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Le bombardement du camp de Mailly
Nuit du 3 au 4 mai 1944

Hervé CHABAUD
Chargé de cours, université de Reims Champagne-Ardenne
Rédacteur en chef adjoint de L'Union de Reims
Membre titulaire de la Société d'agriculture, commerce,
sciences et arts du département de la Marne

Les préparatifs

Le rendez-vous de minuit

L'ennemi attaque

Cauchemar pour les équipages

Une mise en scène

Le bilan de l'opération






Les préparatifs

   Au printemps 1944, les Alliés donnent la priorité aux préparatifs du débarquement, c'est pourquoi le Bomber Command est sollicité pour concourir à la désorganisation des réseaux de communication fluviaux, routiers et ferrés et frapper les infrastructures capables d'accueillir les unités blindés mises en réserve par Hitler, pour venir en aide aux troupes chargées d'interdire tout accès maritime à un corps expéditionnaire ennemi.
   Même si l'emploi des bombardiers lourds est susceptible d'entraîner des morts civils, Churchill compte sur la qualité de l'organisation des missions et la précision de visée de ses aviateurs pour limiter les drames humains.
   Le camp de Mailly qui voisine la commune de Mailly-le-Camp en bordure de la nationale reliant Châlons-sur-Marne à Troyes, et qui se trouve à 130 kilomètres à l'est de Paris dispose d'un vaste champ de manœuvres de l'armée de Terre et de bâtiments fonctionnels, capables d'accueillir des centaines de militaires et tout un état-major.
   Les Alliés savent que les Allemands l'utilisent pour l'entraînement de leurs unités blindées et la reconstitution des Panzer, si bien qu'on estime à Londres qu'environ 10 000 hommes y stationnent en permanence.

   Dès l'automne 1943, des demandes de renseignements sont adressées à l'Armée secrète, qui confie au réseau Brutus-Nord et à son responsable châlonnais la collecte des plans détaillés des installations et réclame aussi un inventaire régulier des unités en présence.
   Lorsque les Alliés apprennent fin avril qu'une importante colonne de Panzer en provenance du front de l'Est s'installe à Mailly, l'information est jugée importante d'autant que le débarquement doit s'effectuer dans les deux mois. Aussi l'ordre est-il donné de monter une mission destinée à anéantir : « tout ce qui se trouve sur le camp sans toucher au village de Mailly-le-Camp » (1).

   Le 3 mai 1944, l'Air Chief Marshal Arthur T. Harris (2) qui dirige le Bomber Command réunit son état-major et assure que les conditions objectives sont réunies pour conduire un raid de grande ampleur sur le camp de Mailly.
   La météo est optimale puisque le bulletin principal qui est analysé à cette occasion mentionne que la nuit à venir présente : « une lune au dernier quartier et un ciel sans nuage sur la moitié nord de la France ».
   Harris décide alors que deux de ses six groupes de bombardement suffiront pour accomplir la tâche.
   Il désigne les n°1 et n°5 qui sont équipés de Lancaster et disposent d'équipages expérimentés. Au sein du groupe n°5 se trouve le 617e squadron celui des célèbres « briseurs de barrage », qui est commandé par le bouillant Geoffrey Leonard Cheshire, 27 ans, un génie de la conception des raids opérés à basse altitude.
   Le groupe n°1 est affecté aux missions classiques de bombardement. Même s'il ne dispose pas d'escadrons spécialisés, ses résultats sont jugés très honorables aussi présente-t-il les critères d'efficacité recherchés pour cette frappe exceptionnelle.

   Les plans d'attaque sont conçus autour de deux exigences :
   - un marquage d'une grande précision de l'objectif et du bombardement pour prévenir un désastre dans le village,
   - et une rapidité d'exécution pour éviter l'intervention de la chasse de nuit allemande qui dispose à Saint-Dizier ( Haute-Marne ), à Juvincourt et Athies-sous-Laon ( Aisne ), à Coulommiers ( Seine-et-Marne), à Florennes ( Belgique ) d'escadrilles capables d'intervenir dans ce rayon d'action (3).

   L'effet de surprise est jugé impératif afin que les soldats n'aient pas le temps de gagner la série d'abris en béton enfouis sur le site lorsque l'alerte sera donnée.
   Tous ces impératifs compliquent l'organisation détaillée de l'opération, aussi les discussions entre l'état-major du Bomber Command et les officiers d'opération des deux groupes retenus durent de longues heures pour définir la plate-forme offensive.


Le rendez-vous de minuit

   L'heure du déclenchement de l'attaque est fixée à minuit, soit une minute après l'heure limite de retour dans les casernements des permissionnaires de la soirée.
   Trois points de visée sont retenus : les deux extrémités du quartier et les ateliers de maintenance des blindés et des véhicules de transport.
   Le lieutenant-colonel Cheshire reçoit l'ordre de diriger quatre bombardiers légers Mosquito destinés à marquer à très basse altitude le premier point de visée.
   Des équipages appartenant aux 83e et 97e squadrons, qui ont l'expérience des missions de balisage, sont désignés pour éclairer le secteur en lâchant des fusées afin que les Mosquito accomplissent un travail impeccable de marquage.
   Ce sont alors 140 Lancaster du 5e Groupe de bombardement qui largueront leur cargaison.
   Dix minutes plus tard, les Mosquito doivent revenir et marquer l'autre extrémité des cantonnements pour que cette fois la deuxième vague de 140 appareils du 1er Groupe pilonne le secteur indiqué.
   Pendant ce temps les équipages de marqueurs de cette même vague seront chargés d'identifier les ateliers de réparation des blindés destinés à être anéantis par une formation de 30 bombardiers.
   Ces appareils sont chargés de blockbusters qui sont des bombes de deux tonnes dites « écraseurs de béton » et d'engins plus modestes de 250 kilos (4).

   Pour respecter strictement le déroulement des opérations, le bombardement exige un contrôle très serré de son déroulement, c'est pourquoi Cheshire est désigné non seulement comme responsable du marquage, mais doit vérifier que les marqueurs tombent bien sur le camp et non sur la commune limitrophe.
   Le lieutenant-colonel L. C. Deane du 83e squadron est choisi comme contrôleur de l'opération. Ses instructions sont précises. Il ne doit autoriser les équipages à mener leurs appareils sur les objectifs que lorsque Cheshire aura validé les marquages au sol. Le commandant E. N. Sparks reçoit comme mission de se substituer à Deane, si ce dernier est abattu ou dans l'impossibilité de poursuivre la mission.

   Le 3 mai 1944 à partir de 22 heures, 346 Lancaster décollent des aérodromes du Lincolnshire dans d'excellentes conditions de visibilité et mettent le cap au sud vers le premier point tournant de leur feuille de vol qui est la cité de Reading, puis ils glissent vers le sud-ouest pour passer alors à la verticale de Beachy Head dans l'axe de Dieppe.
   Lorsqu'ils franchissent la côte française, les vagues de bombardiers progressent à une altitude d'environ 3600 mètres, pour descendre ensuite progressivement afin de gagner de la vitesse en vol rectiligne.
   C'est ainsi que lorsqu'ils se présentent dans le ciel marnais, ils plafonnent à 1 500 mètres.

   Les Allemands ne restent pas inertes et entreprennent une première interception des bombardiers dans le secteur de Compiègne, mais les mitrailleurs des équipages sont particulièrement vigilants. La chasse de nuit ennemie peut en attester puisqu'elle perd au cours de cette opération au moins trois appareils, probablement quatre. Aucun bombardier n'est porté manquant à l'issue de cette première alerte, ce qui est alors réconfortant pour le Bomber Command. Chargés au maximum de leur capacité, les quadrimoteurs de la RAF sont beaucoup plus vulnérables.

   Le Lieutenant-colonel Cheshire parvient sur l'objectif avec huit minutes d'avance sur l'horaire prévu aussi pour que l'ennemi ne donne pas l'alerte, il passe à la verticale d'un aérodrome de jour voisin pour être considéré comme un Intruder, c'est-à-dire un appareil menant une mission pour le Secret Opération Executive ( SOE ), ou pour le Bureau des Opérations Aériennes ( BOA). Quelques minutes plus tard, il est sur Mailly et constate que les Lancaster des 83e et 97e squadron ont commencé à larguer leurs fusées éclairantes. Chaque bâtiment est alors parfaitement identifiable.
   C'est le moment que Cheshire choisit pour piquer et lâcher à 450 mètres deux gros marqueurs rouges qui servent de feux de signalisation de l'objectif et cela sur le premier point de visée déterminé. Cheshire n'est pas totalement satisfait de son passage, aussi ordonne-t-il à un autre Mosquito de placer deux nouveaux marqueurs avant de donner le feu vert du bombardement. Le commandant D.J. Shannon, l'un des héros de l'élite des « briseurs de barrage » tente le tout pour le tout et descend à 120 mètres. Son balisage est parfait.
   Cheshire informe Deane qu'il peut envoyer les bombardiers sur les marqueurs les plus vifs. La première vague est alors en rotation à 1 500 mètres autour d'un point d'attente situé à 25 kilomètres au nord de Mailly, le village de Germinon.

   Un premier problème se pose. L'ordre radio transmis par Deane aux 140 Lancaster est inaudible. Son poste VHF T/R 1196 est couvert par un bulletin d'information d'une station américaine qui est diffusé sur la même fréquence que celle retenue pour la communication entre les autorités du bombardement, et les unités d'exécution !
   Deane se rend compte du drame, aussi réagit-il avec sang-froid et utilise ses moyens de transmissions de secours. Rien n'y fait et pour cause, le poste est décalé en fréquence de plus de 30 kilocycles ! Plusieurs pilotes ont tout de même compris l'essentiel de l'ordre donné et commencent le bombardement ce qui décident ceux qui sont dans l'expectative à les suivre.
   Les fusées éclairantes les guident alors sur une cible bien délimitée et les équipages placent avec une grande précision les cinq tonnes de bombes rangées dans les soutes (5).
   La situation ne rassure pas Cheshire. Les premiers marqueurs s'épuisent et il craint cette fois que la chasse de nuit alertée par les observateurs ennemis vienne causer des ravages dans les formations en orbite d'attente. Aussi demande-t-il au chef contrôleur de lancer la deuxième vague sans perdre de temps.
   Une fois encore la communication ne passe pas. Deane ne parvient pas à se faire comprendre, et Cheshire essaie de sa propre initiative de transmettre le message pour que le gros de la force passe à l'offensive.
   Comme il n'y parvient pas, il se résigne alors à l'abandon de la mission avant qu'elle ne tourne au drame et ordonne le repli. Sans succès. Dépité par ce désastre radio, il demande à ses deux derniers Mosquito de lancer leurs marqueurs rouges. Les capitaines G.A. Fawke et R. S. Kearns se stabilisent à 900 mètres et larguent les feux de signalisation de l'objectif situé sur la bordure ouest du camp malgré des tirs intenses de la défense antiaérienne. Comme les marqueurs pâlissent sans qu'un bombardement s'en suive, une dernière tentative est faite auprès du Lancaster du capitaine Edwards du 97e squadron dont le bombardier largue alors dix fusées éclairantes !


L'ennemi attaque

  Les 140 Lancaster du 1er Groupe destinés à la deuxième vague de bombardement qui orbitent à la verticale d'un feu de signalisation jaune attirent l'attention des chasseurs de nuit allemands et les premiers appareils de la RAF sont touchés. L'un est même vu exploser en plein ciel.
   La situation devient intenable et le silence radio réglementaire est rompu. On entend : « Tirez-vous de là ! ». Plusieurs pilotes très inquiets prennent alors la parole, ce qui complique encore la tâche du contrôleur pour mener à bien la manœuvre.
   Soudain, tous les pilotes de la force reçoivent un ordre très clair qui émane du commandant Sparks, le contrôleur suppléant : « Défense de bombarder. Attendre ». Sparks, qui pense que son patron Deane a été descendu, prend le contrôle du bombardement avec l'émetteur-récepteur de son avion et trouve une fréquence claire sur laquelle il parvient à passer ses ordres.
   Dans le ciel le climat est des plus tendus, et il règne une fébrilité contraire à l'accomplissement serein d'une mission essentielle (6).
   De son côté Sparks donne alors l'ordre d'attaquer en ces termes : « À tous les avions, cap sur l'objectif, larguez les bombes sur les marqueurs rouges ». Il est 0 heure 24, soit un retard de cinq minutes seulement sur la feuille de vol.
   L'un des pilotes survivants a confié : « Lorsque l'ordre d'attaque nous a enfin été donné, le secteur d'attente ressemblait au poteau de départ du derby d'Epsom ». En quelques minutes d'énormes explosions se produisent et le ciel s'embrase. Les Lancaster sont secoués par le souffle des bombes ! Les derniers appareils passent à l'offensive entre 0 heure 30 et 0 heure 44. Sparks lui-même conclut le raid.

   Les habitants des communes du sud-ouest marnais y voient comme en plein jour, et les témoignages recueillis à Fère-Champenoise, Corroy, Faux-Fresnay, Euvy, Gourgançon, Connantray l'attestent (7).
   « Tout était illuminé, il y avait un ronronnement permanent dans le ciel. On entendait au loin de puissantes explosions et il nous semblait que s'ajoutait au bombardement une bataille aérienne d'une intensité inouïe. Peu après minuit, on avait l'impression que c'était déjà le lever du jour. Mes parents étaient aussi impressionnés comme bien d'autres habitants de Faux-Fresnay. Le lendemain on nous a dit que les dégâts étaient considérables et qu'il y avait de nombreuses victimes : 175 » se souvient Claudette Marc.
   Dans la région de Sézanne, on comprend qu'une grande bataille aérienne est en cours, mais à Châlons-sur-Marne et dans sa périphérie, la situation est tout aussi critique, parce que les gens n'ont encore jamais assisté à une opération d'une telle envergure et surtout à un combat aérien d'une telle intensité au-dessus de chez eux.
   De fait, la chasse de nuit allemande expérimente de nouvelles armes. Plusieurs Messerschmitt 110 de la 4e division de chasse installée sur la base d'Athies-sous-Laon viennent d'être équipés d'un système d'armement tirant vers le haut et baptisé : « musique de jazz ». Il s'agit du jumelage de canon MK 108 de 30mm qui sont montés derrière la verrière de l'appareil. De cette manière, les pilotes ennemis n'ont plus besoin d'attaquer par derrière ou par-dessous, ce qui les exposaient aux tirs nourris des mitrailleurs arrières des bombardiers. Ils peuvent se contenter d'une passe avec ces armes pointées à 15° vers le haut, le pilote étant aidé pour son tir par un collimateur à réflexion modèle Revi C/12D.
   Cette technologie l'autorise à porter son attaque dans l'angle mort, c'est-à-dire sous le ventre de l'appareil cible (8). L'emploi de cette arme a causé des ravages au sein des squadron : 44 avions alliés sont abattus, dont 12 dans la Marne, auxquels il faut ajouter un Lancaster qui est parvenu à regagner sa base en Grande-Bretagne, mais a été conduit à la casse en raison de son état (9).
   Neville Sparks fait partie des manquants, mais lui et son équipage ont plus de chance que d'autres. Poursuivi par quatre chasseurs ennemis il n'échappe pas à leurs tirs : « Mon appareil le Lancaster B 3 n° JB 402 répondant à l'indicatif OL-R du 83e squadron a été touché par une rafale qui a embrasé l'aile droite. Avant que l'appareil ne soit plus maîtrisable, j'ai ordonné à mon équipage d'évacuer en bon ordre et j'ai sauté en dernier ».
    L'incendie a bord se propage rapidement et l'appareil en flammes s'écrase près d'Orbais-l'Abbaye.
   Sparks arrive au sol sans dégât et échappe aux Allemands : « J'ai été recueilli par Raoul Dupuy à Margny, puis chez Pierre Dupuis. L'opérateur radio, l'adjudant Donald A. Woodland a été récupéré et aidé ainsi que le mitrailleur supérieu, le sergent-chef Kenneth Hunter par le notaire d'Orbais-l'Abbaye, Maître Morand, aidé par MM. Piquet et Jacob. Ils ont aussi été reçus chez les Dupuy à Margny. Le bombardier, le lieutenant George Foley a rapidement quitté le secteur d'Orbais, mais il a reçu l'assistance de Léon Jolain de Faux-Fresnay, puis est allé dans l'Aube à Romilly-sur-Seine chez Jean Renault, à Saint-Mards-en-Othe toujours dans l'Aube chez M. Derivery, qui a accueilli aussi d'autres aviateurs abattus au cours de cette folle nuit comme le lieutenant Garlick et les sergents Crighton et Davidson du Lancaster LM 514 du 12e squadron et le sergent Haynes du Lancaster ME 749 du 166e squadron ».
   Bien guidé par la Résistance, le commandant Sparks est de retour en Grande-Bretagne sept semaines plus tard. Il est fêté sur sa base à Coningsby, car plus personne ne croyait le revoir (10).


Cauchemar pour les équipages

   De Châlons-sur-Marne à Sézanne, les habitants qui ne se sont pas réfugiés dans les caves et les abris observent l'embrasement du ciel.
   À Faux-Fresnay, Roger Carrut qui est un passionné de photographie, a conservé chez lui, un appareil avec un pied. Il s'applique à prendre une série de clichés sans penser qu'ils vont devenir des images historiques : « Le champ de prise était bien dégagé au nord-est jusqu'à Gourgançon. En voyant cet embrasement, je n'ai eu aucun doute sur la cible des avions alliés. S'il n'y a pas eu de combats aériens au-dessus du village, ils étaient visibles à l'horizon ».
   Le 4 mai au matin, il apprend qu'un appareil s'est écrasé près de
Marigny-le-Grand (11) et décide d'aller sur place : « Les Allemands étaient déjà en faction et j'ai dû faire très attention pour ne pas me faire remarquer, car il était interdit de prendre des photographies. J'avais placé mon appareil en bandoulière sous ma veste et j'ai déclenché lorsque c'était bon ».
   La scène est dure, puisque la queue de l'avion s'est séparée de l'empennage et que le mitrailleur arrière est toujours à son poste, les mains encore posées sur les détentes des canons qu'il commandait. « Il y avait un autre aviateur un peu plus loin qui avait été éjecté et gisait dans un champ, c'est tout ce que j'ai pu voir ».
   Entre Fère-Champenoise et Châlons-sur-Marne, plusieurs Lancaster sont interceptés par la chasse de nuit.
   À Normée, un appareil du 9e squadron tombe en feu. Cinq des sept membres n'en réchappent pas, l'un est fait prisonnier, mais le dernier ne sera jamais repris (12).
   L'un du 103e squadron vient s'écraser à Villers-le-Château, et les dépendances d'une ferme situées près du crash sont touchées. Les sept membres de l'équipage périssent. Parmi eux il y avait l'adjudant Boyd (13).

   Les drames se succèdent. Un appareil est touché à son tour près de Cheniers, et part en vrille avant de se fracasser au sol. Il a à son bord le commandant Sidney Whipp, un officier d'observation d'une unité britannique d'élite le Duke of Wellington's Regiment, chargé de faire un rapport à ses supérieurs sur cette mission de grande envergure (14).
   Près de
Dommartin-Lettrée, l'équipage d'un autre équipage n'a pas plus de chance. Un avion en perdition est aperçu par trois habitants du village : « C'était une boule de feu et il était poursuivi par un appareil plus petit qui continuait à lui tirer dessus » (15).
   À Breuvery-sur-Coole, la situation est encore plus effroyable. On ne retrouvera que deux corps dans les débris de la carlingue d'un bombardier dont on pense qu'il a explosé avant de toucher le sol. Les cinq disparus sont commémorés sur le Runnymede Memorial, sur lequel sont recensés les noms de tous les aviateurs qui ont péri pendant la Seconde Guerre mondiale en service aérien commandé (16).
   Certains appareils touchés près du point de bombardement viennent mourir beaucoup plus loin, à l'exemple de celui qui s'abîme sur le territoire de la commune d'Oeuilly près d'Épernay. Seuls deux membres de l'équipage parviennent à sauter en parachute, mais leurs cinq camarades meurent au moment du crash qui est également suivi par plusieurs habitants terrifiés par la mort tragique de ces aviateurs (17).

   À Châlons-sur-Marne, le combat aérien est si intense que tous les témoignages concordent pour affirmer : « On se serait cru en plein jour. Il faisait si clair que la lumière qui surgissait de l'obscurité était aveuglante ».

Photo des débris de l'appareil tombé rue Mélinet
à Châlons-sur-Marne dans le jardin de M. Dumond
( Archives L'Union )


   Le rapport du commissaire de police (18) du 4 mai 1944 adressé en urgence au préfet de la Marne, Peretti della Rocca, aux cabinets du procureur de la République et de l'intendant de Police décrit bien l'intensité des scènes vécues : « Le 3 mai 1944, l'alerte aérienne a été donnée à 23 heures 50 jusqu'au 4 mai à 2 heures. Un violent combat aérien s'est déroulé au-dessus de la ville et de ses environs. Un avion est tombé sur la cité, un autre sur Saint-Memmie occasionnant deux morts et vingt-trois blessés ».

Photo du bombardier tombé à Saint-Memmie
dont une partie du fuselage s'est abîmé dans les arbres
( Archives L'Union )


   Ce rapport incomplet, comprend des inexactitudes et démontre que les autorités sont mal informées sur les moyens employés par le Bomber Command pour accomplir ses missions. En effet, le commissaire pense que les Américains ont prêté main forte aux Britanniques pour ce bombardement de nuit, alors que leurs forces sont réservées aux pilonnages de jour : « Le premier qui serait d'origine américaine s'est écrasé au sol dans un jardin entre les rues Porte-Murée et Mélinet provoquant un commencement d'incendie dans la maison de Mme Potelet. La propriétaire se trouvait alors dans un abri. Les sapeurs-pompiers sont intervenus aussitôt avec la police et le feu a été rapidement circonscrit. Les meubles ont été sortis et les immeubles voisins préservés. Plusieurs personnes se trouvaient dans les jardins au moment de la chute de l'avion. Certaines ont été blessées ».
   Le commissaire emploie encore le conditionnel pour apporter des précisions sur la chute du deuxième appareil. Cela s'explique en partie parce que deux autres avions s'écrasent sur le territoire de la commune de Courtisols et avant que leur point de chute soit confirmé, une information est donnée comme quoi ils ont chuté à la limite nord de la ville de Châlons-sur-Marne : « Le second avion, anglais ou américain, s'est abattu à Saint-Memmie au lieu-dit Fontenay à cent mètres du chemin du Bauchet et à cent cinquante mètres de la porcherie de M. Contant y habiant depuis un mois environ avec sa famille. La chute de l'appareil provoque l'embrasement de la porcherie. Une violente explosion se produit au même moment brisant de nombreuses vitres des maisons voisines et notamment de l'hôpital de Châlons-sur-Marne situé à sept cent mètres environ. Deux enfants ont été tués et plusieurs personnes qui s'étaient réfugiées dans les champs ont été blessées et transportées à l'hôpital ».
   S'appliquant à préciser le bilan humain et matériel, le commissaire de police indique : « Le corps d'un aviateur a été découvert dans les débris de l'avion rue Mélinet. Les corps de cinq autres aviateurs ont été découverts dans les débris de l'avion descendu à Saint-Memmie ».
   Aucune indication n'est donnée sur d'éventuels survivants parmi les équipages, hors trois membres de l'appareil qui a chuté rue Mélinet ont réussi à sauter en parachute avant le crash :« L'empennage arrière d'un avion est tombé dans un parc, 16, avenue de Metz et une tourelle avec deux mitrailleuses à l'entrée du cimetière de l'Est dans la partie où sont inhumés les soldats français morts pendant la guerre 1914-1918 ».
   La liste des victimes est jointe à ce rapport (19).

   Cette synthèse administrative ne dit pas tout de l'effroi parmi la population qu'a provoqué la chute en ville de ces deux appareils. Plusieurs témoignages traduisent l'ambiance de ce moment.
   « J'habitais alors au 57, rue Ferry avec mes filles. Mon mari avait été arrêté et était déjà déporté en Allemagne. Lorsque l'alerte aérienne a été donnée, nous sommes sortis dans la cour, puis nous avons rejoint le jardin d'une voisine qui avait quatre petits enfants. J'en ai pris un dans mes bras, ma fille aînée Annie aussi. Bref, chacun a essayé à sa façon de les rassurer. Ils étaient épouvantés. Soudain, il y a eu un bruit effroyable dans le ciel et on a eu l'impression que quelque chose allait nous tomber dessus. Nous nous sommes couchés chacune avec un petit sous nous. Nous avons alors entendu un ronflement terrible et un souffle a fait bouger nos vêtements. Quelques instants après, l'avion a chuté rue Mélinet dans un fracas assourdissant. Nous avons vraiment cru que nous allions y passer. De toute la guerre, je n'ai pas gardé en mémoire un tel combat aérien au-dessus de la ville même si au printemps 1944 nous entendions souvent le passage des avions alliés haut dans le ciel » a rapporté Marcelle Giroux (20).

   Des observations encore attestée par Lucienne Chabaud : « Je logeais alors dans un appartement aux 2e et 3e étage du 4, rue Chevalier à une centaine de mètres du cimetière de l'Est et à deux cents mètres de la rue Mélinet. Depuis quelques jours nous avions chaque soir une amie postière Léonie Renaud qui venait dormir chez nous car elle habitait habituellement près de la gare et craignait les bombardements. Il y avait aussi ce soir-là des amis de la côte de Troyes, Maurice et Anna Trauffler. Lui était professeur à l'École nationale des arts et métiers, et il avait failli mourir lors du bombardement de la gare le 27 avril 1944, puisqu'il avait été enterré jusqu'aux épaules dans un jardin. Il était encore très choqué par ce qu'il venait de vivre. Il nous a dit : " Vous ne vous rendez pas compte, des avions vont nous tomber dessus, c'est l'enfer dans le ciel ". Il ne voulait pas sortir dans le jardin mais finalement nous avons décidé d'y aller et nous nous sommes placés près des cabanes à lapins le long du mur mitoyen avec une propriété voisine. Soudain nous avons vu passer juste au-dessus de nous une énorme boule de feu dont nous avons senti la chaleur qu'elle dégageait et cette fois nous avons cru que tout était fini. Quelque chose est tombé tout près dans le cimetière qui donne sur la rue Lamairesse et une projection impressionnante de gerbes d'étincelles dont certaines sont venues mourir dans le jardin a été vue de chacun. Je ne savais pas alors qu'un autre morceau plus conséquent de l'appareil était tombé dans la rue Mélinet. Notre voisine, Mme Lefebvre qui habitait au 6 a également été témoin de la scène » (21).

  Le témoignage de Jacques Lagille est encore plus poignant. Il a été grièvement brûlé aux jambes par la chute de l'un des deux bombardiers : « J'ai été projeté par le souffle à dix où vingt mètres du lieu où je me trouvais. J'ai ouvert les yeux et il y avait du feu tout autour de moi. Il y a eu un grand trou noir puis, lorsque j'ai repris conscience, tout était éteint mais les miens n'étaient plus autour de moi ».
   Le garçon alors âgé de 12 ans angoisse. En mai 1944, ce fils de cheminot habite dans un immeuble à deux étages dont les deux ailes donnent sur une cour intérieure et des jardinets au 11, rue Porte-Murée dans le quartier des Ursulines à Châlons-sur-Marne. Autour d'eux vivent plusieurs familles modestes avec lesquelles sa famille entretient de bonnes relations.
   Lorsque l'alerte aérienne est déclenchée, tout le monde est fébrile : « Mon père qui était aussi sapeur-pompier volontaire a rejoint les remises du corps près du canal. Ma mère a mis ma petite sœur âgée de 22 mois dans le landau, puis avec mon frère, elle nous a emmenés à l'extérieur de la ville. Il faisait nuit, mais par moment le ciel devenait si lumineux qu'on croyait que le jour se levait ».
   Sans savoir ce qui l'attend, la famille Lagille gagne Saint-Memmie. Le bruit est énorme, la Défense antiaérienne tire en aveugle tandis que des fusées éclairantes s'allument par moment : « J'avais peur et je n'étais pas le seul ». Bientôt le petit groupe arrive à proximité de la maison de Fontenay, une propriété de l'évêché qui serre aussi d'espace d'accueil pour les colonies de vacances : « Une fois passé l'établissement, nous avons entendu un avion piquer sur nous. Le bruit était insupportable. C'était un sifflement terrifiant. J'ai vu comme un énorme bout de bois transformé en torche ». La mère de Jacques Lagille garde son sang-froid. Elle retire à la hâte sa petite fille du landau, la plaque sous elle dans le fossé qui borde le chemin où elle fait s'allonger ses deux fils. « L'avion a alors chuté juste de l'autre côté de ce chemin tout près de la porcherie de M. Contant. Le bruit était indescriptible. Une boule de feu a explosé et alors un rayonnement de chaleur stupéfiant s'est produit ».
   Le jeune garçon est choqué et lorsqu'il reprend ses esprits, il ne sait plus où aller : « Je me suis relevé tout seul. J'étais comme absent et je suis allé sur le chemin. À quelques mètres, il y avait une femme qui geignait et était blessée à une jambe. Soudain, on a entendu une série de petites explosions provenant de la carcasse disloquée de l'appareil. Le landau de ma petite sœur n'était plus qu'un amas de ferrailles déformées ».
   Le garçon est alors secouru par une personne à bicyclette qui le prend sur le porte bagage et l'emmène directement à l'hôpital de Saint-Memmie. « J'étais brûlé un peu partout, mon visage était tout noir. Je n'avais plus de cheveux, plus de chaussettes, mes mains étaient abîmées, mes jambes n'étaient pas belles à regarder et mon dos semblait effrayant pour ceux qui l'examinaient. Curieusement, je n'avais pas l'impression d'avoir mal ». Jacques Lagille est transféré au service chirurgie homme de l'hôpital. Il est placé sur une civière et patiente un certain temps.
   On amène bientôt près de lui un jeune homme atrocement brûlé. Il meurt dans la nuit. Le 4 mai, Jacques Lagille est conduit en salle d'opération : « Il fallait me retirer mes vêtements et surtout les peaux abîmées. Je n'ai pas voulu qu'on m'endorme mais au bout d'un moment, ma tête s'est mise à tourner et le médecin a fait le nécessaire ».
   Commence alors une période pénible de onze mois d'hôpital. « J'ai eu très vite des nouvelles de ma famille. Mon père est arrivé en pompier et il m'a annoncé que mon frère et ma sœur étaient hospitalisés. Fort heureusement, ils étaient moins touchés que moi ». Sa jeune sœur est brûlée aux pieds, mais sa maman et son frère vont faire respectivement trois et deux mois d'hôpital ! Pour changer ses pansements chaque jour, Jacques Lagille est anesthésié à l'éther. Il explique aussi les autres souffrances qu'il a dû endurer : « Un peu plus tard, mes jambes se sont rétractées. Je les ais gardées pliées pendant quatre à cinq mois, puis un jour, une religieuse m'a pris et m'a étendu les jambes dans une position normale ». Ce geste lui redonne confiance. Lorsqu'il évoque cet épisode de sa vie, Jacques Lagille rapporte aussi de précieux renseignements qui démontrent que cette nuit-là sa famille ne pouvait pas être épargnée. « En nous rendant dans les champs, nous avons échappé à la chute d'un autre morceau d'avion qui est tombé dans notre cour commune de la rue Porte-Murée, ce qui a incendié la remise et les celliers qui s'y trouvaient. Le feu s'est arrêté au raz de l'immeuble mais la grille séparant la cour du jardin a été pliée et une roue d'avion gisait en plein milieu » (22).

  Sur l'épisode de la chute de l'appareil près de la maison de Fontenay, on dispose aussi du témoignage d'un séminariste qui y logeait alors et des observations de l'abbé de Guinaumont, qui arrivé peu de temps après le drame, constate une forte présence allemande et une excitation inhabituelle des soldats qui cherchaient avant tout, les membres de l'équipage : « Ils avaient apporté des projecteurs et ceux qui venaient pour porter secours aux victimes civiles blessées étaient refoulés avec violence ». Visiblement le séminariste n'a pas pris la mesure du drame en préparation : « Je me réveillai au son lugubre des sirènes ainsi qu'au vrombissement sonore des bombardiers de la RAF qui nous survolaient. Ne redoutant rien puisque Fontenay est en dehors de la ville, je restai sagement dans mon lit ». Une quiétude qui dure peu de temps : « En entendant les ronflements des moteurs à faible altitude, mon collègue se leva et sortit voir. Il vint dans ma chambre et me dit : mon petit père, je crois qu'il vaut mieux vous lever, le ciel est plein de fusées, cela va être pour nous. Promptement, je m'habillai et moins de trois minutes après, j'étais dans la cour et vis la sœur qui faisait lever les enfants ».
   Fontenay abrite alors un internat qui rassemble une cinquantaine de garçons et autant de filles qui, dans la journée, se rendent à l'école de la Croix-Rouge située face à l'église Saint-Jean. « Habillé et le visage protégé par leur capuche, les enfants furent rassemblés dans la salle de conférence contre le mur opposé aux fenêtres ». L'évacuation précipitée des dortoirs ne se fait pas sans qu'un jeune garçon soit oublié. Il poursuit sa nuit sans se rendre compte de rien et il ne s'apercevra qu'à son réveil que quelque chose d'anormal s'est produit en retrouvant des morceaux de vitres sur sa couverture de lit. Le séminariste écrit encore : « Vers la ligne de chemin de fer Vitry-le-François Châlons-sur-Marne, il y avait tout un barrage de fusées blanches et jaunâtres. Puis les fusées laissèrent la place à un nombre incalculable de boules de phosphore rouges qui débordaient de la ville en allant vers l'Est. La mitraille nous faisait connaître une bataille d'avions. Les boules se promenaient partout » (23).

  Deux autres Lancaster tombent sur le territoire de la commune de Courtisols. La panique est d'autant plus grande que la commune accueille de jeunes Châlonnais qui ont été déplacés depuis le bombardement du 27 avril 1944 visant la gare et le dépôt d'essence de la ville préfecture. « L'un des appareils est tombé derrière Courtisols-Saint-Memmie, l'autre près de Courtisols-Saint-Julien. Il n'y a eu aucun survivant parmi les membres des deux équipages. Les pauvres malheureux étaient dans un triste état, et le plus dramatique c'est que le maire M. Adnet a été empêché pendant trois jours de donner une sépulture décente à ces pauvres malheureux qui n'ont été inhumés que le 8 mai au cimetière de Saint-Memmie. Ce qui restait des cadavres a été déposé dans quatre cercueils. Les anciens de la commune n'ont pas oublié » remarque Armand Rollet (24).


Une mise en scène

   Les dégâts sur les installations du camp de Mailly sont considérables et le nombre de victimes conséquent, mais dans une volonté affirmée de désinformation, les Allemands vont envoyer sur place des Châlonnais pour qu'ils constatent que les morts sont surtout des Français.
   « Le 5 mai, les services allemands ont ordonné à la police française de se rendre sur le camp, mais on ne nous en a fait visiter qu'une partie. Il s'agissait surtout d'une opération de propagande destinée à nous présenter les cadavres souvent mutilés de jeunes aviateurs tués ou à moitié ensevelis dans les débris de leurs appareils. Les officiers nous ont ensuite conduits dans le bâtiment servant d'école dans lequel étaient soigneusement alignés des corps placés sur plusieurs rangées. Il y avait des prisonniers de guerre tués sous le bombardement. C'était très dur, mais les officiers allemands se réjouissaient de nous montrer ce spectacle macabre. L'un d'eux a même ajouté. C'est la conséquence des actions des Alliés de la France. En revanche, ils se sont dispensés de nous montrer les corps des soldats allemands. Nous n'étions pas dupes et nous savions qu'ils avaient enregistrés de lourdes pertes. D'après nos informations, ils ont eu plus de 200 tués et entre 150 et 200 blessés » résume Roger Romagny (25), chauffeur mécanicien au garage de la police de Châlons-sur-Marne.
   Les chiffres avancés par les Allemands sont de 218 tués ou disparus, de 156 blessés. Une quarantaine de prisonniers de guerre d'origine d'Afrique du Nord et une petite trentaine de requis du Service du travail obligatoire ont également péri. Les enquêtes qui ont été menées après la guerre par les Britanniques ont montré qu'aucune bombe larguée n'était à l'origine de la mort de civils. Les 16 tués des communes de Poivre et les 5 de Trouan-le-Petit dans l'Aube comme les morts châlonnais sont dus à la chute d'appareils en perdition.

  Les Allemands annoncent en particulier dans L'Éclaireur de l'Est qu'ils ont abattu 57 bombardiers ce qui est un peu exagéré ; en réalité il y en a eu 44 (26).
   Les Alliés ont remporté huit victoires contre les chasseurs ennemis auxquelles on peut en ajouter deux autres probables.
   Pendant l'action, ils ont lâché 1 500 tonnes de bombes.
   Les reconnaissances aériennes qui sont réalisées 48 heures après cette frappe massive font apparaître sur les clichés obtenus qui sont d'excellente qualité, une impressionnante concentration des cratères de bombes. Cette précision des frappes est encore plus évidente sur le secteur visé des casernements.
   Les observations menées au sol par la Résistance ont permis de décompter la destruction de 114 bâtiments, dont 47 hangars et ateliers ainsi que quelques dépôts de munitions.
   Selon les documents qu'a bien voulu communiquer la Bunderarchiv (27), les Allemands ont enregistré de lourdes pertes.
  Le 3 mai 1944, le camp de Mailly abritait un état-major complet de panzer, trois bataillons en provenance du front de l'Est, et des éléments disparates de deux autres bataillons, sans compter la totalité des cadres du centre d'instruction de l'arme blindée. Les pertes mentionnées sont plus nombreuses chez les cadres que dans les unités opérationnelles, dont les soldats ont pour la plupart été surpris dans leur sommeil par le raid.
   En ce qui concerne le bilan matériel, 102 véhicules ont été détruits dont 37 chars (28).

   Le souci des Allemands est aussi d'affirmer qu'il n'y a aucun survivant parmi les équipages abattus, alors qu'ils effectuent de minutieuses recherches, surtout lorsque le nombre de cadavres ne correspond pas au nombre d'aviateurs dans chaque appareil.
   C'est ainsi que pour l'ennemi le compte n'était pas bon pour les deux appareils tombés à Châlons-sur-Marne. Il n'avait pas tort parce qu'il manquait bien trois aviateurs du Lancaster tombé rue Porte-Murée. « J'avais accouché le 1er mai de ma dernière fille. Dès le début de l'alerte on est parti dans les champs. Brusquement on a entendu un énorme bruit, comme si un train nous fonçait dessus. L'avion est tombé près de la porcherie Contant » se remémore Renée Schmitt. Et d'ajouter : « Mon mari s'est rendu chez mon beau-père et arrivé au coin des rues du Grand Mau et de la Maladrerie, il est tombé nez à nez avec un aviateur. L'homme présentait des brûlures au visage. Il a été rapidement caché avec son parachute dans une baraque ».
   Pour le soigner, M. Schmitt se rend à la pharmacie Charlot, rue Pasteur à Châlons-sur-Marne pour se procurer du tulle gras. Pendant deux semaines, l'aviateur est caché et nourri. Il s'agit du fils d'un instituteur de Londres. « C'est mon beau-frère qui un jour a emmené l'aviateur vers Pogny puis il a rejoint La Chaussée-sur-Marne. Il est parti à vélo. On lui a fourni des vêtements et une casquette, mais il n'aimait pas en porter. Pourtant, il fallait lui cacher la tête parce qu'il avait une blessure qui n'était pas encore complètement cicatrisée » (29).
   Il s'agit du sergent-chef Brian Morgan, 20 ans, le mitrailleur arrière de l'avion tombé rue Porte-Murée à Châlons. Il est notamment confié à Marcel Jeanson de Fresne-sur-Moivre puis va au maquis où il demeure jusqu'à la libération de la région par les Américains du général Patton.
   Le bombardier, le sergent Leonard Henry Williams tombe dans les champs à proximité de Sarry. Il est d'abord hébergé dans la famille Laroque, les éclusiers. La secrétaire de mairie de Saint-Germain-la-Ville, Mme Saint-Denis lui établit de faux papiers, puis il est confié au maquis et stationne dans les bois de la Ferme des Moutons près de Saint-Amand-sur-Fion. Il fait la connaissance de Jacques Degrandcourt. Pendant deux mois, il partage la vie des résistants, se rend aussi du côté de Fontaine-sur-Coole et Écury-sur-Coole, ainsi qu'à la ferme des Jeanson, où il retrouve d'ailleurs l'un des membres de son équipage.
   En mai 1969, pour le vingt-cinquième anniversaire du bombardement, le sergent Williams est revenu voir ses sauveurs (30). Le dernier survivant, le sergent Joseph Orbin, qui était le navigateur du Lancaster, est tombé hors de la ville et il s'est retrouvé à Courtisols, commune dangereuse puisque deux bombardiers y étaient tombés ! Il a été caché par Georges Adnet et son épouse.


Le bilan de l'opération

   Au cours de ce raid contre le camp de Mailly, la RAF a perdu 42 Lancaster, un Mosquito et un Halifax de contre-mesure.
   Parmi les membres des équipages des avions alliés abattus, 249 sont morts et 55 ont survécu, soit en étant faits prisonniers par les Allemands, soit en étant secourus par la Résistance qui leur a permis d'intégrer des filières d'évasion par l'Espagne ou la Suisse et de regagner la Grande-Bretagne.
   Le 5e Groupe qui a fourni les avions baliseurs et la première vague d'assaut a perdu 14 des 173 appareils qu'il a engagés.
   Le 1er Groupe pour un nombre équivalent d'avions impliqués recense 28 bombardiers manquants.
   Au sein de ces deux grandes unités, le squadron 460, composé d'Australiens, subit le plus de pertes, puisque 5 équipages ne regagnent pas la Grande-Bretagne.
   Les 12e, 50e, et 101e squadron sont également très éprouvés, puisqu'ils leur manquent chacun 4 équipages.

   Le nombre de victimes civiles a été faible et répond aux objectifs qui avaient été fixés, à savoir épargner les habitants de Mailly-le-Camp.

   En revanche, le bilan est lourd pour la RAF, qui va en analyser en détail les causes et comprendre les conséquences dramatiques des difficultés de fréquence radio qui ont été rencontrées.
   On ne peut pas dire que les équipages ne se soient pas comportés du mieux possible en raison des circonstances.

   Trois des chasseurs de nuit ennemis abattus dans les combats sont tombés dans la région (31).

   L'intensité du bombardement du camp de Mailly témoigne de l'ampleur des opérations aériennes conduites dans les deux mois qui précèdent le débarquement sur le territoire français :
   - 1 284 bombardements en mai 1944 et 2 307 en juin 1944 ;
   - 590 000 tonnes de bombes, soit 22 % du tonnage largué sur l'Europe ;
   - et au total, ce plus de 60 000 personnes tuées au cours de ces bombardements, soit un chiffre légèrement supérieur à celui des civils et des militaires britanniques victimes des frappes aériennes allemandes.

   La propagande de Vichy tente de dénoncer à l'opinion publique les « bouchers du ciel » (32).
   Dans plusieurs diocèses les évêques s'insurgent. L'évêque auxiliaire stéphanois, Mgr Bornet s'exclame : « C'est une stratégie abominable que celle qui consiste d'une part à accabler une nation désarmée, d'autre part à bombarder une population serrée comme la nôtre dans d'étroits espaces, sous prétexte d'atteindre des objectifs militaires. La rougeur monte au front de tout homme civilisé en songeant aux jugements sévères qui accableront notre époque » (33).
   À Reims Mgr Marmottin est plus modéré. Il déclare : « Et puisque je le crois, ces immolations multiples et répétées d'innocentes victimes qui désolent toutes nos villes hâtent auprès d'un Dieu juste et bon l'heure de notre délivrance, tenons nous prêts dans la clarté des idées françaises, dans la générosité de nos âmes purifiées et grandies, à reconstruire la France de demain ».
   Philippe Pétain qui est de passage dans la Marne, le vendredi 26 mai 1944, ne fait pas allusion aux bombardements de Mailly aussi bien lors de sa courte halte à Sézanne, que lors de sa visite à Vitry-le-François avant de rejoindre Saint-Dizier et Nancy. Il se contente de cette adresse à une population très encadrée venue le saluer : « Vous avez beaucoup souffert, vous souffrirez peut-être encore mais la France continue. Elle se relèvera. Du courage mes enfants. Travaillez, faites votre devoir et la France se relèvera. Le principe fondamental est le respect absolu de la convention d'armistice » (34).

   L'Éclaireur de l'Est, mais aussi la plupart des quotidiens qui continuent à être soumis à la censure insistent sur l'enthousiasme manifesté à l'égard du maréchal et sur les réactions d'indignation à l'égard des « libérateurs », lorsque les préfets évoquent devant lui : « les bilans dramatiques de bombardements aveugles et prémédités contre des innocents ».

Études marnaises,
Société d'agriculture, commerce,
sciences et arts du département de la Marne,
tome CXX, 2005

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