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Introduction
Pour
traiter des relations entre le monde rural et la Résistance,
il faut, nous semble-t-il, rappeler quelques évidences communément
admises, s'employer à les nuancer et tenter d'apporter des
éléments d'explication qui échappent à
des enchaînements trop mécaniques. Il convient par ailleurs
non de s'entourer de précautions formelles, mais d'aborder
cette étude dans un réel esprit d'humilité.
Le monde rural représente alors la moitié
des 40 millions de Français : qui peut prétendre l'embrasser
dans toute sa diversité ?
Si les sources qui lui sont extérieures permettent
d'observer ses comportements, comment, face à la rareté
des sources internes, saisir ses représentations du monde et
décrypter les valeurs qui sont les siennes ?
Est-on fondé à croire en l'existence
d'une véritable identité du monde rural justifiant qu'on
l'érige en un acteur pourvu d'une certaine unicité ?
D'un côté on observe, il est vrai,
le maintien de fortes solidarités au sein des communautés
rurales, de solides parentés dans les comportements, face à
l'occupant, à Vichy et à la Résistance.
Mais de l'autre, on peut multiplier les contre-exemples
qui découragent toute prétention à la généralisation
: les paysans représentent certes le noyau dur des communautés,
mais elles ne se réduisent en aucun cas à eux et ils
ne donnent pas toujours le ton ; les cultures religieuses et politiques
introduisent des clivages qui transcendent la ruralité ; enfin,
et peut-être surtout, le phénomène de l'occupation
engendre des situations extrêmement différentes.
L'existence de deux zones ( 1 )
place les communautés rurales dans des conditions très
dissemblables ( et l'invasion de la zone sud, en novembre 1942,
n'estompe que partiellement les disparités ).
En zone nord, les Allemands, comme occupants, imposent
des contraintes nouvelles - et engendrent des phénomènes
de rejet - mais, comme acheteurs, suscitent des possibilités
d'enrichissement.
En zone sud, la propagande et les institutions de Vichy,
à commencer par la Légion des combattants, pénètrent
les communautés rurales, alors que celles de zone occupée
pourraient presque tout ignorer de Vichy - si ce n'était l'existence
de la Corporation paysanne et la référence mythique
au Maréchal.
De plus, les temps de pénurie engendrent chez
les producteurs ( comme chez les consommateurs ) une grande
inégalité de situations suivant ce qu'ils ont à
vendre.
Enfin, les potentialités offertes par l'espace
rural sont diverses et évolutives : avec la lutte contre le
travail en Allemagne et l'apparition des maquis, des régions
de montagne qui n'intéressaient jusqu'alors ni l'occupant,
ni Vichy, ni la Résistance, deviennent subitement un enjeu
stratégique.
Par-dessus tout, gardons-nous des visions simplistes
sur l'âme paysanne, même - et surtout - si le discours
ruraliste dominant nous encourage à les accepter.
Suivons l'appel du sociologue qui prône l'historicisation
de la question : « Il n'y a pas plus d'âme paysanne
que de nature universelle de la paysannerie, il n'y a que des conditions
historiques particulières à chaque société
paysanne et notamment ses rapports avec la société englobante » ( 2 ).
Cette historicisation nous conduit à mettre
l'accent sur les relations entre le monde rural et le monde urbain
: échanges de biens et de services, enjeux de pouvoirs réels
et symboliques, acteurs et vecteurs de ces échanges, conflictuels
ou intégrateurs.
Comme bien souvent, même dans cette période
apparemment courte, le facteur temps fournit un cadre de compréhension
décisif avec son travail d'usure et les brutales transformations
qu'engendrent les événements. Pour les communautés
rurales, une césure s'impose, celle de la lutte contre le travail
en Allemagne, fin 1942-début 1943. Toutes les études
régionales le montrent, avant cette date, les relations entre
la Résistance et le monde rural sont limitées tandis
que, dans la période qui suit, on assiste à une ruralisation
de la Résistance.
I. Une ignorance réciproque
jusqu'en 1942
Avant
la fin de 1942, la distance entre le monde rural et la Résistance
se mesure à son très faible niveau d'engagement. Pour
expliquer cet éloignement, on a beaucoup recouru à une
approche de type idéologique qui met en avant les affinités
du monde rural avec le régime de Vichy.
La confiance dont il bénéficie permet
de comprendre que les ruraux s'en remettent à lui pour régler
leurs problèmes immédiats et prendre en charge l'honneur
de la France et qu'ils considèrent comme inutile, voire dangereuse,
l'entreprise de la Résistance.
1/ Le
monde rural et Vichy
Le
monde rural est proche de Vichy qui prône les mêmes valeurs
que lui. Tout chez le maréchal Pétain atteste de son
attachement à la terre. D'abord sa vision terrienne du patriotisme
: pour ce fils de paysan, la défense de la patrie se mène
sur le sol de France et par là s'oppose à celle du général
de Gaulle, cet « émigré » dont
la vision mondiale du conflit ignore le petit monde des villages de
France.
En 1940, en mettant un terme à une guerre « visiblement »
perdue, le Maréchal s'est comporté en défenseur
économe du sang des soldats - comme lors de la Grande Guerre.
Le mythe du vainqueur de Verdun, vu du village,
s'incarne dans l'homme qui aime la terre et les hommes. La terre,
elle, ne ment pas, la formule du Maréchal peut se retourner
: Pétain, lui, ne ment pas aux paysans, et tous savent que
la ville, elle, peut mentir, décevoir et tromper.
Pétain, Sauveur de la patrie, est aussi
le sauveur de la terre et des valeurs rurales. Il sait la valeur du
travail des paysans auxquels il reconnaît d'emblée, par
la Corporation paysanne, le droit d'auto-administrer l'ordre des champs
et le droit de recevoir la meilleure part du fruit de leur travail,
plutôt que de le voir accaparé par ceux des villes qui
l'ont redistribué en semaines de 40 heures et en congés
payés. Le sauveur est aussi le restaurateur de l'ordre, de
l'obéissance aux autorités naturelles, dans la famille
et dans la société - notamment aux commandements de
l'Église : on ne dira jamais assez combien, dans les régions
marquées par le conservatisme religieux, Bretagne, Massif Central,
Franche-Comté
Pétain fait aussi figure de sauveur
des âmes.
Pétain, par ses discours, et le Régime,
par ses pratiques, flattent la vanité des paysans touchés
par la crise économique et aigris par des décennies
de marginalisation sociale. Dans la France de Pétain, le paysan
retrouve ses sous, mais aussi sa dignité.
Plus qu'une période d'enrichissement, c'est
un temps du pouvoir retrouvé. Fini le temps des citadins arrogants
et distants. Ils se rendent désormais à la campagne
pour quémander humblement du ravitaillement. À moins
que ne resurgissent des comportements plus agressifs. Au printemps
1941, dans le Pays de Montbéliard, des ouvriers s'en prennent
aux détenteurs de la richesse alimentaire : « les
habitants des villes se répandaient dans les campagnes
certains ouvriers allaient jusqu'à menacer les cultivateurs
quand ils n'obtenaient pas ce qu'ils voulaient » ( 3 ).
Au printemps 1942, avant que ne se pose la question
de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, d'un bout à
l'autre de la France, les rapports de la police et des préfets
nous renvoient l'image d'une rude confrontation entre les paysans
- certes privilégiés du Régime, mais qui se sentent
floués par des prix qu'ils estiment trop bas et des contrôles
trop sévères - et les citadins, principalement les ouvriers,
scandalisés par l'inégalité et l'injustice.
Mais ne versons pas dans l'image caricaturale d'une
France aux couleurs bien nettes et aux contours bien cernés.
Tout est beaucoup plus flou et plus terne. Le ralliement des campagnes
au Régime ne relève pas de l'ordre du politique, il
exprime une confiance sincère et sentimentale en l'homme Pétain
et non pas l'adhésion au Gouvernement ou à un programme
( 4 ).
Léon Werth, replié dans son « bourg »
du Jura, l'observe avec moins de malice que de réalisme : « Les
paysans d'ici, s'il ne s'agit de restrictions ou de réquisitions,
sont absolument indifférents à tout ce que dit et fait
le gouvernement. Ils ne lisent même pas " la journée
à Vichy " » ( 5 ).
La Légion des combattants recrute en nombre
dans les milieux ruraux de zone sud, mais chez les notables plus qu'au
sein des masses paysannes ; elle est interdite en zone occupée
où l'idéologie du régime n'a guère de
vecteurs pour pénétrer, et au demeurant, guère
d'auditeurs pour l'écouter.
Dans les deux zones, ces mêmes notables participent
à l'administration de la Corporation paysanne dont les réunions
sont peu fréquentées ; devenue un rouage de coercition
de l'appareil administratif, la Corporation sera ensuite tout simplement
rejetée par la masse des paysans.
Peut-être plus que dans d'autres milieux,
le mythe du double jeu imprègne les représentations
paysannes. La confiance placée dans le Maréchal l'est
aussi, et peut-être surtout, au nom d'un patriotisme foncièrement
anti-allemand.
Les signes de tout ce qui peut concrétiser une
véritable collusion franco-allemande sont sévèrement
interprétés. Jeanne Oudot, fille du maire du petit village
de Mancenans ( Doubs ), admiratrice de Pétain « qui
fait de son mieux » ( et simultanément de De
Gaulle ), n'a que mépris pour les collaborateurs et, dans
le journal qu'elle rédige à 18 ans, qualifie sans hésiter
Laval et Darlan de « traîtres ». Ainsi,
à propos de ce dernier le 8 juin 1941 : « Quel traître
! Il n'aime pas les Anglais. À Vichy, on collabore toujours
et plus que jamais. [
] Chez nous, on continue à ne pas
collaborer, moins que jamais ! Pauvre France où en es-tu ?
» ( 6 ).
Comme l'ont observé d'un bout à l'autre
du pays Christian Bougeard en Bretagne et Jean-Marie Guillon en Provence
( 7 ),
le patriotisme des campagnes, germanophobe et volontiers anglophile,
structure un univers mental dans lequel vont s'inscrire toutes les
évolutions à venir.
2.
Les campagnes et la Résistance
Si la résistance est d'abord un phénomène
urbain, le monde rural ne s'en tient pas totalement à l'écart.
Quelles sont les principales formes de résistance
dans le monde rural ?
Bien souvent, les auteurs des premiers actes spontanés
de l'été 1940 ( sabotages de lignes téléphoniques
ou attentats contre les soldats allemands ) appartiennent au
monde rural ; mais cette forme de résistance, purement individuelle,
traduit un refus instinctif de la défaite et n'ouvre pas de
perspectives concrètes de résistance organisée.
Le monde rural participe pleinement aux chaînes
et réseaux d'évasion, surtout à proximité
des frontières et de la ligne de démarcation. Il fournit
les passeurs qui connaissent le terrain ( sentiers et caches
des forêts, gués des rivières
) ainsi
que les maisons susceptibles d'héberger et de cacher les fugitifs.
L'anglophilie suscite des actes de transgression
qui s'apparentent bel et bien à des actions de résistance.
Le monde rural joue un rôle essentiel dans les réseaux
d'évasion des aviateurs britanniques abattus et, même
dans les campagnes isolées, les obsèques d'aviateurs
anglais abattus ( 8 )
par les Allemands témoignent de cette anglophilie spontanée.
Ainsi à Montcony, dans la Bresse, le 31 octobre 1942, une foule
de 2 à 3 000 personnes assiste à l'enterrement
de neuf aviateurs britanniques, avec dépôt de gerbes
et chant de l'hymne anglais par les élèves du collège ( 9 ).
Comment ne pas rappeler que des communautés
rurales ont accordé leur protection aux Juifs persécutés
: communes protestantes bien connues des Cévennes et de Haute-Loire
( notamment le Chambon-sur-Lignon ) ou moins connues, catholiques
de Vendée comme Chavagne-en-Paillers ?
Ces observations ne doivent pas cacher l'essentiel.
Les études relatives aux composantes sociales de la Résistance
sont unanimes dans leurs résultats : dans toute la France les
paysans sont les moins représentés et entrent le plus
tardivement dans la Résistance, rarement avant la fin de 1942
et le début de 1943, à la faveur de la lutte contre
le travail en Allemagne.
Les valeurs partagées avec Vichy sont-elles
un obstacle à l'entrée en résistance du monde
rural ?
Le bon sens invite à le penser : la confiance
dans le Maréchal semble opposée à un engagement
dans un combat basé sur des analyses et projets contraires
aux siens : certitude que la France n'a pas perdu la guerre, que les
citoyens peuvent participer à la victoire, qu'ils peuvent se
mêler des affaires de l'État.
Mais la réflexion invite à modérer
cette opinion, non pas à la réfuter comme fausse, mais
à placer des limites à son pouvoir d'explication. Ce
que l'on présente souvent comme « facteurs »
expliquant le comportement du monde rural ne fonctionne pas très
bien pour d'autres groupes sociaux ou pour d'autres personnes.
On peut être, en tout cas jusqu'en 1942, vichyste,
maréchaliste et même pétainiste et en même
temps résistant. C'est d'ailleurs le cas d'une bonne fraction
de la Résistance française des débuts. Laurent
Douzou et Denis Peschanski vont jusqu'à évaluer à
la moitié des premiers résistants ceux qui se situent
alors dans une orbite vichyste ( 10 ),
croyant au double jeu du Maréchal, voire approuvant les mesures
antidémocratiques du régime - ou, pour le moins, n'étant
pas rebutés par elles.
Observons que le contenu du Manifeste d'Henri Frenay,
ce pionnier de la Résistance, n'a rien qui puisse heurter les
valeurs du monde rural. On peut aimer l'ordre pétainiste et,
au nom d'un patriotisme intransigeant, choisir d'aider la Résistance,
voire d'y participer, comme ces officiers fondateurs des réseaux
de renseignements à Vichy. Ce que nous avons appelé
le « principe d'intentionnalité » a ses
limites ( 11 ).
Pour comprendre les mécanismes de l'engagement
en résistance, le point de vue des acteurs, ce au nom de quoi,
pour quoi, ils entreprennent d'agir n'est qu'un des éléments
explicatifs. Il faut recourir à un autre point de vue d'observation
de la réalité : celui de la Résistance comme
organisation agissante.
La Résistance n'est pas un club de réflexion,
elle commence avec l'action. En tant que telle, elle a ses objectifs,
ses moyens, sa stratégie. Elle a un terrain d'action dont la
configuration évolue avec le temps et en vue duquel elle opère
ses recrutements : la résistance ne recrute pas indifféremment,
elle le fait en fonction de ses besoins.
C'est ce que nous avons appelé le « principe
de fonctionnalité ».
Quelles sont les premières actions de la Résistance
?
Le renseignement, la propagande, la mise en place
de structures organisationnelles.
C'est en ville que se trouve le substrat nécessaire
à son activité : les administrations, les usines et
les casernes pour le renseignement ; les capacités techniques
et intellectuelles pour la propagande ; l'entregent et le savoir-faire
pour l'organisation.
Ce qui permet de comprendre que la Résistance
recrute d'abord dans les villes et non dans les campagnes. Ajoutons
que la Résistance ne s'adresse guère au monde rural
comme le montre l'étude de sa presse clandestine. Nous
disposons d'un indicateur fourni par l'étude des 169 tracts
et journaux clandestins comtois que nous avons retrouvés .
La Résistance organisée ne s'adresse jamais aux paysans
en 1940 et 1941, elle le fait dans 4% des tracts de 1942, mais dans
30% des tracts de 1943 et 22% de ceux de 1944 ( 12 ).
Pour expliquer le moindre engagement du monde rural
dans la Résistance des débuts, le principe de fonctionnalité
nous semble être le plus pertinent. Ce ne sont pas l'idéologie
ou le politique qui expliquent principalement la faible mobilisation
des paysans, mais le fait que la Résistance n'a guère
besoin d'un monde rural qui a peu à lui offrir. On notera,
au demeurant, qu'il répond bien aux sollicitations, quand elles
existent, par exemple pour l'hébergement et le passage.
Ajoutons que les deux points de vue, celui des acteurs
et celui du système, les deux principes, l'intentionnalité
et la fonctionnalité, ne doivent pas être pensés
de façon autonome, ils se combinent en permanence. Les résistants,
citadins, n'imaginent guère qu'ils peuvent recruter et agir
dans un milieu rural qui leur paraît spontanément hostile
et qu'au demeurant ils connaissent fort peu.
II. Deux mondes qui se découvrent
à la faveur de la lutte contre le travail en Allemagne
1.
Dans le monde rural, un accueil contrasté de la Relève
Laval
annonce la Relève dans son discours du 22 juin 1942. Retenons-en
deux propos saillants.
La fameuse phrase : « Je souhaite la
victoire de l'Allemagne parce que sans elle, demain, le bolchevisme
s'installerait partout » semble être accueillie majoritairement
avec réprobation, voire indignation dans le monde rural.
Léon Werth a parfaitement montré en quoi,
plus qu'ailleurs peut-être, la formule choque ceux des bourgs
: « Il viole le sentiment de tout un peuple. Collaboration,
ordre nouveau, ce n'étaient que des termes abstraits, vocabulaire
politique. [
] " Je souhaite la victoire de l'Allemagne "
: on n'avait jamais entendu cela. Car l'antipatriote abstrait du passé
se mettait au-dessus des patries. Il était neutre, il ne souhaitait
rien. Le discours de Laval est trop gros pour la finesse moyenne du
peuple français » ( 13 ).
Mais, ce rejet de l'engagement pro-allemand, ne
doit pas dissimuler un accueil parfois plus favorable de la proposition
de la Relève : le retour d'un prisonnier de guerre ( le
plus souvent un agriculteur ) contre le départ de trois
ouvriers spécialisés. Nombreux sont les paysans qui,
dans un premier temps, se réjouissent de l'éventuel
retour des prisonniers. Ce sont les ouvriers qui en paieront le prix,
leur départ en Allemagne ne paraît pas injuste tant ils
ont profité de la République, du Front populaire et
du régime de l'affectation spéciale, à l'arrière,
pendant que les paysans combattaient au front, où ils ont été
faits prisonniers. Ainsi, dans son département agricole de
l'Orne, le préfet peut-il écrire :
« L'opinion
publique... n'a retenu du discours
que l'idée de relève
des agriculteurs prisonniers par les ouvriers partant travailler en
Allemagne. Cette perspective a remis quelque espoir dans le cur
de ceux ou de celles qui ont les leurs dans les camps » ( 14 ).
Mais
l'espérance est de courte durée : les prisonniers ne
sont libérés qu'en très faible nombre, d'où
une déception doublée d'un sentiment d'abus de confiance,
voire de trahison. Les événements suivants vont confirmer
ce revirement. La loi du 4 septembre 1942 et plus encore les lois
de février 1943 sur le Service du Travail Obligatoire sont
immédiatement mal perçues parce qu'elles instituent
un travail forcé en Allemagne et, même si les paysans
sont dans un premier temps épargnés, elles s'appliquent
aux autres membres des communautés rurales : les victimes sont
proches et connues. Dès lors joue un réflexe de solidarité
patriotique envers les victimes qui désigne Vichy comme complice
de l'occupant ( 15 ).
Le coup de tonnerre vient de la loi du 31 mai 1943
qui met fin aux exemptions en faveur des agriculteurs. Partout, comme
dans le Var : « L'impopularité du STO dépasse
tout ce que l'on peut imaginer. La haine des autorités est
telle que la propagande n'a pas besoin de s'exercer » ( 16 ).
2.
L'accueil des réfractaires : une rupture
À
partir de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne, le monde
rural commence à sortir de sa réserve et à pratiquer
la « désobéissance patriotique » -
pour reprendre la formule de Libération-Sud - en accueillant
les réfractaires qui refusent de partir. Cette solidarité
s'exerce d'abord dans le cadre de réseaux qui s'organisent
spontanément autour de familles d'accueil et par interconnaissance,
puis elle s'ordonne en fonction des maquis, et sans trop de difficultés
pour les maquis refuges et camps de réfractaires de toute nature
établis dans les bois ou les chalets de montagne.
Si les réfractaires sont peu nombreux jusqu'en
mars 1943, le phénomène devient massif en quelques mois.
L'hébergement par les paysans revêt le plus souvent une
forme d'évidence qui en dit long sur l'évolution des
comportements. Jean Quellien estime que, dans le Calvados, les paysans
ont hébergé environ les trois quarts des réfractaires
et la description qu'il donne du réseau de complicité
qui se noue à Tilly-sur-Seulles ( 750 habitants )
est l'exemple de ces solidarités rurales qui réunissent
curé, instituteur, gendarmes, artisans et paysans des environs
( 17 ).
Presque partout, comme l'a démontré Bernard Mouraz ( 18 ),
les Allemands et les préfets constatent que les forces de police
et singulièrement de gendarmerie sont globalement impuissantes
à trouver les réfractaires hébergés dans
les fermes ou cachés dans les montagnes, quand elles ne sont
pas directement complices.
Cette complicité entre paysans et gendarmes
- deux groupes qui ont entretenu, par le passé, des rapports
complexes dans la communauté rurale - en dit long sur le profond
changement qui intervient alors.
Même dans un département aussi conservateur
que l'Aveyron, où Christian Font et Henri Moizet ont décrit
le monde rural comme « égoïste »
et fidèle au Régime, le STO représente un moment
de « rupture » et le monde des campagnes participe
à la solidarité envers les réfractaires ( 19 ).
Dans les Alpes, très tôt rebelles, Paul et Suzanne Silvestre
ont pu parler d'« insoumission généralisée »
( 20 ).
La lutte contre le travail en Allemagne réintroduit
les paysans au coeur de la guerre, eux qui n'ont guère subi
la présence physique des occupants et que les privations matérielles
ont relativement épargnés. Jusqu'alors, leur implication
dans la guerre pouvait se cantonner au domaine des opinions et des
sentiments. Désormais, ils sont confrontés à
la nécessité du choix, ouvrir leur porte ou la fermer,
dénoncer ou se taire, nourrir, soigner, héberger, réconforter
ou non une personne en situation de détresse visible et décider
d'une juste conduite.
Louis Le Moigne et Marcel Barbanceys ( 21 ),
deux résistants qui ont remarquablement su réfléchir
à leur expérience, montrent comment l'aide aux réfractaires
pose des questions immédiates et appelle des solutions urgentes
aux résistants comme aux paysans - et au monde rural dans son
ensemble. Dans la réponse à ces questions, se tissent
des liens d'une nature nouvelle.
Les paysans découvrent le caractère
violent et la réalité physique de la répression.
Les opérations de police entreprises sous les ordres des préfets
départementaux, et plus souvent régionaux, soulèvent
à la fois une grande surprise et une violente réprobation.
Dans le Lot, Pierre Laborie estime que c'est la répression
qui amène les paysans à sortir d'une apathie dominante ( 22 ).
Ainsi se développent des mécanismes de solidarité
envers les réfractaires. Jeunes, pourchassés sur la
terre française, risquant d'être expatriés chez
l'ennemi, ils s'attirent une sympathie qui relève d'une forme
de morale « naturelle », comme l'a observé
Henri Cordesse en Lozère :
« Le
réfractaire est un hors-la-loi qui a la sympathie de la majeure
partie de la population ; sa situation « morale »
est généralement forte. Il fait figure à la fois
de victime et de patriote. Il faut donc lui venir en aide » ( 23 ).
Pour
appréhender ce revirement, il convient de placer les relations
entre les paysans, Vichy et les forces de l'ordre dans un contexte
plus large. Pourquoi les enfants chéris du
régime se détournent-ils si vite de lui ? Pourquoi
ces défenseurs de l'ordre désobéissent-ils aux
forces de police ? Pour répondre à
ces questions, il faut revenir sur plusieurs points précédemment
signalés. Gardons-nous d'isoler la question du travail en Allemagne,
ce n'est qu'un élément du système de représentations
au sein du monde rural. D'autres facteurs interviennent. Dans le monde
rural, plus qu'ailleurs, tous ceux qui, mus par de « bons
sentiments », ont cru à de « bonnes paroles »,
ont été frappés, coup après coup, par
des événements dépourvus d'ambiguïté
: la « phrase » de Laval ; l'invasion de la
zone libre qui dévoile l'inanité de la collaboration
; l'hostilité déclarée de Vichy aux libérateurs
anglo-américains de l'Afrique du Nord qui lève l'hypothèque
du double jeu ; la dérive répressive du Régime
contre les réfractaires et les paysans victimes des contrôles
du Ravitaillement ; enfin l'évolution de la situation internationale,
Stalingrad, la libération de la Tunisie, puis les événements
d'Italie, autant d'indicateurs qui montrent que l'Allemagne finira
par perdre la guerre et que Vichy a fait le mauvais choix.
Tous ces facteurs contribuent à faire de
la désobéissance à Vichy un acte tout à
la fois raisonnable et patriotique. Le pétainisme des campagnes,
fondé sur la confiance et la reconnaissance sociale n'est,
nous l'avons vu, que très peu politique ; sentimental, de connivence,
il n'en est que plus fragile.
Par ailleurs, le respect de l'ordre sous Vichy n'est
pas celui de l'ordre naturel des champs vanté par les agrariens,
il s'inscrit dans un cadre qui a ses limites : l'ordre du travail
reconnu à sa juste valeur, celui de la liberté de vendre
le fruit de son labeur sans contrôle.
Or, depuis 1941, et surtout depuis le printemps 1942,
les « tracasseries » des services de Vichy se
sont multipliées. Alors même que les prix de vente des
productions agricoles sont jugés scandaleusement bas, les contrôles,
les réquisitions et les perquisitions effectués par
les Contributions indirectes, le Ravitaillement ou la Gendarmerie
ont donné au paysan le sentiment qu'il était persécuté.
Pour « résister » à ces persécutions,
le paysan a pris l'habitude de frauder, non seulement en toute impunité,
mais encore en toute bonne conscience. De ce fait, un esprit de résistance
à l'État s'instaure avant le STO.
Tout cela facilite l'émergence chez les paysans
de ce que Harry R. Kedward a appelé une culture du hors-la-loi
( 24 )
qui peut s'interpréter en termes de basculement de la légitimité.
Ainsi, la population du petit village de Viry ( Jura )
prend parti contre son maire qui, en novembre 1943, dénonce
deux résistants qui avaient quêté pour le maquis.
Les jours suivants, la maison du maire se couvre d'inscriptions vengeresses,
et devant l'hostilité unanime qu'il rencontre, le maire est
contraint à la démission ( 25 ).
Au nom de cette nouvelle légitimité qui
règne dans les campagnes à partir du printemps 1943,
on ne dénonce pas les victimes pourchassées - au moins
tant qu'elles ont un comportement « correct ».
III - Peurs et solidarités
au temps des maquis combattants
Gardons-nous
de tout syllogisme simpliste. Ce n'est pas parce que l'on est hostile
aux Allemands et opposé à un Gouvernement perçu
comme collaborateur que l'on est pour la Résistance et moins
encore dans la Résistance.
Au demeurant, il est fréquent que l'on soit avec
la Résistance en ayant peur de ses actions et des représailles
qu'elles peuvent attirer.
Du rejet à la solidarité, de la crainte
à l'espoir, on observe une grande variété de
réactions qui, certes, évoluent dans le temps en faveur
de la Résistance, mais se surajoutent plus qu'elles ne se succèdent.
Comme le dit Pierre Laborie : « contrairement à
des schématisations répandues, cette orientation ne
sanctionne pas le simple passage, à une période déterminée,
d'une position de réserve ou de rejet à l'expression
d'une solidarité complice ou active, par effacement de l'une
au profit de l'autre. Les attitudes à l'égard de la
Résistance ont leur propre logique. Elle ne se résume
pas à un transfert élémentaire et définitif
de l'attentisme à l'adhésion » ( 26 ).
Dans le domaine des représentations, pensons en
terme d'évolution de la hiérarchie des préoccupations,
plutôt qu'en terme de rupture.
1.
De l'acte de solidarité à l'acte de guerre
Les
relations entre les paysans et les premiers maquis sont complexes.
L'accueil à la ferme, organisé spontanément,
ne semble nulle part poser de problèmes majeurs, car fondé
sur une relation d'homme à homme. En revanche, les maquis refuges
suscitent assez vite des inquiétudes bien compréhensibles
: comment vont-ils se comporter ? La présence d'« étrangers »
qui s'installent « en haut », ne va pas sans
inquiéter ceux « d'en bas ». Ceci tout
au long de la période.
Un jeune maquisard du Vercors - et futur historien
- témoigne de cette peur qu'il a rencontrée : « Les
gens que nous allions voir nous craignaient et nous haïssaient,
sur le moment, pas par esprit de collaboration, par peur. Une peur
effroyable. Tous les jours, les Allemands exécutaient des otages » ( 27 ).
Localement, les résistants jouent un rôle
décisif pour remédier à cette situation car,
la plupart du temps, ils mesurent les risques d'un rejet par la communauté
rurale. Ils prennent des dispositions pour que les maquis soient encadrés,
obéissent à leurs consignes et respectent l'ordre. Ils
se lancent à la recherche de cadres - souvent parmi les officiers
- et n'hésitent pas à réduire par la force les
récalcitrants en les rejetant ou en les intégrant à
des maquis dûment contrôlés. Ainsi, Combat,
en août 1943, assure que les maquisards « savent
la nécessité de la discipline, et la justice, obligatoirement
sommaire qu'ils appliquent aux traîtres et aux repris de justice
véritables qui, parfois, essayent de trouver abri parmi eux,
en est la preuve » ( 28 ).
Le premier des slogans de la Résistance « faire
de chaque requis un réfractaire » convient parfaitement
au monde rural, mais le second « transformer chaque réfractaire
en combattant » n'est pas admis aussi facilement ! La population
rurale est loin de se rallier immédiatement et unanimement
à la pratique de la lutte armée. Elle n'est certes pas
la seule, car la guérilla urbaine a rencontré bien des
réticences, mais avec les maquis le phénomène
est d'une autre ampleur. D'une part, le principe même de l'usage
de la violence en dehors du cadre légal n'est pas facile à
admettre pour une population formée par quelques décennies
de culture démocratique. D'autre part, le risque encouru est
beaucoup plus grand qu'en ville car, vivant à proximité
du maquis, la communauté rurale constitue une proie facile
pour les représailles de l'occupant - et parfois de Vichy.
Ceci explique que les zones de refuge, en 1942,
et les zones de maquis, en 1943, ne se superposent pas mécaniquement.
François Boulet note avec pertinence que les montagnes-refuges
protestantes des Cévennes ou du Chambon-sur-Lignon ( Haute-Loire )
éprouvent des « difficultés morales »
pour passer, au cours du second semestre 1943, au stade de maquis
combattants. Les autorités ne manquent d'ailleurs pas d'être
surprises par le calme relatif de zones considérées
jusqu'alors comme rebelles. En février 1944, après une
visite dans la région protestante du Chambon-sur-Lignon, le
sous-préfet d'Yssingeaux note : « On se tromperait
si l'on jugeait les gens d'ici comme de farouches partisans prêts
à passer à l'action. Leur quiétude paraît
très précieuse et l'attentisme semble bien la plus prudente
des formules » ( 29 ).
2.
La grande variété des comportements : quels facteurs
?
S'il
existe une dynamique de la guerre, propre à la guérilla,
avec son cycle action-répression-mobilisation contre la répression,
elle ne se développe pas partout au même rythme, ni avec
la même intensité. On est frappé par l'extrême
diversité des réactions, d'un lieu ou d'un moment à
un autre, y compris à l'intérieur d'une même région.
Cara, maquisard du Haut-Jura, observe finement, dans ses mémoires,
le caractère contradictoire des situations qu'il a rencontrées.
Le 8 juin 1944, il arrive avec son groupe à Vulvoz pour y installer
un barrage routier, ils sont accueillis avec rien moins que de l'enthousiasme
:
« Les
habitants nous dévisageaient avec inquiétude, tandis
que nous déambulions, la mitraillette à l'épaule.
L'un d'eux en particulier, demi-vieillard maigre, nous reçut
mal. Quelles calamités n'allions-nous pas attirer sur le village
si nous nous installions si près ? Pourquoi sortions-nous de
nos bois ? Jamais nous ne pourrions tenir contre les Allemands. Lui-même
avait failli être fusillé en avril. [
] Souvent,
désormais, quand je passerai dans un village de la vallée,
je rencontrerai les mêmes craintes, le même désir
de nous voir partir au plus vite » ( 30 ).
Mais
ces sentiments extrêmes n'empêchent pas que se manifeste
une véritable solidarité avec les résistants
dans la zone libérée du Haut-Jura, car aucun schéma
ne peut enfermer la multiplicité des sentiments passionnels
qu'éprouvent les gens. Un peu plus tard, au début de
juillet 1944, à Viry, Cara et ses camarades reçoivent
un accueil tout différent :
« Les
habitants nous attendaient à l'entrée du bourg autour
d'un arc de triomphe dressé entre deux sapins. Ils nous acclament,
agitent des drapeaux alliés
Vivent les maquis ! Vive
de Gaulle ! Vivent nos libérateurs ! [
] La nouvelle municipalité
vient à notre rencontre. [
] Puis, c'est le défilé
impeccable à travers les rues pavoisées »
( 31 ).
L'historien
ne peut que s'interroger sur les facteurs de cette grande variété
de comportements.
Les
formes de l'action
L'attitude des communautés rurales dépend
d'abord de la nature des actions entreprises par les maquis, de la
légitimité qui leur est attribuée et des risques
encourus.
Certaines ne posent guère de problèmes,
voire réjouissent les braves gens, comme les réquisitions
qui touchent les chantiers de jeunesse délestés de leurs
stocks de ravitaillement ou de vêtements.
Celles qui frappent les « gros »ou
les « collaborateurs notoires » ne choquent
guère plus, tant qu'elles servent à nourrir des maquisards
perçus comme des patriotes.
De même, l'exécution des dénonciateurs
avérés ou des miliciens complices d'arrestations et
de mauvais coups est accueillie avec sympathie, et leurs auteurs rarement
dénoncés et difficilement retrouvés.
Les sabotages ferroviaires commis sur de grandes lignes
stratégiques, loin des villages, attirent également
plus d'approbation que de critique.
Par contre, d'autres formes d'action sont stigmatisées.
Ainsi, les incendies de récoltes ou la destruction de matériel
agricole, prônés par les FTP pour freiner les livraisons
aux Allemands, entraînent l'incompréhension et le rejet
de leurs initiateurs ( 32 ).
De telles pratiques heurtent l'intérêt des ruraux et
paraissent inassimilables par leur culture, empreinte d'un attachement
fondamental aux fruits du travail et aux moyens de production. Elles
choquent aussi le bon sens populaire : au nom de quoi, en temps de
disette, détruire ce qui peut nourrir les affamés ?
Par ailleurs, toute attaque directe de convois allemands
effectuée dans les villages, ou à leur proximité,
engendre angoisse et condamnation du fait de la quasi-automaticité
des sanglantes représailles qu'elle entraîne.
La
question du banditisme
La perception du maquis est profondément
troublée par la question du banditisme. Sur ce point, la propagande
de Vichy s'avère d'une redoutable efficacité, principalement
celle du talentueux Philippe Henriot qui remporte de remarquables
succès dans sa dénonciation du brigandage exercé
par le maquis.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac a analysé,
pour la période du 7 février au 3 avril 1944, 95 émissions
d'éditoriaux diffusés à la radio dont un tiers
« sont consacrés, en tout ou en partie, à
dénoncer les maquisards comme des terroristes apatrides et
des communistes assassins » ( 33 ).
Si ce n'est pour ses talents oratoires ( qui lui vaudront d'être
exécuté par la Résistance le 28 juin 1944 ),
comment expliquer l'immense audience de Philippe Henriot ?
Disons d'emblée que les exemples ne manquent pas
de pratiques peu scrupuleuses ou mal contrôlées : trop
de vols d'argent ou de tabac, trop de violences réputées
inutiles ( incendies, coups, meurtres ). Les études
régionales montrent bien que certains maquis ont des difficultés
à maîtriser leurs relations avec l'environnement social.
Mais, globalement, il est bien difficile de mettre en relation la
fréquence « des mauvais coups » avec
ce qu'il faut bien appeler le sentiment d'insécurité
qui règne alors. L'effet médiatique, s'il n'invente
pas les faits, les constitue en événements.
Une vague de peurs se répand en France, entre
novembre 1943 et avril 1944. Elles n'ont pas toujours de causes objectives,
comme le constate le préfet du paisible département
du Doubs en février 1944 : « Les agriculteurs commencent
à éprouver la « grande peur »
des actes terroristes
Nombreux sont ceux qui, à la tombée
de la nuit, se barricadent dans leurs fermes » ( 34 ).
D'où provient ce sentiment d'insécurité
?
Pour partie, la peur de « l'inconnu venu de
la ville », celui « qu'on ne connaît pas »
dont on sait « qu'il nous en veut parce qu'on est
plus riche que lui » : rejoue donc l'effet de miroir des
représentations, une crainte qui se nourrit autant de fantasmes
que de faits concrets.
La période en elle-même ( novembre
1943-avril 1944 ) doit retenir notre attention. Paradoxalement,
elle coïncide avec un étiage des actions de lutte armée
( sabotages ferroviaires, embuscades
), mais elle
correspond à un temps de dépression du moral des Français,
entre l'espoir amèrement déçu d'un débarquement
à l'automne 1943 et l'attente d'un débarquement au printemps
1944 : un nouvel hiver de solitude et de difficultés innombrables
se présente.
Si les maquisards ne se battent pas quotidiennement,
ils se nourrissent deux fois par jour de produits qui ne peuvent être
prélevés que sur la population rurale environnante.
Sacrifice justifié aux yeux de celle-ci, au nom de la cause
patriotique, tant qu'il y a des combats raisonnables et un espoir
de victoire, mais qu'elle juge sans objet en dehors des périodes
de combats qui lui paraissent légitimes. La réquisition
devient alors parfois suspecte de tourner à vide, voire dans
le seul intérêt de bénéficiaires vite taxés
de « profiteurs » et de « bandits »,
quand le pacte « je te nourris, tu combats pour ma libération »
semble rompu.
Quel
rôle joue la répression ?
Avec l'apparition de maquis combattants, la répression
se fait plus sévère et les Allemands, qui auraient espéré
s'en trouver dispensés, doivent appliquer eux-mêmes les
mesures de rétorsion.
Quel effet la répression a-t-elle exercé
sur le comportement des communautés rurales à l'égard
des maquis ?
La réponse à cette question n'est pas univoque.
On peut suivre Jean-Marie Guillon, quand il observe que la distance
géographique et humaine constitue un facteur essentiel : « Elle
[ la population ] considère avec d'autant plus de
sympathie ou d'indulgence les réfractaires de Haute-Savoie
ou de Corrèze qu'ils sont loin et que leur présence
ne peut entraîner aucune conséquence désagréable
En revanche, les sentiments sont plus réservés en ce
qui concerne les maquisards de la région, du moins tant que
la répression ne les transforme pas en martyrs et ne leur donne
pas le visage d'un garçon que l'on peut connaître directement
ou non » ( 35 ).
Presque partout, les obsèques des maquisards
sont l'occasion de manifestations patriotiques qui ressoudent les
communautés rurales autour du maquis. Les mêmes communautés
qui ont pu voir s'installer avec peur ou même hostilité,
les maquis au-dessus de chez elles, témoignent, après
de sanglantes répressions, une plus grande solidarité
envers ceux qui sont devenus des héros et des martyrs.
Tel est le constat des autorités françaises,
par exemple celui du préfet de la Drôme ( à
la suite des événements du Vercors ) : « Après
la répression allemande, les paysans ne montrent plus d'animosité
envers les maquisards. Avant le drame, voyant le danger, peut-être.
Après, ce sont les Allemands, et eux seuls, qui sont haïs »
( 36 ).
Ce constat est également celui des maquisards
du Haut-Jura. Faute de pouvoir circonvenir le maquis, les Allemands,
en avril 1944, s'en prennent à la population, 444 victimes,
tuées ou déportées, et aux locaux de la coopérative
La Fraternelle, bases de ravitaillement du maquis qui sont ravagés.
Le 19 avril, jour de la levée de l'état de siège,
les maquisards, terrés dans les bois, ont la surprise de voir
venir des secours d'en bas : « Des paysans, ayant appris
qu'il se trouvait deux isolés dans la montagne, sont montés
avec des sacs pleins de ravitaillement et de pâtisseries, du
vin et tout ce qu'il faut pour remonter » ( 37 ).
Maurice Guêpe, nouveau chef du maquis, témoigne : « À
partir de la rafle de Saint-Claude et des opérations d'avril,
je n'ai plus eu de problèmes de ravitaillement, les paysans
nous donnaient ce que nous leur demandions » ( 38 ).
On peut aisément citer des cas opposés.
Dans le Languedoc, les maquis Bir Hakeim, commandés par Jean
Capel, Barrot, déploient un intense activisme : attaques de
convois allemands, sabotages ferroviaires et téléphoniques,
réquisitions diverses et sorties très spectaculaires
en convois. Ce qui attire une violente répression de l'armée
et de la police allemandes ( puis des GMR ) dans les Cévennes
( Hameau des Crottes, 16 tués le 3 mars 1944 ) et
au-delà ( pendaisons de 15 otages à Nîmes
le 2 mars 1944 ). Une dernière attaque de voiture allemande,
le 7 avril 1944, en plein village de Saint-Étienne ( Lozère ),
concentre des forces de répression dans toute la région
( 2 000 hommes et un avion mouchard ). Le 3 mai, une
réunion des responsables des maquis cévenols décide
unanimement de chasser Barrot et ses hommes des Cévennes, sentence
à laquelle ils doivent se soumettre ( 39 ).
La
personnalité des acteurs
Henri Mendras l'a montré avec humour, la
communauté rurale, qui peut éventuellement cacher un
nud de vipères, tient à se présenter comme
unie à la société englobante ( 40 ).
Elle ne craint rien tant que de paraître désaccordée
et de prêter alors le flanc à des manipulations extérieures.
Ainsi est-on frappé de constater le comportement globalement
cohérent des villages pour ou contre le maquis.
La communauté rurale tend à suivre
ses médiateurs traditionnels : notables ruraux, maires, instituteurs,
prêtres, élus locaux, gros commerçants ou paysans.
Ils représentent souvent le premier contact et presque toujours
l'intermédiaire obligé pour ceux des villes.
Les chefs de maquis ont vite classé les villages
en bons et en mauvais, faisant de cet état un critère
décisif de l'implantation de leurs troupes. La réalité
des comportements des villageois et la perception, plus ou moins fondée,
qu'en ont les résistants contribuent donc à la micro-géographie
de l'implantation des maquis qui échappe à toute approche
globale et relève de la micro-analyse.
Les cultures jouent, au village comme ailleurs,
un rôle décisif. Patrick Cabanel l'a montré avec
beaucoup de pertinence lorsqu'il a opposé les comportements
de communautés catholiques et protestantes proches géographiquement
les unes des autres.
Dans les Causses, la Margeride ou l'Aubrac, le monde
rural catholique et la Résistance, jusqu'au printemps 1944,
« restent étrangers mais pas systématiquement
hostiles ».
Dans les Cévennes protestantes, « la
compénétration est grande entre la Résistance
et les Cévennes rurales. [
] Les pasteurs jouent ici,
dans l'éducation et la conduite de l'opinion publique, un rôle
assez exactement contraire à celui des prêtres, quand
ils ne sont pas fondateurs de maquis » ( 41 ).
Constatations
sur le comportement contrasté des catholiques et des protestants
qu'il serait hasardeux d'étendre à toute la France,
même s'il semble avéré que les protestants ont
eu partout une attitude beaucoup plus solidaire envers les persécutés,
pour des raisons faciles à comprendre.
De même, les cultures politiques jouent un rôle,
mais il serait bien présomptueux de prétendre être
capable d'isoler cette variable de tant d'autres et l'on aurait tort
de réduire son influence à des schémas déterministes.
Tout dépend de multiples facteurs comme l'appropriation sociale
de ces cultures politiques, les relations qu'elles entretiennent entre
elles, le comportement des leaders d'opinion, les caractères
propres de la résistance et de l'occupation. On peut cependant
signaler les pratiques très réticentes des campagnes
blanches et conservatrices en Aveyron, en Ille-et-Vilaine, en Anjou
ou dans le Haut-Doubs.
Du côté des maquisards, le rôle
des acteurs est également essentiel. Toute communauté
rurale sait que sa survie dépend du comportement du maquis.
Elle craint qu'il ne vive de rapines et n'introduise le désordre
social. Le maquis doit être proche de la population, tout en
restant indépendant. L'équilibre est difficile à
trouver : le maquis doit pouvoir profiter de l'aide de ses amis mais,
afin de ne pas trop peser sur eux, et par souci de justice, il doit
pouvoir aussi imposer une « contribution » aux
réticents, voire aux plus hostiles.
Le maquis peut bénéficier de la solidarité
de ses amis, mais de façon non-ostentatoire, sous peine d'attirer
des représailles pour complicité. Il doit contraindre
les récalcitrants, mais ne pas les pousser à la dénonciation.
Il faut donc de la finesse dans les relations et de la rigueur dans
les principes, en conséquence, la personnalité du chef
de maquis se trouve déterminante. Un chef respecté et
obéi par ses hommes, capable d'imposer une discipline et des
règles, l'est aussi par la communauté qui craint l'irresponsabilité
des « jeunes » et retrouve dans l'ordre du maquis
bien « tenu » par son chef, un modèle
correspondant à son propre idéal. Comme Guingouin dans
le Limousin ( 42 ),
le « préfet du maquis » qui lutte contre
le marché noir, s'il défie les autorités tout
en garantissant l'ordre et la justice, le chef de maquis peut acquérir
une dimension de héros quasi mythique.
Le maquisard est perçu de façon contradictoire
par la communauté rurale. Inconnu, il est entouré d'un
mystère qui peut lui conférer de la grandeur, mais aussi
susciter l'inquiétude. Connu, il rassure. Pendant la guerre,
comme auparavant, la communauté se méfie des « étrangers ».
Partout, la présence de gens connus, « du coin »,
constitue un gage de confiance et de sécurité. De
nouvelles relations peuvent se nouer, mais rien ne vaut la vieille
connaissance. Une enquête du Commissariat à l'Intérieur
de novembre 1943 oppose la situation de la Savoie, où les maquisards
d'origine locale vivent en symbiose avec la population, et mènent
des actions raisonnables, à celle de la Haute-Savoie, qui recrute
des inconnus venus de diverses régions, plus intrépides,
et accueillis avec davantage de circonspection ( 43 ).
Resterait à déterminer quelle est
la part du réel et du fantasmé dans cette représentation
du comportement de l'inconnu, notamment de l'étranger.
3/ Inertie
et « penser-double »
Ce
qui vient d'être écrit mérite d'être nuancé,
au sens quasi pictural du terme. Il faudrait pouvoir, à la
fois, faire ressortir les lignes de force et introduire des dégradés,
des effets d'estompage, des surbrillances, des zones d'ombre, des
chevauchements et des surcharges.
Dans le vécu des acteurs, leurs valeurs,
leurs représentations, leurs comportements se chevauchent,
se prolongent, voire se contredisent. Si l'historien doit ordonner
son propos, il ne doit pas confondre cet ordre avec l'univers mental
plus chaotique des acteurs. Les réflexions de Pierre Laborie,
notamment dans L'opinion française sous Vichy et Les
Français des années troubles nous seront d'un puissant
secours.
Insistons sur la force de l'inertie, qui sans être
propre au monde rural, trouve ici des points d'application spécifiques.
Ajoutons qu'à l'approche de la libération, les actes
d'héroïsme, les gestes de solidarité active envers
les maquisards se multiplient.
Mais demeure la méfiance de tout ce qui est en
dehors de la communauté, demeure tout simplement la peur, la
peur irraisonnée ( et finalement raisonnable, ne l'oublions
pas ) de la répression et de ses malheurs, demeure l'égoïsme,
ou ce banal instinct de conservation qui fait que l'on peut souhaiter
la libération et espérer une victoire remportée
ailleurs, au loin, sans risques pour soi-même et les siens.
Ajoutons que l'entrechoquement ou le chevauchement
des comportements doit être envisagé en fonction de ce
que Pierre Laborie a appelé le penser-double ( 44 ).
Les comportements ambivalents peuvent relever d'un mode tout autre
que celui de la duplicité ou de l'opportunisme, ils évoluent
imperceptiblement par simple variation « d'une échelle
d'intérêt et d'un ordre des priorités »
( 45 ).
On est frappé d'observer que les mêmes individus
témoignent de pratiques contradictoires qui devraient s'exclure
s'ils avaient un comportement rationnel et cohérent. Ainsi
avons-nous rencontré des paysans, authentiquement solidaires
de la Résistance, qui, par ailleurs, recherchent la main-d'uvre
de réfractaires pour l'été et s'en débarrassent
dès qu'ils n'ont plus besoin d'eux ; prêts à risquer
leur vie pour aider à la réception de parachutages,
ou héberger un radio, d'autres, malgré leur aisance,
refusent d'apporter la moindre contribution financière à
la Résistance, épargnant l'argent de leur travail ;
on a rencontré des paysans résistants qui ne renoncent
pas au marché gris, voire au marché noir.
Les mêmes personnes appartiennent à
des mondes différents et adaptent leurs pratiques en conséquence.
Seuls les héros les plus déterminés,
les plus conscients, et, osons le terme, les plus purs, engagent tout,
sans réserve, toujours. Ce ne sont pas les plus nombreux.
Rappelons que les campagnes, tout particulièrement,
vivent dans une double peur, celle des Allemands et celle des maquis,
comme l'expose en tout réalisme le sous-préfet de Saint-Claude
( Haut-Jura ) en janvier 1944 :
« Ceux
dont la sympathie ne va pas vers les jeunes redoutent ces derniers
et constatent que les autorités administratives sont impuissantes
à empêcher leurs coups de main et à réprimer
efficacement les actes de terrorisme. Ce sentiment d'insécurité
est tel que, si la population n'est pas poussée par ses propres
sentiments à l'égard des tenants du maquis, elle l'est
forcément par prudence et par raison. Résultat : les
jeunes continuent à se promener impunément par groupes
de 10 ou 20 dans les villages sans prendre même la peine de
cacher les armes dont ils sont porteurs » ( 46 ).
Les
deux peurs existent, mais faut-il les situer au même niveau
?
Nous ne le pensons pas. La peur du maquis est contrebalancée
par le sentiment que son combat est juste : céder à
ses pressions est plus honorable que céder à celles
des Allemands. Et dans la mesure où sa victoire est probable,
céder au maquis est plus raisonnable
pour l'avenir.
Mais dans l'urgence, on ne raisonne pas toujours.
Nous considérons comme vraisemblable que la peur des maquis
n'empêche pas que, majoritairement, s'exprime dans les comportements
une solidarité tantôt active, tantôt résignée
- sans oublier qu'on peut avoir peur du maquis, souhaiter qu'il ne
vienne pas
puis l'aider quand il est là.
4/ Les formes d'engagement
Quelles sont les principales formes de résistance
pratiquées par le monde rural ?
La première, par ordre chronologique et par
le nombre, est sans nul doute la solidarité directe : hébergement,
nourriture, fourniture de vêtements, de soins, de renseignements
et protection par le refus de dénonciation. Ce qui profite
d'abord aux clandestins franchissant la ligne, aux aviateurs abattus,
puis aux réfractaires et aux maquisards.
La participation à la lutte armée, déjà
effective dans le cadre d'une solidarité avec les maquis, prend
une forme encore plus directe, avec la montée au maquis lors
de la mobilisation des lendemains du 6 Juin 1944 : les études
montrent que durant cette période la proportion des ruraux
s'accroît chez les combattants ( 47 ).
Ils « montent » quand, en fonction de leurs
propres convictions et des besoins des chefs de maquis, leur engagement
semble utile pour la bataille libératrice.
Ils apportent leur connaissance du terrain et des
gens, et, grâce à la pratique de la chasse, une certaine
aptitude au maniement des armes qui tranche avec la grande ignorance
des citadins.
On peut relever une certaine manière d'être
des ruraux dans la Résistance. On songe aux
différentes figures de l'inversion mises en valeur par Harry
R. Kedward ( 48 ).
L'inversion la plus frappante est sans doute celle qui permet aux
réfractaires chassés par l'autorité de s'adapter
à la situation en devenant des maquisards expérimentés
et, ainsi, de se transformer eux-mêmes en chasseurs avec une
complicité des ruraux qui désarçonne les représentants
du Gouvernement et leur fait perdre très tôt toute illusion
sur leur capacité à saisir un gibier qui se comporte
lui-même en chasseur.
Les maquis de l'été 44, avec leur
recrutement plus local, plus rural, et plus jeune « s'inscrivent
dans la longue lignée de la " geste " des
hors-la-loi » ( 49 )
qui se manifeste par le caractère ostentatoire de certaines
pratiques : le défilé dans les villages des jeunes gens
armés et parfois sous les acclamations ( en tout cas des
plus jeunes ) est vécu comme un moderne charivari, le
cortège des véhicules réquisitionnés est
comme un défi et une manifestation de liberté, la sur-utilisation
et la sur-représentation publique des armes, comme un symbole
de puissance virile autant que de liberté. La redistribution
des biens réquisitionnés au profit des plus démunis
et des « petits », au détriment des « gros »
et des collaborateurs, participe d'une certaine forme de banditisme
social ( 50 ).
Conclusion
Revenons
à l'approche privilégiée de ce colloque, le thème
de la rupture et de la continuité.
Du côté de la continuité, disons
d'abord que dans la Résistance, comme dans la société,
le monde rural est un monde dominé.
Ce sont les organisations de résistance citadines
qui commandent la stratégie et les chefs de maquis sont presque
toujours des citadins. La campagne est une base de départ,
mais pas un objectif : pour tous les résistants, il est clair
que le pouvoir se conquiert dans les villes. La logistique est prise
en charge par les villes : parfois celle du ravitaillement, plus encore
celle des transports et toujours celle de l'armement.
Continuité aussi dans cette capacité
des communautés rurales à préserver leur unité
de façade vis-à-vis du monde extérieur. Tant
qu'elle ne trouve pas d'intercesseur, la Résistance a du mal
à pénétrer dans le village, on y redoute les
intrusions et les intrus, facteurs de désagrégation
interne. Au temps des maquis, on peut penser que les dénonciations
y ont été moins nombreuses qu'ailleurs ; à l'exception
des collaborationnistes avérés, les éléments
hostiles se taisent, par peur du maquis, mais aussi par peur de l'ostracisme
de la communauté.
Le repli sur soi et le silence sont un mode de
relation au monde. Dans les formes d'engagement du monde rural, nous
avons retrouvé des permanences fondamentales, qui tiennent
à ce que l'on ne saurait sans doute mieux désigner que
par le concept d'habitus tel que l'a développé Pierre
Bourdieu ( 51 ).
On agit moins pour des idées et en fonction de stratégies
explicites que par une prédisposition à agir qui vient
de l'intégration, de l'intériorisation de valeurs, de
pratiques, de savoir-faire et d'une certaine manière d'être
au monde, de se le représenter et de s'y comporter.
C'est bien ce que nous avons retrouvé dans
les formes de l'action résistante en monde rural : une répugnance
à s'engager dans des organisations, une distance vis-à-vis
du monde de l'écrit, une prédilection très forte
pour tout ce qui est acte de solidarité directe, d'homme à
homme.
Nous pouvons aussi lire la continuité dans
un certain sens du concret, du visible, du résultat escompté.
Héberger un réfractaire, concrètement, c'est
l'empêcher de partir en Allemagne et cela a toutes les apparences
d'une victoire. On comprend que les agriculteurs, plus que d'autres,
se soient lancés dans la lutte armée à partir
du moment où celle-ci leur est apparue immédiatement
efficace, après le 6 juin 1944 et aient eu du mal, avant, à
abandonner leur terre.
Les ruptures ne sont pas moins négligeables.
Dans le registre du court terme, sous l'Occupation, l'éloignement
d'avec Vichy, puis la rupture sont à mettre en relation avec
l'accélération du brusque processus de délégitimation
du Gouvernement au sein du monde rural, essentiellement en raison
de l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne. Sans effet
mécanique, survient dans ce contexte une ouverture du monde
rural à la Résistance et une ruralisation de la Résistance,
pour laquelle les campagnes deviennent brusquement un enjeu temporaire
majeur.
Le monde rural et le monde citadin sont allés
à la rencontre l'un de l'autre. Certes, ils ne se sont pas
aimés d'emblée, ils ne furent pas heureux pour la vie
et ils n'eurent pas beaucoup enfants. Mais, un tournant est pris,
la direction n'est plus la même. Charles d'Aragon, pourtant
peu suspect de sympathie pour le monde rural, est témoin d'une
scène qui le frappe. Le 14 juillet 1944, un paysan s'écrie
« Vive la République ! », ce qu'en
1977 il commente ainsi :
« La Résistance était en train de réconcilier
la République avec la France cavalière et cléricale.
Que cela fût encore à faire nous paraît aujourd'hui
surprenant. Mais à l'heure actuelle qui pourrait dire ce que
représentait le mot République pour un paysan du Languedoc
en 1944 ? » ( 52 ).
Pour
trouver des antécédents à un tel rapprochement
entre ruraux et citadins, sans doute faut-il remonter à la
Révolution française. Pourtant,
l'événement n'aura pas de lendemain : sur les questions
du ravitaillement et de la pénurie, la Libération a
facilité un retour en force des suspicions et des rancurs.
Mais cette rencontre aura tout de même de
l'avenir. La Résistance veut reconstruire une autre France
: plus moderne pour être plus forte. Le Vichy rejeté,
c'est celui de la collaboration et de la dictature, mais c'est aussi
celui du retour à la terre, du brave paysan à l'horizon
borné par son champ, du producteur au savoir-faire dépassé
et aux poussives performances.
La génération des jeunes agriculteurs
qui accompliront la « révolution silencieuse des
paysans » ( 53 )
est celle des résistants. Avec elle se clôt, ce que Jacques
Le Goff a nommé le long Moyen-Âge.
François
MARCOT
Université
de Franche-Comté
|