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Yvonne Châtelain
déportée à Ravensbrück
Kommando d'Holleischen
( 1926-2014 )

   Le 26 avril 2014, au cours de la Veillée du souvenir de la Déportation à laquelle elle tenait à participer chaque années, Yvonne CHÂTELAIN a été terrassée par un malaise sans pouvoir être ranimée.

   Jusqu'à son décès brutal, Yvonne n'a cessé de témoigner auprès de futurs enseignants en formation, et auprès de collégiens et de lycéens dans le cadre de la préparation au Concours national de la Résistance et de la Déportation. Elle était aussi très active au sein des Amis de la Fondation pour la mémoire de la Déportation et elle s'est beaucoup impliquée dans l'opération « Résurrection », mille rosiers à Ravensbrück en 2015, lancée par l'Amicale de Ravensbrück.

Yvonne Châtelain
devant le monument aux martyrs de la Résistance et de la Déportation de Reims
lors de la Veillée du souvenir des déportés le 30 avril 2005

   En septembre 2005, Yvonne CHÂTELAIN a organisé à Reims une rencontre nationale de l'Amicale des anciennes déportées de Ravensbrück présidée par Marie-Jo CHOMBART DE LAUWE.

À Reims le 26 septembre 2005
Yvonne Châtelain et Marie-Jo Chombart de Lauwe
se recueillent devant le Monument aux Martyrs de la Résistance
et l'urne scellée à la mémoire des déportées et déportés rémois
après avoir déposé une gerbe au nom de
l'Amicale des anciennes déportées de Ravensbrück

En 2006, Yvonne entourée de ses amis de l'AFMD-51 venus fêter ses 80 ans

   En 2010, la Ville de Reims lui avait rendu hommage ainsi qu'à sa camarade de déportation Andrée PATÉ, à l'occasion de la présentation de l'exposition « Femmes en résistance ».

    Le 18 mars 2014, elle était présente aux côtés des membres de l'AFMD-51 qui fêtaient les 100 ans d' Andrée PATÉ

Le 18 mars 2014, Yvonne lit à Andrée les notes qu'elle a rédigées sur le convoi
parti de la gare de l'Est le 18 avril 1944, qui les a menées à Ravensbrück,
après un voyage éprouvant de quatre jours

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   En 1990, à l'occasion du 45e anniversaire de la libération des camps, elle avait rédigé avec sa camarade de déportation Odette MARCHELIDON un témoignage écrit présenté devant l'Amicale de Ravensbrück.


Ravensbrück-Holleischen
Témoignage
d'Yvonne CHÂTELAIN
et d'Odette MARCHELIDON
déportées à Ravensbrück
puis transférées au Kommando d'Holleischen

Témoignage présenté à l'Amicale de Ravensbrück en 1990
et mis en ligne par Jean-Pierre et Jocelyne HUSSON

Yvonne Châtelain, née Bridoux, matricule 35 324 ( à gauche )
et Odette Marchelidon, née Métais, , matricule 35 253 ( à droite )
réunies à Lyon en 1980 à l'occasion du congrès de
l'Amicale des déportées du camp de Ravensbrück

   Yvonne CHÂTELAIN, née le 3 mars 1926 à Soissons ( Aisne ) et Odette MARCHELIDON, née le 25 février 1922 à La Haye-Descartes ( Indre et Loire) ont été détenues au Fort de Romainville avant d'être déportées au camp de concentration de Ravensbrück par le transport composé de 417 femmes, parti de la Gare de de l'Est le 18 avril 1944 et arrivé à Ravensbrück le 22 avril.

Message jeté du train la conduisant à Ravensbrück
par Yvonne Bridoux en gare de Pantin...

... ramassé par un agent SNCF qui l'a fait parvenir à sa maman
en y joignant un petit mot de réconfort

   Elles ont été transférées le 4 juin 1944 dans le Kommando d'Holleischen qui dépendait du camp de concentration de Flossenbürg dans la région des Sudètes annexée par l'Allemagne nazie, où les déportées étaient contraintes au travail forcé dans une usine d'armement.
   Elles ont été libérées le 5 mai 1945 par des partisans tchèques et polonais.

L'arrivée au camp de Ravensbrück
et le transfert dans le kommando d'Holleischen

   Arrêtées en France par la Gestapo, après un temps d'internement au camp de Ravensbrück, nous sommes arrivées le 6 juin 1944 dans un petit village de la région des Sudètes annexée par l'Allemagne nazie, à 30 kilomètres de Pilsen.

   En pleine nuit, le train s'immobilise et les lourdes portes à glissières du wagon s'ouvrent.
   Nous dormions, les cris des soldats et des gardiennes SS nous tirent de ce sommeil lourd.
   Les
coups, les cris rauques nous jettent hors des wagons.
   Comptage et recomptage, nous avons l'habitude.
   Cinq par cinq la colonne est formée, nous traversons le village endormi.
   Nous empruntons un tunnel qui passe sous la voie ferrée, et nous voilà sur une route de campagne qui nous éloigne du village.
   Après trois kilomètres de
marche harassante, dans cette nuit éclairée par une lune brillante, nous arrivons à un groupe de maisons.
   Les murs de la plus importante sont surmontés de fils électrifiés.
   Un portail s'ouvre à grand bruit de serrure, nous sommes à l'intérieur du
SS Sonder Kommando d'Holleischen, nom allemand du joli village d'Holysov depuis l'annexion des Sudètes.

Le camp d'Holleischen à la sortie du village d'Holysov

    Ce kommando est une ancienne ferme aménagée à usage de camp.

Le plan de l'ancienne ferme qui avait appartenu à la famille Picman
jusqu'à l'annexion des Sudètes en 1938, et dont le grenier à blé,
la grange et l'étable ont été équipés de châlits de bois

Un des bâtiments de la ferme photographié en 1995

   Dans la vaste cour, après un nouveau pointage, on nous pousse dans un escalier étroit.
   À chaque palier, une petite fenêtre à barreaux, quelques sacs de sable qui nous serviront par la suite à frotter notre linge avec l'espoir de le laver.
   Au troisième étage, un vrai
grenier-réfectoire et sur les tables des assiettes de faïence.
   Quel miracle après
les immondes gamelles de Ravensbrück !
   Jusqu'à notre retour en France, nous évoquerons la soupe mangée en pleine nuit, une soupe épaisse, faite de soja, froide mais consistante.
   Cela ne se reproduira pas, nous reviendrons à la
soupe liquide, au pain noir pour dix, puis douze et enfin quinze.

   Après ce court répit, les cris reprennent.
   Réparties dans plusieurs dortoirs, chacune s'empare d'une paillasse, d'une couverture et d'une place dans un châlit.
   Épuisées par deux jours de voyage, le sommeil nous écrase, mais la nuit sera courte.

Document récupéré par Yvonne au bureau du Kommando le 5 mai 1945
jour de la libération du camp

   Cinq heures : sonnerie, appel. Le commandant veut nous voir toutes dans la cour. Ici, on l'appelle Edmond, surnom donné par les premières arrivées. Edmond, raide comme un automate, nous passe en revue et nous informe de la discipline du camp.
   Cette première journée, nous n'irons pas travailler.

   Depuis deux mois, un groupe de Françaises est à Holysov.
   Par elles, nous allons apprendre ce qui nous attend : travail dans une usine de guerre.
   Pour nous, femmes ayant lutté dans la Résistance, un refus instinctif nous tire des cris de révolte.
   Nous savons que ce refus est impossible, les représailles seraient terribles, nous en avons eu des preuves.
   En nous-mêmes, nous décidons de freiner le plus possible notre productivité.

   Un espoir naît : cette même nuit, les Alliés auraient débarqué sur les plages de Normandie.
   Combien de fois à Ravensbrück, avons-nous entendu ce bruit !
   Les camarades de retour de l'usine nous confirment le débarquement avec des détails convaincants, détails communiqués par des prisonniers français croisés sur la route.
   Notre coeur se gonfle de joie, les Forces Françaises Libres ont participé à cette terrible bataille.

Le travail forcé
dans le kommando 137

   Premier appel pour le départ à l'usine: 18 heures, les kommandos sont formés.
   Pour nous, ce sera le kommando 137, finition et expédition d'obus de DCA.
   Encadrée par un détachement de SS, fusil sous le bras, baïonnette au canon, la colonne franchit le lourd portail.
   Nous allons faire connaissance avec l'extérieur du camp.

Le village d'Holysov aujourd'hui avec l'usine toujours en activité
et la ferme qui avait été transformée en camp-kommando par les nazis

   À droite, la route mène au village. Nous, nous tournerons à gauche, et nous voici en pleine campagne, très verte et fraîche en ce jour de juin. Les quelques semaines passées à Ravensbrück nous ont laissé une impression si pénible que cette campagne si pimpante et l'annonce du débarquement nous redonnent un immense courage, mais nous savons bien que nos épreuves ne sont pas terminées.

   Longue montée dans la forêt de pin, réflexions entendues :«  l'air doit être bon ici, nous aurons toujours cette vue sur le village à notre retour du travail, quel ciel nous allons découvrir ».
   Nous empruntons une large route qui nous conduit au
kommando 137, bâtiments peints en vert, camouflage de feuillages et miradors. Les portes refermées, trois hommes nous inspectent. Nous sommes toutes très jeunes dans ce groupe, la répartition est faite en fonction de la taille, des forces présumées, tout cela en vue d'un meilleur rendement. Une impression d'être du bétail nous saisit
.

   Nous voilà pour douze heures enchaînées à ce travail épuisant.
   
Une semaine de nuit, une semaine de jour, six jours par semaine, nous serons les unes aux machines, les autres à transporter des caisses de munitions d'un atelier à un autre.
   
Les semaines de nuit sont les plus éprouvantes ; nous rentrons au camp au petit matin. Les corvées nous attendent, deux petites heures de repos, et c'est l'appel pour la soupe, nous avons eu juste le temps de nous assoupir.
   L'après-midi, si le dortoir n'est pas trop bruyant, nous dormons jusqu'à l'appel de 17 heures pour être à l'usine à 19 heures.
   
Beaucoup de camarades s'évanouissent, les jambes enflent, le moral est plutôt bas.
   Il faut réagir :
malgré notre épuisement, nous allons organiser une chorale, sous la direction de notre amie Thérèse, professeur de chant ; nous nous retrouverons le plus souvent possible dans un coin des lavabos pour chanter en chœur.

   Ce rythme infernal ne s'arrêtera que quelques semaines avant notre libération.
   Les dernières semaines seront occupées au déblaiement de l'usine du village qui a subi de très graves bombardements.
   Entre-temps, plusieurs d'entre nous formeront une colonne de travail en forêt.

La solidarité partagée
avec les camarades tchèques

   C'est dans cet atelier que nous avons notre premier contact avec les Tchèques requis pour travailler eux aussi pour « la grande Allemagne ». Rougena, une jolie petite brune, est responsable du bon fonctionnement des presses. Petits sourires timides de part et d'autre. Il faut se méfier, car dans l'atelier il y a aussi de jeunes Allemandes qui nous semblent très méprisantes et arrogantes.
   Par la suite,
Rougena et sa camarade Libuse nous aideront dans la mesure de leurs faibles moyens. Leurs huit heures de travail terminées, plus d'une fois elles laisseront un morceau de pain. Rougena se procurera à notre demande, auprès des prisonniers français, un crayon, des aiguilles, quelques brins de fil et une paire de ciseaux, trésors inestimables pour nous.
   Nos remerciements seront toujours très discrets, nous craignons de leur attirer des ennuis.
Nous savons que les punitions tombent sur ces jeunes filles tchèques. Un exemple : un samedi soir à 18 heures 45, Herr Doktor Back, imperméable mastic, chapeau tyrolien, sentant la Gestapo à plein nez, flanqué de trois acolytes, inspecte le bâtiment. Libuse, qui a la permission d'aller passer 24 heures dans sa famille, est habillée, prête à partir pour ne pas manquer son train. Le Doktor Back fait irruption dans l'atelier en poussant des cris et la retiendra jusqu'à l'heure du départ de son train.

   Dans l'atelier voisin, un jeune requis civil tchèque, Milo, transmet les nouvelles de la radio et donne régulièrement à un camarade un journal qui est traduit et commenté par deux amies parlant l'allemand. Partout dans les différents kommandos, il y a des gestes de solidarité qui nous soutiennent discrètement, plus par leur valeur morale que par l'aide matérielle qu'ils nous apportent.

   Au printemps, une épidémie de scarlatine se déclare. L'infirmerie est si petite que le commandant prend la décision d'évacuer les malades sur l'hôpital de Pilsen. Les malades sont hospitalisées dans une salle spéciale, mais il y a des civils tout près qui reçoivent la visite de leurs familles. Aussitôt, une chaîne de solidarité s'organise, et tout ce que ces familles apportent, petits pains, margarine, sucre, se retrouve par miracle dans la salle des Françaises.
   À leur retour, nos camarades nous parlent avec tant d'émotion des soins et gentillesses rencontrés auprès des religieuses que nous espérons toutes attraper la scarlatine pour nous sortir, pendant quelques semaines, de notre triste camp.

Le 14 juillet 1944

   14 juillet 1944 : jour de fête nationale.
   Appel à 6 heures. Immobilité parfaite. Passé le portail,
d'un même geste, nous accrochons à notre veste une cocarde bleu, blanc, rouge. Depuis plusieurs jours, tout était prêt. Avec du papier et du carton pris à la fabrique, peint par nos camarades de l'atelier de peinture, nous avons confectionné ces cocardes. Défilé impeccable, nous marchons au pas, en silence.
  
Stupeur de nos gardiens et gardiennes !

   Nous avons décidé que tous les ateliers arrêteraient le travail à 9 heures. Les yeux fixés sur la pendule, nous travaillons. À 9 heures, coeur battant, nous nous levons et les machines stoppent. La Marseillaise éclate, nous ne chanterons pas longtemps : les coups pleuvent, nous reprenons notre travail en silence, heureuses de l'exploit accompli.
   Contre toute attente, il n'y aura pas de représailles, notre camarade-interprète ayant convaincu le commandant du camp qu'en ce jour de fête nationale, nous ne pouvions pas faire moins que de saluer notre patrie.

Le rude hiver 1944-1945

   Au mois d'octobre, la percée d'une route dans la forêt étant indispensable, une colonne de terrassement est créée. Les sous-bois nous semblent splendides. Quelles odeurs et quelles couleurs ! L'air est vif, nous sommes loin de l'atelier et de ce travail humiliant pour nous. Quel pays magnifique ! Après la guerre,... plus tard, ... si,... Que d'espoirs incontrôlés !

   L'hiver arrive très tôt dans les Sudètes. Le ciel bleu annonce le froid. Vers Noël, il fera - 32°. À l'aide de chiffons et de papier, nous luttons contre un ennemi sans pitié. L'hiver est long et éprouvant pour toutes.
   Au début, nous étions désignées pour trois semaines, à tour de rôle, pour ce travail en forêt. Sur 80 femmes du kommando, presque toutes sont là depuis quatorze semaines. Nous avons été oubliées, mais nous ne nous plaignons pas : pendant ce temps, pour nous, pas une minute pour l'effort de guerre de nos ennemis, sommeil de nuit respecté. Nous sommes gagnantes malgré le froid et la neige.
   Seulement vêtues d'une culotte, d'une robe et d'une veste, avec aux pieds des galoches et quelquefois des bas de « laine » qui raccourcissent au fur et à mesure de leur usure, nous avons l'impression que ce travail sur la route nous aura sauvé la vie.
   Les liens entre nous se sont resserrés, nous avons gagné en amitié et en solidarité.

Le 3 mars 1945, ses camarades issues comme elle du scoutisme,
ont offert à Yvonne pour ses 19 ans ce dessin avec des fleurs

   Avril amène un froid humide. La bataille se rapproche, nous sentons la liberté près de nous. Quel prix aurons-nous à payer ? Les paroles d'une gardienne nous reviennent en mémoire : « Si l'Allemagne est vaincue, les SS feront sauter les blocks avant la libération. Ils ont juré que vous ne serez jamais libérées ».

Le 9 avril 1945, trois déportées françaises accusées de sabotage
Noemi Suchet, Hélène Ligniers et Simone-Michel-Levy
sont transférées au camp de Flossenbürg pour y être pendues

Les bombardements alliés

   Le village n'a plus de toits. La grande usine du village ne peut plus fournir le nécessaire au travail des kommandos de la forêt. Un train de munitions immobilisé à cent mètres du camp a sauté. Tout a volé en éclats, puis est retombé sur le camp. La toiture est réduite à un treillis de poutrelles. Les débris de ciment et briques couvrent le sol. Il n'y a plus d'électricité, plus d'eau, plus de ravitaillement. Toute activité a cessé.
   Tous les jours, les avions envahissent le ciel, l'usine principale est soumise aux plus durs bombardements.

Le camp de Holleischen après le bombardement d'avril 1945

    Notre nouveau travail consiste au déblaiement de l'usine.
    Là encore, nous avons quelques rencontres furtives avec les Tchèques et les prisonniers de guerre.
   
Les nouvelles sont bonnes : les Américains sont à quelques kilomètres du village. Notre joie est assombrie par la menace qui pèse sur nous. Les derniers jours sont lourds de brimades, de fouilles et de menaces diverses : allons-nous mourir si près de la délivrance ?

   Le 4 mai au soir, les Russes et les Polonaises que nous avons côtoyées pendant toute cette année semblent très énervées : auraient-elles des précisions sur ce qui se passe... ?

   Le matin du 5 mai, impossible de sortir du camp. Le bombardement nous isole du village, nous n'irons pas travailler. Entre 11 heures et midi, les SS se préparent à fuir. La peur se répand dans les blocks : vont-ils mettre leur menace à exécution ?

   À quelques kilomètres dans les bois qui couvrent la montagne, la bataille gronde, ça crépite au milieu des branches cassées. Le feu roulant des armes parvient jusqu'à nous. La délivrance ne peut pas être pour nous, cadenassées dans nos blocks ! Tout à coup, à travers les fenêtres grillagées, nous voyons, à deux cents mètres, des hommes en armes. Est-ce possible ? Nous avons tant attendu ! Du bruit, des coups de feu qui se rapprochent...

La libération du camp

   Ces hommes en armes, vêtus de kaki, avec un brassard blanc et rouge, sont des partisans tchèques et polonais. Ils surgissent hors des fourrés, dévalant la route pour se glisser le long du camp et se ruer contre la porte, « interminable minute où vacille l'infini ».
   Quelques-uns escaladent les murs. Ils sont de tous les côtés à la fois, au poste de garde, aux bureaux, à la cantine des SS. Fumée de coups de feu et de mitraillettes. Dans un coin, un soldat de la garnison gît sur le sol.

   Surpris, désarmés, stupides devant la révélation de leur lâcheté, les Allemands du poste de garde lèvent les bras.
   Le commandant se rend ainsi que la gardienne-chef.
   La garnison allemande est regroupée dans un coin de la cour.
   Les Tchèques font descendre les Aufsehrinen [ gardiennes ] de leur bâtiments, tremblantes, les mains en l'air, troupe veule qui ne sait pas se hisser à la hauteur de la défaite.
   Notre colère est si forte qu'il faut toute la fermeté des partisans pour les soustraire à nos coups.
   Alors, le portail s'ouvre, notre captivité s'achève, la leur commence...

   Par ce coup de main audacieux des partisans tchèques et polonais, nous voilà libres, alors que notre camp, miné, devait sauter dans la nuit. Nous venons de vivre notre heure de chance. Quatre camarades prennent la direction et essaient d'établir des contacts avec les autorités.

   Les partisans, nos libérateurs, craignant un retour possible des troupes SS, repartent dans la montagne en emmenant la garnison allemande du SonderKommando. Le temps presse. D'autres camps, d'autres prisons, d'autres bourgades tchèques restent à délivrer.
   Nous voilà libres, mais seules, sans protection.

L'attente du rapatriement

   Dans l'après-midi, une délégation de prisonniers français venus d'Holleischen, essaie d'organiser notre camp.
   Dans le ciel brusquement printanier, nous avons hissé les couleurs et chanté La Marseillaise.
   
L'émotion est grande parmi toutes les prisonnières.

La joie de pouvoir franchir librement le portail du camp
s'exprime sur le visage de Djénane Gourdji
sœur de France Gourdji ( Françoise Giroud )

 Jackie Marnée ( à gauche ) et Renée Braun ( à droite )

   Des Tchèques nous apportent du beurre, des bidons de lait, du sucre et du pain. Nous étions sans ravitaillement depuis quarante-huit heures, brusquement avec cette abondance, notre faim vieille de plusieurs mois, cède.
   Nous regagnons le block. Le crépuscule tombe. Nous allons passer notre première nuit de femmes « libres », peut-être secouée de cauchemar, mais demain matin l'appel ne retentira pas.
   Pour nous, la guerre est finie. Soupirs de joie et de tristesse, déchirement pour ceux qui sont morts, qui ne renaîtront pas à la liberté, qui ne verront jamais la magnificence des monts couverts de sapins.

   Le 6 mai, nous décidons d'aller au village. De chaque côté de la route, des traces de bombardement. Sillonnant les rues, des camions de partisans tchèques, toujours bienveillants, qui nous saluent. Nous contournons la ville pour gagner le moulin. Derrière une grange attenante au moulin, une paysanne casse du bois, elle nous reconnaît, nous invite dans sa maison. Fatiguées, nous nous asseyons. Elle sort d'un placard du rôti de veau et des pois cassés. Un homme entre, nous questionne, et des répliques mimées s'échangent entre eux et nous. Ils détestaient les SS, les SA et les SD, sections spéciales de police allemande.

   Nous reprenons la route du camp. Le moulin rythme nos pas du bruit de ses palettes. À travers tout ce calme, une impitoyable tristesse métaphysique s'infiltre.

   Dans les jours qui suivent, nous apprenons que les Aufsehrin emmenées comme prisonnières sont dans la ferme d'un collaborateur, réquisitionnée à usage de prison. Dans cette bourgade, à quatre kilomètres d'Holleischen, les maisons sont crépies de chaux, les pins balancent leurs branches ornées de rubans aux couleurs tchèques. Des Tchèques et des Polonais évoluent à cheval. Des partisans tchèques vont et viennent entre la ferme-prison où sont les SS et le bâtiment servant de bureau, battant pavillons tchèque et polonais.

   Derrière une grille, les bourreaux dégradés n'osent pas lever les yeux vers nous et piteusement, baissent leurs crânes rasés. Deux Tchèques font sortir les Aufsehrin, les mettent en rang et nous demandent de reconnaître celles qui étaient particulièrement sadiques. Certaines ne peuvent se retenir d'intervenir près de celles qui avaient bastonné nos petites camarades, accusées de sabotage, avant de les faire envoyer à Flossenbürg pour être pendues. Le commandant nous reçoit et nous promet de nous convoquer pour le procès qui aura lieu dans quelques jours. Nous serons témoins.

   Sur le chemin du retour, nous nous traînons, ayant trop présumé de nos forces. Dans les blés, une bombe perdue avait creusé un entonnoir la semaine précédente.

   Notre sortie du lendemain nous conduit à la Metalwerke, usine de fonderie d'obus. Près des hauts fourneaux, là où se tenait l'ancienne cantine des ouvriers allemands, les prisonniers français ont installé un réfectoire.

   Dehors, à l'entrée des cuisines de la fonderie, des Meister [ contremaîtres ] et des directeurs d'usines coltinent des sacs de farine et des caisses de conserves camouflés chez eux. Les Tchèques les obligent à tout apporter à la cantine. Quand ils sont bousculés, quand un coup de poing s'abat sur les épaules de l'ingénieur du bâtiment 131, homme chafouin au regard jaune, quand le Meister geint et que ses yeux affolés cherchent nos regards, ils ne rencontrent aucune pitié, ils suent de peur. Où sont les polytechniciens sortis de l'École de Berlin ou de Breslau ? Nous regardons, sans rien dire, puis nous repartons vers le camp.

   Il y a encore des Allemands dans la forêt. Nous sommes seules au camp, sans gardes. Sur nous pèse toujours la menace des SS. Heureusement, la Military Police américaine prend en charge la sécurité. Un médecin-major américain est venu examiner les détenues malades. L'infirmerie est bondée, le dévouement de nos camarades médecins ou infirmières est presque inopérant, faute de médicaments. L'aide américaine est la bienvenue.

   Déjà une semaine de liberté. Nous connaissons bien maintenant les petits chemins entourant le camp. Pour tromper notre attente du retour, nous allons très souvent au village.

   Au Gasthaus [ auberge ] d'Holleischen où, désœuvrées, nous ne savons que faire, nous rencontrons des partisans tchèques qui nous invitent à déjeuner. Ils venaient de passer une nuit de patrouille dans les bois, nous sommes fières d'être en leur compagnie.

L'adieu aux camarades tchèques

   Nos jeunes camarades organisent un petit spectacle en l'honneur de nos libérateurs. Les danses folkloriques se succèdent. Toutes les provinces françaises sont représentées. La chorale, qui nous a été d'un si grand secours moral, est mise à profit. Le clou de cette fête est l'entrée d'une Marianne, symbole de la République, brandissant un drapeau et portée sur les épaules de quatre prisonniers français.

Marianne, symbole de la République, portée par quatre prisonniers français

   La fraternité, l'émotion nous englobent tous dans une même ferveur. Une vibrante Marseillaise éclate. Au premier rang se tiennent nos amis tchèques et polonais ainsi que quelques représentants des autorités américaines. Cette journée fertile en émotion se terminera par un dîner offert au village à toutes les jeunes chaperonnées par une amie polonaise.

Le 13 mai 1945
Avec toute leur reconnaissance à leurs libérateurs

   Un après-midi, en rentrant au camp, nous trouvons une mission française. Nous avons quelques renseignements sur la France : les événements, le gouvernement actuel, le châtiment des traîtres, les préparatifs de notre retour...
   Demain matin l'appel retentira pour la dernière fois, les camions seront là,
nous partirons pour la France.

   Qui au monde pourrait expliquer l'angoisse qui s'abat sur nous à cet instant, trop de nos amies sont restées en chemin.
   Dans nos coeurs restera le souvenir de ce printemps tchèque qui s'épanouit dans toute sa beauté.

    Nous reviendrons !

Ne pas oublier

   En 2005, à l'occasion du 60e anniversaire de la libération du Kommando d'Holleischen, une stèle a été inaugurée en présence d'une délégation d'anciennes déportées françaises. Cette stèle remplace désormais la plaque commémorative initialement scellée sur le mur de la ferme qui avait été transformée en camp par les nazis, le propriétaire de la ferme redevenue privée ayant entrepris des travaux qui avaient entraîné sa dépose.

De gauche à droite :
Geneviève Mathieu, Yvonne Châtelain et Marie-Thérèse Fainstein

Sur ces lieux, au cours de la Seconde Guerre mondiale,
se trouvait un camp de concentration pour hommes et femmes
de nationalité russe, polonaise, hollandaise, italienne et française

Stèle érigée sur la cheminée de l'usine dans le village d'Holysov
à la mémoire des prisonniers italiens exécutés en avril 1945

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