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1945
Reims au temps de la reddition nazie

par Hervé CHABAUD
Chargé de cours, université de Reims Champagne-Ardenne
Rédacteur en chef adjoint de L'Union de Reims

La capitulation signée à Reims le 7 mai 1945

Une ville à l'heure américaine

Les enjeux des élections municipales

Les enjeux des élections municipales

La victoire : un événement attendu

Reims-Berlin

Sources bibliographiques et témoignages






La capitulation signée à Reims le 7 mai 1945

   Le 8 mai 1945, le journal L'Union relate la capitulation nazie, signée le 7 mai à 2 heures 41, dans la salle des cartes au premier étage du collège moderne et technique de la rue Jolicoeur, où le général EISENHOWER a installé son QG ( quartier général ) :

   « C'est à Reims que la signature de la reddition a eu lieu.    L'Allemagne tombe à genoux et vient dans la cité où, au cours de la Grande Guerre elle porta le fer et la destruction, se soumettre sans condition à ses vainqueurs.
   Le long martyre de sa cathédrale et de sa population a déjà désigné le nom de Reims dans le monde entier […]
   Les hommes délivrés du long cauchemar qui les obsédait répéteront le nom prestigieux de notre ville témoin d'un événement majeur du siècle ».

   Le premier article de l'acte de reddition remis par le général BEDELL-SMITH, chef d'état-major est rédigé en ces termes :

   « Nous, soussignés, agissant au nom du haut commandement allemand, capitulons par la présente sans condition au commandant suprême des Forces expéditionnaires alliées et, simultanément, au haut commandement soviétique, avec toutes les forces de terre, de mer et de l'air qui sont à ce jour sous commandement allemand ».

   Les articles suivants indiquent les détails d'application de la capitulation totale et sans condition imposée par les Alliés à l'Allemagne nazie :

   « Dans le cas où le haut commandement allemand ou certaines forces sous son contrôle manqueraient d'agir conformément à cet acte de reddition, le commandant des Forces expéditionnaires alliées et le haut commandement soviétiques prendront toutes actions punitives ou autres qu'ils jugeront appropriées ».

   L'article 4 ne ferme pas la porte à la signature d'un autre document de même portée :

   « Cet acte de reddition est sans préjudice de tout instrument général de reddition imposé par les Nations Unies et applicables à l'Allemagne et aux forces armées allemandes dans leur ensemble, et qui remplacerait ce document ».

   Comment les Rémois vivent-ils alors que la Seconde Guerre mondiale prend fin en Europe et que la vie politique est centrée autour des élections municipales ?
   La bonne nouvelle de la reddition survient entre les deux tours d'un scrutin encore indécis, bien que marqué par la forte progression du Parti communiste.


Une ville à l'heure américaine

   Reims vit toujours au rythme de la guerre. La présence américaine est massive. Si le souvenir des soldats du 2ème régiment d'infanterie appartenant à la 5ème division du général LE ROY IRWIN entrant en ville le 30 août 1944 est fixé dans toutes les mémoires, cet échelon de la 3ème armée du général PATTON n'est en rien comparable avec l'installation des Alliés qui est patente dans toute la cité.
   Les Américains ont pris la place des Allemands dans les immeubles que ces derniers avaient dû abandonnés lors de la libération de la ville fin août 1944. Leur présence rassure et inquiète à la fois. Elle est devenue réconfortante, lorsqu'en décembre 1944, les Allemands ont déclenché leur grande offensive dans les Ardennes belges.

   « Il y avait une sorte de psychose. On craignait leur retour.
Il y avait la rumeur impitoyable. Lorsque j'allais faire les courses, rue de Cernay, les commerçants confiaient d'angoissantes nouvelles. On les avait vus du côté de Pontfaverger. On annonçait des parachutistes vers Witry-lès-Reims. Un jour de janvier, on m'a même certifié qu'il y en avait une bonne centaine dans les bois de Berru ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   Cette spéculation faisait suite aux angoisses des temps de Noël. Le 23 décembre 1944, vers 19 heures, un avion allemand était parvenu à survoler Reims et à larguer plusieurs bombes sur la gare, à proximité du nœud ferroviaire du pont de Courcelles. Il y avait eu plusieurs victimes. On s'inquiétait du bruit des canons et les conclusions hâtives faisaient peur.

   « Au moment des fêtes de fin d'année, il ne se passait pas une demi-journée sans qu'on me parle des tirs de l'artillerie allemande que l'on entendait, ce qui signifiait que l'ennemi était proche. Même lorsqu'il n'y avait pas le moindre bruit, j'avais des interlocuteurs qui m'assuraient du contraire ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ,
ancien commandant des FFI du département de la Marne

   Lorsque le général DODY, gouverneur militaire de Metz, s'était replié sur Reims dans un immeuble du boulevard Lundy, on avait assisté à une désinformation galopante dont ont été témoins les journalistes de L'Union. Les propos de bistrots, les apartés au cinéma, les conversations dans la rue étaient propices à tous les scénarios.

   « On a affirmé que des soldats US avaient été expulsés d'une salle de la place d'Erlon par les MP, qui leur avaient intimé l'ordre de rejoindre leur cantonnement. On a ajouté qu'ils partaient vers la Belgique. Cela a été exact pour des gars qui étaient stationnés entre Reims et Châlons et qui avaient festoyé dans plusieurs villages de la Montagne de Reims. Mais la plupart des dires étaient des inventions ».

Témoignage de Jean JOLY,
l'un des adjoints du chef départemental des FFI

   La rapidité de la propagation des bobards avait amené le sous-préfet, Pierre SCHNEITER, à mettre en garde la population contre « un climat d'espionnite ». Aussi invitait-il les Rémois à la plus extrême prudence.
   Le 27 décembre 1944, le président du Comité départemental de libération nationale ( CDLN ), Michel SICRE, et le président de l'Union de la Résistance, Albert BAINVILLE, avaient signé un communiqué publié dans L'Union concernant la formation d'une Garde civique républicaine :

   « Le recrutement est ouvert à tous les patriotes français désireux d'assurer la défense du territoire et de préserver les libertés républicaines et démocratiques contre les agissements de la cinquième colonne. Le recrutement sera soumis à un contrôle rigoureux. Les Comités locaux de libération et en dernier ressort l'état-major de la garde et le CDLN, sont seuls habilités à délivrer les cartes d'identité des gardes civiques républicaines. Les unités sont soumises à la discipline militaire ».

   Ces Gardes civiques républicaines ont été finalement dissoutes par le CDLN au cours de sa réunion du 16 février 1945 qui suggèrait alors la création de comités de vigilance patriotique.
   L'inquiétude était peut-être plus démonstrative que réelle parce que les dispositifs américains de sécurité de la ville étaient jugés « solides et fonctionnels ».
    La ville est une plate-forme logistique indispensable à la puissance opérationnelle terrestre américaine sur la ligne de front.

   « Il faut se souvenir que tous les espaces disponibles avaient été réquisitionnés pour accumuler des matériels, entreposer des munitions et les besoins divers des unités au contact avec l'ennemi. Lorsqu'on se promenait dans les rues ou sur les boulevards, il y avait des caisses de différentes tailles soigneusement rangées et recouvertes de bâches de camouflage ».

Témoignage de Pierre DECLEY, membre du CDLN

   La présence américaine devint encore plus impressionnante lorsqu'en février 1945, fut installé dans une aile du collège moderne et technique, le poste de commandement du SHAEF ( Supreme Headquarter Allied Expeditionary Forces ), le quartier général de Dwight EISENHOWER.
   La mise en place d'un organisme de cette importance, à proximité de la gare et au bord des voies ferrées, témoigne de la confiance absolue des Américains dans leur maîtrise de l'espace aérien et leur contrôle de la ligne de front.
   Ce cœur de l'état-major américain passe relativement inaperçu. Les Rémois connaissent mieux le Headquarter de l'Oise Section, le centre logistique de l'armée américaine dont le rôle essentiel est le ravitaillement du front en vivres, essence et armements, commandé par le général TRASHER.

   « On croisait beaucoup d'Américains, parfois des gradés mais il faut reconnaître qu'on ignorait leur fonction. L'importance du QG de la rue Jolicoeur et son rôle dans la capitulation allemande, je ne les ai appris qu'après la proclamation de la fin de la guerre en Europe et en lisant le journal ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   Le général EISENHOWER, qui réside à l'hôtel particulier appartenant à la famille Mignot 17, boulevard Lundy, passe inaperçu. Qui sait alors qu'il aime, pour se détendre, jouer au golf sur le terrain du château de Gueux, et qu'il préfère le lait frais ou juste caillé d'une vache normande de chez Petitjean 31, rue Camille Lenoir ?
   La sobriété du général et son appétit pour les produits laitiers de la région ne sont pas toujours partagés par ses soldats. Ce qui pose des problèmes de sécurité publique que la police locale ne peut pas régler à elle seule.
   La population regrette le manque de courtoisie et les propositions malhonnêtes de certaines de ces troupes. La palme de la provocation et de la grossièreté revient aux troupes aéroportées. Ces soldats, qui n'ont pas froid aux yeux et ont infligé de sévères déconvenues aux Allemands, boivent sans modération. Aussi la Military Police constitue des équipes musclées chargées de rapatrier les hommes les plus ivres.

   « La méthode ne souffrait pas d'exception. Si les soldats refusaient d'obtempérer, ils étaient empoignés et les plus récalcitrants recevaient une paire de coups de trique pour abdiquer »

Témoignage de Jean CHABAUD,
jeune résistant venu en appui des unités mobiles d'intervention

   Les commerçants se plaignent régulièrement des bris de vitrine, de comportements scandaleux dans les magasins, de portes cassées, de vendeuses insultées et de patrons rossés. Certains de ces soldats ont aussi des comportements irrespectueux avec les jeunes femmes.

   « J'étais fiancée et je me promenais avec Charles avenue de Laon. Au moment ou nous avons croisé un groupe de quatre ou cinq soldats, l'un d'eux m'a attrapée et fait basculer sur son épaule avant de me proposer une cigarette et l'Amérique. J'ai hurlé et ses camarades l'on dissuadé de s'en prendre à moi sur l'injonction de mon futur mari qui parlait un anglais fort correct ».

Témoignage de Gilberte LOUIS

   Les cercles, clubs et cantines en tout genre prospèrent et ce n'est pas du goût de tous les Rémois. Après le temps des dénonciations à la Gestapo et la Milice, vient celui de la délation au sous-préfet.
   Cela concerne les dames de petite vertu, mais aussi les tenanciers et restaurateurs qui tirent de substantiels revenus des attentes d'une troupe en permission.

   La Jeunesse Ouvrière Chrétienne ( JOC ) s'émeut de cette situation.

   « Je militais à la JOC et on m'a remis, comme à mes camarades, un tract on ne peut plus clair affirmant : " Une vague d'immoralité sévit actuellement sur notre France. Elle est due, nous ne le savons que trop hélas, à l'idéologie nazie du culte de la chair. Elle est due à la guerre qui a entraîné sur le sol de nos villes des soldats, qui pour être nos alliés, n'en sont pas moins les propagandistes de mœurs libres et d'un style de vie en conflit constant avec le respect que tout homme digne porte dans son cœur pour la femme. Jocistes, nous dénonçons aujourd'hui avec force la débauche et l'ambiance malsaine entretenue par les capitalistes de la chair, de leurs bistrots, de leurs maisons closes ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   « Au printemps 1945 à Reims, le nazisme et le capitalisme sont considérés comme les sources de tous les maux. Cela illustre un certain activisme politique en lien avec le scrutin municipal, mais pas seulement. On tient à dénoncer un certain mode de vie qui serait importé des États-Unis et on exige des autorités une mission impossible : investir tous les lieux de prostitution et de plaisir et les fermer ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

   D'autres sont plus astucieux et développent un commerce parallèle.

   « Jack et Bill étaient deux factionnaires qui se servaient dans les dépôts et entre les mois de février et d'avril, ils ont monté un vrai business. On se procurait à peu près tout auprès d'eux. Qu'il s'agisse de linge, de conserves, de cigarettes et même de brosses à dent, ils fournissaient sur commande et se faisaient de l'argent parce qu'ils avaient compris que le ravitaillement français était très insuffisant ».

Témoignage de Nicole CHARON

   Pourtant la garde des stocks est rarement assurée par les Américains qui la concède à des Polonais ou à des Français qui, bien que portant l'uniforme US, ne dérogent pas à la tentation des petits trafics.

   « Le troc et les petits arrangement étaient des moyens pour obtenir indirectement ce qui manquait dans les magasins. Au début de 1945, la pénurie persistait dans la plupart des secteurs d'activités. Les Rémois, comme d'autres, ont utilisé le système D. On pouvait acheter des vêtements et de bonnes chaussures à des prix raisonnables et je ne parle pas des cigarettes blondes qui n'étaient pas chères ».

Témoignage de Jean JOLY

   Les autorités américaines n'attachent pas d'importance à cette économie parallèle, à condition qu'elle reste à petite échelle. Lorsque l'évaluation des besoins par l'intendance n'est pas contrariée et que l'approvisionnement des troupes est suffisant, la police militaire ferme les yeux. Elle concentre son activité sur la prévention des vols de carburants et l'interpellation des trafiquants.

   En accord avec le sous-préfet, on fait appel, dès décembre 1944, aux enfants des écoles pour ramasser les jerricanes abandonnés dans les rues et le long des routes de campagne.

   « Il y avait une impression de deux mondes. Des collègues de chez Guyot m'avaient dit que les Américains incendiaient des meubles et des textiles sur la décharge des Eaux-Vannes. On y allait du boulevard Pommery pour récupérer des biens qui nous étaient très utiles mais dont ils se désintéressaient. Et nous n'étions pas les seuls ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   Des jeunes de l'avenue de Laon s'étaient même organisés et vendaient le produit de leurs collectes pour se faire une pièce.

   La faiblesse du ravitaillement conforte les circuits parallèles.
   Au printemps 1945, les rationnaires gérés par l'administration ont droit à 300 grammes de pain par jour et 500 grammes de sucre par mois. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'au début du mois de mai, le Mouvement populaire des familles se plaigne auprès de Pierre SCHNEITER de la faiblesse des attributions alimentaires par personne.
   De l'avis de ses responsables, il s'avère plus difficile de se procurer du lait ou du sucre pour les enfants qu'à Paris. En outre, le manque de matières grasses et les pâtes contingentées à 250 grammes par personne suscitent la colère.

   Le retour des prisonniers et des déportés complique la situation. Ils sont prioritaires pour s'habiller et recevoir leur part de nourriture. Les Rémois s'interrogent et digèrent mal que les Américains gaspillent alors qu'ils n'ont que le strict minimum pour vivre. Cela ne concerne pas seulement les denrées de première nécessité.
   On manque de charbon et le bois est rare, aussi chacun se débrouille comme il peut. Ce sont les bois les plus proches de la ville, dans les secteurs de La Pompelle, Cernay-lès-Reims, Berru, Nogent-l'Abbesse, Beine qui sont éclaircis.
   Les bûcherons occasionnels ne se contentent pas de couper pour alimenter leur cuisinière, mais ils se transforment souvent en petits entrepreneurs.
   Les propriétaires s'insurgent et c'est encore vers le sous-préfet qu'ils se tournent pour faire respecter leurs droits. Ils ne manquent pas d'arguments. L'un d'eux, qui possède des bois vers La Pompelle, évalue en février ses pertes à 25 stères par jour et estime son préjudice à 20 000 francs.
   Bien en mal de restreindre la circulation vers la campagne rémoise et dans l'incapacité de vérifier si tous les voyageurs emportent avec eux une hache et une scie, les policiers appréhendent les pousseurs de voitures à bras chargées de bois et confisquent leur véhicule pour les dissuader de récidiver. Si les loueurs pétitionnent en sous-préfecture contre cette mesure, les bûcherons amateurs ne s'interrompent pas pour autant.

   Pierre SCHNEITER est conscient des difficultés, d'autant qu'il est sollicité par des familles sans ressource qui crient à l'aide. Il s'agit de veuves avec des enfants, de personnes âgées sans le sou. Il sollicite alors la médiation de l'Entraide française.

   Georges CLAUSE, alors professeur au lycée de Reims, a retrouvé un pièce d'archives de février 1945 où le sous-préfet demande au préfet de la Marne l'autorisation de brûler une partie du charbon stocké dans les caves de l'hôtel de la place Royale et les moyens de faire scier du bois. Même les administrations ne sont pas chauffées.

   Les déplacements se font essentiellement à bicyclette, mais il est difficile de s'en procurer une. Les Allemands en ont emporté beaucoup pendant leur retraite. Début 1945, il est encore impossible de se procurer une bicyclette sans un bon d'achat qui n'est délivré qu'à des personnes prioritaires comme les gardiens de la paix, les fonctionnaires, les résistants ayant une mission locale d'intérêt général.

   «  Un vélo était un trésor. Cela était déjà vrai pendant la guerre, à la libération mais cela a duré. Pour être sûr qu'on ne me vole pas ma bicyclette, je la rentrais systématiquement dans mon appartement de la rue Croix-Saint-Marc ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   Pourtant, on assemble alors des vélos à Reims :

   « C'est vrai qu'il existait des ateliers où on construisait des bicyclettes, mais tous les éléments constitutifs d'une machine étaient achetés à l'extérieur, principalement dans l'Aisne, la Seine-et-Marne et à Paris. L'office de répartition intervenait entre les fournisseurs de pièces et les constructeurs pour répartir les quotas. Il y avait bien des combines pour se procurer des pneumatiques et de la graisse mais cela ne suffisait pas ».

Témoignage de Marcel BATREAU,
ancien combattant de 14-18 et résistant du quartier Saint-Reims

   Là encore le retour des absents aggrave la pénurie. Les prisonniers sont prioritaires et arguent qu'ils en ont un besoin pressant pour trouver du travail. On leur donne satisfaction dans la mesure du nombre de deux roues disponibles.

   L'optimisme de la libération est bel et bien contrarié par la lenteur de la reprise des activités économiques :

   « La production était encore au ralenti au premier trimestre 1945. Ce n'est qu'en mai que les tissages ont repris une fabrication suivie. Ce n'était pas les commandes qui manquaient mais les matières premières. Pour s'en procurer, il fallait batailler, trouver des filières, multiplier les astuces. Ce n'était pas une spécificité du textile. La situation était comparable sur bien des points dans le champagne parce qu'il n'y avait pas assez de bouchons et de verre. Les biscuiteries se plaignaient de l'absence de produits frais et d'une main d'œuvre qualifiée. Tous les prisonniers n'étaient pas rentrés et les Américains, qui avaient besoin de bras, n'hésitaient pas à offrir des salaires qu'aucun patron de la région ne pouvait concéder ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

   Ainsi Reims vit sur l'économie américaine, mais les Rémois critiquent les Américains. Cela ne va pas être sans influence sur les élections municipales.
   Les Renseignements généraux de Reims mentionnent dans un rapport du 4 mai 1945 :

   « La popularité des soldats américains disparue depuis longtemps, est remplacée aujourd'hui par l'antipathie de la population qui est déroutée devant leur sans-gêne et le manque de respect qu'ils témoignent aux femmes françaises, qu'ils considèrent toutes de la même façon. La population est unanime à souhaiter que la fin des hostilités amène le départ des troupes alliées cantonnées sur le territoire ».

   Un autre rapport du même service est encore plus véhément :

   « C'est une véritable terreur qui règne lorsque les troupes américaines descendent dans les divers établissements où on leur sert à boire. De nombreuses agressions ont lieu chaque soir, contre les habitants qui circulent dans les rues et on signale même des batailles au couteau. Aussi on émet l'opinion que les véritables Américains ne sont pas en France et qu'on a expédié vers les zones d'opération tous les éléments indésirables aux États-Unis ».


Les enjeux des élections municipales

   Si la fin de la guerre ne passe pas inaperçue, elle se produit entre les deux tours des élections municipales, signe d'un bon fonctionnement de la vie démocratique.
   Dès le 15 février, le Front national de lutte pour l'indépendance de la France, mouvement de résistance né en 1941 dans la mouvance communiste, et qui compte jouer un rôle important dans le scrutin, adresse une lettre à tous les mouvements, partis et syndicats qui sont reconnus par les instances de la Résistance et adhèrent au programme du Conseil National de la Résistance ( CNR ).
   Il y propose la formation de listes républicaines uniques afin « d'apporter au gouvernement de la République présidé par le général de GAULLE, l'appui de tout un peuple uni sans distinction de tendance politique ou religieuse pour l'application du programme d'action du CNR  ».
   Pour donner plus de solennité à cette initiative, Michel SICRE, qui préside le CDLN, fait publier cette lettre dans L'Union du 21 février.

   La réaction du Mouvement républicain populaire ( MRP ), parti politique fondé à la Libération par les démocrates-chrétiens issus de la Résistance, ne se fait pas attendre. Dans l'édition du lendemain, François FANDRE, beau-frère du sous-préfet Pierre SCHNEITER et membre du CDLN, décline l'invitation pour le premier tour.
   Le MRP souhaite que les citoyens puissent choisir librement les hommes et les femmes qui doivent diriger la municipalité. En revanche, il ne ferme pas la porte à un accord pour le second tour, sur la base du respect intégral des résultats du premier, définissant un rapport de force entre les composantes qui choisiraient de s'unir.

   Le 5 mars, Libération-Nord, mouvement de Résistance né dans la mouvance du Parti socialiste SFIO et de la CGT réformiste ( ex-confédérée), se démarque de cet esprit, et ses responsables affirment alors qu'ils n'ont pas vocation à devenir un parti politique, et qu'ils ne s'intégreront à aucune liste électorale.
    Le seul concours que Libé-Nord propose est sa participation à un comité d'éthique, destiné à exclure des listes des candidatures qui pourraient être discutées en raison d'une attitude incertaine pendant l'Occupation.

   Il s'avère que les mouvements de Résistance entendent se démarquer des partis politiques.
   Ce comportement déçoit le Parti communiste, qui avait compté sur le Front national pour convaincre les acteurs de la Résistance de se fédérer autour d'un projet politique qu'il soutiendrait.

   « Faire des listes de partis serait permettre et même donner à la réaction fasciste et aux trusts une chance de relever la tête qui conduirait à nouveau notre pays à la misère ».

L'Union, 6 mars 1945

   Le 29 avril, le premier tour de scrutin se déroule dans la désunion et en l'absence de la plupart des prisonniers et des déportés que l'on n'a pas attendu pour voter.
   Cette précipitation est dénoncée par le général de GAULLE, mais la droite et la gauche sont pressées, les uns de revenir à la légalité républicaine, les autres de faire reculer le spectre de la guerre civile.
   Dans un rapport daté du 16 avril, le commissaire responsable des Renseignements généraux de la Marne écrit : 
« Il apparaît que la population serait désappointée si, comme on le croit, les élections devaient être retardées. Elle voit en effet dans ce retour à l'ordre républicain, la solution du malaise qui pèse actuellement sur le pays ».
   En revanche, dans la semaine du 24 avril, il pense désormais « qu'il aurait fallu attendre le retour des prisonniers, déportés et rapatriés pour procéder aux élections parce qu'ils auraient constitué, face au net glissement à gauche dans la Marne, l'élément modérateur indispensable ».

   Ces élections sont marquées par l'application, pour la première fois, de l'ordonnance du 21 avril 1944 qui donne le droit de vote aux femmes, ce qui double le corps électoral.
   Plusieurs épouses de résistants et déportés figurent sur les listes en présence.
   Madame DÉTRÉ, dont le mari avait été torturé à mort par la Gestapo figure en deuxième place sur la liste Républicaine d'action municipale et sociale que conduit André THIÉNOT.
   Cette liste comprend aussi cinq femmes dont les maris sont prisonniers ou ont été déportés dans les camps de concentration : Mesdames DELARGE, DOMPMARTIN, DROIT, FAUCHARD et FALALA.
   Madame SCHLEISS, dont l'époux a été fusillé à Tournes dans les Ardennes en août 1945 en même temps qu'André SCHNEITER, chef de la Résistance dans le secteur de Reims et frère du sous-préfet, figure sur la liste socialiste.
   Madame JARDELLE, dont le mari est déporté, figure sur la liste radicale.
  Madame BLONDIN, dont le mari a été exécuté, conduit la liste Républicaine d'union.

    Analysant les résultats du 1er tour, l'éditorialiste de L'Union résume ainsi la situation :

   « Il apparaît bien que les femmes sont entrées délibérément dans l'arène électorale en adoptant les programmes nouveaux. Chez elles, comme chez les citoyens redevenus libres, s'est établie nettement une volonté de changement, de transformation et de renaissance. Les gardiennes du foyer ont trop souffert pour ne pas vouloir que disparaissent à jamais les continuateurs d'une politique de trahison comme celle que pratiqua Vichy ».

   La poussée de la gauche est patente à Reims, comme dans toute la Marne et le Parti communiste tire son épingle du jeu en obtenant 45 200 suffrages exprimés sur 62 000 votants.
   Les modérés rassemblent 8 428 suffrages exprimés, les socialistes 8 071, les radicaux 5 795, les anciens combattants 4 403, le MRP 3 500.

   Il est clair que le corps électoral a beaucoup bougé depuis le dernier scrutin de même nature en 1935. Les RG affirment même que le PC est surpris du niveau de ses résultats :

   « À Reims, l'ascension inattendue du PC qui le mis en tête avec une avance très nette a provoqué une vive surprise. Dans les faubourgs rémois, l'enthousiasme des masses est grand. On pense que tout va changer et que des réformes énergiques vont être appliquées en matière de ravitaillement. Dans les milieux bourgeois, on est assez inquiet mais on déclare volontiers en parlant de l'extrême gauche : " qu'ils essayent un peu et on verra s'ils sont plus capables que les autres " ».

   De fait, les communistes distancent les socialistes qui n'arrivent qu'en troisième position derrière la liste formée par l'Alliance républicaine d'André THIÉNOT.

   Pour le second tour, communistes et socialistes s'allient toutefois et constituent une liste d'Unité patriotique républicaine et antifasciste qui comprend 17 PC, 11 SFIO, 8 indépendants.
   Les socialistes ne veulent pas des radicaux, mais Michel SICRE, qui s'est engagé à présenter une liste d'ouverture, place parmi les indépendants de la liste, des radicaux membres de la Résistance comme Fernand CERVEAUX. Cette initiative ne sied pas aux communistes du 3ème canton de Reims, qui élèvent une protestation sans suite.

   Le 13 mai 1945, six jours après la signature de la reddition des troupes du IIIème Reich, quatre jours après le grand défilé de la victoire alliée dans le centre ville, la liste conduite par Michel SICRE est élue dans sa totalité avec une moyenne de 24 203 voix contre 17 931 voix à la liste conduite par André THIÉNOT, qui n'a pas été capable de rallier le MRP. Ce dernier a laissé ses électeurs libres de leur choix, ce qui était la moindre des choses, puisque les deux listes s'inscrivaient en faveur du progrès social.

   L'élection du maire n'est pas une simple formalité. Le communiste Michel SICRE, originaire de l'Ariège, ancien secrétaire du syndicat des transports parisiens avant-guerre, chargé de réorganiser la résistance communiste en Haute-Saône puis dans la Marne sous l'Occupation, est soutenu par le comité central du parti, mais il n'a pas que des amis dans les cellules du parti à Reims.
   Les socialistes, dont les membres ont obtenu plus de voix que les communistes sur la liste d'union du second tour, tentent le tout pour le tout, et présentent au poste de maire, le docteur Jacques BOTT.
   Michel SICRE ne l'emporte que sur le fil par 19 voix sur 36 et l'aide de quelques indépendants !

    Les relations de la gauche rémoise se caractérisent par une méfiance réciproque qu'expliquent bien les Renseignements généraux.
   Le fait que les communistes aient refusé de confier le poste de premier adjoint à un socialiste, le docteur BOTT, ou à un syndicaliste ex-confédéré de la CGT, René COCHINARD, est mal digéré. Ce dernier déclare à cette occasion : « Les communistes veulent la guerre. Ils l'auront. Nous ne serons pas leur faire valoir ».


La victoire :
un événement attendu

   C'est dans un contexte particulier qu'intervient la capitulation allemande.
   Pour les Rémois, elle ne revêt pas la même signification que lors de la proclamation de l'armistice le 11 novembre 1918.
   L'événement semble naturel :

   « Il faut se resituer dans le contexte. La ville et le département de la Marne étaient libérés depuis plus de huit mois et hormis l'épisode de décembre avec la bataille des Ardennes, les Rémois considéraient que leur ville était loin du front. C'était très différent pendant la Première Guerre mondiale où l'ennemi était resté pendant presque toute la durée du conflit aux portes de la cité. L'annonce de la reddition n'a pas suscité d'étonnement dans la population. Pratiquement personne ne connaissait le contenu des instructions adressées, le 4 mai 1945, par le préfet à ses sous-préfets d'arrondissement, où il précisait les dispositions à prendre dès l'annonce officielle de la cessation des hostilités. Même à la mairie, le docteur Billard n'y avait pas attaché une importance particulière. Pourtant, le préfet affirmait qu'il faudrait émettre le signal de fin d'alerte, faire sonner les carillons et les cloches des églises, en informer au préalable l'archevêque et le chancelier, faire tirer des salves d'artillerie autant que possible, faire pavoiser tous les édifices publics, illuminer les monuments publics et préparer de grandes manifestations populaires ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

    Il ne faut pas s'attendre à des réactions spontanées de joie comparables à celles enregistrées le 30 août 1944, lors de la libération de la ville.
   
    Comment les Rémois qui ont appris ce qui s'est passé le 7 mai 1945 à 2 heures 41 dans la salle des cartes du collège moderne et technique de la rue Jolicoeur en lisant L'Union du 8 mai réagissent-ils en début d'après-midi, lorsque l'imminence de la proclamation d'une information très importante est confirmée ?

   « Vers 15 heures, les sirènes de la ville ont retenti et les cloches des églises ont sonné à la volée, si bien que bon nombre de gens sont descendus dans les rues inquiets et comme j'étais en ville, je suis allée jusqu'à la mairie pour me renseigner et entendre que le général de GAULLE venait d'annoncer à la radio la capitulation allemande ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   « Immédiatement, la cité a été pavoisée aux couleurs de la France et des pays alliés. Des dispositions ont été rapidement annoncées pour préparer des cérémonies officielles célébrant la fin de la guerre. Nous avons retenu, en accord avec les Américains, l'idée d'un grand défilé dans Reims pour le lendemain, après le traditionnel dépôt de gerbes devant le monument aux morts. Mais, dès le soir du 8 mai, il y a eu une retraite aux flambeaux avec un temps de recueillement, de veille et de prière au pied du monument aux morts ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

   Quelques farandoles sont signalées près de la gare, vers le square Colbert.
   On y chante La Marseillaise et des refrains patriotiques.

   « La journée du 9 a été émouvante. Il y a eu un bien belle cérémonie au monument aux morts puis un grand défilé est parti de la place de la République pour rejoindre la place Aristide Briand, en passant par le boulevard Foch, la place Drouet d'Erlon, la rue de Vesle et la place Royale. Il y avait un monde fou massé le long des trottoirs. La musique militaire américaine, qui était dirigée par un tambour major noir, rythmait l'ensemble. Le journal a écrit qu'il y avait eu huit mille soldats US mobilisés pour l'événement, mais il y avait aussi des Français, des résistants, nos valeureux sapeurs-pompiers, des déportés qui venaient de rentrer de l'enfer, des prisonniers qui essayaient aussi de reprendre une vie normale, une délégation de la Croix-Rouge, les scouts, la JOC, les enfants des écoles et bien d'autres. Les personnalités s'étaient rassemblées sur les marches du Palais de Justice. Pour que les enfants qui n'étaient pas dans le cortège voient mieux, les plus grands les mettaient sur leurs épaules. Je me souviens aussi que, dans la journée, on a brûlé une effigie d'Hitler ».

Témoignage de Germaine CHARDONNET

   Le 9 mai, ce sont donc toutes les associations d'anciens combattants, de victimes de guerre, de prisonniers, de déportés mais aussi les mouvements de jeunesses qui se retrouvent pour applaudir les alliés et participer à ce temps de joie éphémère.

   Le rapport des Renseignements généraux du 12 mai est explicite :

   « Malgré le grand enthousiasme qui anima la population marnaise durant ces quelques jours, on sentait nettement que la joie n'était pas entière et toujours spontanée […] Il est permis de dire que la libération a provoqué dans la population un sensation d'apaisement et de retour au calme plus grande que la capitulation du 8 mai […] Beaucoup de familles ont à pleurer la perte d'un être cher, d'autres sont encore sans nouvelle de leur déportés ou de leurs prisonniers et si elles ont pris part au premier élan de joie, bien vite l'angoisse et la tristesse ont repris leur place dans les préoccupations quotidiennes. On fait également remarquer que cette capitulation n'est pas la paix. Nous avons encore à défendre par les armes nos possessions d'Extrême-Orient ».

   Une autre remarque est avancée et témoigne que rien n'a été prévu pour que la population puisse faire la fête :

   « Les services du ravitaillement n'ont rien reçu pour que l'événement soit marqué par des rassemblements familiaux autour de tables mieux garnies qu'au quotidien ».

Témoignage de l'abbé Pierre GILLET

   Si L'Union relate à la Une les festivités, d'autres organismes de presse ont préféré accorder la priorité aux élections municipales.
   C'est ainsi que La Champagne ouvrière et paysanne, bihebdomadaire du Parti communiste, n'évoque la reddition nazie que dans un bref communiqué le 9 mai.
   En revanche le 16 mai, il développe la nouvelle en s'appuyant sur une résolution du Comité régional saluant « la victoire des armées alliées, en particulier de la jeune armée française et de l'Armée rouge » avant de se montrer critique et de regretter « qu'au cours du défilé, les camarades composant le groupe communiste se soient laissés abuser par des éléments troubles et n'ont pas tenu compte des instructions données par le service d'ordre ».
   Cette mise au point du PC est toujours à rapprocher du rapport des Renseignements généraux du 12 mai qui indique :

   « Le Parti communiste a été unanimement et violemment critiqué pour la tenue incorrecte de ses représentants qui crurent devoir pour mieux afficher leur classe prolétarienne, se présenter non rasés, foulards rouges au cou, coiffés d'une casquette et passer devant la tribune officielle, sans se découvrir, la cigarette aux lèvres, levant le poing et entonnant L'Internationale, ce qui aurait fait dire à un officier soviétique présent à la tribune : " il est vraiment regrettable que le Parti communiste soit aussi mal représenté en France " ».

   Le PC entend situer la victoire dans un cadre particulier :

   « En avant ! Pas de faiblesse, pas d'hésitation ; tenons ferme jusqu'à ce que toute la tâche soit accomplie. Jusqu'à l'extermination complète du fascisme intérieur et extérieur. Le peuple a voté, le peuple exige. Vichy n'est pas mort ! ».

   Pourtant, Michel SICRE, au cours d'une réunion politique qui se tient le 15 mai, refuse toute polémique et tance les militants rémois pour leur attitude inacceptable :

« Est-ce pour remercier nos alliés et les officiers soviétiques présents à la tribune que vous avez montré le poing ? Vraiment, ils méritaient un autre remerciement et le Parti communiste a trouvé cela fort déplacé. Ignorez-vous donc que, depuis dix ans, nous pratiquons la politique de la main tendue. Vous arrivez en retard avec vos poings fermés. Vous gênez l'extension de notre grand parti. Il ne faut pas effrayer les masses par de tels actes. Au contraire, le Parti communiste cherche à être conciliant avec tous pour attirer les masses à lui et triompher. Les résultats de ces élections ont assez démontré que nous n'étions plus pour beaucoup l'homme au couteau entre les dents ».

   Le samedi 12 mai 1945, le général EISENHOWER est fait citoyen d'honneur de la ville de Reims. À la proposition que lui avait faite le sous-préfet Pierre SCHNEITER le 10 mai, le général avait immédiatement donné son accord.

   « Nous nous sommes rendus boulevard Lundy à son domicile pour le chercher et le conduire jusqu'à l'hôtel de ville. Il était attendu sur le perron par le docteur Billard ceint de son écharpe tricolore qui, à la veille du second tour des municipales, assurait toujours la présidence de la délégation municipale comme maire de la Libération. Il y avait de nombreuses autorités civiles et militaires présentes. Le docteur Billard a conduit son hôte dans la salle des fêtes, où les hymnes alliés ont été joués. Auparavant, le général y avait été accueilli aux sons des grandes orgues qui n'étaient pas muettes comme maintenant. Puis est venu le temps des discours ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

   Le docteur BILLARD qui assume encore à cette date les fonctions de maire provisoire s'adresse en ces termes à EISENHOWER :

    « La ville de Reims est bien comme vous l'avez dit, le cœur de la France. Non pas tant parce que c'est la ville de Clovis, des Sacres royaux, de Jeanne d'Arc, non par tant par sa cathédrale et son passé chargé de gloire. Pour tous les Français, Reims est aujourd'hui le cœur de la France, tout simplement parce que c'est votre quartier général, et c'est toujours à Reims que battra le cœur de la France tant que votre fanion flottera sur cette école, désormais historique, où s'est terminée la carrière insensée d'une dictature qui ne rêvait que d'asservir les peuples libres. Il est donc légitime que la ville de Reims, la ville martyre de 1914-1918, qui doit déjà tant au peuple américain, vous garde une gratitude toute particulière. Elle s'honore aujourd'hui de vous conférer le titre de citoyen d'honneur ».

   Ce moment est émouvant. Le général EISENHOWER ne se contente pas de recevoir la Médaille de la ville de Reims. Il répond :

   « Je suis profondément sensible à l'honneur que vous voulez bien me conférer aujourd'hui en me décernant le titre de citoyen d'honneur de la ville de Reims. Ce n'est pas tant à moi que vous adressez cet hommage, mais plutôt à toutes les troupes qui ont combattu sous mon commandement. Je tiens particulièrement, en cette circonstance, à dire toute notre appréciation à tous les Français de la Résistance dont le courageux effort a tant contribué à nos succès depuis le premier jour du débarquement jusqu'au jour de la Victoire. Mes paroles s'adressent à tous les Français qui ont combattu, soit à nos côtés en uniforme, soit clandestinement, pour préparer le chemin qui nous mena à la Victoire. L'Allemagne vient d'être amenée à signer la reddition inconditionnelle et à reconnaître formellement sa capitulation totale. Cet événement eut lieu dans votre ville, dont l'histoire est déjà si riche d'événements glorieux. Que l'acte de capitulation signé par l'ennemi en votre ville vienne s'ajouter à l'histoire glorieuse de la cité de Reims ».

   Après avoir signé le Livre d'or de la ville, EISENHOWER regagne son domicile accompagné par Pierre SCHNEITER et Pierre BOUCHEZ.

   « Lorsque nous sommes arrivés devant son hôtel particulier, il nous a invités à prendre une collation et nous a proposé du champagne ou du whisky. Pierre Schneiter a opté pour le whisky, ce qui me convenait parfaitement aussi. Il a encore bavardé avec nous, tandis que son ordonnance est venue l'interrompre à deux reprises en raison de communications urgentes. Si Eisenhower a été sincèrement touché par cette initiative rémoise, c'est parce que notre ville a été la première à lui délivrer le titre de citoyen d'honneur. Même si ce titre est honorifique, il est symbolique d'une reconnaissance, l'expression d'un profond respect pour une personne qui a servi le bien commun. Le général était un homme d'une grande honnêteté, qui ne subissait pas l'administration de la Maison Blanche et avait un esprit beaucoup plus ouvert que Roosevelt. Il a eu le courage de reconnaître le rôle de la Résistance dans la libération du territoire, mais il a aussi salué ceux qui s'étaient engagés pour poursuivre le combat. Il a reconnu que, sans tous ces hommes et ces femmes, la défaite de l'ennemi aurait été bien plus longue ».

Témoignage de Pierre BOUCHEZ

   Le chef des FFI de la Marne, devenu commandant de la Place de Reims, appréciait aussi l'intérêt paternel que le général portait à ses troupes :

   « Il avait le souci de ses hommes et de leurs conditions de vie au combat. Il n'avait pas la dureté d'un Patton pourtant remarquable dans l'action. Il m'avait raconté que, pendant l'hiver 1944-1945, beaucoup de ses soldats avaient eu les pieds gelés dans les Ardennes. Il leur avait alors ordonné de se déchausser au moins une fois par jour et de se frictionner les pieds pendant au moins cinq minutes à chaque fois. Les hommes devaient agir en binômes et se frotter conjointement les pieds ! Il fallait oser ».

   Pierre BOUCHEZ a également été marqué par les confidences d'EISENHOWER, livrées en avril 1945 à son retour d'une visite à Ordhruf, Kommando du camp de concentration de Buchenwald, qui venait d'être libéré :

   « Lorsqu'il a évoqué le sujet, il était grave et blême. Il m'a dit c'est inimaginable. Cela dépasse tout. C'est l'horreur absolue et, quelque part, une défaite de l'homme ».

   Pierre BOUCHEZ, qui n'a pas coupé les ponts avec le général EISENHOWER après son départ de Reims, a suivi sa campagne pour l'élection présidentielle américaine de 1952 :

   « Lorsque candidat républicain, il a été porté à la Maison Blanche, je lui ai écrit pour lui adresser mes félicitations et lui rappeler quelques épisodes précis de nos rencontres lorsqu'il était à Reims. J'ai mentionné aussi que j'avais gardé précieusement la bouteille de whisky qu'il m'avait offerte avant de partir. Il m'a répondu très aimablement ajoutant à son courrier une photo dédicacée et m'a précisé qu'il était grand temps de boire cette fameuse bouteille à sa santé pour lui porter chance dans la tâche qu'il entreprenait pour l'Amérique et la paix dans le monde. J'ai toujours regretté qu'il ne soit pas revenu à Reims. Cela aurait été un moment, je crois, grandiose ».

   Pierre BOUCHEZ a pris alors une copie du discours de la Victoire que le général a enregistré le 7 mai 1945 à 3 heures 39 :

   « J'aime relire ce texte :
   " Les forces alliées qui ont envahi l'Europe le 6 juin 1944 ont, avec leurs vaillants alliés russes, et les armées venues du sud, défait complètement l'Allemagne, sur terre, sur mer et dans les airs. Depuis le début, la plus grande partie des forces mises en ligne provenaient de Grande-Bretagne et des États-Unis. Des éléments de tous les pays opprimés par l'ennemi en Europe ont participé à la lutte. Cette reddition sans condition a été obtenue grâce au travail d'équipe, non seulement de tous les alliés qui ont participé à la guerre mais également des différentes armées de terre, de mer et des airs. Ma gratitude, qui ne peut être assez grande, va à chacun des cinq millions d'hommes qui ont pris part à la lutte. La profonde reconnaissance et la gratitude durable de tous les citoyens libres des Nations-Unies leur sont dues ".
    Cette synthèse résume bien la pensée de cet homme qui n'a jamais cherché à tirer la couverture à lui mais à présenter les faits avec un souci d'équité ».

   Pour sa part, Pierre SCHNEITER a confié à propos d'EISENHOWER :

   « On était séduit, dès qu'on l'approchait, par son regard brillant, son visage constamment souriant, son amabilité. Il n'avait jamais l'air pressé et jamais je n'ai vu un papier sur son bureau, ce qui semblait étonnant chez un commandant en chef ».

   À la cathédrale Notre-Dame, la Victoire n'est célébrée que le dimanche 13 mai, jour de la fête nationale de Jeanne d'Arc.
   L'archevêque, Monseigneur MARMOTTIN, dans une homélie flamboyante, rend hommage aux millions de combattants tombés :

   « Il faudrait les saluer tous, les héros de la Pologne, de la Belgique, de l'Alsace, des Ardennes, qui soutinrent le choc initial, terrible, ceux de Stalingrad, des plaines ukrainiennes et des monts du Caucase qui, les premiers, connurent la victoire, ceux de l'Égypte et de la Tunisie, ceux d'Italie, de la Normandie et de la Provence, de l'Alsace encore et de l'Allemagne et tant d'autres dont le sacrifice a fait notre salut ».

   Le prélat, dont le ton et les propos ont beaucoup changé depuis la Libération, évoque ROOSEVELT, STALINE « maître de toutes les Russies qui sut inspirer aux sujets du plus vaste des empires le courage nécessaire pour vaincre », et remercie Churchill et Eisenhower qui « avec une maîtrise qui égale celle des plus grands capitaines, reçut l'autre jour dans notre école professionnelle, les signataires de la capitulation allemande ».



Reims - Berlin

   Reims incarne la cité choisie pour ce que bien des historiens considèrent comme la capitulation occidentale en opposition à la capitulation soviétique à Berlin.
   Ces deux rendez-vous sont, pour François BÉDARIDA, « une expression de la division des alliés ». Et d'appuyer sa démonstration sur la réflexion de Madame CHURCHILL qui se trouvait à Moscou au moment de la reddition, au titre de l'aide de la Croix Rouge britannique aux Soviétiques.
   Son témoignage illustre combien l'événement est perçu différemment selon que l'on vive en URSS, en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en France : « Le jour V, je me rappelle avoir été frappée d'étonnement que l'armistice [ sic ] soit signé à Reims, et seulement, semble-t-il, après réflexion à Berlin. C'était tout à fait incompréhensible pour les Russes et, je l'avoue, pour moi ».
    Il n'empêche que le 7 mai 1945 mérite de conserver au-delà, des péripéties de la mémoire, son caractère fondamental de libération des peuples et de fin du cauchemar nazi.


Sources bibliographiquee
et témoignages

  • Jean-Pierre HUSSON, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale, Presses Universitaires de Reims, tome 1, 2ème édition, 1998, 489 p.
  • Maurice VAÏSSE ( sous la direction de ), 8 mai 1945 : la victoire en Europe, actes du colloque international de Reims de 1985, Complexe, 2ème édition, 1994, 457 p.
  • Henri AMOUROUX, La page n'est pas encore tournée, Robert Laffont, 1993, 790 p.
  • Philippe BUTON, La joie douloureuse. La Libération de la France, Histoire du temps présent, Bruxelles, Complexe, 2004, 286 p.
  • Hervé CHABAUD, Notre Libération, Marne, Aisne, Ardennes, Strasbourg, L'Union-La Nuée Bleue, 2004, 120 p.
  • André KASPI, Jules Isaac, Plon, 2002, 258 p.
  • Daniel PELLUS, La Marne dans la Guerre : 1939-1945, Horwarth, 1994, 180 p.
  • Témoignages de Pierre BOUCHEZ, Jean JOLY ( vacances de Pâques 1975 ), Germaine CHARDONNET ( février 2000 ), recueillis par Hervé CHABAUD.


© CRDP de Champagne-Ardenne, 2000
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