent le caractère violent et la réalité physique de la répression. Les opérations de police entreprises sous les ordres des préfets départementaux, et plus souvent régionaux, soulèvent à la fois une grande surprise et une violente réprobation. Dans le Lot, Pierre Laborie estime que c'est la répression qui amène les paysans à sortir d'une apathie dominante 22 ). Ainsi se développent des mécanismes de solidarité envers les réfractaires. Jeunes, pourchassés sur la terre française, risquant d'être expatriés chez l'ennemi, ils s'attirent une sympathie qui relève d'une forme de morale « naturelle », comme l'a observé Henri Cordesse en Lozère :

   « Le réfractaire est un hors-la-loi qui a la sympathie de la majeure partie de la population ; sa situation « morale » est généralement forte. Il fait figure à la fois de victime et de patriote. Il faut donc lui venir en aide » 23 ).

   Pour appréhender ce revirement, il convient de placer les relations entre les paysans, Vichy et les forces de l'ordre dans un contexte plus large.    Pourquoi les enfants chéris du régime se détournent-ils si vite de lui ?    Pourquoi ces défenseurs de l'ordre désobéissent-ils aux forces de police ?    Pour répondre à ces questions, il faut revenir sur plusieurs points précédemment signalés. Gardons-nous d'isoler la question du travail en Allemagne, ce n'est qu'un élément du système de représentations au sein du monde rural. D'autres facteurs interviennent. Dans le monde rural, plus qu'ailleurs, tous ceux qui, mus par de « bons sentiments », ont cru à de « bonnes paroles », ont été frappés, coup après coup, par des événements dépourvus d'ambiguïté : la « phrase » de Laval ; l'invasion de la zone libre qui dévoile l'inanité de la collaboration ; l'hostilité déclarée de Vichy aux libérateurs anglo-américains de l'Afrique du Nord qui lève l'hypothèque du double jeu ; la dérive répressive du Régime contre les réfractaires et les paysans victimes des contrôles du Ravitaillement ; enfin l'évolution de la situation internationale, Stalingrad, la libération de la Tunisie, puis les événements d'Italie, autant d'indicateurs qui montrent que l'Allemagne finira par perdre la guerre et que Vichy a fait le mauvais choix.
   Tous ces facteurs contribuent à faire de la désobéissance à Vichy un acte tout à la fois raisonnable et patriotique. Le pétainisme des campagnes, fondé sur la confiance et la reconnaissance sociale n'est, nous l'avons vu, que très peu politique ; sentimental, de connivence, il n'en est que plus fragile.
   Par ailleurs, le respect de l'ordre sous Vichy n'est pas celui de l'ordre naturel des champs vanté par les agrariens, il s'inscrit dans un cadre qui a ses limites : l'ordre du travail reconnu à sa juste valeur, celui de la liberté de vendre le fruit de son labeur sans contrôle.
   Or, depuis 1941, et surtout depuis le printemps 1942, les « tracasseries » des services de Vichy se sont multipliées. Alors même que les prix de vente des productions agricoles sont jugés scandaleusement bas, les contrôles, les réquisitions et les perquisitions effectués par les Contributions indirectes, le Ravitaillement ou la Gendarmerie ont donné au paysan le sentiment qu'il était persécuté. Pour « résister » à ces persécutions, le paysan a pris l'habitude de frauder, non seulement en toute impunité, mais encore en toute bonne conscience. De ce fait, un esprit de résistance à l'État s'instaure avant le STO.

   Tout cela facilite l'émergence chez les paysans de ce que Harry R. Kedward a appelé une culture du hors-la-loi 24 ) qui peut s'interpréter en termes de basculement de la légitimité.
   Ainsi, la population du petit village de Viry ( Jura ) prend parti contre son maire qui, en novembre 1943, dénonce deux résistants qui avaient quêté pour le maquis. Les jours suivants, la maison du maire se couvre d'inscriptions vengeresses, et devant l'hostilité unanime qu'il rencontre, le maire est contraint à la démission 25 ).
   Au nom de cette nouvelle légitimité qui règne dans les campagnes à partir du printemps 1943, on ne dénonce pas les victimes pourchassées - au moins tant qu'elles ont un comportement « correct ».


III - Peurs et solidarités
au temps des maquis combattants

   Gardons-nous de tout syllogisme simpliste. Ce n'est pas parce que l'on est hostile aux Allemands et opposé à un Gouvernement perçu comme collaborateur que l'on est pour la Résistance et moins encore dans la Résistance.
   Au demeurant, il est fréquent que l'on soit avec la Résistance en ayant peur de ses actions et des représailles qu'elles peuvent attirer.
   Du rejet à la solidarité, de la crainte à l'espoir, on observe une grande variété de réactions qui, certes, évoluent dans le temps en faveur de la Résistance, mais se surajoutent plus qu'elles ne se succèdent. Comme le dit Pierre Laborie : « contrairement à des schématisations répandues, cette orientation ne sanctionne pas le simple passage, à une période déterminée, d'une position de réserve ou de rejet à l'expression d'une solidarité complice ou active, par effacement de l'une au profit de l'autre. Les attitudes à l'égard de la Résistance ont leur propre logique. Elle ne se résume pas à un transfert élémentaire et définitif de l'attentisme à l'adhésion » 26 ).
   Dans le domaine des représentations, pensons en terme d'évolution de la hiérarchie des préoccupations, plutôt qu'en terme de rupture.

      1. De l'acte de solidarité à l'acte de guerre

   Les relations entre les paysans et les premiers maquis sont complexes. L'accueil à la ferme, organisé spontanément, ne semble nulle part poser de problèmes majeurs, car fondé sur une relation d'homme à homme. En revanche, les maquis refuges suscitent assez vite des inquiétudes bien compréhensibles : comment vont-ils se comporter ? La présence d'« étrangers » qui s'installent « en haut », ne va pas sans inquiéter ceux « d'en bas ». Ceci tout au long de la période.
   Un jeune maquisard du Vercors - et futur historien - témoigne de cette peur qu'il a rencontrée : « Les gens que nous allions voir nous craignaient et nous haïssaient, sur le moment, pas par esprit de collaboration, par peur. Une peur effroyable. Tous les jours, les Allemands exécutaient des otages » 27 ).

   Localement, les résistants jouent un rôle décisif pour remédier à cette situation car, la plupart du temps, ils mesurent les risques d'un rejet par la communauté rurale. Ils prennent des dispositions pour que les maquis soient encadrés, obéissent à leurs consignes et respectent l'ordre. Ils se lancent à la recherche de cadres - souvent parmi les officiers - et n'hésitent pas à réduire par la force les récalcitrants en les rejetant ou en les intégrant à des maquis dûment contrôlés. Ainsi, Combat, en août 1943, assure que les maquisards « savent la nécessité de la discipline, et la justice, obligatoirement sommaire qu'ils appliquent aux traîtres et aux repris de justice véritables qui, parfois, essayent de trouver abri parmi eux, en est la preuve » 28 ).

   Le premier des slogans de la Résistance « faire de chaque requis un réfractaire » convient parfaitement au monde rural, mais le second « transformer chaque réfractaire en combattant » n'est pas admis aussi facilement ! La population rurale est loin de se rallier immédiatement et unanimement à la pratique de la lutte armée. Elle n'est certes pas la seule, car la guérilla urbaine a rencontré bien des réticences, mais avec les maquis le phénomène est d'une autre ampleur. D'une part, le principe même de l'usage de la violence en dehors du cadre légal n'est pas facile à admettre pour une population formée par quelques décennies de culture démocratique. D'autre part, le risque encouru est beaucoup plus grand qu'en ville car, vivant à proximité du maquis, la communauté rurale constitue une proie facile pour les représailles de l'occupant - et parfois de Vichy.

   Ceci explique que les zones de refuge, en 1942, et les zones de maquis, en 1943, ne se superposent pas mécaniquement. François Boulet note avec pertinence que les montagnes-refuges protestantes des Cévennes ou du Chambon-sur-Lignon ( Haute-Loire ) éprouvent des « difficultés morales » pour passer, au cours du second semestre 1943, au stade de maquis combattants. Les autorités ne manquent d'ailleurs pas d'être surprises par le calme relatif de zones considérées jusqu'alors comme rebelles. En février 1944, après une visite dans la région protestante du Chambon-sur-Lignon, le sous-préfet d'Yssingeaux note : « On se tromperait si l'on jugeait les gens d'ici comme de farouches partisans prêts à passer à l'action. Leur quiétude paraît très précieuse et l'attentisme semble bien la plus prudente des formules » ( 29 ).

      2. La grande variété des comportements : quels facteurs ?

   S'il existe une dynamique de la guerre, propre à la guérilla, avec son cycle action-répression-mobilisation contre la répression, elle ne se développe pas partout au même rythme, ni avec la même intensité. On est frappé par l'extrême diversité des réactions, d'un lieu ou d'un moment à un autre, y compris à l'intérieur d'une même région. Cara, maquisard du Haut-Jura, observe finement, dans ses mémoires, le caractère contradictoire des situations qu'il a rencontrées. Le 8 juin 1944, il arrive avec son groupe à Vulvoz pour y installer un barrage routier, ils sont accueillis avec rien moins que de l'enthousiasme :

   « Les habitants nous dévisageaient avec inquiétude, tandis que nous déambulions, la mitraillette à l'épaule. L'un d'eux en particulier, demi-vieillard maigre, nous reçut mal. Quelles calamités n'allions-nous pas attirer sur le village si nous nous installions si près ? Pourquoi sortions-nous de nos bois ? Jamais nous ne pourrions tenir contre les Allemands. Lui-même avait failli être fusillé en avril. […] Souvent, désormais, quand je passerai dans un village de la vallée, je rencontrerai les mêmes craintes, le même désir de nous voir partir au plus vite » 30 ).

   Mais ces sentiments extrêmes n'empêchent pas que se manifeste une véritable solidarité avec les résistants dans la zone libérée du Haut-Jura, car aucun schéma ne peut enfermer la multiplicité des sentiments passionnels qu'éprouvent les gens. Un peu plus tard, au début de juillet 1944, à Viry, Cara et ses camarades reçoivent un accueil tout différent :

   « Les habitants nous attendaient à l'entrée du bourg autour d'un arc de triomphe dressé entre deux sapins. Ils nous acclament, agitent des drapeaux alliés… Vivent les maquis ! Vive de Gaulle ! Vivent nos libérateurs ! […] La nouvelle municipalité vient à notre rencontre. […] Puis, c'est le défilé impeccable à travers les rues pavoisées » 31 ).

   L'historien ne peut que s'interroger sur les facteurs de cette grande variété de comportements.

   Les formes de l'action

   L'attitude des communautés rurales dépend d'abord de la nature des actions entreprises par les maquis, de la légitimité qui leur est attribuée et des risques encourus.
   Certaines ne posent guère de problèmes, voire réjouissent les braves gens, comme les réquisitions qui touchent les chantiers de jeunesse délestés de leurs stocks de ravitaillement ou de vêtements.
   Celles qui frappent les « gros »ou les « collaborateurs notoires » ne choquent guère plus, tant qu'elles servent à nourrir des maquisards perçus comme des patriotes.
   De même, l'exécution des dénonciateurs avérés ou des miliciens complices d'arrestations et de mauvais coups est accueillie avec sympathie, et leurs auteurs rarement dénoncés et difficilement retrouvés.
   Les sabotages ferroviaires commis sur de grandes lignes stratégiques, loin des villages, attirent également plus d'approbation que de critique.
   Par contre, d'autres formes d'action sont stigmatisées. Ainsi, les incendies de récoltes ou la destruction de matériel agricole, prônés par les FTP pour freiner les livraisons aux Allemands, entraînent l'incompréhension et le rejet de leurs initiateurs 32 ). De telles pratiques heurtent l'intérêt des ruraux et paraissent inassimilables par leur culture, empreinte d'un attachement fondamental aux fruits du travail et aux moyens de production. Elles choquent aussi le bon sens populaire : au nom de quoi, en temps de disette, détruire ce qui peut nourrir les affamés ?
   Par ailleurs, toute attaque directe de convois allemands effectuée dans les villages, ou à leur proximité, engendre angoisse et condamnation du fait de la quasi-automaticité des sanglantes représailles qu'elle entraîne.

   La question du banditisme

   La perception du maquis est profondément troublée par la question du banditisme. Sur ce point, la propagande de Vichy s'avère d'une redoutable efficacité, principalement celle du talentueux Philippe Henriot qui remporte de remarquables succès dans sa dénonciation du brigandage exercé par le maquis.
   Jean-Louis Crémieux-Brilhac a analysé, pour la période du 7 février au 3 avril 1944, 95 émissions d'éditoriaux diffusés à la radio dont un tiers «  sont consacrés, en tout ou en partie, à dénoncer les maquisards comme des terroristes apatrides et des communistes assassins » 33 ). Si ce n'est pour ses talents oratoires ( qui lui vaudront d'être exécuté par la Résistance le 28 juin 1944 ), comment expliquer l'immense audience de Philippe Henriot ?
   Disons d'emblée que les exemples ne manquent pas de pratiques peu scrupuleuses ou mal contrôlées : trop de vols d'argent ou de tabac, trop de violences réputées inutiles  ( incendies, coups, meurtres ). Les études régionales montrent bien que certains maquis ont des difficultés à maîtriser leurs relations avec l'environnement social. Mais, globalement, il est bien difficile de mettre en relation la fréquence « des mauvais coups » avec ce qu'il faut bien appeler le sentiment d'insécurité qui règne alors. L'effet médiatique, s'il n'invente pas les faits, les constitue en événements.
   Une vague de peurs se répand en France, entre novembre 1943 et avril 1944. Elles n'ont pas toujours de causes objectives, comme le constate le préfet du paisible département du Doubs en février 1944 : « Les agriculteurs commencent à éprouver la « grande peur » des actes terroristes… Nombreux sont ceux qui, à la tombée de la nuit, se barricadent dans leurs fermes » ( 34 ).   
  D'où provient ce sentiment d'insécurité ?
   Pour partie, la peur de « l'inconnu venu de la ville », celui « qu'on ne connaît pas » dont on sait «  qu'il nous en veut parce qu'on est plus riche que lui » : rejoue donc l'effet de miroir des représentations, une crainte qui se nourrit autant de fantasmes que de faits concrets.
   La période en elle-même ( novembre 1943-avril 1944 ) doit retenir notre attention. Paradoxalement, elle coïncide avec un étiage des actions de lutte armée ( sabotages ferroviaires, embuscades… ), mais elle correspond à un temps de dépression du moral des Français, entre l'espoir amèrement déçu d'un débarquement à l'automne 1943 et l'attente d'un débarquement au printemps 1944 : un nouvel hiver de solitude et de difficultés innombrables se présente.
   Si les maquisards ne se battent pas quotidiennement, ils se nourrissent deux fois par jour de produits qui ne peuvent être prélevés que sur la population rurale environnante. Sacrifice justifié aux yeux de celle-ci, au nom de la cause patriotique, tant qu'il y a des combats raisonnables et un espoir de victoire, mais qu'elle juge sans objet en dehors des périodes de combats qui lui paraissent légitimes. La réquisition devient alors parfois suspecte de tourner à vide, voire dans le seul intérêt de bénéficiaires vite taxés de « profiteurs » et de « bandits », quand le pacte « je te nourris, tu combats pour ma libération » semble rompu.

   Quel rôle joue la répression ?

   Avec l'apparition de maquis combattants, la répression se fait plus sévère et les Allemands, qui auraient espéré s'en trouver dispensés, doivent appliquer eux-mêmes les mesures de rétorsion.
   Quel effet la répression a-t-elle exercé sur le comportement des communautés rurales à l'égard des maquis ?
   La réponse à cette question n'est pas univoque. On peut suivre Jean-Marie Guillon, quand il observe que la distance géographique et humaine constitue un facteur essentiel : « Elle [ la population ] considère avec d'autant plus de sympathie ou d'indulgence les réfractaires de Haute-Savoie ou de Corrèze qu'ils sont loin et que leur présence ne peut entraîner aucune conséquence désagréable… En revanche, les sentiments sont plus réservés en ce qui concerne les maquisards de la région, du moins tant que la répression ne les transforme pas en martyrs et ne leur donne pas le visage d'un garçon que l'on peut connaître directement ou non » 35 ).
   Presque partout, les obsèques des maquisards sont l'occasion de manifestations patriotiques qui ressoudent les communautés rurales autour du maquis. Les mêmes communautés qui ont pu voir s'installer avec peur ou même hostilité, les maquis au-dessus de chez elles, témoignent, après de sanglantes répressions, une plus grande solidarité envers ceux qui sont devenus des héros et des martyrs.
    Tel est le constat des autorités françaises, par exemple celui du préfet de la Drôme ( à la suite des événements du Vercors ) : « Après la répression allemande, les paysans ne montrent plus d'animosité envers les maquisards. Avant le drame, voyant le danger, peut-être. Après, ce sont les Allemands, et eux seuls, qui sont haïs » 36 ).
   Ce constat est également celui des maquisards du Haut-Jura. Faute de pouvoir circonvenir le maquis, les Allemands, en avril 1944, s'en prennent à la population, 444 victimes, tuées ou déportées, et aux locaux de la coopérative La Fraternelle, bases de ravitaillement du maquis qui sont ravagés. Le 19 avril, jour de la levée de l'état de siège, les maquisards, terrés dans les bois, ont la surprise de voir venir des secours d'en bas : « Des paysans, ayant appris qu'il se trouvait deux isolés dans la montagne, sont montés avec des sacs pleins de ravitaillement et de pâtisseries, du vin et tout ce qu'il faut pour remonter » 37 ). Maurice Guêpe, nouveau chef du maquis, témoigne : « À partir de la rafle de Saint-Claude et des opérations d'avril, je n'ai plus eu de problèmes de ravitaillement, les paysans nous donnaient ce que nous leur demandions »  38 ).

   On peut aisément citer des cas opposés. Dans le Languedoc, les maquis Bir Hakeim, commandés par Jean Capel, Barrot, déploient un intense activisme : attaques de convois allemands, sabotages ferroviaires et téléphoniques, réquisitions diverses et sorties très spectaculaires en convois. Ce qui attire une violente répression de l'armée et de la police allemandes ( puis des GMR ) dans les Cévennes ( Hameau des Crottes, 16 tués le 3 mars 1944 ) et au-delà ( pendaisons de 15 otages à Nîmes le 2 mars 1944 ). Une dernière attaque de voiture allemande, le 7 avril 1944, en plein village de Saint-Étienne ( Lozère ), concentre des forces de répression dans toute la région ( 2 000 hommes et un avion mouchard ). Le 3 mai, une réunion des responsables des maquis cévenols décide unanimement de chasser Barrot et ses hommes des Cévennes, sentence à laquelle ils doivent se soumettre 39 ).

   La personnalité des acteurs

   Henri Mendras l'a montré avec humour, la communauté rurale, qui peut éventuellement cacher un nœud de vipères, tient à se présenter comme unie à la société englobante 40 ). Elle ne craint rien tant que de paraître désaccordée et de prêter alors le flanc à des manipulations extérieures. Ainsi est-on frappé de constater le comportement globalement cohérent des villages pour ou contre le maquis.
   La communauté rurale tend à suivre ses médiateurs traditionnels : notables ruraux, maires, instituteurs, prêtres, élus locaux, gros commerçants ou paysans. Ils représentent souvent le premier contact et presque toujours l'intermédiaire obligé pour ceux des villes.
   Les chefs de maquis ont vite classé les villages en bons et en mauvais, faisant de cet état un critère décisif de l'implantation de leurs troupes. La réalité des comportements des villageois et la perception, plus ou moins fondée, qu'en ont les résistants contribuent donc à la micro-géographie de l'implantation des maquis qui échappe à toute approche globale et relève de la micro-analyse.
   Les cultures jouent, au village comme ailleurs, un rôle décisif. Patrick Cabanel l'a montré avec beaucoup de pertinence lorsqu'il a opposé les comportements de communautés catholiques et protestantes proches géographiquement les unes des autres.
   Dans les Causses, la Margeride ou l'Aubrac, le monde rural catholique et la Résistance, jusqu'au printemps 1944, « restent étrangers mais pas systématiquement hostiles ».
   Dans les Cévennes protestantes, « la compénétration est grande entre la Résistance et les Cévennes rurales. […] Les pasteurs jouent ici, dans l'éducation et la conduite de l'opinion publique, un rôle assez exactement contraire à celui des prêtres, quand ils ne sont pas fondateurs de maquis » 41 ).
   
Constatations sur le comportement contrasté des catholiques et des protestants qu'il serait hasardeux d'étendre à toute la France, même s'il semble avéré que les protestants ont eu partout une attitude beaucoup plus solidaire envers les persécutés, pour des raisons faciles à comprendre.
  De même, les cultures politiques jouent un rôle, mais il serait bien présomptueux de prétendre être capable d'isoler cette variable de tant d'autres et l'on aurait tort de réduire son influence à des schémas déterministes. Tout dépend de multiples facteurs comme l'appropriation sociale de ces cultures politiques, les relations qu'elles entretiennent entre elles, le comportement des leaders d'opinion, les caractères propres de la résistance et de l'occupation. On peut cependant signaler les pratiques très réticentes des campagnes blanches et conservatrices en Aveyron, en Ille-et-Vilaine, en Anjou ou dans le Haut-Doubs.

   Du côté des maquisards, le rôle des acteurs est également essentiel. Toute communauté rurale sait que sa survie dépend du comportement du maquis. Elle craint qu'il ne vive de rapines et n'introduise le désordre social. Le maquis doit être proche de la population, tout en restant indépendant. L'équilibre est difficile à trouver : le maquis doit pouvoir profiter de l'aide de ses amis mais, afin de ne pas trop peser sur eux, et par souci de justice, il doit pouvoir aussi imposer une « contribution » aux réticents, voire aux plus hostiles.
   Le maquis peut bénéficier de la solidarité de ses amis, mais de façon non-ostentatoire, sous peine d'attirer des représailles pour complicité. Il doit contraindre les récalcitrants, mais ne pas les pousser à la dénonciation. Il faut donc de la finesse dans les relations et de la rigueur dans les principes, en conséquence, la personnalité du chef de maquis se trouve déterminante. Un chef respecté et obéi par ses hommes, capable d'imposer une discipline et des règles, l'est aussi par la communauté qui craint l'irresponsabilité des « jeunes » et retrouve dans l'ordre du maquis bien « tenu » par son chef, un modèle correspondant à son propre idéal. Comme Guingouin dans le Limousin 42 ), le « préfet du maquis » qui lutte contre le marché noir, s'il défie les autorités tout en garantissant l'ordre et la justice, le chef de maquis peut acquérir une dimension de héros quasi mythique.
   Le maquisard est perçu de façon contradictoire par la communauté rurale. Inconnu, il est entouré d'un mystère qui peut lui conférer de la grandeur, mais aussi susciter l'inquiétude. Connu, il rassure. Pendant la guerre, comme auparavant, la communauté se méfie des « étrangers ». Partout, la présence de gens connus, « du coin », constitue un gage de confiance et de sécurité.    De nouvelles relations peuvent se nouer, mais rien ne vaut la vieille connaissance. Une enquête du Commissariat à l'Intérieur de novembre 1943 oppose la situation de la Savoie, où les maquisards d'origine locale vivent en symbiose avec la population, et mènent des actions raisonnables, à celle de la Haute-Savoie, qui recrute des inconnus venus de diverses régions, plus intrépides, et accueillis avec davantage de circonspection 43 ).
   Resterait à déterminer quelle est la part du réel et du fantasmé dans cette représentation du comportement de l'inconnu, notamment de l'étranger.

   3/ Inertie et « penser-double »

   Ce qui vient d'être écrit mérite d'être nuancé, au sens quasi pictural du terme. Il faudrait pouvoir, à la fois, faire ressortir les lignes de force et introduire des dégradés, des effets d'estompage, des surbrillances, des zones d'ombre, des chevauchements et des surcharges.
   Dans le vécu des acteurs, leurs valeurs, leurs représentations, leurs comportements se chevauchent, se prolongent, voire se contredisent. Si l'historien doit ordonner son propos, il ne doit pas confondre cet ordre avec l'univers mental plus chaotique des acteurs. Les réflexions de Pierre Laborie, notamment dans L'opinion française sous Vichy et Les Français des années troubles nous seront d'un puissant secours.
   Insistons sur la force de l'inertie, qui sans être propre au monde rural, trouve ici des points d'application spécifiques. Ajoutons qu'à l'approche de la libération, les actes d'héroïsme, les gestes de solidarité active envers les maquisards se multiplient.
   Mais demeure la méfiance de tout ce qui est en dehors de la communauté, demeure tout simplement la peur, la peur irraisonnée ( et finalement raisonnable, ne l'oublions pas ) de la répression et de ses malheurs, demeure l'égoïsme, ou ce banal instinct de conservation qui fait que l'on peut souhaiter la libération et espérer une victoire remportée ailleurs, au loin, sans risques pour soi-même et les siens.
   Ajoutons que l'entrechoquement ou le chevauchement des comportements doit être envisagé en fonction de ce que Pierre Laborie a appelé le penser-double 44 ). Les comportements ambivalents peuvent relever d'un mode tout autre que celui de la duplicité ou de l'opportunisme, ils évoluent imperceptiblement par simple variation « d'une échelle d'intérêt et d'un ordre des priorités » 45 ).
   On est frappé d'observer que les mêmes individus témoignent de pratiques contradictoires qui devraient s'exclure s'ils avaient un comportement rationnel et cohérent. Ainsi avons-nous rencontré des paysans, authentiquement solidaires de la Résistance, qui, par ailleurs, recherchent la main-d'œuvre de réfractaires pour l'été et s'en débarrassent dès qu'ils n'ont plus besoin d'eux ; prêts à risquer leur vie pour aider à la réception de parachutages, ou héberger un radio, d'autres, malgré leur aisance, refusent d'apporter la moindre contribution financière à la Résistance, épargnant l'argent de leur travail ; on a rencontré des paysans résistants qui ne renoncent pas au marché gris, voire au marché noir.
   Les mêmes personnes appartiennent à des mondes différents et adaptent leurs pratiques en conséquence.
   Seuls les héros les plus déterminés, les plus conscients, et, osons le terme, les plus purs, engagent tout, sans réserve, toujours. Ce ne sont pas les plus nombreux.

   Rappelons que les campagnes, tout particulièrement, vivent dans une double peur, celle des Allemands et celle des maquis, comme l'expose en tout réalisme le sous-préfet de Saint-Claude ( Haut-Jura ) en janvier 1944 :

   « Ceux dont la sympathie ne va pas vers les jeunes redoutent ces derniers et constatent que les autorités administratives sont impuissantes à empêcher leurs coups de main et à réprimer efficacement les actes de terrorisme. Ce sentiment d'insécurité est tel que, si la population n'est pas poussée par ses propres sentiments à l'égard des tenants du maquis, elle l'est forcément par prudence et par raison. Résultat : les jeunes continuent à se promener impunément par groupes de 10 ou 20 dans les villages sans prendre même la peine de cacher les armes dont ils sont porteurs » 46 ).

   Les deux peurs existent, mais faut-il les situer au même niveau ?
   Nous ne le pensons pas. La peur du maquis est contrebalancée par le sentiment que son combat est juste : céder à ses pressions est plus honorable que céder à celles des Allemands. Et dans la mesure où sa victoire est probable, céder au maquis est plus raisonnable… pour l'avenir.
   Mais dans l'urgence, on ne raisonne pas toujours. Nous considérons comme vraisemblable que la peur des maquis n'empêche pas que, majoritairement, s'exprime dans les comportements une solidarité tantôt active, tantôt résignée - sans oublier qu'on peut avoir peur du maquis, souhaiter qu'il ne vienne pas… puis l'aider quand il est là.

       4/ Les formes d'engagement

   Quelles sont les principales formes de résistance pratiquées par le monde rural ?
   La première, par ordre chronologique et par le nombre, est sans nul doute la solidarité directe : hébergement, nourriture, fourniture de vêtements, de soins, de renseignements et protection par le refus de dénonciation. Ce qui profite d'abord aux clandestins franchissant la ligne, aux aviateurs abattus, puis aux réfractaires et aux maquisards.
   La participation à la lutte armée, déjà effective dans le cadre d'une solidarité avec les maquis, prend une forme encore plus directe, avec la montée au maquis lors de la mobilisation des lendemains du 6 Juin 1944 : les études montrent que durant cette période la proportion des ruraux s'accroît chez les combattants 47 ). Ils « montent » quand, en fonction de leurs propres convictions et des besoins des chefs de maquis, leur engagement semble utile pour la bataille libératrice.
   Ils apportent leur connaissance du terrain et des gens, et, grâce à la pratique de la chasse, une certaine aptitude au maniement des armes qui tranche avec la grande ignorance des citadins.

   On peut relever une certaine manière d'être des ruraux dans la Résistance.    On songe aux différentes figures de l'inversion mises en valeur par Harry R. Kedward 48 ). L'inversion la plus frappante est sans doute celle qui permet aux réfractaires chassés par l'autorité de s'adapter à la situation en devenant des maquisards expérimentés et, ainsi, de se transformer eux-mêmes en chasseurs avec une complicité des ruraux qui désarçonne les représentants du Gouvernement et leur fait perdre très tôt toute illusion sur leur capacité à saisir un gibier qui se comporte lui-même en chasseur.
   Les maquis de l'été 44, avec leur recrutement plus local, plus rural, et plus jeune « s'inscrivent dans la longue lignée de la " geste " des hors-la-loi » 49 ) qui se manifeste par le caractère ostentatoire de certaines pratiques : le défilé dans les villages des jeunes gens armés et parfois sous les acclamations ( en tout cas des plus jeunes ) est vécu comme un moderne charivari, le cortège des véhicules réquisitionnés est comme un défi et une manifestation de liberté, la sur-utilisation et la sur-représentation publique des armes, comme un symbole de puissance virile autant que de liberté. La redistribution des biens réquisitionnés au profit des plus démunis et des « petits », au détriment des « gros » et des collaborateurs, participe d'une certaine forme de banditisme social 50 ).


Conclusion

   Revenons à l'approche privilégiée de ce colloque, le thème de la rupture et de la continuité.

   Du côté de la continuité, disons d'abord que dans la Résistance, comme dans la société, le monde rural est un monde dominé.
  Ce sont les organisations de résistance citadines qui commandent la stratégie et les chefs de maquis sont presque toujours des citadins. La campagne est une base de départ, mais pas un objectif : pour tous les résistants, il est clair que le pouvoir se conquiert dans les villes. La logistique est prise en charge par les villes : parfois celle du ravitaillement, plus encore celle des transports et toujours celle de l'armement.
   Continuité aussi dans cette capacité des communautés rurales à préserver leur unité de façade vis-à-vis du monde extérieur. Tant qu'elle ne trouve pas d'intercesseur, la Résistance a du mal à pénétrer dans le village, on y redoute les intrusions et les intrus, facteurs de désagrégation interne. Au temps des maquis, on peut penser que les dénonciations y ont été moins nombreuses qu'ailleurs ; à l'exception des collaborationnistes avérés, les éléments hostiles se taisent, par peur du maquis, mais aussi par peur de l'ostracisme de la communauté.
    Le repli sur soi et le silence sont un mode de relation au monde. Dans les formes d'engagement du monde rural, nous avons retrouvé des permanences fondamentales, qui tiennent à ce que l'on ne saurait sans doute mieux désigner que par le concept d'habitus tel que l'a développé Pierre Bourdieu 51 ). On agit moins pour des idées et en fonction de stratégies explicites que par une prédisposition à agir qui vient de l'intégration, de l'intériorisation de valeurs, de pratiques, de savoir-faire et d'une certaine manière d'être au monde, de se le représenter et de s'y comporter.
   C'est bien ce que nous avons retrouvé dans les formes de l'action résistante en monde rural : une répugnance à s'engager dans des organisations, une distance vis-à-vis du monde de l'écrit, une prédilection très forte pour tout ce qui est acte de solidarité directe, d'homme à homme.
   Nous pouvons aussi lire la continuité dans un certain sens du concret, du visible, du résultat escompté. Héberger un réfractaire, concrètement, c'est l'empêcher de partir en Allemagne et cela a toutes les apparences d'une victoire. On comprend que les agriculteurs, plus que d'autres, se soient lancés dans la lutte armée à partir du moment où celle-ci leur est apparue immédiatement efficace, après le 6 juin 1944 et aient eu du mal, avant, à abandonner leur terre.

   Les ruptures ne sont pas moins négligeables. Dans le registre du court terme, sous l'Occupation, l'éloignement d'avec Vichy, puis la rupture sont à mettre en relation avec l'accélération du brusque processus de délégitimation du Gouvernement au sein du monde rural, essentiellement en raison de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne. Sans effet mécanique, survient dans ce contexte une ouverture du monde rural à la Résistance et une ruralisation de la Résistance, pour laquelle les campagnes deviennent brusquement un enjeu temporaire majeur.
   Le monde rural et le monde citadin sont allés à la rencontre l'un de l'autre. Certes, ils ne se sont pas aimés d'emblée, ils ne furent pas heureux pour la vie et ils n'eurent pas beaucoup enfants. Mais, un tournant est pris, la direction n'est plus la même. Charles d'Aragon, pourtant peu suspect de sympathie pour le monde rural, est témoin d'une scène qui le frappe. Le 14 juillet 1944, un paysan s'écrie « Vive la République ! », ce qu'en 1977 il commente ainsi :

« La Résistance était en train de réconcilier la République avec la France cavalière et cléricale. Que cela fût encore à faire nous paraît aujourd'hui surprenant. Mais à l'heure actuelle qui pourrait dire ce que représentait le mot République pour un paysan du Languedoc en 1944 ? » 52 ).

   Pour trouver des antécédents à un tel rapprochement entre ruraux et citadins, sans doute faut-il remonter à la Révolution française. Pourtant, l'événement n'aura pas de lendemain : sur les questions du ravitaillement et de la pénurie, la Libération a facilité un retour en force des suspicions et des rancœurs.
   Mais cette rencontre aura tout de même de l'avenir. La Résistance veut reconstruire une autre France : plus moderne pour être plus forte. Le Vichy rejeté, c'est celui de la collaboration et de la dictature, mais c'est aussi celui du retour à la terre, du brave paysan à l'horizon borné par son champ, du producteur au savoir-faire dépassé et aux poussives performances.
   La génération des jeunes agriculteurs qui accompliront la « révolution silencieuse des paysans » 53 ) est celle des résistants. Avec elle se clôt, ce que Jacques Le Goff a nommé le long Moyen-Âge.

François MARCOT
Université de Franche-Comté

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