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16 mois de bagne
Buchenwald - Dora

par le numéro n° 43 652
Alfred UNTEREINER, en religion Frère BIRIN

Témoignage mis en ligne par Jean-Pierre HUSSON




Frère Birin

   Alfred UNTEREINER, en religion Frère BIRIN, est né le 24 juin 1906 à Veckersviller en Moselle.
   Frère des Écoles chrétiennes, domicilié à Épernay, il aide des prisonniers évadés et des jeunes qui veulent se soustraire au STO, leur fournit de faux papiers et leur trouve des refuges.
   Le 15 décembre 1943, il est arrêté par la Gestapo dans sa salle de classe à Épernay et interné à Châlons-sur-Marne.
   Le 18 janvier 1944, il est transféré à Compiègne, puis déporté le 27 janvier à Buchenwald où il reçoit le matricule 43 652.
   Le 13 mars 1944, il est transféré à Dora. En cachant son identité d'ecclésiastique et en se déclarant instituteur, il parvient à se faire affecter comme secrétaire-interprète à l'Arbeitsstatistk, où il s'efforce de soustraire ses camarades aux kommandos les plus meurtriers.
   Le 4 novembre 1944, accusé de protéger ses camarades, il est transféré à la prison de Nordhausen avec 7 autres déportés, puis il est détenu pendant 5 mois au bunker de Dora où il subit plusieurs interrogatoires et échappe de peu à une pendaison.
   Transféré le 4 avril à Bergen-Belsen, il survit à la marche de la mort grâce à l'aide de Paul Chandon-Moët qui le porte littéralement.
   Libéré par les Britanniques le 15 avril 1945 à Bergen-Belsen, il rentre en France le 1er mai 1945.
   Dès 1946, conformément à l'engagement qu'il avait pris auprès de ces camarades morts dans les camps, il publie son témoignage sur ce que fut la déportation à Buchenwald-Dora.

R. Dautelle Libraire-Éditeur, Épernay, 1946


Présentation par Paul Chandon-Moët

   Voici un livre déjà préfacé, complet. A-t-il besoin encore d'une malhabile présentation ?    Ceux qui ne connaissent pas l'auteur en sauront assez si on leur dit que c'est un des meilleurs parmi les Français, ou mieux, un Français-tout-court, comme aime à le répéter notre cher Alfred.
   Ses camarades l'ont poussé à écrire ce témoignage. Il le fallait, pour le souvenir des morts et pour nous, pour tous et pour nous, pour tous ceux qui se méfient du roman. Ici, c'est le documentaire sans trucage. Chacun pourra ensuite juger.
   Ce film était nécessaire. Mais, que le lecteur n'oublie pas qu'il a fallu des milliers de cadavres pour le réaliser, que notre témoin a, de sa main, relevé près de 9 000 noms de Français décédés à Dora.
   Il fallait, pour nous le rapporter fidèlement, un témoin exceptionnel. La Providence nous a donné Alfred.
   Tout le monde à Épernay connaît le Frère Birin. C'est un solide Lorrain, directeur d'une école chrétienne. Il prépare infatigablement les jeunes au certificat d'études, on l'écoute, on l'aime, on le craint bien un peu aussi, et on réussit.
   Jamais la journée n'est terminée pour le Frère Birin : après la classe, les jeunes sportifs et tous les anciens. Semaine, dimanches, vacances, tout est pour l'œuvre magnifique qui fera peu à peu de jeunes compagnons, des hommes solides, au cœur bien trempé, droits et fiers... des amis pour toujours.
Ce n'est pas le Boche qui peut les séparer les uns des autres. Le Frère Birin, dont le cœur n'a jamais battu que pour la France, ne peut pas laisser souffrir ses grands, et les laisser partir en Allemagne. Et avec de bons camarades, ce sont les fausses cartes qui s'impriment, les cachets qui sont gravés. Tout cela sauvera bien des vies. D'autres activités encore viennent s'ajouter et le Frère Birin connaîtra bien des secrets, transmettra des renseignements... il fait son devoir.
   À Épernay, dans une file d'attente, une mère conte à sa voisine sa peine : « Mon garçon va partir pour l'Allemagne, au travail ». « Comment, tu ne vas pas laisser faire ça ; va trouver le Frère Birin...».
   Tout le monde le savait.
   Nous voici au 15 décembre 1943. Le Frère Birin fit la connaissance de Bischof à 14 heures. Pour mon cousin le Comte Ghislain de Maigret et moi-même, ce ne fut que vers 18 heures. Mais, grâce à ce Commissaire, nous nous retrouvâmes tous dans les locaux de la Feldgendarmerie d'Épernay puis, le soir même, de la Gestapo à Châlons-sur-Marne.
   Compiègne, Auschwitz, Buchenwald. Voilà mes premières étapes. Mais, pas de nouvelles de mon cher Frère. Septembre 1944 : Dora.
   Dès l'entrée, je puis dire avant d'entrer au camp, dans les locaux, où l'on vous fait subir l'examen d'identité, j'apprends qu'il est ici. ( Il avait donné ses instructions pour être prévenu, dès que mon nom paraîtrait sur une liste ). Ce n'est plus le Frère Birin, c'est Alfred, l'Alfred de l'Arbeitsstatistik. Quelle joie pour moi ! Partout, j'ai échappé à de graves dangers. Ici, ne connaissant que la réputation du camp : le plus mauvais des kommandos de Buchenwald, je pouvais tout redouter. Mais non. Alfred est là : je sais donc que je suis sauvé. Quelques heures plus tard, il venait à la quarantaine et nous tombions dans les bras l'un de l'autre. Oui, j'étais bien sauvé, moi et les 600 camarades du transport, qui ne se sont pas douté de leur sort.
   Ce que le livre ne dira pas dans le détail, c'est ce dévouement inlassable d'Alfred, qui a sauvé des centaines et des milliers de vies, et toutes les souffrances qui en furent la rançon.
   Alfred a constitué, au mépris de toute prudence, une liste des décédés français et l'a soigneusement cachée. Il a donné une sépulture à des restes de Français, dont il a vu brûler les corps et dont il a recueilli lui-même les cendres. Puissions-nous les faire revenir un jour dans leur terre natale.
   Et pour terminer sa tâche, en terre d'exil, j'ai vu Alfred, malade, reprendre du service pour diriger, à la demande du Docteur Lagey, l'hôpital de Bergen-Belsen. Il sortait du lit pour y retourner quelques jours après ! Mais il demeura avec ses malades, lui, parfois plus malade qu'eux, et ne revint en France que le dernier.
   Épernay vient de lui faire fête. Le compte rendu de la journée du 24 février 1946 sera la conclusion du livre, si ces pages en sont la présentation. Et le lecteur verra que les récompenses que M. Bollaert a remises à notre Alfred l'ont été à un grand cœur et à un Français.

Paul CHANDON-MOËT
matricule 53.546
Président de l'Association des Déportés Politiques
de l'Arrondissement d'Épernay.
Épernay, 2 mars 1946


Préface d'Émile Bollaert


   J'ai lu ces pages, leur accent de sincérité m'a ému, j'ai cru revivre ces mois de dénuement total de Dora et d'ailleurs. Toute exagération est restée bannie de ce texte, parfois même il demeure au-dessous du vrai.
   La lecture de ce livre ne fait, en particulier, pas ressortir ce que le nom d'Alfred signifie pour des centaines d'anciens Dorassiens. Rares sont ceux qui connaissent le Frère Birin, des Écoles Chrétiennes, mais nul n'ignore Alfred de l'Arbeitsstatistik. Son menton proéminent était tout un programme : tenir tête. À son poste exposé, il tenait tête aux SS, aux détenus d'autres nationalités pour prendre la défense des Français. Il l'a fait au mépris de sa vie ; car, s'il n'est pas mort, ce n'est pas à ses bourreaux qu'il le doit.
   Quand notre transport arriva à Dora, ce camp disciplinaire de Buchenwald, nous n'avons pas tardé à entendre parler d'Alfred, cette providence des Français. Comme Dora était le spectre de Buchenwald, Ellrich était celui de Dora. Je vois toujours le camion d'Ellrich avec sa remorque bondée de cadavres monter vers le four crématoire : ces cadavres, véritables squelettes, souillés, jetés pêle-mêle sur le véhicule, têtes et pieds dépassant, image surréaliste, s'il en fut. Le bruit se répandit bien vite que les « " soixante-dix-sept mille » – c'est ainsi qu'on appelait notre transport parce que nos numéros commençaient par 77 000 – allaient partir pour Ellrich. D'Alfred partait alors le mot d'ordre : que ceux qui peuvent trouver un prétexte se fassent examiner à l'infirmerie ? Là, des amis faisaient l'impossible pour faire attribuer au plus grand nombre des billets de « travaux légers »
.
   Mais cela ne pouvait passer inaperçu ; le nombre croissant de détenus affectés aux Kommandos du camp – qui n'étaient, d'ailleurs, pas non plus de tout repos – fut remarqué par les SS qui décidèrent de former un « Nacht und Nebel Transport » ( Nuit et Brouillard ) ou Himmelskommando ( Kommando du Ciel ). Ces sortes de transports étaient toujours constituées très rapidement ( en une heure au maximum ) afin que les détenus n'aient pas le moyen de se faire libérer. Alfred n'en eut connaissance qu'au dernier moment, il eut juste le temps de nous serrer les mains et de nous adresser quelques paroles d'encouragement. Mais n'étions-nous pas quelques bons camarades qui n'avaient aucune envie de se quitter ! Quand nous revînmes « réformés », c'est-à-dire bons pour le four crématoire, Alfred était en prison « expiant » sa bonté pour ses compatriotes. Telle était, en effet, la volonté de nos bourreaux : la solidarité nationale ne devait pas seulement être tuée, mais elle était considérée comme un complot, un crime contre la sécurité de l'ordre national-socialiste dans le camp.
   Sombre ironie ! cet ordre, les dirigeants du camp le voulaient un enfer, une bagarre pour la vie. Que les détenus s'entretuassent pour une louche de soupe, que la mort du voisin fût attendue pour le partage des dépouilles, que dis-je, pour le partage même du cadavre, que la suspicion régnât entre co-détenus, que chaque détenu considérât son voisin comme son pire ennemi, voilà l'ordre souhaité dans le camp.
   Cette psychologie à la Hobbes poussée à ses extrêmes jusqu'à l'absurde, a réellement dominé une majorité dans les camps. Et s'il a été possible d'en préserver une minorité, de regagner un certain nombre de « Häftlinge » à des conceptions plus humaines de la vie, c'est à des hommes comme Alfred que nous le devons.
   Je fais abstraction, ici de son apostolat religieux, il ne l'imposait à personne, il ne l'offrait même pas, si l'on n'en manifestait pas le désir, au point que certains de ses amis en ignoraient le premier mot. Non, Alfred, par son exemple, par le rayonnement de sa bonté, par sa volonté d'aider partout où il le pouvait, sans égards au danger, sans considération des opinions philosophiques ou religieuses, a galvanisé bien des volontés, provoqué des réveils de l'homme civilisé, a arraché non seulement des centaines de Français aux mains d'assassins des SS, mais les a sauvés bien plus encore d'eux-mêmes.

Strasbourg, le 16 janvier 1946

Emile BOLLAERT

Commissaire de la République à Strasbourg


Dédicace

   Je dédie ces pages à mes anciens élèves, à mes chers Jeunes d'Épernay, car c'est pour eux que j'ai connu les bagnes nazis, c'est parmi eux aussi que j'ai rencontré la plus ardente sympathie au cours de ces longs mois de détention. Qu'on me permette de citer spécialement Jacques Dham, déporté à Buchenwald et à Auschwitz. Il a été, en toute circonstance, le modèle des résistants par son courage, son moral et son dévouement au-dessus de tout éloge [...]
   Pendant seize mois de détention, et spécialement dans l'enfer de Dora, j'ai reçu, avant leur mort, les dernières confidences de nombreux camarades. J'avais soigneusement établi une liste et le résumé des dernières volontés de nos martyrs. Ces documents, malheureusement, ont été perdus lors de ma nouvelle arrestation, au camp même. Perdues ces adresses d'êtres chers, ces fragiles souvenirs auxquels un moribond privé de tout, attache le meilleur de son âme…
   Ne pouvant plus entrer en relations avec les familles comme je l'avais promis, j'écris ces pages à leur mémoire et pour ceux qui ne les oublieront pas.
   À ces épouses, à ces parents, à ces enfants qui pleurent un être cher, je dois redire quelle existence a été celle de ces pauvres martyrs de Dora. Quel rude calvaire ils ont dû gravir avant de recevoir la récompense de leurs souffrances !
   Que ceux qui les pleurent sachent que malgré la privation officielle de tout secours religieux, nombreux sont ceux qui ont pu, sous les espèces d'une Hostie minuscule, recevoir comme suprême consolateur, Celui qui, quelques instants plus tard, allait être leur juge et leur vengeur. Cette ultime communion sera, je pense, la meilleure consolation qui puisse être offerte à leurs familles éplorées.


Arrestation, 15 décembre 1943

   Il fallait placer les jeunes gens pour éviter leur départ en Allemagne. Il fallait de fausses cartes d'identité. Il fallait chercher et trouver des refuges dans les fermes et dans les Maisons de vins de champagne d'Épernay.
   La discrétion était de rigueur. Cette discrétion fut-elle toujours strictement observée ? Bavardages ? Mouchardages ? Je n'ai jamais su à quelle cause immédiate je devais d'être recherché par la Gestapo de Châlons.
   J'en fus cependant prévenu et ne fus point étonné de voir le mercredi 15 décembre 1943, le triste Bischof de la Gestapo d'Épernay, pénétrer revolver au poing dans ma salle de classe.
   J'aurais pu évidemment gagner le maquis tout proche, mais je ne pouvais risquer d'attirer des représailles sur mes confrères et amis.
  « Renvoyez vos élèves », m'ordonna Bischof après m'avoir signifié mon arrestation. Je les congédiai en leur disant : « Chers enfants, voici la police allemande qui vient m'arrêter. Retournez chez vous, mais retenez les dernières paroles de votre maître. Je suis arrêté pour avoir commis le crime d'être un bon français. Je crains de ne plus vous revoir. En souvenir de moi, restez de bons chrétiens, restez de bons français ». Je ne pus ajouter autre chose. Un retentissant « die Schauze zù » me fit taire. Mes pauvres élèves, effarés, disparurent et la fouille commença.
   Ne trouvant rien de compromettant, le policier me demanda où se trouvaient mes affaires personnelles. « Dans ma chambre », répondis-je. « Conduisez-nous dans votre chambre », m'ordonna aussitôt le policier. Comme je me dirigeais vers la sortie, l'Allemand de hurler :« Arrêtez ou je tire… ». Et moi de répondre : « Mais vous m'avez dit de vous conduire à ma chambre, or, elle ne se trouve pas ici , mais à dix minutes de trajet ». Un peu calmé, Bischof me conduisit à sa voiture, m'y fit monter, tandis qu'un comparse, mitraillette anglaise au poing ( sans doute prise à un maquis voisin ) venait s'asseoir auprès de moi.
   Arrivé dans ma chambre, la porte étant fermée à clé, le policier me demanda si j'avais des armes. Sur ma réponse négative, je fus fouillé. Passant la main dans la poche droite de ma soutane, il sentit un étui le cuir et avant de le sortir, me regardant en face, il me cria « Ah ! vous n'avez pas d'arme » et sortanyt l'objet délictueux… « Et ça ? … ». Ouvrant l'étui il en retira mon livre de prières. Je ne pus m'empêcher de rire de la déconvenue du boche.
   Une perquisition minutieuse des pauvres meubles à mon usage, ne leur fit rien découvrir, sinon une somme de 2 à 3 000 francs destinée à solder quelques factures de séances théâtrales. Cet argent fut empoché par le policier.
Amené à la Feldgendarmerie, j'y retrouvai Monsieur Fignerol, Directeur du Personnel de la Maison Moët et Chandon, coupable d'avoir camouflé des réfractaires, dont un certain nombre de mes protégés. Peu après, entra Monsieur Fréby, secrétaire général de la mairie. Sa vue me fit craindre que nos manœuvres pour fournir des tickets aux gars du maquis ne fussent découvertes. Décidément, la partie semblait perdue.
   À tour de rôle, vinrent nous rejoindre Monsieur le Docteur Jean Pellot, M. Prioux et M. Amiel, sous-chef de gare principal. Au moment où l'on nous embarquait pour Châlons, j'aperçus MM Paul Chandon-Moët et Ghislain de Maigret.


À Châlons, 15 décembre 1943 - 18 janvier 1944

   Tard dans la nuit nous fûmes écroués à la prison de Châlons. Une étrange impression m'envahit lorsque je fus poussé brutalement entre quatre murs froids, percés d'une seule ouverture barrée de fer.
   Dès 6 heures du matin, la porte de ma cellule s'ouvre brutalement et un sous-officier allemand s'exclame : « Und Herr Pfaffe, haben sie gut gebelet ? ( Alors, curaillon, avez-vous bien prié ? ) – Oui, » répondis-je. C'en était trop. « Comment, dit-il, vous osez répondre. Vous n'aurez rien à manger aujourd'hui ». Je dus donc attendre le lendemain pour apprécier le menu de la prison : une soupe aux carottes et un morceau de pain ? Invariablement, deux fois par jour. Quelques jours plus tard, je trouvai dans une autre cellule, Messieurs Paul Chandon-Moêt et James Lecomte. Celui-ci devait, hélas, être fusillé peu après. Il sut mourir courageusement, en Français.
   Le père de ce courageux jeune homme se trouvait détenu dans une cellule voisine.
   Monsieur Paul Chandon fut, peu de jours après, mis au secret. Les journées étaient interminables. Je ne pouvais que réfléchir et penser. Mes craintes devenaient très vives au sujet de mes amis : Jacques Dham, si dévoué à la Résistance, et plus particulièrement M. Dautelle, imprimeur bénévole de centaines de fausses cartes d'identité ; et aussi MM. Jean Bailly, Lamblin, Gérard Breton, commissaire de police à Épernay, Winckel, inspecteur de police, et Gentil, capitaine de gendarmerie, qui avaient facilité ma tâche de façon si effective et parfois si risquée.
   Bientôt, d'interminables interrogatoires vinrent remplir ces mornes journées. Les détenus, conduits les menottes aux mains à travers Châlons, restaient les yeux bandés durant de longues séances qui duraient de 8 heures à 17 heures. La schlague, le casque électrique, la baignoire, étaient tout à tour appliqués pour faire parler les inculpés. D'autres raffinements étaient employés à l'occasion. Lors d'une confrontation avec Monsieur Herr, à propos d'armes fournies à la Résistance, j'ai vu ses mains toutes sanglantes. Sous chaque ongle, des épingles avaient été profondément enfoncées. J'eus l'honneur au retour de cette confrontation, d'être ramené à la prison, enchaîné à ce martyr par les mêmes menottes.
   En cellule, malgré la surveillance, les langues marchaient bon train. Lors de mon dernier interrogatoire, le chef de la Gestapo me signifia : « Vous serez fusillé ».Cette menace me fit vivre des moments d'angoisse. Appelé dans la nuit du 18 au 19 janvier 1944, je crus ma dernière heure arrivée : j'embrassai mon compagnon de cellule, cet héroïque James Lecomte, et descendis dans le grand couloir de la prison, où se trouvaient déjà réunis d'autres détenus et en particulier MM. Touvet, Poittevin, Brun, Martin, Fréby, Terver, Kuhlmann, Guérin, Guillepain, Lecomte père, Ramillon, Mayer, Foujus et Richons ainsi que l'abbé Michaux.
   Un convoi d'autocars confortables nous conduisit, par Reims, à Compiègne. Une forte escorte rendait impossible toute tentative de fuite.
   À Reims, je retrouvai le Docteur Jean-Marie Robert, médecin de la prison de Châlons, qui s'était constitué le facteur bénévole de ses clients.
  Je fis connaissance de quelques Rémois qui me donnèrent des nouvelles de trois de mes confrères récemment emprisonnés à Reims. Le soir même du 19 janvier, le camp de Royallieu à Compiègne refermait ses portes sur nous.



À Compiègne, 19 - 27 janvier 1944

   Affecté au bâtiment 9, je fis plus ample connaissance avec divers détenus, entr'autres avec le docteur Paul Lagey, de Vitry-la-Ville. Ce brave docteur était connu de tout l'étage pour son moral inébranlable. Chantant et blaguant à longueur de journée, il agaçait singulièrement les surveillants. L'un d'eux, pour l'intimider, lui annonça qu'il allait être fusillé. Le gardien avait à peine refermé sa porte que notre joyeux docteur m'interpellait pour se moquer de la stupidité de l'Allemand.
   Avec de tels compagnons, les heures de mélancolie ne pouvaient durer et la bonne humeur reprenait ses droits.
   Après quelques jours, je fus placé au bâtiment 12, réservé à l'aumônerie du camp. J'y trouvai le Révérendissime Père Abbé de l'Abbaye de Bellocq, le R.P. Grégoire, prieur, l'abbé L'Hermite, curé âgé de 70 ans, arrêté pour avoir marié un prisonnier évadé, – le maire de la commune a d'ailleurs subi le même sort –  l'abbé Alfred Caron, curé de la Somme, condamné pour avoir célébré un office religieux pour le repos de l'âme d'aviateurs anglais tombés sur sa paroisse, ainsi que Monsieur le chanoine Bordes, Vicaire-Général de Dax. Ce dernier fut rappelé de Buchenwald à Paris peu après notre arrivée dans ce camp pour un complément d'information ; ayant voulu prendre la défense d'un jociste, il fut, m'a-t-on affirmé, de nouveau dirigé sur un camp de concentration. Une rafale de mitraillette imposa bientôt silence à ce courageux protestataire.
   Parmi les nombreux autres prêtres alors internés avec l'abbé Bourgeois, professeur au Séminaire de Besançon, il y avait le R.P. Renard, trappiste, qui était passé dix fois à la baignoire. Sa santé, très ébranlée, ne résista pas aux fatigues du voyage, il mourut en arrivant à Dora.
   C'est surtout avec l'abbé Amyot d'Inville que j'entretins les relations les plus suivies. Il devait d'ailleurs être l'âme de la résistance spirituelle au camp de Dora et mourir de son dévouement sacertodal.
   La plupart de mes amis d'Épernay partirent déjà de Compiègne le 22 janvier pour Buchenwald. Je fis partie du convoi du 27. Après une fouille minutieuse, nous fûmes mis à 2 000 dans un bâtiment spécial et, le lendemain, nous fûmes dirigés vers la gare de Compiègne.
   Le trajet du camp à la gare se fit sous bonne escorte : un SS était posté à peu près tous les deux mètres et de chaque côté de la colonne. Il paraît que des évasions lors des transferts avient été fréquentes. De braves Compiégnoises passaiebt le long de la colonne et prenaient au bras un détenu avec lequel elles partaient dans une rue adjacente à la Grand'Rue qui mène à la gare. Ce fait m'a été confirmé par plusieurs déportés partis plus tôt et retrouvés à Buchenwald. On comprend dès lors le déploiement des forces de police et l'absence totale de civils dans la rue, celle-ci ayant dû être vidée par ordre.
   Au départ du camp de Rayllieu, chaque partant avait touché une boule de pain et 200 grammes de saucisse pour le voyage, mais le tout nous fut confisqué avec tous nos vêtements dès la nuit suivante, dans les circonstances qui vont être relatées.


Transfert en Allemagne

   Nous arrivons en gare vers 10 heures. Assurément, je ne m'attendais pas à des wagons de voyageurs. On nous mit sur rangs de cinq ; j'avais comme voisins Messieurs Touvet, Terver, Chabaut ; on nous fit entrer dans un wagon « 8 chevaux 40 hommes »... mais au nombre de 125. Avant d'en fermer la porte, un gros SS bien pansu nous dit : « Une dernière fois, je demande s'il y en a qui possèdent des couteaux... Ceux qui essaieront de s'évader seront fusillés et l'on fusillera autant de détenus qu'il y aura de manquants ». La porte se ferma brusquement, fut cadenassée et clouée. Bon nombre de jeunes gens avec lesquels j'avais fait connaissance à Compiègne se trouvaient parmi nous. Vers midi, le train se mit en marche et, de ce moment, notre calvaire commença. Les occupants du wagon s'énervèrent très vite, chacun voulant s'approcher de la seule et unique ouverture barbelée par laquelle nous arrivait un peu d'air. À la nuit tombante, plusieurs jeunes du wagon qui avaient réussi à cacher des outils, surtout des couteaux à scie, me firent part de leur intention de se sauver. Les plus âgés, entr'autres un pauvre infirme, me demandèrent de les en empêcher, car, dirent-ils, c'est nous, les vieux qui seront pris comme otages. Je répondis que je ne m'opposerais pas à leur tentative de fuite, mais que je resterais avec les vieux. Les plus débrouillards se mirent à l'œuvre pendant que d'autres chantaient et criaient pour étouffer le bruit des outils. Bientôt un grand panneau était libéré près de la porte. Je conseillai d'attendre jusque dans la montée de Bar-le-Duc où le train irait moins vite. Mais l'impatience d'être libres était trop grande... C'est alors que je dis ceci : « Mes amis, ceux d'entre vous qui vont essayer de se sauver, comme ceux qui vont rester sont tous en danger de mort ; si vous voulez, nous allons réciter ensemble un bon acte de contrition ». Cette proposition fut acceptée par tout le monde, et j'ai vu rarement des hommes prier avec une telle ferveur et une telle foi.
   Aussitôt la prière terminée, le panneau est enlevé et un premier, puis un deuxième puis un troisième prisonnier sautent sur le ballast avec beaucoup d'assurance. Ah ! si je n'avais pas donné ma parole de rester ! ... Soudain, des coups de feu éclatent, quatre camarades encore réussissent à sauter mais le neuvième est déjà criblé de balles alors que son corps n'était qu'en partie sorti de l'ouverture. Aussitôt le train stoppe... nous étions entre Châlons-sur-Marne et Vitry-le-François. les coups de feu, les hurlements des sentinelles se rapprochent de notre wagon. « Couchez-vous » criai-je à mes camarades car je craignais que les sentinelles ne tirassent dans le wagon. Je ne m'étais pas trompé ; plusieurs rafales de mitraillettes passèrent au-dessus de nos corps entassés. Puis la porte fut ouverte et, nous chassant avec vigueur d'un côté du wagon, les sentinelles, le pansu en tête, commencèrent une fouille minutieuse. Tous les outils avaient été jetés à temps par l'ouverture. Le chef nous compta en nous faisant passer un à un, à coups de nerf de bœuf, dans l'autre moitié du wagon. « Il en manque neuf, dit-il, et vous savez ce qui vous a été dit au départ ; neuf d'entre vous vont être fusillés ». Il sortit sa lampe de poche et en choisit neuf parmi les plus jeunes, les fit descendre à coup de bottes sur le ballast, les fit déshabiller complètement et fusiller séance tenante. Puis les boches remontèrent dans le wagon et se mirent à nous battre à coup de nerf de bœuf, de crosses de fusils, de bottes.
   D'une voix féroce, le chef hurle : « Déshabillez-vous ». Pendant cette opération, les coups n'arrêtèrent pas de pleuvoir. En un clin d'œil, nous sommes bousculés et remis dans un autre wagon, toujours fortement stimulés par les coups. Je vois toujours ce camarade battu d'une façon abominable parce qu'il avait gardé sa montre-bracelet. Ce nouveau wagon, métallique, avait plusieurs ouvertures à grillage de gros fil de fer ; il était sale et sans un brin de paille. Et c'est ainsi qu'en fin janvier nous voyageâmes, nus, transis de froid, durant quatre jours et quatre nuits. Le wagon ne s'ouvrit qu'une fois à Trèves ; nous aurions préféré de beaucoup qu'il ne s'ouvrit pas, car on nous fit défiler devant une foule de spectateurs, hommes, femmes et enfants. Tout ce monde nous fit un accueil digne de la race boche, en nous jetant des pierres et en crachant sur nous. J'avais la rage au cœur ; mon ami Hubert Touvet fit cette remarque ironique : « Drôle de coïncidence, n'est-ce pas mon Cher Frère Birin, c'est dans la ville où l'on conserve la Sainte Robe qu'on nous promène nus ».
    Après cette humiliation, le wagon se referma ; il ne devait plus s'ouvrir qu'à Buchenwald. Vers la fin du troisième jour de voyage, plusieurs camarades eurent des accès de folie et, pour éviter le pire, il nous fallut les assommer à moitié, ne disposant d'aucun lien pour les ligoter. Heureusement, ces pauvres diables n'avaient plus ni couteau ni rasoir à leur disposition ; ils auraient pu imiter ce camarade qui, devenu fou furieux peu après le départ de Compiègne, blessa plusieurs d'entre nous avec un rasoir soustrait à la vigilance des boches ; il fallut le tuer pour éviter des morts. Il me fut impossible d'intervenir pour maintenir l'ordre et ensuite trop épuisé pour arriver à lutter contre l'instinct qui détruit tout sentiment de solidarité et de dévouement.
   Ce furent des disputes, des coups, des cris ; les cas de folie augmentaient d'heure en heure. Une équipe de quelques scouts essaya de ranimer ceux qui s'étaient évanouis, et nous n'avions comme médicaments que les mouchoirs que certains avaient réussis de garder en main et de... l'urine.
   En gare d'Erfurt, le train stationna une journée entière à quai ; j'interpellai une sentinelle pour lui demander de l'eau pour des camarades qui mouraient. Voici son aimable réponse : « Comment, ces cochons ne sont pas encore tous crevés », et il mit la main à son revolver. J'eus moi-même quelques heures la perte du contrôle de mes actes, et avec mes camarades, dans un désir farouche de vivre, je criais : « À boire, à boire ». N'étions-nous pas fous en vérité de demander à boire à des boches !
   Ce fut tard dans la nuit du 31 janvier que nous arrivâmes à Buchenwald. Les SS nous attendaient à la descente du train avec des chiens. Quand la voiture cellulaire qui devait nous conduire au camp fut prête, l'ordre fut donné d'y monter et les chiens furent lâchés. Je laisse imaginer au lecteur la ruée, l'affolement, les cris... Plusieurs malchanceux qui se trouvaient sur les bords de cette masse humaine furent étranglés par les molosses.


Buchenwald

   Nous espérions, en arrivant au camp, trouver à boire et à manger. Hélas, le jeûne devait continuer. Vers trois heures du matin, on nous réunit dans une salle avec les autres détenus, lesquels, comme nous, doivent se déshabiller. Nous sommes désormais intégrés dans la masse. Nous défilons devant des SS auxquels nous devons remettre, montres, alliances, bijoux. De crainte de recel, on nous fouille dans la bouche et... ailleurs. Personnellement, n'ayant point d'alliance ni de bague, ayant prétendu être célibataire, je subis une fouille révoltante.
   Qu'on me permette de citer le fait suivant dont je fus témoin à cette occasion. Un brave jociste, mort peu après l'arrivée et que je sais seulement être originaire de la région de Dax, avait caché dans sa bouche une petite médaille, souvenir auquel il était très attaché. Très malmené par le SS qui le fouilla, cette brute l'obligea d'avaler sa médaille en proférant un blasphème que j'ose à peine écrire : « Mange ton Bon Dieu, ensuite tu pourras le... rendre ».
   Je citerai aussi cet autre fait plus brutal encore d'un camarade, portant une jolie bague qui plut au SS. Ne pouvant la sortir, le monstre lui fit couper le doigt. Mon camarade, me montrant sa blessure en pleurait encore de rage.
   Tout arrivant doit passer à la désinfection.
   Tout d'abord à la tonte générale où des barbiers improvisés, ricanants, s'amusent de notre confusion et des entailles dont, par hâte ou maladresse, ils lardent leurs patients. Tel un troupeau de moutons privés de leur toison, les détenus sont précipités pêle-mêle dans un grand bassin d'eau crésylée à forte dose. Maculé de sang, souillé d'immondices, ce bain sert à tout le détachement. Harcelées par des matraques, les têtes sont obligées de plonger sous l'eau. En fin de chaque séance, des noyés sont retirés de cet abject bassin.
   Une douche suit, c'est le seul moment de bien-être dans cet enfer de camp. Pour se vêtir, chacun reçoit ensuite, sans essayage, quelques vieilles défroques civiles ; chemise, caleçon, veste et pantalon ; chapeau, casquette ou bonnet de nuit en guise de coiffure ; et, comme chaussures, une paire de claquettes, souliers à semelles de bois offrant les inconvénients des sabots sans en assurer les avantages.
   Affublés de ces oripeaux de carnaval, nous sommes accueillis par divers bureaux pour y être recensés et immatriculés. Là, notre nom, notre dernier bien, est remplacé par un numéro. Je deviens le numéro 43 652.
   Souvent la providence se joue des hommes. C'est à ce moment-là, en effet, au bureau politique, que j'eus l'agréable surprise de rencontrer l'abbé Senger, curé de Maxéville ( Meurthe et Moselle ) et ami de ma famille. Après m'avoir conseillé de ne jamais déclarer mon état de religieux, il me remit quelques parcelles d'hosties consacrées, fruit de ses messes clandestines. Jusqu'au 4 novembre 1944, je devais constamment garder sur moi la Sainte-Réserve.
   Situation étrange, qui me valut une faveur telle que même un prêtre ne peut se l'octroyer en temps normal. Quel réconfort et quel courage j'ai puisé dans cette divine présence ! Aidé par d'autres prêtres et de pieux fidèles, j'en fis largement profiter mes camarades de captivité.
   Nous fûmes ensuite dirigés sur un block, grand baraquement construit pour 500 détenus. Je m'y trouvai avec Messieurs Terver, Touvet et Chabaut. Nous tombions de fatigue et nous nous endormîmes promptement. Des hurlements ne tardèrent pas à troubler notre sommeil. Nous recevions, enfin, noter première ration de « jus ». Depuis cinq jours, nous avions été privés d'eau ou de boisson ; nous étions complètement déshydratés. La ration était peu abondante. Aussitôt après cette distribution, eut lieu l'un de ces appels interminables dont tout déporté conserve le cauchemar.
   Notre chef de block nous fit savoir que, non compris sur l'effectif de la journée, nous ne toucherions nos premières rations que le lendemain. Sur cette assurance, aiguillonné par la faim, je me mis à la recherche de mes amis sparnaciens et châlonnais arrivés avant moi. Le premier que je rencontrai fut Monsieur Fréby, secrétaire général de la mairie d'Épernay. Je le reconnus à peine : figure fatiguée, cheveux ras, accoutrement ridicule. Malgré les tristes circonstances, je ne pus m'empêcher de rire et le brave Monsieur Fréby de me dire : « Tu as beau rire, tu n'es pas plus beau. Viens voir les autres, il y en a qui sont pire ». "En effet, plusieurs de mes malheureux compagnons paraissaient durement affectés. Déjà Monsieur Richon manquait à l'appel. Sauvagement frappé à coups de pieds durant le voyage de Compiègne à Buchenwald, il devait mourir dans ce dernier camp avec d'autres arrivants et notamment l'abbé L'Hermitte.
   Toutefois, ces bons amis me donnèrent chacun un peu de pain prélevé sur la légère portion qu'ils avaient gardée pour le soir.
   Comme tous les arrivants, nous fûmes mis en quarantaine. L'emploi du temps n'était pas fixé ; le réveil sonnait à 3 heures et demie. C'était alors la course au lavabo, à 200 mètres du camp. Le chef de block et ses aides ou Stubendienst, en majorité polonais, harcelaient et matraquaient tout traînard. Les journées étaient occupées par de nombreux appels, des inspections sanitaires pour dépister les poux, des séances de vaccination ou des corvées de camp. C'est lors d'une de ces corvées que je pénétrai au fameux block 46, surnommé block des « cobayes ». Des détenus choisis parmi les mieux constitués y servent de cobayes, soumis à des traitements variés, les réactions de leur organisme sont étudiées et suivies dans leur développement, jusqu'à ce que mort s'en suive. Lorsque la victime devient inutile et que l'expérimentateur n'en peut plus rien espérer, une piqûre au cœur achève le malheureux patient.
   On m'a raconté les pratiques inhumaines auxquelles se livraient ces médecins allemands pour leurs recherches scientifiques. Je ne veux cependant relater que ce que j'ai vu. J'ai pu causer avec un détenu de ce block qui portait un pansement sous verre. Ces tortionnaires, m'expliqua-t-il les larmes aux yeux, veulent voir comment mon bras pourrit. C'est aussi dans ce block que j'ai vu cette salle d'exposition digne d'une tribu d'anthropophages ; des peaux humaines, tatouées y étaient artistement présentées.
   Sous des prétextes humanitaires, les visites médicales devenaient souvent de véritables supplices. J'ai le souvenir d'une journée de février, passée presque entièrement dans une petite cour près de l'hôpital, nu, avec mes camarades nus eux aussi, attendant une inspection médicale.
   La corvée ordinaire consistait à charrier à force de bras des pierres extraites de la carrière sise au bas de la côte au sommet de laquelle est bâti le camp de Buchenwald. Chacun s'ingéniait à prendre le plus faible poids possible mais les nazis veillaient et matraquaient ceux dont la charge leur paraissait insuffisante. Par le gel ou la pluie, par la boue ou la neige, il fallait remonter avec son fardeau cette pente raide. Tandis que la bise s'engouffrait dans nos pauvres défroques, nos claquettes restaient souvent enfoncées dans la boue ou la neige. Pour rejoindre la colonne et éviter d'être roués de coups, il fallait prendre ses chaussures sous le bras et marcher pieds nus. Lamentable procession que cette masse de plusieurs milliers d'être humains de tout rang et de tout âge, en haillons, se traînant exténués, transis de froid, marchant sous la férule d'un ennemi sans pitié.
   La mort éclaircit encore les rangs de mes camarades d'infortune. Messieurs Poittevin, Kuhlmann, le Docteur Robert, le Docteur Genillon, de Fismes, ne purent résister à ces fatigues. Après une journée harassante, les nuits ne nous procuraient aucun repos. Nous ne disposions, pour nous allonger, que d'un espace de trente centimètres par corps. Force nous était de nous coucher tous dans le même sens, les membres enchevêtrés les uns dans les autres. Au milieu de la nuit, au signal donné, tous se retournaient, sinon il eût été impossible de se dégager de ce chaos humain. L'immobilité forcée devenait un supplice par la dureté de notre couche, à même le sol, et par la multitude de puces qu'une telle promiscuité ne pouvait manquer de faire proliférer.
   Lever très matinal, nourriture nettement insuffisante pour 12 heures de travail : 1 litre de soupe, 200 à 250 grammes de pain, 20 grammes de margarine. Néanmoins, la vie à Buchenwald était encore supportable.
   Début mars, 1 200 Français, dont j'étais, furent désignés pour une destination inconnue. Avant le départ, nous reçûmes des habits de forçats à rayures bleues et blanches : veste et pantalon seulement, qui ne pouvaient nous garantir du froid.
   Nous êumes à subir une ridicule visite médicale. Pendant plusieurs heures, nous dûmes attendre dehors, en plein vent, entièrement nus, l'inspection du médecin SS. Quand celui-ci daigna se montrer, plusieurs camarades avaient roulé à terre, frappés de congestion. Il passa devant les rangs se contentant de faire montrer à chacun la paume et le dos des mains. Peut-on pousser plus loin la barbarie, l'inconscience et le cynisme ?
   Malgré ces tragiques circonstances, la gaîté française reprenait ses droits. Enfermés dans un block spécial pendant ces trois jours où se succédèrent appels, contrôles de numéros, visites médicales, beaucoup y allèrent de leur chanson pour distraire leurs compatriotes. Et tous reprenaient en chœur le chant des bagnards, composé, je crois par un Ingénieur de l'École des Mines de Paris :

Nous sommes des déportés
Des bagnards la tête haute,
Qui n'ont commis d'autre faute !
Que d'être toujours Français ?
Nous irons par la Lorraine
Avec nos sabots de bois
Et les blés d'or de nos plaines
Verront rentrer les Français d'autrefois.

   Hélas, beaucoup de ces Français qui chantaient avec tant de foi et d'espérance, ne devaient pas revenir de l'enfer de Dora.
   Le 13 mars 1944, après avoir passé presque toute la nuit sur la place d'appel, sous une pluie glaciale, nous fûmes embarqués dans des wagons à bestiaux ; mouillés, n'ayant rien mangé depuis 24 heures. Nous n'étions que 50 par wagon mais le milieu devait rester libre pour les SS de garde qui se relayaient fréquemment. Il faisait terriblement froid. Durant toute la journée du voyage, le givre ne disparut pas des bordes de la lucarne. Les vêtements trempés, sans paille pour nous abriter du vent, le froid nous pénétrait jusqu'aux entrailles. Tard dans la soirée, notre convoi stoppait à Dora.


L'arrivée à Dora

  Là, comme à Buchenwald, les SS nous attendaient à la descente des wagons. Tard sans la soirée, je remarquai qu'on empilait sur une charrette des cadavres de camarades morts pendant le trajet.
   Avaient-ils succombé à l'épuisement et aux conditions déplorables du voyage, ou aux mauvais traitements des SS de faction ?
   Un chemin sillonné d'ornières pleines d'eau conduit au camp. Il fut parcouru au pas de course. Les nazis, chaussés de grandes bottes, nous pourchassaient et lâchaient leurs chiens sur nous.
   Ils éprouvaient un plaisir singulier à nous bousculer dans les flaques d'eau boueuse. Cette corrida d'un nouveau genre se ponctuait de nombreux coups de fusils et de hurlements inhumains.
   Avec Terver, je traînai mon pauvre ami Touvet dont les jambes enflées refusaient tout service.
   Au camp, les 1 200 nouveaux arrivants furent entassés dans un block servant à la fois de latrines et de lavabo.
   Puis, commencèrent les formalités d'inscription au bureau politique. Vers deux heures du matin, un morceau de pain, un bâton de margarine ( 20 grammes ) et un peu de café furent distribués.
   Nous étions tous épuisés. Il y avait déjà 48 heures que nous étions debout. Vers 3 heures, bousculés par les SS excitant toujours leurs chiens, notre misérable troupeau s'engouffrait dans le tunnel conduisant aux blocks souterrains.
   J'eus l'impression de descendre tout vivant aux enfers. Tout le long du parcours traînaient des cadavres décharnés, nus ou presque ; des êtres squelettiques, d'un aspect repoussant, les yeux fiévreux enfoncés dans leurs orbites, peinaient en maniant pioche ou pelle, tandis que leurs cerbères ne leur ménageaient pas les coups.
   Parqués dans un hall garni de boxes à sept étages, on nous laissa quelques heures de repos. Chaque emplacement destiné à recevoir un corps contenait bien une paillasse, mais répugnante de saleté et sentant le moisi. Je fis d'ailleurs plus tard une macabre découverte sous cette paillasse. Quant aux couvertures, il n'y fallait point songer. La fatigue était telle que je dormis profondément.
   Avant de relater ce dont j'ai été témoin dans ce camp et pour permettre de mieux comprendre la suite de ce récit, je crois utile d'indiquer comment était organisé ce camp. Sans doute, il se modelait sur les autres bagnes nazis, mais ici le camp était en période d'installation ; ceci explique les conditions particulièrement pénibles faites aux détenus.
   Après quelques semaines du régime commun, j'eus l'avantage d'obtenir une place au bureau de la Direction et de la répartition de la main-d'œuvre, à l'Arbeitsstatistik. J'y fus le témoin, au bureau même, de bien des faits que le pauvre détenu soumis au sort commun a ignorés, heureusement d'ailleurs, et par mes fonctions, je pus m'enquérir discrètement de ce qui se passait dans les diverses parties du camp.
   En ne parlant que de ce que j'ai vu, je puis donner cependant un aperçu assez exact sur la vie au camp de Dora.


Établissement du camp de Dora,
ou plutôt des camps

   Les camps de Dora étaient situés situés dans les montagnes du Hartz, à 7 kilomètres de Nordhausen et portaient le nom de Dora-Mittelbau.
   Les camps qui en dépendaient directement étaient ceux d'Ellrich, de Harzungen, de Wida et de Kleindodungen, appelés Mittelbau I, II, III, IV.
   Ce groupe de camps, en rapports administratifs avec celui de Buchenwald, était un des principaux centres secrets de l'industrie de guerre allemande. Les déportés y étaient employés à l'extension de l'usine souterraine, à la fabrication des bombes volantes V1 et V2, à l'usinage des moteurs d'avions Junkers, etc...
   Le camp de Dora commença à s'installer en novembre 1943. Rien n'existait à cette date, sauf deux tunnels principaux datant de 1913 et abandonnés depuis, le travail ayant paru trop pénible. Le forage des galeries souterraines fut repris en septembre 1943, par un kommando de détenus politiques envoyés de Buchenwald.
  J'ai pu compter 56 galeries à Dora même, sans compter celles que, de l'autre côté de la montagne, on creusait à Ellrich, à Harzungen, pour achever ainsi le forage de la montagne.
  D'après le plan déposé à l'Arbeitsstatistik que j'ai pu consulter, 125 autres galeries étaient prévues.
   J'estime, d'après les contrôles dont j'avais la charge, que 5 pour cent seulement des détenus français aux camps de Dora ont pu survivre dans les premiers temps à la vie de tortures qui leur était imposée. À Dora, on mourrait de faim, de froid, de fatigue et de tortures.
   J'avais établi une liste de près de 9 000 morts français, que j'avais cachée sous le contreplaqué de ma table de travail à l'Arbeitsstatistik, espérant m'en servir un jour.
   En général, les plus forts résistaient 6 à 7 mois, c'était le temps moyen pendant lequel les détenus restaient dans les souterrains sans revoir le jour.


L'organisation du camp - L'autorité dans le camp

   Comme à Buchenwald, la haute direction était assurée par des SS, mais à Dora, ceux-ci intervenaient constamment pour notre plus grand malheur. Un véritable essaim s'agitait continuellement dans le camp. Armés de matraques, de nerfs de bœuf ou du terrible "Gummi" ( tube de caoutchouc garni d'une armature de fils métalliques ) et entourés de leurs molosses, ils y répandaient une véritable terreur.
   Tous les SS portaient des titres pompeux où revenait le mot de Führer, Sturmbannführer, Obersturmbannführer, Oberscharführer, Rapportführer, Blockführer, Arbeitsdienstführer.
   Cependant, malgré leur rage satanique, ils n'auraient pu suffire à leur besogne de mort.
   Les détenus étaient, en effet, si nombreux qu'il eût fallu une armée pour les garder. Aussi, Himmler avait eu une inspiration génialement odieuse : faire exercer l'autorité par les détenus eux-mêmes. À Buchenwald, la chose était encore supportable, car les détenus politiques allemands occupaient les divers postes du camp et ne menaient la vie dure qu'à ceux qui le méritaient, notamment aux détenus de droit commun qui partageaient des peines de 10, 20 ou même 30 ans de travaux forcés.
   Par contre, à Dora, ce furent les repris de justice allemands et polonais qui eurent le haut du pavé, et tous les détenus politiques, spécialement les Français, considérés comme ennemis de la nation, souffrirent durement de leur rancune.
   Au camp, l'unité administrative est le block dirigé par un chef assisté par des hommes de chambre ou Stubendienst et un secrétaire. L'unité de travail ou kommando obéit à un kapo ( abréviation de Konzentrationslager Polizei ou Police du camp de concentration ) assisté de contre-maîtres ou Vorarbeiter.
   À ces agents ordinaires de chaque unité, s'ajoutent des surveillants du camp ou Lagerschutz plus terribles que tous, frappant pour frapper, pour complaire aux S
S qui les dirigent.
   À Dora, tous ces détenus « gradés » étaient choisis parmi les « Verts », détenus de droit commun, la plupart Allemands ou Polonais.
   Ces derniers se montrèrent particulièrement cyniques et le déportés sont unanimes à se plaindre de ces bandits avilis au rôle de sbires au service de leurs ennemis.
   On les appelait les Verts en raison du triangle vert peint sur leurs habits. Ainsi reconnaissait-on les condamnés de droit commun. Les détenus politiques portaient un triangle rouge avec une lettre indiquant leur nationalité F : Français ; B : Belge ; R : Russe. Un triangle violet indiquait un objecteur de conscience. Un triangle rose, un condamné pour mœurs spéciales. Un triangle noir désignait les saboteurs de guerre ou les tziganes.
   Entre ces catégories si nettement désignées, une haine farouche, entretenue à dessein, provoquait souvent des drames.
   Il y eut quelques chefs de blocks de nationalité tchèque qui favorisèrent leur nationaux aux dépens des Français.
   Pour être juste, il faut convenir que les rares Français parvenus à ce poste agirent de même. Nos compatriotes étaient très mal notés en raison de leur réputation de saboteurs, mais je puis affirmer que, parmi les milliers de Français que j'ai connus, un seul se montra indigne de ce nom en servant la cause des nazis.
   Il s'agit d'un nommé Naegel que nous retrouverons dans la suite de ce récit.
Tuer était la consigne. Jamais un SS de surveillance n'intervint pour protéger un détenu. Tout au contraire, j'ai vu des SS féliciter un kapo, parce que dans son kommando, il avait fait crever plus d'hommes que dans tout autre kommando.
   Réclamer devenait dangereux. Il ne fallait pas s'y risquer. Des détenus exaspérés venaient-ils se plaindre à l'Arbeitsstatistik ? Confrontés pour la forme avec leur kapo ou leur Vorarbeiter, celui-ci les accusait de délits imaginaires. Le plaignant ne s'en retournait alors qu'après avoir reçu 25 coups de schlague.
   Invariablement, les plaignants étaient ensuite assommés pendant leur travail. Le lendemain, des listes d'appel appelaient simplement leurs numéros parmi les morts de la journée.


Une journée au camp - Travail

   Réveillés à 4 heures du matin par les cris des Stubendienst, les détenus se lèvent en hâte. Le SS Block-führer guette les traînards et leur administre des coups de bottes ou de gummi, ou, mieux encore, lance à leurs trousses ses chiens policiers. Nombreux sont les malheureux portant aux mains ou aux pieds la trace de morsures. Ces blessures, non soignées, se sont souvent envenimées et ont causé plus d'un décès.
   Une seule issue permettait de sortir ; il s'y produisait fatalement une bousculade et pendant les longues minutes d'attente, les gardiens ne cessaient de frapper sans relâche.
   Au début, il n'y avait pas d'eau pour se laver. Plus tard, des lavabos furent installés. 20 robinets devaient suffire pour 500 à 600 hommes. Pas de serviette ni de savon. Si parfois nous avons touché un morceau de savon ersatz, il fallait le garder en poche pour éviter le vol. Il s'effritait rapidement.
   Quelquefois, une distribution d'un liquide innommable et infect a précédé le travail.

Dans le Tunnel

   Les travailleurs étaient répartis dans les kommandos et dans le tunnel. Il y avait de nombreux kommandos à Dora, mais le tunnel absorbait la plupart des travailleurs. Ils y étaient partagés en deux équipes : Tagesschicht ou équipe de jour, Nachtschicht ou équipe de nuit. Chacune de 7 à 8 000 hommes. Les uns travaillaient aux usines déjà établies, les autres continuaient à forer les galeries.
   Les machines-outils servant à fabriquer les V1 et V2 provenaient de l'usine de Penemunden, sur la Baltique, littéralement pulvérisée par un bombardement, au dire d'un survivant, Beaumont. On y trouvait du matériel belge, français, italien, américain, mais peu de matériel allemand.
   Le travail se faisait à la chaîne, 25 ouvriers étaient affectés spécialement dans chaque équipe à un travail bien déterminé. En faisant construire leurs armes secrètes par des détenus, les Allemands pensaient garder leur secret. Ils n'empêchèrent point le sabotage.
   Le forage des galeries constituait le travail le plus pénible. Un ouvrier, en temps ordinaire, supporte difficilement les trépidations du marteau pneumatique. Affaibli par le régime du camp, le détenu était rapidement épuisé, le cœur défaillait et l'homme s'affalait sur sa tâche.
   Le Kapo ou le nazi de garde l'achevait souvent, tandis qu'un autre prenait sa place pour tomber à son tour. Le travail de déblaiement devait se faire à une cadence accélérée. Dans ces travaux de forage, en plus des garde-chiourme habituels, des civils dirigeaient les travaux et se faisaient appeler ingénieur ou Meister. Ils se montraient aussi inhumains que nos gardiens.

Travail forcé. Dans le camp

   D'autres kommandos assuraient le service du camp. Celui de la carrière ou Steinbruch était un des plus durs. C'était le kommando de punition. Il se composait en majorité de Français, qui y sont morts par centaines. D'autres kommandos extérieurs assuraient les terrassements, l'installation des baraques. Comme à la carrière, on y travaillait par tous les temps. Enfoncés dans la boue jusqu'à mi-mollets, il fallait continuer à pelleter. Nos habits ne nous quittaient pas. Deux ou trois jours étaient nécessaires pour sécher les vêtements trempés, à la seule chaleur du corps. Durant de longs mois, les SS avaient imaginé de prescrire le pas de course aux détenus dans leurs déplacements comme dans les corvées, même en poussant une brouette chargée.
   Transportant de grosses dalles, j'eus le malheur de trébucher et de tomber. Le SS qui nous surveillait me frappa dans le bas-ventre à coups de bottes. Je me relevai avec peine et je souffre encore aujourd'hui de ces brutalités. Elles étaient accompagnées d'ignobles insultes, mais, depuis longtemps, j'étais rompu aux douceurs du vocabulaire teuton.
   Après avoir travaillé quelque temps au tunnel, je fus affecté au fameux kommando de Grossverter, aux environs de Nordhausen. Nous y étions conduits en camions découvertes par les plus grands froids. Le travail durait de 6 heures à 19 heures, avec une halte de 30 minutes, à midi, pour une collation ; mais, distribuée la veille au soir pour le lendemain, la maigre ration était absorbée depuis longtemps.
   La cadence du travail ne pouvait ralentir et, plus que partout ailleurs, nos gardiens se montraient féroces. Je reçus, d'un kapo, une pelletée de ciment en pleine figure, et comme j'eus un réflexe un peu vif, la brûlure causée par le ciment m'a fait perdre l'œil gauche, cet énergumène brandit la pelle pour me frapper. J'esquivai le coup, mais mon voisin le reçut. La figure horriblement tailladée, il perdait son sang abondamment. Le kapo daigna se calmer, mais la plaie s'étant infectée, sa victime ne put survivre. Une autre fois, mes deux voisins s'entraidaient ; c'étaient un père et un fils. Le premier encourageait le second qui défaillait. Le nazi de garde voulut les séparer. Apprenant leur parenté, il tend au père son fusil et désignant le jeune homme : « Tuez-le », ordonne-t-il. Refus indigné du père. Sans sourciller, la brute, reprenant son arme, abat le fils et ensuite le père afin de le punir de sa désobéissance.
Sous cette perpétuelle menace de mort, le travail ne pouvait chômer. Le soir, nous étions heureux de retrouver le camion du retour. Il arriva que celui-ci fut en panne d'essence. Les 17 kilomètres qui nous séparaient du camp furent faits à pied. Pour hâter notre marche, les SS distribuaient force coups de crosses de fusils. Lors de la traversée des villages et de Nordhausen, les gens s'ameutaient et encourageaient nos gardiens à nous frapper. J'entends encore cette grosse commère s'écrier : « Très bien, très bien. C'est ainsi qu'il faudrait les traiter tous les jours jusqu'à ce qu'ils crèvent ». Les gosses nous jetaient des pierres et criaient : « Banditen, Banditen ».
   Plus d'une fois en kommando nous avons été surveillés par des enfants de 7 à 8 ans, de la jeunesse hitlérienne. Ces féroces bambins étaient heureux de venir nous narguer. Les jours de congé, les nazis se faisaient remplacer par ces gosses revêtus d'un uniforme et portant un revolver à la ceinture. Voyaient-ils un détenu paraissant moins actif ? Ils s'approchaient et, d'une main malhabile, ils reproduisaient péniblement son numéro sur un carnet, puis le dénonçaient, heureux de lui faire administrer les 25 coups réglementaires.
   Dans la suite, je dus, de par mes fonctions à l'Arbeitsstatistik, me rendre dans les kommandos de Harzungen et d'Ellrich. Là, le réveil sonnait à 3 heures 30. Après un appel, des wagons de marchandises découverts transportaient les détenus à Wolfleben. Un nouvel appel se faisait avant le départ pour le travail, à 6 heures du matin.
   À quelques kilomètres de ce camp, nous construisions des châteaux d'eau. Nous nous rendions au chantier dans les premières heures du jour.
   Nous croisions en chemin de pauvres loques humaines aux traits tirés. C'étaient les équipes de nuit occupées à l'extraction de la craie utilisée par les usines de produits chimiques, qui rentraient au camp.
   Les arrivants se dispersaient en petites colonnes et s'engouffraient dans les galeries. L'entrée en était dissimulée par des toiles de camouflage.
Pendant le travail, chaque explosion de mine devait distendre ces toiles et les agiter comme l'eût fait un vent de tempête. Il n'était pas rare de croiser des blessés soutenus ou portés par deux camarades.
Aucun de ces mineurs ne portait le casque protecteur dont les Meisters ne se séparaient jamais.

Rendement et sanctions

   Le rendement des équipes devait toujours être poussé au maximum. Il ne se passait pas de semaine sans que l'un ou l'autre kommando ne fût signalé pour l'insuffisance des tâches réalisées. La punition ordinaire consistait alors soit dans la suppression d'une moitié de la ration journalière pour une période de 10 à 15 jours, soit dans l'administration de 25 coups de gummi.
   Ces 25 coups réglementaires étaient infligés fréquemment et sous les plus futiles prétextes, par exemple, s'être attardé aux latrines afin de gagner quelques instants de repos. Un Français exténué crut pouvoir en toute tranquillité s'étendre sur le tas de cadavres empilés près de son kommando. Un Lagerschutz ou surveillant l'aperçut, le dénonça au nazi de faction qui le tua séance tenante.
   Lorsque les ingénieurs se trompaient dans leurs calculs, les détenus en supportaient les conséquences, mais la tâche assignée devait être exécutée quand même.
   En voici un exemple :
   Dans le kommando qui creusait les puits d'aération du tunnel, les techniciens allemands avaient prévu un cubage trop important de béton à couler d'une seule pièce dans la journée.
   À 17 heures, malgré un travail acharné, le tiers seulement de l'ouvrage était réalisé. Le travail se poursuivit donc jusqu'à 3 heures du matin à la lueur des phares, sans repos ni aliment. Rentrée au camp après 24 heures de travail, cette équipe n'eut que 6 heures de répit pour manger, se laver et dormir.
   L'Administration pénitentiaire allemande louait parfois des détenus aux entreprises adjudicataires des travaux publics, mais la faiblesse des forçats ne permettait pas un rendement suffisant du travail. Il en résultait de fréquents conflits entre le SS conducteur de travaux et les directeurs.
   Dans ces entreprises, les tâches les plus dangereuses étaient réservées aux détenus. Ainsi, dans un kommando, pendant 12 heures de suite, leur tâche consistait à recevoir des wagonnets chargés de pierres. Il fallait, au risque de se faire écraser, enlever un panneau de chaque wagonnet et en basculer le contenu dans un remblai, puis déplacer les rails et recommencer plus loin. Ce travail s'exécutait de nuit. On ne peut évaluer combien de pieds, de mains et d'individus furent écrasés dans ce labeur exténuant et dangereux, surtout quand le froid engourdissait les mains.
   À l'Arbeitsstatistik, je voyais défiler sur les listes dressées à l'entrée du four crématoire, ces mêmes noms et numéros qui, quelques jours auparavant, figuraient sur les listes de départ pour ce kommando.
   L'usure du matériel humain ne comptait pas. Le travail était exténuant autant par la répartition des tâches et leur rythme d'exécution, que par l'absence des moyens matériels.
   Ainsi, quatre détenus devaient hisser un rail Decauville au sommet d'une colline, dix autres y transportaient un aiguillage, trois devaient suffire pour déplacer un poteau télégraphique...
   Il devient fastidieux de rappeler les brutales et incessantes interventions des surveillants et les conditions physiques plus que déficientes des ouvriers qui, par tous les temps et sans répit aucun, devaient assurer la tâche imposée.
   Les travailleurs ne pouvaient réparer leurs forces par un sommeil et une alimentation suffisante.
   Et cependant, tous, nous gardons des longues stations sur la place d'appel, un souvenir au moins aussi douloureux que celui de ce travail de forçats.


Au camp - L'appel

   Tous les soirs, au retour du travail, avait lieu l'appel. Impeccablement alignés par blocks, 15 à 20 000 esclaves attendaient le bon plaisir des SS. Au passage de ceux-ci, personne ne devait avoir l'audace de remuer ni un pied, ni une main, ou de détourner le regard, sinon des coups de poing en pleine figure ou de vigoureux coups de pieds venaient corriger le délinquant. Souvent, tout un block était puni, son garde-à-vous ou son alignement ayant laissé à désirer. La station debout était alors imposée plusieurs heures durant.
   Quelquefois, le groupe était astreint à faire plusieurs fois le tour de la place d'appel au pas de course, ou bien encore à parcourir à sauts de crapaud plusieurs centaines de mètres. Malheur à celui qui tombait de fatigue, il risquait de ne plus se relever.
   L'appel durait en moyenne deux à trois heures, mais si le chiffre des présents ne concordait pas avec celui enregistré aux bureaux, l'appel se prolongeait le temps nécessaire pour retrouver l'erreur. C'est ainsi que j'ai assisté à des appels de six et même vingt-trois heures. On ne peut s'imaginer quelle grande fatigue et quel abattement physique produisaient ces longs stationnements debout, dans l'immobilité absolue.
   C'est un tourment dont tous les rescapés parlent avec horreur. Fatigués par leur journée de travail, l'estomac creux, en léger costume de bagnard, sous les rafales de pluie ou de neige ou sous un soleil de plomb, cette attente était mortelle. Souvent, on a relevé des morts.
   L'appel se terminait parfois par une dernière vexation. Au commandement répété des centaines de fois : « Mutzen ab, Mutzen auf » : enlevez la casquette, remettez la casquette, il fallait exécuter le geste avec ensemble, inlassablement. Ce petit jeu dura une fois trois heures de suite...
   Durant ces longues heures, debout, le regard fixé au delà des barbelés, les muscles endoloris par l'immobilité, l'esprit battait la campagne. J'ai entendu mes voisins rêver à haute voix à leur famille, à leurs œuvres d'apostolat, l'un à sa femme, à ses enfants, un autre à sa fiancée... Chacun raidissait toutes ses énergies pour lutter contre la défaillance et s'éviter le pire.
   Plus d'un y perdait la raison et j'entends encore ce pauvre squelette ambulant s'en aller en murmurant des paroles pleines de tendresse à l'égard de sa femme et de ses enfants qu'il ne devait, hélas, plus revoir.
   Quant au pauvre dysentérique, s'oubliait-il ? Très malmené d'abord, il s'entendait ensuite signifier sa mise à la diète totale pour plusieurs jours...
   Les malades non reconnus devaient se présenter à l'appel. S'ils ne pouvaient plus marcher, deux camarades les y traînaient ou les portaient sur des brancards. Les morts eux-mêmes devaient être là, du moins ceux qui étaient décédés hors du Krankenbau, ou baraquement des malades. Ils allaient rejoindre sur la place d'appel, les morts des kommandos déjà sortis.

À l'appel, les morts devaient être présents comme les autres...

   Une charette passait après l'appel pour charger tous ces corps et les conduire aux fours crématoires.
   Par une dérision cruelle, les cuivres de la musique du camp résonnaient à tout rompre, tandis que devant nous de grandes flammes rougeâtres panachées de lourdes volutes d'une fumée noirâtre, s'échappaient de ces fours tragiques, emplissant l'atmosphère d'une âcre odeur qui faisait frémir.
   À l'appel, succédait bien des fois, tard dans la nuit, un contre-appel. Comme pour l'appel, pas de pitié pour les malades.
   À ces longs stationnements debout s'ajoutait la brutalité coutumière des SS
Par une journée diluvienne, pour me garantir de cette humidité glacée qui imprégnait mes vêtements, je me fabriquai avec un sac à ciment en papier, une espèce de pull-over que je mis sous ma chemise. Le soir, il y eut fouille générale. Le SS sentit crisser le papier contre ses doigts. Il me fit déshabiller séance tenante et me roua de coups, pour avoir commis un vol au préjudice du grand Reich.
   Un autre malheureux, dans le même cas, après avoir subi le même traitement, fut tout simplement étranglé par le nazi, qui lui passa son ceinturon autour du cou.
   Un Français, très fatigué, s'accroupit pendant l'appel, me demandant de guetter l'approche du SS. Malheureusement, celui-ci survenu à l'improviste le surprit sur le fait et le tua aussitôt à coups de bottes.


Nourriture et logement

   Nous recevions chaque jour un litre de soupe, presque toujours préparée avec des rutabagas, 200 à 250 grammes de pain et 20 grammes de margarine. De temps en temps, une rondelle d'un Ersatz en forme de saucisson, dans lequel il se trouvait de tout sauf de la viande, venait s'ajouter au menu habituel.
   Enfin, rentrés au block, la ration de la journée était distribuée.
   Cette distribution s'accompagnait de brutalités de la part des Stubendienst et de pugilats entre Russes et Polonais, sépcialisés dans le vol des rations.
   J'ai vu, dans le tunnel, ces voleurs couper le courant électrique, se ruer sur les marmites de soupe, s'emparer du pain, ce qui nous valut, plus d'une fois, d'être privés de repas. Un autre procédé non moins odieux était couramment employé. La distribution de la soupe était soumise à la vérification des numéros matricules ; ces bandits s'emparaient de la veste des morts, l'endossaient et bénéficiaient ainsi d'une seconde ration.
   Avantageux pour l'un ou l'autre détenu sans scrupule, ces agissements étaient expiés par tous, car les appels se prolongeaient indéfiniment pour essayer de dépister les numéros ne figurant ni sur la liste d'appel, ni sur la liste des fours crématoires.
   Les nouveaux arrivants éprouvaient parfois de macabres surprises. À    mon arrivée à Dora, j'avisai une paillasse libre, que je m'empressai d'adopter. Une odeur affreuse empestait le local sombre et privé d'aération. Je n'y pus bientôt plus tenir et je m'aperçus alors avec horreur que cette paillasse couvrait un mort. J'étais couché sur un cadavre.
   Je changeai d'habitat et dormis dès lors à même le sol.
   Les paillasses étaient en nombre restreint et insuffisantes, elles étaient chaque fois l'enjeu de véritables combats. Quant aux couvertures, pour nous autres Français, nous ne devions pas y songer. Elles étaient distribuées par les Stubendienst, qui servaient d'abord leur compatriotes Allemands, Polonais ou Russes.
   Il fallut s'accoutumer à reposer sur le sol et se tenir recroquevillé et agglutiné à ses voisins, compagnons de misère.
   Ainsi parqués, le chef de block venait passer une visite de propreté des pieds. Pour coucher sur le sol nu, suintant d'humidité ou sur des paillasses moisies et noires de crasse, il était indispensable d'avoir les pieds propres ! Ce n'était qu'une vexation de plus. Toutefois, un soir, cette inspection nous valut une scène du meilleur comique, dont la pauvre victime elle-même ne put s'empêcher de rire.
   Un détenu bien couvert par sa couverture laissait dépasser des pieds affreusement noirs. Le chef de block montrant avec indignation ces pieds qui défiaient la consigne, administra à leur possesseur une schlague magistrale. La brute se rendit bientôt compte qu'il s'agissait du seul homme de couleur existant dans le camp, et que nous appelions « Doudou ». Le lendemain, Doudou nous fit cette réflexion : « Je préfère mes pieds noirs à la grande Kultur allemande ».
   Durant la nuit, le silence relatif était bien souvent interrompu par des cris de protestation d'un malheureux auquel un Polonais ou un Russe venait de ravir une partie de sa ration ou quelque vêtement.
   Et la nuit trop courte se passait ainsi sur la dure, heureux quand il ne prenait pas au SS quelque fantaisie nocturne.
   Une nuit, un de ces derniers, ivre sans doute, fit lever tous les hommes de mon block les rangea en file, face à lui, et déchargea son revolver sur les pieds de chacun. Les plus agiles parvenaient à écarter les pieds à temps, mais de nombreux camarades, mal réveillés, furent blessés. Le manque de soins et la gangrène rendirent mortelles ces blessures, insignifiantes par elles-mêmes.


Colis

   Pour tromper la faim, le détenu, normalement, aurait pu compter sur l'arrivage des colis expédiés par les siens ou par la Croix-Rouge. Ces colis parvenaient bien au camp, leurs emballages étaient remis aux destinataires, mais ils ne contenaient souvent plus qu'une minime partie de l'envoi.
   J'ai reçu moi-même un colis pesant au départ 15 kilos, mais dans lequel je ne trouvai que quelques comprimés de saccharine.
   Le vol était courant. Sur les 219 colis, envoyés par ma famille, mes confrères et mes amis d'Épernay, une vingtaine au plus m'ont été remis et, fréquemment, pillés par les Stubendienst et le chef de block.
   Pour éviter ensuite le vol de ces provisions, il fallait les consommer de suite.
   Les paquets envoyés par la Croix-Rouge subissaient le même sort. Vers le mois d'octobre 1944, il est arrivé à Dora un envoi de mille colis de la Croix-Rouge française et d'un nombre égal de la Croix-Rouge belge. L'adresse comportait la mention :

À un interné civil politique Français
(ou Belge)
Camp de Dora
Annexe du camp de Buchenwald

   Ces deux mille colis furent entièrement pillés par les SS. Je fus chargé de désigner un détenu pour en brûler les emballages afin qu'il n'en restât plus de traces.
   Le cynisme allait fréquemment plus loin. Souvent, les détenus furent appelés au contrôle des colis et furent obligés d'en accuser réception sur la carte mensuelle, mais ils ne les touchèrent jamais. Les familles ainsi trompées se faisaient un devoir de continuer leurs envois.
   Réduits à la maigre portion de l'ordinaire, chacun s'ingéniait à trouver quelques débris pour tromper la faim. Des orties, des épluchures de pommes de terre, des pissenlits ou tout autre verdure étaient de précieuses trouvailles. Pour comprendre les ravages de la faim, il faut avoir vu ces corps décharnés amoncelés devant les fours crématoires et dont les membres enchevêtrés laissaient penser à un chargement de charbonnette basculé devant la porte d'un boulanger. Seule, la peau recouvrait encore les os.
   J'ai vu ce fait que je n'oserais affirmer si je n'en avais pas été le témoin direct : l'estomac torturé par les affres de la faim, des détenus rôdaient à l'entour des fours crématoires et, profitant de l'absence des gardiens SS et Lagerschutz, mordaient à pleines dents dans la fesse bien amaigrie d'un cadavre.


Punitions

   Aux souffrances et mauvais traitements, s'ajoutaient les sévères punitions qui frappaient sans pitié tout manquement au règlement. Il suffisait d'être suspecté pour encourir le dernier supplice.
   Officiellement, deux punitions étaient appliquées : 25 coups de gummi et la pendaison.
   Toutefois, le sadisme des SS ne pouvait s'en contenter. Ainsi réduisaient-ils les rations de moitié, lorsqu'ils ne les supprimaient pas totalement, aux kommandos dont le travail était déficient.
   Avait-on le malheur, au retour du travail, de ne pas défiler devant les baraquements SS en exécutant le pas de l'oie de façon impeccable ? On risquait de passer la nuit debout sur la place d'appel.
   Rentrant, un soir, excessivement fatigués et traînant les pieds, un jeune SS ingénieux s'en aperçut et nous apostropha : « Ah ! vous êtes fatigués, je vous retrouverai après l'appel ».
   Déjà, avec hantise, nous envisagions des heures supplémentaires de stationnement. Ce fut pire. Après l'appel, ce jeune nazi força tout le kommando à se coucher à terre, cinq par cinq, puis déversant des arrosoirs d'eau glacée sur les corps allongés, il les força à se rouler sur une assez grande distance, appuyant même sa botte sur les crânes qui tentaient d'échapper à l'engluement de la boue.
   De retour au Block, les Stubendienst armés de leurs gummis nous en interdirent l'accès prétextant notre dégoûtante tenue. Après nous être désenglués sommairement, silencieux, trempés jusqu'aux os, nous nous sommes glissés jusqu'à nos boxes. Et ce n'était qu'une plaisanterie d'un SS.
   Pour un salut incorrect, pour une tenue défectueuse, le détenu se voyait privé le dimanche suivant, des quelques heures de repos parcimonieusement accordées, et la punition spirituellement imaginée par les nazis consistait à répandre des matières fécales sur un terrain transformé en potager pour l'usage exclusif des SS.
   Pour ce faire, il fallait puiser dans un immense bassin, où chaque jour la corvée spéciale ou Kubelkolonne, déversait le trop plein des tinettes servant de latrines. Au pas de course, portant à deux un baquet muni de brancards, et rempli jusqu'au bord, ces hommes devaient exécuter le transport sans en rien répandre.
   Les surveillants SS se montraient particulièrement agressifs. C'étaient souvent eux-mêmes les punis de la semaine, brisé par ce travail au pas de course, un malheureux vient-il à trébucher ? Il est obligé, à la main, de recharger son baquet… S'il est trop épuisé pour courir, son sort sera plus déplorable encore. En effet, dès que l'homme est de retour près de l'immense dépôt, le SS de garde, d'une bourrade, l'envoie s'enliser. « Fumier, dit-il en ricanant, puisque tu ne peux plus courir, tu pourras au moins nager… ». Combien de malheureux ont trouvé là une mort atroce !
   Les chefs de Block ne se montraient pas moins féroces et inventaient des supplices pour punir une attitude manquant de soumission, ou même une simple négligence.
   Un camarade n'avait pas de numéro à sa veste. Notre chef de Block le condamna à rester nu dehors, pendant une nuit glaciale. Par un raffinement de cruauté, il ordonna de lui jeter de quart d'heure en quart d'heure, un seau d'eau froide sur le corps, tandis qu'il l'obligeait à tenir les bras levés, soutenant une lourde pierre.
   Le malheureux claquait des dents et tremblait de tout son corps.
   N'étant pas mort dans la nuit, le chef de Block le fit assommer par les Stubendienst. D'autres faits analogues pourraient être contés.
   La convoitise seule suffisait parfois à pousser nos gardiens au crime. Malheur à l'interné ayant une ou plusieurs dents aurifiées. Un SS s'en apercevait-il ? Il jetait au loin son calot et obligeait la victime à aller le ramasser. Il profitait de ce moment pour l'abattre à coups de fusil et sans attendre que la mort ait fait son œuvre, il récupérait, à coup de crosse dans la mâchoire, le métal précieux. Pour clore l'incident, les témoins du drame devaient témoigner que le détenu avait voulu s'évader. Une telle mise en scène n'était pas toujours jugée nécessaire. La victime était désignée au Kapo ou au Vorarbeiter qui, moyennant quelques cigarettes, savait trouver l'occasion favorable pour perpétrer son crime.
   Les femmes de SS désignaient aussi leurs victimes, et avec plus de cynisme encore que leurs maris. Ce qu'elles désiraient, c'était de belles peaux humaines, artistement tatouées. Pour leur complaire, un rassemblement était ordonné sur la place d'appel, la tenue adamique étant de rigueur. Puis, ces dames passaient dans les rangs et, comme à l'étalage d'une modiste, faisaient leur choix.
On entendait leurs papotages, leurs exclamations, leurs petits rires de satisfaction : « Das ist schön… », et elles montraient du doigt l'objet de leur choix.
   Les détenus désignés sortaient des rangs et leurs peaux allaient bientôt orner le salon de ces dames ou enrichir la collection du camp.
   J'ai déà dit qu'à Buchenwald, j'avais pu pénétrer dans la salle d'exposition de ces peaux humaines.
  Étant à l'Arbeitsstatistik, je fus témoin d'un autre procédé. Le SS de service vint déclarer que tel numéro devait figurer sur la liste des morts lors du prochain appel. Il incombait aux interprètes de transmettre la funèbre nouvelle et il ne restait au malheureux qu'à se supprimer s'il voulait se soustraire au martyre. Je ne citerai que ce cas qui ma ému jusqu'aux larmes. La victime était un Français. Je fus donc obligé de lui annoncer la terrible sentence. Le pauvre homme n'eut que la force de murmurer : « Oh, ma femme et mes enfants… ». Il essaya de se cacher dans le camp, mais vite découvert par les Lagerschutz, il fut assommé comme un chien.
   Était-ce la vengeance d'un SS. ou un ordre de la Gestapo ? Je n'ai jamais su pour quel motif ces meurtres étaient commis.


Pendaisons

   L'appel effectué au son de la musique était suivi d'un autre spectacle non moins odieux. C'était l'heure de la pendaison. Celle qui eut lieu le dimanche de Pâques me reste gravée dans la mémoire. Après un appel ayant duré 6 heures, nous avions travaillé toute la matinée. Le Rapport-führer nous annonça que nous allions avoir nos œufs de Pâques. Aussitôt, tandis que la musique déversait ses flon-flon de cirque, une vingtaine de camarades s'avancèrent, les mains liées derrière le dos. Un morceau de bois solidement fixé par un fil de fer recourbé vers la nuque, leur servait de bâillon.

Ils étaient pendus, là, devant nous...

   Au même instant, la potence est dressée sur la place d'appel. Par groupes de cinq, montés sur une espèce de banc, la corde leur est passée au cou. Du pied, le banc est basculé et les condamnés pendent lamentablement.
   L'exécution se faisait en série. Une fournée succédait à une autre. Il arriva qu'un des corps se ranima, alors que le groupe suivant se balançait au bout de la corde. Sans sourciller, un SS saisit un tabouret et brisa le crâne de cet homme. La cervelle en jaillit.
   Près de moi, un jeune Parisien horrifié laissa échapper un cri : « Oh ! maman… ». Le S.S. le plus proche l'entendit. « Comment, tu protestes », lui dit-il, et sur ce, il le conduisit à la potence.
   Le moindre larcin, la moindre indiscipline menaient à la potence. Le sabotage y menait tout droit. Il suffisait seulement d'être soupçonné. Trouvant en effet difficilement les coupables, les SS exécutaient tous ceux qui étaient susceptibles d'avoir commis le délit. Un jour, 85 malheureux furent ainsi pendus.
On devine les moments d'angoisse que chaque désignation d'otages faisaient vivre à tous.
   Quand le sabotage semblait certain, la pendaison se faisait plus cruelle. Les suppliciés étaient enlevés de terre par la traction d'un treuil électrique qui les décollait doucement du sol. N'ayant pas subi la secousse fatale qui assomme le patient et souvent lui rompt la nuque, les malheureux passaient par toutes les affres de l'agonie.
   D'autres fois, un crochet de boucher était planté sous la mâchoire du condamné qui était suspendu par ce moyen barbare.
   Mais il y eut pire encore. Sur l'instigation du fameux Oberscharführer Sanders SD, avec lequel j'eus affaire, d'autres modes d'exécution furent employés pour les saboteurs.
   Les malheureux étaient condamnés à creuser d'étroits fossés où leurs camarades étaient contraints de les enterrer jusqu'au cou. Ils restaient abandonnés dans cette position pendant un certain temps. Ensuite, un SS armé d'une hache à long manche, coupait les têtes.
   Mais le sadisme de certains SS leur fit trouver un genre de mort plus cruel. Ils ordonnaient aux autres détenus de passer, avec des brouettes chargées de sable, sur ces pauvres têtes. Je suis encore obsédé par ces regards que je ne puis oublier ; regards de supplication et de désespoir, dans un visage tuméfié, qui ne conservait rien d'humain. Les corps étaient ensuite déterrés et portés aux fours crématoires.
   La pudeur m'interdit de parler ici d'autres crimes dont la justice appréciera l'extravagance et l'horreur...

   On s'étonnera qu'en opposition avec ce mépris officiel de la mort, les Boches aient prévu des règlements propres à apporter des soins aux malades.
   Le sadisme de ces gardiens devenus bourreaux, s'accommodait en vérité de la mise en pratique de principes d'hygiène dont la théorie était d'ailleurs fort bien conçue. Mais on verra par la suite que les mesures adoptées n'offraient en fait, pour les détenus, que de nouvelles occasions de souffrir et de mourir
.


Désinfection

   Ce seul mot nous faisait peur. Pour ne pas écourter le travail, elle se pratiquait le soir après l'appel. C'était un prétexte à de nouveaux et longs stationnements dehors, sans vêtements, même par les plus grands froids.
   À l'entrée du block destiné à la désinfection, nous étions accueillis par une schlague fournie. Ensuite, rasés sur toutes les faces, nous passions au bassin d'eau crésylée, mais toujours à portée des matraques, et à la douche obligatoire. Une centaine de pommes d'arrosage suffisaient à 600 ou 700 hommes. L'eau qu'elles déversaient était tantôt chaude, tantôt froide, lorsqu'elle n'était pas intentionnellement trop chaude, ou trop froide. Les malheureux atteints de la gale étaient alors repérés, et copieusement schlagués, leurs plaies s'envenimaient rapidement et, faute de soins, infectés de gangrène, refoulés de partout, ils mourraient isolés, souhaitant la mort qui était une délivrance.
   Nos vêtements, liés au préalable, passaient à l'étuve pendant ce temps. Ils étaient parfois rendus à la sortie. Souvent, nous en restions privés jusqu'à 2 heures du matin.
   Nous devions ainsi rejoindre le block en courant, par la pluie, dans la boue, et coucher nus.
   La distribution des vêtements désinfectés, mais humides, était un prétexte pour avancer l'heure du lever.
   Beaucoup de détenus ont contracté, pendant ces nuits mouvementées, des refroidissements ayant occasionné leur mort. La désinfection n'atteignait d'ailleurs pas son but. On cherchait à supprimer la vermine, mais les paillasses n'étant jamais renouvelées, nous n'étions pas plus de 24 heures sans éprouver les piqûres de parasites variés.


L'infirmerie

    Les privations, la fatigue, les longs appels, les mauvais traitements, les refroidissements, devaient augmenter chaque jour le nombre des malades et des morts. Pour ceux-ci, le four crématoire fonctionnait sans arrêt. Quant aux malades, la question était plus difficile à résoudre.
   Il y avait d'abord l'infirmerie, le « Krankenbau ou Revier ». Au début, son organisation était lamentable.
   Pourvus d'un Kapo vert, ses hôtes devaient travailler au terrassement. Le régime s'adoucit ensuite. Le kapo, fumiste de sa profession, se mit à pratiquer des opérations.
   Un français de plaignit de maux de ventre. Il voulut pratiquer l'ablation de l'appendice. Il choroforma le patient, lui badigeonna le ventre à la teinture d'iode, et pratiqua une marge laparatomie, sortant à peu près tous les intestins. Furieux de ne pas trouver l'appendice, il s'écria : « Mais ce chien-là n'a pas d'appendice », puis il fit au patient une injection intracardiaque d'un poison mortel et le fit jeter par ses aides sur le tas des morts de la journée.
Un détenu souffrait-il d'un mal blanc ou d'un panaris ? Sans hésiter, il amputait le doigt malade.
   Pour être admis au Revier, on devait se présenter après l'appel, mais jamais l'admission n'était immédiate et aucun soin n'était donné. Si le malade accusait une température à 39°, il lui était remis un papier l'autorisant à se présenter à la visite le lendemain matin. Venait-on à cette visite sans papier, ou le Kapo du Revier refusait-il de vous reconnaître ? Une vigoureuse distribution de 25 coups de gummi sur la place d'appel sanctionnait ce délit, en attendant le départ pour un kommando de punition.
   Par la suite, quelques médecins français purent exercer au Revier, mais SS et Kapo entravèrent constamment leurs fonctions.
   Ordonner du repos à des êtres exténués, c'était organiser le sabotage. Cependant, ces médecins ont fait preuve du plus beau dévouement. Je ne citerai que ce bon vieux docteur Mathon, surnommé papa Girard et le docteur Lagey, de Vitry-la-Ville.
   Ce dernier fut envoyé à Harzungen, où, par des survivants, j'ai appris son dévouement de jour et de nuit pour arracher ses camarades à la mort.
Combien de pauvres êtres, dévorés par la fièvre, les jambes enflées par l'œdème, ou les os saillants sous la peau diaphane, en proie à une dysenterie tenace ou couverts de furoncles, sont morts parce que leur admission trop tardive au Revier rendait tout soin inutile !
   Pour recueillir les hommes exténués et reconnus inaptes au travail, un Block, dit « de ménagement » avait été agencé. Deux par paillasses, sans vêtements sous leur couverture, ceux-ci y attendaient la mort. Le chef de block, un vert naturellement, sans aucune culture, jouait au docteur. Il auscultait gravement et, cornet acoustique en mains, décidait des entrées et des sorties. Il était fin gras ce « toubib » improvisé qui se réservait exclusivement les colis destinés à ses malades. Il se soignait, lui, et c'était l'essentiel. Quant à ses pensionnaires, il les avait divisés en deux groupes parqués de chaque côté du block. D'une part, ceux qui étaient gravement atteints, d'autre part, ceux qui pouvaient vivre quelque temps encore.
   Les seconds se guérissaient seuls s'ils le pouvaient. Quant aux premiers, on ne s'en occupait que pour les maltraiter et hâter leur fin. C'étaient pour la plupart des dysentériques.
   Il régnait dans ce block une odeur insupportable.
   Chaque fois q'un moribond souillait sa paillasse, infirmiers et médecins improvisés lui administraient une sévère correction. Avec de tels soins, 30 ou 40 hommes mouraient chaque jour.
   Dans la suite, ce block fut désaffecté, et les hommes inaptes furent rassemblés périodiquement et envoyés dans des Himmel-kommandos.


Himmel-Kommando
( Kommando du ciel )

   Les SS désignaient ironiquement sous ce nom les détachements composés d'invalides et dirigés tous les trois mois sur Lublin. Beaucoup succombaient durant le voyage. Les autres mourraient presque tous dans ce camp lointain.
   Pour éviter la divulgation des secrets relatifs aux fabrications de guerre, aucun des survivants n'est revenu dans le camp d'origine. Cependant, quelques rares convalescents reparaissaient à Dora. Pour préciser mon témoignage, voici quelques indications sur le dernier Himmel-Kommando que je vis fonder à Dora.
   Il comprenait 1 200 malades, parmi lesquels mes amis Touvet et Terver d'Épernay, l'abbé Bourgeois, de Besançon, M. Grandremy, de Reims. Entassés sans soins dans un block spécial depuis la veille, à la tombée de la nuit, ils furent embarqués dans des wagons à bestiaux. Le plancher était couvert d'une épaisse couche de chaux, masquée par un léger lit de paille. Se traînant ou portés par des infirmiers d'occasion, ces pauvres gens vieillis avant l'âge, faisaient peine à voir. Les moribonds étaient jetés en un tas, pêle-mêle. Puis, les portes fermées, seule la petite lucarne grillagée, donnait une aération insuffisante pour toutes ces poitrines oppressées et affaiblies. Le train, chargé, stationna huit jours en gare. Restés sans soins et sans nourriture, 800 malades sur 1 200 moururent avant que le convoi ne s'ébranlât. J'ai assisté à la discussion assez vive entre le SS chargé des fours crématoires et le chef du convoi. Le premier refusa de faire incinérer les cadavres, parce qu'il y en avait trop.
   Quelques mois plus tard, 25 rescapés revenaient à Dora. L'un d'eux me fit le récit de l'extermination de ses malheureux compagnons. Ils avaient été dirigés sur Bergen-Belsen, et non sur Lublin. Les mauvais traitements avaient tué la plupart des survivants du voyage.
   Ces Himmler-kommandos avaient à peine quitté le camp, que d'autres convois arrivaient de Buchenwald. L'Arbeitsdienstführer nous les annonçait ainsi : « Ist frische Ware angekommen so und so viel ", ( il nous est arrivé de la nouvelle marchandise, tant et tant ).
   Ce n'étaient même plus des hommes. Et cette nouvelle marchandise vieillissait vite. À Dora, six mois suffisaient largement pour lui faire prendre place dans le rebut des Himmel-kommandos, du moins ce que les fours crématoires n'avaient pas réduit en cendres.


Fours crématoires

   Longtemps, Dora n'eut pas de four crématoire. Pendant plusieurs mois, par camions, les cadavres étaient transportés à Buchenwald. Ces arrivages funèbres expliquent la mauvaise réputation que Dora avait à Buchenwald même. Plus tard, les fours construits à Dora, ne suffisaient pas pour incinérer les cadavres relevés dans le camp et ses annexes.
   Le surplus, arrosé de matière inflammable, était brûlé à l'extérieur. En juin 1944, on construisit un nouveau four d'un modèle perfectionné, afin de pourvoir aux nouveaux besoins du camp, dont on prévoyait de quintupler la population.
   Appelé chaque jour aux fours crématoires pour y contrôler les listes des morts, j'ai trop souvent, hélas été témoin par moi-même de l'horreur de ces enfers.
   Le Kapo, un exécrable bandit, semblait éprouver une volupté sadique dans l'accomplissement de sa macabre besogne. Sans aucun respect des morts, il obligeait le détenus à sectionner bras et jambes pour réduire le volume des cadavres. Un jour, n'ayant pu lui cacher mon dégoût, ce kapo me dit amicalement : « Sois tranquille, quand ton tour viendra, tu auras une cuisson pour toi seul ».
   Parmi ces cadavres, un corps, une fois, se dressa… Sans hésiter, le SS le fit abattre sur le champ, sous prétexte qu'il était déjà rayé des contrôles.
   Ces tueries étaient minutieusement réglementées par les contrôles. La paperasserie y était abondante et administrative. Chaque mort était soigneusement pointé sur une liste, tandis que l'on ôtait son numéro matricule. La dépouille était estampillée à la cuisse et livrée aux gens des fours. Lorsque le second contrôle révélait une erreur, une nouvelle vérification des tampons était imposée.
   Les cendres étaient jetées dans la fosse des vidanges et allaient ensuite amender le potager des SS.


Culte religieux

   À ses victimes, la Gestapo refusait toute consolation religieuse. Elle ne tolérait aucune cérémonie, ni pour les vivants ni pour les morts. Le clergé lui-même, était spécialement pourchassé. Affectés aux plus rudes kommandos, prêtres et religieux étaient mis dans l'impossibilité d'exercer leur apostolat ; d'ailleurs tout acte du culte, même privé, était puni de pendaison.
   On craignait trop, qu'autour d'eux, les détenus ne parviennent à se grouper, et à se soutenir ainsi mutuellement. Chacun devait souffrir seul, sans autre espoir que celui de mourir bientôt.
   Dès l'arrivée à Buchenwald, prêtres et religieux furent invités à se faire connaître. Le SS qui fit cette communication ajouta qu'un accord avait été passé avec le Saint-Siège, en vue de leur transfert dans un autre camp, où ils devaient jouir de certains avantages.
   Suivant le conseil reçu de l'abbé Stenger, je me gardai bien de sortir du rang, je ne pouvais pas me fier à cette phypocrite déclaration.
   Les prêtres appartenant à mon convoi prirent la même décision. Avions-nous, en effet, le droit d'abandonner à leur triste sort, les camarades que les secours de la religion pouvaient réconforter dans ces terribles épreuves ? Grâce à eux, le culte catholique peut être célébré de façon clandestine au camp de Dora.
   Pendant 10 mois, j'ai toujours porté sur moi la Sainte-Réserve. Des prêtres, qui s'exposaient constamment à la mort, m'ont sans cesse réapprovisionné. Je dois nommé ici l'abbé Bourgeois, le RP Renard, trappiste, et ce cher abbé Amyot d'Inville, du diocèse de Beauvais, tous trois morts à Dora ou dans les convois qui en sortirent.
   Au début, n'ayant rien pour célébrer la messe, nous dûmes nous contenter de nous réunir le dimanche pour prier en cachette, après l'appel, soit dans un bosquet, soit dans un des nombreux blocks en construction, loin des regards des SS ou des Lagerchutz.
   Peu de temps après, j'eus l'immense bonheur de trouver dans un colis un peu de farine et un sachet de raisins de corinthe. Le plus difficile était de fabriquer des hosties. Plus tard, grâce aux avantages de ma place à l'Arveitsstatistik, il m'était facile d'en faire cuire la pâte dans une boîte de sardines. J'obtenais ainsi des hosties grosses comme des lentilles qui furent consacrées lors d'émouvantes messes au cérémonial encore plus primitif que dans les Catacombes.
   Pour éviter que l'attroupement autour du célébrant n'attirât l'attention, un assitant lisait tout haut un lambeau de journal qui avait servi d'emballage.
   L'abbé Amyot d'Inville utilisait un gobelet en guise de calice et un mouchoir faisait office de nappe et de corporal. Ses genoux remplaçaient la table d'autel.
À la moindre alerte, une musette recevait les objets suspects. L'abbé Amyot s'était déclaré menuisier ; partageant le sort de ses compagnons de misère, il ne pouvait guère fréquenter que les hommes de son block.
   Servi par mes fonctions, je pouvais pénéter partout, même au Revier. À combien de mourants, j'ai pu donner ainsi Celui devant lequel ils allaient paraître. Je vois encore ces yeux enfoncés dans leurs orbites s'illluminer à l'offre très discrète de leur donner le Bon Dieu. Ah ! ... Est-ce possible !... La communion !... Quelle joie pour moi-même d'apporter dans cet enfer un faible rayon céleste !
   J'ai beaucoup souffert à Dora, je n'ai pas à le cacher, la suite de ce récit le montrera suffisamment. Toutefois, ces heureux moments ont compensé largement toutes les heures pénibles que j'ai pu y vivre. Je remercie Dieu de m'avoir permis, à moi simple religieux, de remplir une des fonctions sacertodales auxquelles je n'aurais jamais osé aspirer.
   De nombreux camarades, après l'appel, cherchaient à me rencontrer ou venaient me trouver dans mon block, dans l'espoir de communier. On s'ingéniait à ruser et à dépister les SS et leurs suppôts. Des camarades ignorants regardaient avec envie cette bouchée de pain ou cette pomme de terre cuite sous la cendre que je partageais fraternellement avec un compagnon.
Nul ne s'est douté que c'était un moyen de transmettre une des minuscules hosties consacrées. Faut-il le dire ? L'endroit le plus tranquille et rarement inspecté étant les latrines, c'est là que je passais à des camarades la Sainte Hostie. Que Dieu me pardonne, mais la foi et la ferveur des communiants rachetaient largement l'indécence du lieu.
   Comme custode, je ne disposai d'abord que d'une minuscule boîte de carton qui avait été fabriquée par M. Arsène Dourneau, instituteur à Saint-Jean-sur-Mayenne, que j'avais casé comme relieur. Mais cette boîte s'écrasa vite dans ma poche.
   Deux amis d'Épernay, Guillepin et Guérin, m'en façonnèrent une superbe aux ateliers du Tunnel. Ils risquaient la pendaison pour sabotage. Cette boîte était trop voyante et faillit me perdre. Comme je venais de communier en viatique un pauvre jeune homme qui me mourait de faim, je fus surpis par un Lagerschutz qui s'empara de la boîte et s'informât de son contenu. « Ce sont des vitamines, répondis-je, que j'ai reçues dans un colis ». Angoissé, je me demandais ce qu'il allait faire de mon trésor. Jetant la boîte au loin, il me hurla : « Tu ne sais pas qu'il est formellement interdit d'avoir des médicaments ». J'attendis qu'il eut le dos tourné et j'allai rechercher ma précieuse boîte et le divin Remède qu'elle contenait.
   M. le Comte Paul Chandon-Moët possédait le même précieux dépôt sacré et réconfortait les camarades de son block.
   De son côté, l'abbé Amyot d'Inville se dépensait sans ménager ses forces et parfois au mépris du danger.
   Chaque soir, il s'efforçait de me rejoindre à mon block et je l'informais des malheureux qui réclamaient son ministère.
   Après une longue journée d'un travail harassant et exténué de fatigue, il s'imposait de porter ses consolations à tel de nos camarades que je savais mourant et qui n'avait pas été accepté au Revier.
   Nombreux sont les pauvres compatriotes qu'il a pu assister. Un jour, cependant, il se trahit. Un compagnon de labeur défaillit sous ses yeux. N'écoutant que son cœur de prêtre, l'abbé Amyot lui donna une dernière absolution.
   Un SS l'aperçut, fonça sur lui en hurlant : « Pfaffe" » ( curaillon ) et le burtalisa de façon atroce. Le lendemain, il était désigné pour le kommando de Wieda-Ellrich. Je voulus lui épargner cette mutation ; lui-même m'en dissuada : « Ici, me dit-il, je suis découvert et, même en cachette, je ne pourrai plus exercer mon apostolat sans attirer l'attention. Ailleurs, j'espère pouvoir être utile ».
   Dominant ses souffrances, il faisait déjà d'autres projets. Dieu se contenta de ses héroïques dispositions en l'appelant à la récompense éternelle. Durant son transfert, il tomba d'épuisement et mourut, comme tant d'autres, dans un fossé de la route.
   Après ma libération à Bergen-Belsen, j'ai retrouvé le bréviaire de ce cher martyr, j'ai pu faire parvenir cet unique souvenir à sa famille éprouvée, puisque trois autres de ses frères sont tombés au champ d'honneur durant cette guerre.
   À partir du jour où ce cher abbé avait été surpris dans l'exercice de son ministère, ce fut une véritable chasse à travers le camp pour rechercher d'autres ecclésiastiques s'il s'en trouvait.
   Soupçonné moi-même par le Kapo de l'Arbeitsstatistik, celui-ci me dit un jour : « Je me demande si toi aussi, tu n'es pas un curaillon ?..." » mais je sus déjouer ses soupçons en plaisantant sur de pareilles suppositions.
   Il m'était d'ailleurs facile de tromper sa vigilance. Très adonné à la boisson, il était ivre dès 9 heures du matin, buvant de l'alcool à brûler comme du lait. Grâce à des complicités, je pus m'en procurer un litre de temps en temps et, en endormant cette brute alcoolique, j'agissais en maître, sans être trop inquiété.
   Il ne restait plus au camp qu'un seul prêtre originaire du Diocèse d'Amiens. Il travaillait au tunnel presque toute la journée du dimanche. Comme il savait un peu l'allemand, je pus lui faire obtenir la place de secrétaire dans son kommando. À son bureau, il s'ingéniait pour célébrer la messe. Le tiroir de sa table de travail cachait l'indispensable des objets liturgiques. Était-il seul ? il ouvrait le tiroir et commençait à réciter les prières essentielles de la messe. Un indiscret arrivait-il ? Le tiroir se refermait, et le prêtre, toujours courbé sur sa table de travail, continuait sa besogne de secrétaire.
   Allant d'un bureau à l'autre, je pouvais lui porter le pain et les raisins de corinthe à consacrer et renouveler ma provision d'hosties.
   Au moment de mon arrestation, ma veste n'ayant pas été fouillée, je glissai la boîte contenant la Sainte-Réserve sous la paillasse de mon voisin, Paul Heintz, cousin de Monseigneur l'Évêque de Metz, et mon compagnon à l'Arbeitsstatistik où je l'avais introduit.
   Durant six mois, je me suis demandé s'il avait aperçu mon geste et j'étais dans de cruelles incertitudes. Lors de ma sortie de prison, j'obtins des apaisements à ce sujet, les hosties avaient pu être remises au prêtre d'Amiens.


À l'Arbeitsstatistik

   Lors de mon arrivée au camp et durant quelques mois, j'ai subi en tout le sort commun. J'ai fait du terrassement, j'ai poussé le wagonnet, porté le rail et le sac de ciment, coulé du béton. Je souffrais terriblement des yeux, surtout de l'œil gauche, brûlé par une pelletée de ciment qu'un kapo m'avait lancée en pleine figure. De plus, j'eus un doigt malade et le poignet enflé à l'excès, par les efforts qu'il fallait fournir pour bétonner. Le ciment était, en effet, entièrement mélangé à la main. Miné ainsi par une fatigue excessive, hanté par la mort et le spectre du four crématoire, mes forces déclinaient journellement.
    C'est dans ces circonstances qu'un soir après l'appel, la radio demanda des Schreiber ( Secrétaires ) et des Klaufleute ( Commerçants ). Ceux-ci devaient se présenter à l'Arbeitsstatistik. J'eus un moment d'hésitation, la méfiance était de rigueur. Je risquais, de plus, d'encourir les foudres de mon kapo s'il apprenait ma démarche. Mais, mourir pour mourir, je me décidai.
   Arrivé à l'Arbeitsstatistik, je fus reçu par le SS entouré de plusieurs employés de bureau ( des verts ). On me demanda le motif de ma démarche. Je répétai les paroles que la radio venait d'émettre. On me demanda ma profession. « Instituteur », dis-je. Le SS jeta un coup d'œil sur le numéro de ma veste, sur mon triangle, et ajouta : « Mais tu es un fumier de Français », puis me demanda mon lieu de naissance. « Ah ! Me dit-il, tu es encore un de ces cochons de Lorrains qui n'ont jamais voulu opter pour l'Allemagne, c'est sans doute la raison pour laquelle tu es en camp de concentration ».
   Cependant, le kapo, ayant besoin d'un interprète, insista et l'on prit mon numéro. Je rentrai à mon block. Tard dans la nuit, le chef appela mon numéro et me remit un billet stipulant que je devais me présenter le lendemain à l'Arbeitsstatistik.
   Toute la nuit, j'appréhendai la réaction de mon kapo. Je le savais très susceptible, autoritaire, méfiant et jaloux. Au réveil, je lui présentai mon billet.
Il prit la chose de très haut ; ma démarche de la veille avait déjà été mouchardée. Il me dit ceci : « Ah ! Tu es allé te plaindre sur mon compte ( il faut croire qu'il n'avait pas la conscience tranquille ), je t'assommerai quand tu reviendras ».
   
Dans la suite, je n'ai pas oublié ce mauvais sujet, j'ai profité d'une circonstance favorable pour glisser son numéro dans la liste d'un transport pour Kleindodungen.
   À huit heures, je me présentai au bureau. Le kapo me reçut par ces mots : « As-tu des poux ? » et, sans attendre ma réponse, m'envoya à la Kammer ( Block d'habillement ) pour toucher habits et linge plus propres et passer ensuite à la désinfection.
   J'y fus seul avec mon ami Pierre Ziller, de Marseille, admis en même temps que moi à l'Arbeitsstatistik où il fut affecté au service de nuit, et qui rendit tant de services aux camarades français. Ainsi nous n'eûmes pas à craindre le coup de schlague au moment de passer à la cuve crésylée. Quelques heures après, bien en forme, je prenais mon nouveau poste.
   En dehors de mes fonctions d'interprète, j'aidais le détenu chargé de dresser les nombreuses listes de l'affectation, de la mutation des kommandos, du contrôle journalier des malades, des entrées et sorties du Revier et, enfin, des pauvres et innombrables morts. Contrôle sérieux, car c'est de l'exactitude de ces listes que dépendait l'accord à l'appel du soir, et la durée de ces stationnements que les survivants n'oublieront jamais plus. Deux mois après mon entrée, je remplaçai la camarade que j'aidais et qui fut renvoyé à la suite de difficultés avec le kapo.
   Cette situation à l'Arbeitsstatistik avait pour moi de gros avantages ; tout d'abord, le travail d'écriture était un jeu à côté du travail manuel que je venais de connaître. De plus, je couchais désormais dans un block divisé en des chambres séparées, à huit lits individuels.
   Ce n'était plus la colère, la dispute et la bataille de chaque soir pour une misérable paillasse, pour une couverture, ou tout simplement pour une place à même le sol.
   De plus, la nourriture était moins mauvaise. Nous touchions nos rations au bureau même, et il y avait souvent un supplément dont bien des camarades ont pu profiter.
   Mais toute médaille a son revers. Il s'est passé dans ce bureau des faits horribles, que le détenu partageant le sort commun a ignorés, et dont je fus, malgré moi, le témoin.
   J'en étais excédé et seule la certitude de rendre service à mes co-détenus me retint à ce poste où, moralement, je souffrais atrocement.
   La distribution sauvage de 25 coups de gummi y était fréquente. Un vert, nommé Werner, bras droit du kapo, était spécialisé dans la schlague. Cette brute avait été condamnée 7 fois par les tribunaux allemands pour vol et assassinat.
   Je m'étais difficilement endurci à ce spectacle auquel j'assistais impuissant, et je masquais difficilement mon angoisse, lors des séances au cours desquelles le SS désignait les détenus qui devaient figurer « morts » à l'appel du soir.    Toutefois, pendant 6 mois, j'eus l'occasion bien qu'en courant de gros risques, de rendre service à des camarades français.


L'échec d'un complot

   Un jour, le bureau de l'Arbeitsstatistik reçut un nouvel interprète. C'était un russe, Nicolas Preschenko, gars solide, énergique, une honnête figure, âgé d'une trentaine d'années ; il m'inspira de suite la plus entière confiance.
   Comme moi, ce brave garçon se demandait souvent s'il lui restait quelque chance de revoir sa patrie.
Comme Geheimnisträger ( porteurs du secret des V1 et V2 ), nous nous savions condamnés à mort et destinés à être massacrés à l'approche des Alliés.
   Un SS dans un moment de confidence nous avait, d'ailleurs, donné cet avertissement brutal : « Si cela doit aller de travers pour nous, aucun de vous n'en sortira ».
   Or, le passage de plus en plus fréquent de bombardiers alliés nous laissait présager une action militaire décisive. Le moment n'était-il pas venu d'essayer de mettre au point un projet destiné à nous sauver du massacre ? Mourir pour mourir… Devions-nous nous laisser égorger sans réaction ?
   Vers la mi-octobre, je dis à mon camarade : « Tu vois, Nicolas, on ne nous laissera pas sortir vivants d'ici. En nous organisant, nous pourrons, au jour propice, un peu avant l'arrivée des Alliés, tenter de nous débarrasser de nos bourreaux. Au jour venu, que tous se soulèvent, s'emparent des miradors, maîtrisent les SS… Des milliers d'entre nous peut-être périront dans l'assaut, mais des milliers échapperont ainsi au massacre inévitable. Parle à tes compatriotes, je me charge des Français, et que tous marchent au cri convenu de " Paris " ».
   Chacun devait recruter trois camarades sûrs, qui se chargeraient d'en recruter trois autres, et ainsi de suite.
   Comme toujours, tout alla bien au début, mais notre action était prématurée. Les Russes manquèrent de prudence et Nicolas fut arrêté. Torturé, il révéla l'organisation, mais, selon la promesse mutuelle que nous nous étions faite, en cas d'échec, de ne pas charger les amis, il déclara que cette tentative était exclusivement russe.
   Un jour, se rendant à un nouvel interrogatoire, ce brave Nicolas, honteux d'avoir faibli, échappa à son gardien et se lança tête baissée contre le mur au fond du couloir.
   Il fut relevé le crâne fendu et soigné par un médecin qui dut en répondre sur sa tête. Finalement, Nicolas fut pendu.
   Du côté français, on soupçonna une organisation analogue et, dans ce triste épisode, je dois dénoncer le rôle ignoble d'un Maurice Naegel, se disant ingénieur chez Citroën à Paris. Voici en quelques lignes l'histoire de cet individu.
Engagé au service de la Gestapo à Paris, son zèle lui valut d'être promu au grade de Oberleutnant. Viveur, ses besoins d'argent étaient grands, il chercha le moyen d'en gagner beaucoup.
   Lorsqu'il était sur les traces d'un résistant, il faisait porter les chefs d'accusation sur un homme innocent mais qu'il savait riche et qu'il faisait incarcérer. Puis, il allait voir sa victime en prison et lui offrait de la faire libérer moyennant une somme importante.
   Avec un mot du détenu, il allait trouver la famille et touchait la forte somme. Il ne restait plus qu'à arrêter le véritable résistant et, dans une confrontation avec la victime, il prouvait l'innocence de celle-ci et obtenait sa libération.
Selon ses propres aveux aux autorités anglaises auxquelles il fut remis dès leur arrivée, il reconnut avoir gagné entre trois et quatre millions.
   Mais un jour vint où son jeu fut découvert par la Gestapo, et il fut envoyé à Buchenwald.
   Il chercha immédiatement, ainsi qu'un de ses amis, un Belge arrêté avec lui, à entrer en relation avec les SS pour se mettre à leur service.
   Le Belge obtint un rendez-vous, mais il fut quelques jours après, ramené mort à son Block.
   Le dénommé Maurice Naegel, prenant peur, se tint tranquille. Il arriva à Dora fin septembre 1944 et prit facilement contact avec les SS, ceux-ci circulant presque toute la journée dans le camp.
   Par l'intermédiaire d'un de ces derniers, il adressa au Commandant du camp une lettre dont la teneur était approximativement ceci : « J'ai été en France Oberleutnant à la Gestapo. Ayant toujours le même idéal, c'est-à-dire servir l'Allemagne, car je suis convaincu que mon incarcération est une erreur judiciaire, je me mets entièrement à votre disposition pour dépister dans le camp ce qui serait d'action anti-allemande. Je serais même heureux de m'engager dans les SS ». Le Commandant le fit venir, lui fit comprendre que cela n'était pas de son ressort mais de celui de la SD ( Sicherheits-polizeidienst, police secrète ). Il lui fixa un rendez-vous avec l'Oberscharführer Sanders de la SD. Celui-ci félicita Maurice mais ajoutaqu'il lui fallait des preuves de sa sincérité.
   « Nous soupçonnons, dit-il, qu'il existe en ce moment, dans le camp, une organisation russe de révolte, et nous vous demandons s'il n'y a rien de pareil chez les Français. Nous vous chargeons donc de nous indiquer les détenus français qui feraient partie de cette organisation et, afin de vous faciliter la circulation dans le camp, vous serez nommé " kapo " à partir de ce jour ».
   Grâce au poste que j'occupais, je fus mis directement au courant de cette démarche, mais il était déjà trop tard. Des camarades que j'avais « planqués », auxquels j'avais trouvé des Kommandos plus faciles ou que j'avais soustraits aux Kommandos d'extermination, ignorant le double jeu de cet individu, avaient parlé. Maurice, ainsi renseigné, vint me voit à plusieurs reprises, me félicita de ce que je faisais pour les camarades français et me demanda ma manière d'opérer. Je fis l'étonné et je niai. Il revint le surlendemain. « Je te félicite, me dit-il, tu n'as pas besoin de nier, tous nos camarades parlent de toi avec éloge, et, d'ailleurs, c'est si naturel que, dans cette profonde misère, nous nous entr'aidions. De mon côté, je veux faire tout mon possible pour rendre service, mais, dis-moi que puis-je faire ? ». Je ne répondis point… et dormis mal.
    Le 4 novembre 1944, vers minuit, je suis réveillé par les hurlements des SS armés jusqu'aux dents. Ils me cherchent, ils viennent m'arrêter.
   Ils me font enlever caleçon et chemise, fouillent ma tenue de bagnard, mais par miracle ne trouvent pas ma petite boîte contenant la Sainte Réserve. ( J'ai dit plus haut comment je parvins à soustraire les hosties saintes à leurs mains sacrilèges ). Sous bonne escorte, on m'emmène chez le Rapportführer, où je trouve sept autres camarades. Et la nuit même, dans une voiture cellulaire de la SD, on nous conduit à la prison de Niedersachs Werfen où commença immédiatement l'interrogatoire.
   Maurice Naegel dirigeait, se posant en accusateur. Devant les SS et SD qui présidaient, il nous frappait de la façon la plus bestiale, surtout sur la plante des pieds. Tous les sept, nous eûmes ce soir-là le corps couvert d'ecchymoses.
   Le lendemain, nous étions transférés à la prison civile de Nordhausen, où d'autres camarades arrêtés la même nuit se trouvaient déjà, entre autres Paul Chandon-Moët.
   Maurice nous accompagna et devint kapo de la prison. Sa conduite envers nous a été honteuse. Il insultait les accusés, volait leurs rations alimentaires, frappait les détenus avec férocité. M. Debeaumarché, actuellement Directeur adjoint au Ministère des PTT, reçut de cet énergumène en une seule journée 300 coups de nerf de bœuf. Un autre détenu, Claude Lauth, en reçut plus de 150.
   Mais, le 13 décembre, ce misérable était à son tour arrêté. Nous en étions délivrés. Il fut incarcéré au Bunker de Dora pour avoir eu des rapports avec des femmes russes et françaises détenues à la prison. Il bénéficia durant sa détention du régime de faveur accordé à tous les Reichsdeutschen : ration complète des travailleurs du camp avec droit à la promenade.
   À peine arrivés à la prison de Nordhausen, les interrogatoires reprirent. Naegel m'avait accusé d'être le chef de l'organisation française et je fus transféré au Bunker du camp de Dora.
   Il n'y avait aucune comparaison entre la prison de Nordhausen et celle du camp. Les nombreuses arrestations russes avaient surpeuplé les cellules. Celles-ci mesuraient 1,70 m sur 2,50 m et n'avaient comme ouverture qu'une étroite lucarne à gros barreaux. Nous étions 17 à 23 détenus par cellule ; il était impossible de s'entendre ou de s'asseoir sinon les uns sur les autres.
   Les interrogatories avaient lieu parfois le jour, mais de préférence au cours de la nuit. Quelles scènes horribles j'y ai vues et vécues ! Des nuits entières, j'entendais crier, hurler et gémir. Les SS se mettaient souvent à trois pour frapper sur le même malheureux qui refusait de parler. Quand, sous la violence des coups, il s'évanouissait, les SS le traînaient sous la douche froide et reprenaient de plus belle leurs flagellations.
   Vint mon tour. Les motifs d'accusation ne manquèrent pas. Camarades planqués, numéros faussés, mouvement de résistance organisé dans le camp, lettre non censurée à un camarade de Harzungen, Pierre Pointe d'Épernay. Pour comble de malheur, mon dossier de Châlons était venu me retrouver avec des accusations inédites.
   Tout cela me valut des heures d'interrogatoire avec tout ce qu'elles comportent. Que les camarades auxquels j'ai rendu service reçoivent ici l'assurance que jamais le moindre aveu ne m'a échappé.


5 mois au Bunker

   Décrire ces cinq mois de Bunker, les plus durs, les plus angoissants de toute ma captivité, il m'est impossible de le faire.
   Je n'en donnerai qu'un court aperçu. Le régime alimentaire comportait invariablement un litre de soupe et 100 grammes de pain, distribués à 6 heures du matin. Deux fois par jour, nous avions une sortie pour satisfaire aux besoins naturels et faire un soupçon de toilette.
   À la sortie de la cellule, afin de hâter le mouvement, un SS distribuait des coups de cravache en cadence ; il nous fallait filer ensuite entre deux autres SS tenant chacun un chien en laisse, tandis qu'un quatrième SS accélérait l'entrée du troupeau dans le petit lavabo.
   Ce lavabo comportait deux sièges de WC et deux robinets pour un effectif de 17 à 23 hommes. Nous ne disposions que de deux minutes pour faire notre toilette. Il fallut nous numéroter afin que chacun puisse tous les quatre ou cinq jours soulager ses intestins atteints de dysenterie. Puis c'était le retour à la cellule avec le même cérémonial frappant qu'à l'aller. De temps en temps, deux ou trois SS ouvraient une cellule au hasard et faisaient sortir un quelconque des détenus pour lui administrer 25 coups, uniquement pour s'amuser. L'odeur nauséabonde qui s'échappait de notre tas grouillant de corps malpropres incommodait parfois ces Messieurs. On nous faisait alors aligner dans le couloir pour une inspection des pantalons et on entendait cette réflexion. « Toi, tu seras à la diète pendant quatre jours, comme cela tu n'auras pas.. d'ennuis… ». Un de mes compagnons de cellule, au retour d'un interrogatoire où il fut frappé sauvagement, délirait sous l'atteinte d'une forte fièvre. Le SS de surveillance dans le couloir ouvrit la cellule et demanda qui avait causé. Je lui répondis qu'il s'agissait d'un malade. Un regard féroce accompagna cette remarque : « Si j'entends encore la moindre chose, je le guérirai à ma façon… ». La cellule à peine refermée, le malade reparla ; quelques instants après, le SS ouvrit brusquement la porte et, d'un coup de barre de fer, fendit la tête au malheureux. Le cadavre resta sous nous durant trois jours.
   Au cours de ces cinq mois, nous subîmes des tortures de tous genres. Il y eut plus de 280 pendaisons. Les survivants étaient dans la continuelle appréhension d'être pris à leur tour. Nous avons vécu dans une atmosphère de cauchemars et d'angoisses impossibles à décrire.
   Le 9 mars 1945, les SS avaient groupé dans une cellule une vingtaine de Russes destinés à être pendus le lendemain. Se sachant condamnés, ces détenus tentèrent une dernière chance de salut. Vers 19 heures, les SS allaient prendre leur repas et un seul d'entre eux restait de garde dans le couloir du Bunker. Les détenus avaient réussi à démonter la planche destinée à servir de lit mais toujours relevée contre le mur par suite du manque de place.
Ils frappèrent à la porte de la cellule comme s'il s'y passait quelque chose de spécial.
   Le SS vint ouvrir et fut assommé d'un coup de planche ; malheureusement, il eut encore la force de tirer quelques coups de revolver qui donnèrent l'alerte.
Les SS accoururent et tuèrent les détenus, sauf les cinq ou six seulement qui s'étaient échappés du couloir.
   Une chasse à l'homme commença dans le camp. Un seul ne fut jamais retrouvé. Au fur et à mesure que les fugitifs étaient ramenés au Bunker, les SS les assommaient à coups de matraque dans le couloir.
   Vers 22 heures, les SS accompagnés de leurs chiens entrèrent dans toutes les cellules et nous firent sortir en nous frappant de la façon la plus bestiale.
Ils firent déchausser tout le monde, prirent les chaussures et les couvertures, démontèrent la planche servant de lit, puis nous firent rentrer dans nos cellules à coups de cravache. Bientôt après, les SS réapparaissaient sous la conduite du SD Sanders, afin de choisir des otages.
   Treize détenus furent pris dans ma cellule ; j'étais du nombre. On nous mit dans la bouche un morceau de bois lié très fort sur la nuque par un fil de fer. Nous étions placés par rangs de cinq et j'étais au troisième rang.
   Au moment de passer à la potence, comme c'était uniquement une révolte russe, je fis signe que je voulais causer. Je fus aperçu par Sanders qui avait mené les interrogatoires du Bunker. Il me fit sortir du rang en hurlant : « Mais ce cochon n'a pas encore causé, il parlera d'abord et, ensuite, on le pendra ».
   Je ne dus la vie qu'à un réflexe in extremis, mais, hélas, à ma place, le SS qui me reconduisit en cellule prit le premier Russe qui lui tomba sous la main.
Plus que jamais, le régime de terreur régna dans la prison, de ce jour jusqu'au 20 mars, date des dernières pendaisons russes.
   Le SS Sanders tint parole, il voulut me faire parler et c'est ainsi que je passai la nuit du 10 au 11 mars tantôt sous les coups, tantôt sous la douche.
Malgré tout, j'eus le courage, grâce à Dieu, de ne point parler. Mon devoir était de ne compromettre personne.
   Heureusement pour moi, l'avnce des Américains fut rapide et j'échappai à d'autres interrogatoires d'où je ne serais probablement pas sorti vivant.


Évacuation à Bergen-Belsen

   Nous ne savions pour ainsi dire rien de ce qui se passait.
   La veille de Pâques, il y eut à Nordhausen, à 7 kilomètres du camp, un terrible bombardement. Le 2 avril au matin, nous voyons avec surprise par notre petite lucarne les SS démonter la potence et en jeter les morceaux à droite et à gauche. Ils détruisaient les témoignages de leur cruauté.
   Vers midi, nos cellules s'ouvrent brusquement et on nous jette à chacun une boîte de conserves et une boule de pain. Ignorant tout des événements en cours, cette générosité subite nous laissa quelque peu ahuris. Toutefois, dans la soirée du 3 au 4 avril, nous devions avoir encore un moment de frayeur en voyant abattre dans la cour de la prison une dizaine d'Allemands détenus politiques.
   Alignés sur un rang, ils eurent l'honneur de causer avec le chef du camp qui, aimablement, leur offrit une cigarette, puis vint l'ordre bref de se mettre à genoux et rapidement, d'un coup de revolver dans la nuque, les détenus anti-nazis furent tués.
   Le 4 au matin, les cellules s'ouvrent au cri désormais bien connu des Français : « Raus, Raus », mais nous n'étions pas sans appréhension. Qu'allions-nous devenir ? On nous jette à chacun une paire de chaussures au hasard, sans tenir compte des pointures, de sorte que plusieurs détenus marchèrent pieds nus. En arrivant au camp, nous nous apercevons qu'on évacue. On nous dirige vers la gare où nous trouvons 7 à 8 000 camarades prêts à être embarqués. La veille, un contingent équivalent était déjà parti.
   Nous étions 100 à 150 par wagon de marchandises découvert. Nous ne manquions point d'air, mais, par contre, nous étions exposés à la pluie et au froid. Plusieurs camarades des wagons voisins me firent signe et profitèrent des rares arrêts où l'on pouvait descendre pour venir me voir. Tous me dirent combien ils avaient été inquiets sur mon sort pendant ces cinq mois de cellule.
Certains ne me reconnaissaient pas, tant les souffrances physiques et morales m'avaient ravagé.
   Durant six jours et six nuits, nous avancions, puis reculions, tantôt en direction de Hanovre, tantôt en direction de Hambourg ; voyage angoissant et pénible.
   Nous étions surtout tenaillés par la faim, car nous n'avions plus rien touché, depuis la généreuse distribution en cellule.
   Puis, vint la fatigue, car nous étions trop serrés pour pouvoir nous asseoir. Hélas, de nombreux camarades succombèrent. À peine morts, ils étaient dépouillés par les survivants qui cherchaient à se garantir du froid. La mort était devenue pour nous une chose si naturelle qu'on s'asseyait ou se couchait sur les cadavres, sans le moindre égard.
   Trois fois durant ces six jours, les SS nous firent creuser des fosses en bordure de la voie. Des centaines de morts y furent enterrés et la terre étrangère recouvre ces tombes collectives sans que la moindre croix ou le moindre symbole en marque l'emplacement.
   Enfin, on nous débarque, après six jours, à Celle, à une dizaine de kilomètres du camp de Bergen-Belsen.
   La plupart des détenus étaient usés, à bout de force. Les pauvres malheureux qui ne pouvaient plus marcher étaient jetés dans les fossés le long de la route et achevés par les SS.
   J'étais, moi-même exténué par cinq mois de Bunker, je ne pouvais plus marcher et je ne fus sauvé que par le dévouement de camarades qui m'entraînèrent, notamment Paul Chandon-Moët qui me porta littéralement.
   Le camp de Bergen-Belsen est tristement célèbre. Il faudrait créer un langage plus puissant que le nôtre pour décrire en traits de feu et de sang l'horreur d'un tel charnier.
   Le camp de Belsen était à ce moment surpeuplé par plus de 51 000 détenus hommes et femmes. Le typhus y régnait et une moyenne de 500 personnes y mouraient chaque jour. Il y avait au moins 7 000 cadavres épars dans le camp.
   La plupart des détenus fuyaient les baraques contaminées et logeaient sous des tentes qu'ils purent monter dès le départ des SS. Les 1 700 Français, venant de Dora et Ellrich survivants du convoi, eurent la chance d'être mis dans la partie du camp de Bergen non contaminée par le typhus.


Libération

   Les 12 et 13 avril, le bruit du canon se rapproche. Déjà, les SS fuient les uns après les autres, des fusées éclatent dans la nuit... des incendies s'allument.    Tout cela est de bon augure, mais nous ne savons rien de précis.
   Le 15 avril, vers 14 heures 30, nous entendons tout à coup des ronflements de moteurs. Des chars, des autos blindées, pénètrent dans le camp. C'étaient les Anglais, l'Armée de la Délivrance... Ce fut un indescriptible délire joyeux de milliers d'hommes qui tous revenaient des frontières de la Mort et qui, maintenant, se sentaient libres.
   J'étais à ce point malade, brisé, fatigué, que je puis à peine me traîner à la fenêtre de la pièce où mes camarades m'avaient déposé.
   Je vis passer nos Libérateurs, et j'éprouvai, moi aussi, cet ardent et vibrant bonheur que clamaient toutes les poitrines : « LIBRES ! LIBRES ! ».
   Les couleurs françaises, sorties on ne sait d'où, flottaient déjà sur différents Blocks avec les couleurs belges et russes. Les SS furent arrêtés dans les bois avoisinants où ils s'étaient réfugiés, entre autre le médecin SS du camp de Dora, lequel, pour avoir la vie sauve, promit au Commandant anglais de lui remettre un document dont nous eûmes connaissance plus tard.
   Ce document, signé par Himmler, était ainsi conçu : « La remise du camp n'entre pas en ligne de compte, il doit être évacué de suite et aucun prisonnier ne doit tomber vivant aux mains de l'ennemi. Si le temps le permet, détruire tout dans le tunnel, mais à la seule condition que tous les cadavres disparaissent, sinon évacuer sur Hanovre ou Hambourg, où tout est prévu pour la destruction. Si trop tard, évacuer sur Belsen et les supprimer par empoisonnement ».
   En effet, le pain destiné à ce crime monstrueux était prêt dès notre arrivée. Le fait fut confirmé par le Lagerarzt ( médecin du camp ) au Commandant anglais. Les tommies nous comblèrent de gentillesse et de vivres, ce qui fit encore la perte de beaucoup d'entre nous. Nous étions affamés, à bout de forces ; le Commandant crut bon de nous donner à manger plusieurs fois par jour, et de nombreux camarades furent victimes de la dysenterie, conséquence de ce trop subit changement de régime.
   Je quittai cette Allemagne maudite, le cœur serré à la pensée des nombreux Français qui y sont morts.
   Je partis avec le dernier transport de Bergen dans un convoi de malades. Les Anglais firent leur possible pour nous permettre ce voyage dans les meilleures conditions.
   Ils mirent à notre disposition des voitures sanitaires jusqu'en Hollande, et ensuite un train sanitaire de haut luxe. Sur les 180 malades graves que nous étions, 17 seulement arrivèrent à destination, à Roubaix, le 1er mai. Les autres étaient décédés ou avaient dû être hospitalisés en cours de route.
   Je n'oublierai jamais la réception qui nous fut faite en gare de Roubaix. Rien n'avait été négligé.
   C'était enfin la France, la douce France qui nous accueillait. En gare d'Épernay, ce fut également un accueil des plus enthousiastes, de mes confrères, de mes élèves, de mes amis.
   Je fus particulièrement heureux de retrouver M. Pierre Servagnat qui, à Épernay et dans la Région, fut le premier artisan, la cheville ouvrière de la Résistance. Très activement recherché par la Gestapo, il sut toujours s'échapper et parfois de justesse.
   Une ombre à notre rencontre, l'absence de sa chère compagne prise en otage lors de la fuite de son mari qu'elle avait tant secondé dans son œuvre de Résistance, et déportée au Camp de Ravensbrück en compagnie de Mlle Denise Carroy et de Mme Joly, où elles subirent toutes les tortures inventées par les brutes nazies, car il n'y avait pour ainsi dire pas de différence de traitement entre les camps de femmes et d'hommes.
   Quelques mois se sont écoulés, et parmi les souvenirs de ce que j'ai vu et vécu durant mes 16 mois de captivité, le plus précis, et aussi le plus réconfortant, est celui de l'attitude des détenus français devant les boches : leur fierté irréductible, le triomphe tranquille de l'esprit de justice sur la force brutale.
   Je pense à tous nos morts qui n'ont jamais laissé percer ni un mot d'amertume, ni un regret pour l'action patriotique qui leur avait coûté si cher.
   Pensons à eux et inspirons-nous de leur sacrifice. C'est à nous les survivants qu'il incombe de continuer leur tâche, dans le même esprit et avec la même fermeté. Il faut refaire la nouvelle France... et empêcher l'Allemagne de réaliser par la violence son éternel rêve de domination.
   Il ne convient pas à un religieux de parler de haine, mais il a le droit et ici, le devoir, de parler de justice. Pardonner à ses propres bourreaux, c'est atteindre une suprême grandeur, mais peut-on pardonner aux bourreaux des milliers de camarades restés là-bas, sans renier cette justice elle-même ?

Français, soyez vigilants et n'oubliez jamais !


Le Square Frère Birin à Épernay en 2006

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