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Notice biographique d'Andrée et René PATÉ
( Jocelyne et Jean-Pierre Husson, La Résistance dans la Marne,
dévédérom, AERI-Fondation de la Résistance et CRDP de Reims, 2013)
René PATÉ est né le 27 juillet 1908 à Matton-et-Clémency (Ardennes), Andrée GANDON son épouse le 15 mars 1914 à Saint-Florentin (Yonne).
Parents d’une petite-fille, Maryse, née en 1937, les époux PATÉ résident à Reims où René est couvreur zingueur.
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René Paté |
Andrée Paté et leur fille M |
Militants communistes, ils rejoignent le Front national de lutte pour l’indépendance de la France tout comme Armande GANDON, la jeune sœur d’Andrée. Ils sont chargés du recrutement et diffusent la presse clandestine.
Armande Gandon, sœur d'Andrée Paté,
déportéee NN dans les prisons allemandes
décédée du typhus à Leignitz le 22 avril 1945
La mémoire d'Armande Gandon à Reims
Fiché comme communiste engagé, René PATÉ est arrêté à Reims par la police française le 3 juin 1941. Condamné en juillet 1941 à 5 mois de prison par le tribunal correctionnel de Reims pour « menées antinationales », il est incarcéré à Reims, avant d’être transféré à Paris à la prison de la Santé.
En août 1941, il est condamné par la Section spéciale de la Cour d’Appel de Paris à 5 ans d’emprisonnement. Il est détenu à Fresnes, puis à la centrale de Melun et finalement à la prison de Châlons-sur-Marne. Transféré à Compiègne, il est déporté le 12 mai 1944 à Buchenwald (matricule 51 320). Il rentre très affaibli en France le 29 avril 1945.
Après l’arrestation de son mari, Andrée PATÉ qui est corsetière, employée à la bonneterie Mazoyer, trouve un emploi aux Verreries mécaniques de Saint-Brice. Elle continue son action dans la résistance aux côtés de Marie-Louise MONIN et d’Aline HUON qui constituent avec elle un « triangle ». Ensemble elles animent les « Comités féminins » du Front national de lutte pour l’indépendance de la France et participent à des distributions de tracts, à la rédaction de journaux clandestins, à des transports de machines à écrire et de papier, à des prises de paroles sur les marchés, à des collectes de vêtements pour les clandestins, et au recrutement de Francs-tireurs et partisans français (FTPF)..
Le 24 avril 1943, Andrée PATÉ est arrêtée à Reims sur dénonciation, internée successivement à Reims, à Laon, au camp de Compiègne et au Fort de Romainville. Elle est déportée comme résistante le 18 avril 1944 à Ravensbrück (matricule 35 265) et affectée le 4 juin 1944 au kommando de Holleischen (matricule 52 759). Elle y est libérée par des partisans polonais et tchèques le 5 mai 1945.
Elle rentre en France le 24 mai 1945 avec Renée MATHIEU, Reine MERCIER et Marie-Louise MONIN.
René PATÉ, décédé en 1978, est inhumé à Reims au Cimetière du Sud.
Andrée PATÉ a témoigné dans l’ouvrage Souvenirs de déportés rémois de leur arrestation à leur séjour dans les camps de la mort publié à Reims en 1957. Elle n’a pas cessé jusqu’à plus de 95 ans de témoigner en toutes occasions et en particulier devant les élèves de collège et de lycée,
dans le cadre de la préparation au Concours de la Résistance
et de la Déportation, devant les professeurs
stagiaires de
l'Institut universitaire de formation des maîtres de Reims, et au cours des conférences, expositions et manifestations
diverses organisées par la délégation marnaise
des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. de témoigner avec conviction devant les élèves de collège et de lycée.
Andrée PATÉ est Combattante volontaire de la Résistance, mention DIR (déporté-interné résistant).
Elle vit aujourd'hui dans la maison de retraite d'Athis près de Châlons-en-Champagne, où elle fêtera le 15 mars 2014 ses 100 ans. La délégation maanaise des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (AFMD-51) lui rendra hommage le 18 mars.
Andrée
Paté au Musée de la Reddition de Reims, le 29 avril
2000
Entourée
du colonel Louis Carrière, ancien déporté de
Mauthausen
et de de Lucien Hirth, déporté à Neuengamme,
Andrée Paté témoigne
devant les élèves
du lycée Clemenceau, de Reims le 26 février 2005
Andrée
Paté accompagnée de son arrière petit-fils Igor
à la veillée du Souvenir de la Déportation
devant le Monument aux martyrs de la Résistance de Reims
à l'occasion du 60e anniversaire de la libération
des camps
le 30 avril 2005
La
libération
du Kommando de Holleischen
Témoignage
d'Andrée Paté recueilli par Jean-Pierre Husson lors de la Conférence-débat
organisée par la délégation marnaise des
Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation
le 29 avril 2000
au Musée de la Reddition de Reims. |
Il
y a 55 ans, les portes des camps de concentration s'ouvraient ; c'est
alors que le monde horrifié découvrait ce que le régime maudit du
fascisme était capable de faire.
Pas un seul camp n'a vécu la même libération.
À Buchenwald où mon mari a été déporté,
ce sont les déportés qui ont ouvert les portes du camp, car ils étaient
puissamment organisés dans un comité international clandestin, alors
que tous les autres camps ont été libérés par les troupes alliées
et soviétiques ou par des groupes de partisans.
J'ai été déportée au camp de Ravensbrück, puis envoyée
au Kommando de Holleischen qui se trouvait à 30 kilomètres de Pilsen
en Tchécoslovaquie, et c'est un groupe de partisans polonais
et tchèques qui nous ont délivrées le 5 mai à 11 heures du matin.
Quelques jours auparavant, les Polonaises nous avaient
prévenues que des partisans étaient tout près dans la forêt.
L'organisation clandestine du camp avait pris ses
dispositions en cas d'une évacuation par la route : il avait été décidé
que la déportée qui tomberait ne serait pas aidée par ses camarades,
car quelques centaines de mètres plus loin c'étaient les trois qui
tombaient, abattues par les SS.
Le
4 mai au soir, les SS nous avaient enfermées dans les blocs.
Nous étions inquiètes, car nous savions que le camp
était miné, comme tous les camps d'ailleurs, car aucun déporté ne
devait survivre.
Nous avions veillé toute la nuit. Aussi quelle joie
quand nous avons vu que les SS des miradors étaient mitraillés et
tués, et que des hommes en tenue militaire et brassard rouge défonçaient
la porte du camp, escaladaient les murs et abattaient quelques SS
qui voulaient fuir. Ils étaient partout à la fois, et nos bourreaux
ont été pris au piège comme des rats.
Nous étions libres et nous avions la vie sauve !
Après avoir été rassemblés, tous les SS, hommes
et femmes, durent être protégés, car je crois que nous aurions pris
plaisir à les massacrer.
Mais les partisans nous ont assurées qu'ils seraient
jugés et que nous serions témoins à leur jugement.
Pour nous, c'était net, ils méritaient la peine
de mort.
Parmi les femmes SS, il y avait celles qui avaient
bastonné et envoyé au camp de Flossenbürg trois déportées, une
Française et deux Polonaises accusées de sabotage. Une presse avait
sauté.
Toutes les trois ont été pendues !
Après nous avoir libérées, les partisans sont partis
pour libérer un autre camp. Ils ont emmené avec eux les déportées
russes et polonaises. Nous étions le 5 mai, et nous sommes restées
1 500 déportées françaises, seules dans ce camp, sans protection
pendant deux jours, alors que les fascistes se trouvaient encore dans
la forêt et les Allemands à Holleischen, à quelques centaines de mètres
du camp.
Après
le départ des partisans, des prisonniers français sont venus pour
nous aider à organiser notre camp. L'émotion était grande : nous avons
chanté tous ensemble la Marseillaise !
Quelques jours après, nous avons vu les Américains.
Nous
avions beaucoup de camarades malades. La dysenterie se propageait
rapidement et nous n'avions pas de médicaments ! La première visite
d'une mission française fut longue à venir. Le docteur qui l'accompagnait
avait comme médicament une petite fiole d'élixir contre la dysenterie.
Une goutte d'eau pour le nombre de malades. Cette mission a rapatrié
les déportées les plus malades.
Lors de leur deuxième visite, quelques jours après,
même petite fiole de médicaments et rapatriement encore de quelques
déportées, parmi lesquelles Madame Laurency dont le mari avait été
gouverneur du Tchad. Mais celle-ci a refusé de partir et a donné comme
message à son mari, qu'elle ne partirait qu'avec toutes les Françaises,
ses camarades de combat.
Mais
le temps passait, le nombre de malades augmentait. Enfin un jour,
nous avons vu arriver des camions américains non bâchés qui nous ont
amenées à une vitesse effarante jusqu'à Wisbourg, ville détruite
aux trois quarts.
Alors sur une grande place, il y avait un grand
nombre de déportés, des hommes, des femmes, squelettes en habits rayés.
Et là tout le monde a dû se déshabiller et passer nu devant une machine
qui nous aspergeait de poudre désinfectante.
Après une nuit passée dans un des rares bâtiments
encore debout, au matin nous avons retrouvé, pour nous rapatrier,
les mêmes wagons que ceux qui nous avaient amenées en déportation.
Mais ceux-ci avaient les portes ouvertes. Nous n'avions pas de sièges
et pas de ravitaillement. Nous avons mis une journée et une nuit pour
revoir la France.
À la frontière, nous avons retrouvé notre identité
avec la carte de rapatriement qui nous a été donnée avec un peu d'argent.
Les uns avaient touché quelques vêtements, d'autres sont revenus à
la maison avec leur habit rayé plein de poux, marqué du triangle rouge
et du numéro d'immatriculation.
Ce n'est qu'arrivés à Tournes, dans les Ardennes,
que le gouvernement a quand même mis des trains de voyageurs à notre
disposition. Encore heureux c'était gratuit ! Les trains se suivaient
et il y avait de nombreux arrêts. Nous étions cinq Rémoises et nous
avions tellement peur que le train ne s'arrête pas à Reims, que nous
sommes descendues, loin de la gare et sans que cela nous semble étrange,
nous avons marché le long des voies. Ce qui prouve que nous n'étions
pas tout à fait dans notre état normal !
Arrivées en gare de Reims, il y avait un petit
comité d'accueil. C'était le matin, très tôt. Une de nos camarades
apprenant la mort de son mari, fusillé le 6 juin 1944, a fait un grave
malaise. Pas de docteur, pas d'ambulance. C'est moi-même qui ai dû
la raccompagner chez elle en voiture et attendre que les voisins appellent
un docteur. Alors j'ai pu rentrer chez moi, retrouver ma gosse que
j'avais abandonnée pendant deux longues années, et mon mari de retour
de Buchenwald dans un état de santé lamentable.
Nous n'avions pas d'argent, bien sûr, si ce
n'est une petite pension que touchait ma mère qui vivait avec nous.
Mon mari qui avait été arrêté le 3 juin 1941 était
très malade. Il n'a pu reprendre son travail que deux ans après. Quant
à moi, je suis rentrée comme femme de service dans les écoles.
Il
faut dire la vérité, le gouvernement n'avait rien prévu pour le retour
des déportés.
Nous avons dû payer nos soins, chercher du travail.
Nous avons dû nous battre pour faire valoir nos
droits, avoir les soins gratuits, nous battre pour avoir des pensions,
pour nous permettre d'améliorer notre vie.
Ce même gouvernement a établi deux catégories de
déportés :
- les résistants qui avaient leur titre, les
soins gratuits et des pensions correctes,
- et les politiques qui n'avaient droit à rien
d'autre qu'une minable pension. Le plus terrible fut que les résistants
arrêtés avant 1942 ont été considérés comme politiques.
Les organisations de déportés se sont battues pendant
plus de dix ans pour que les pensions et soins gratuits soient les
mêmes pour tous.
Le malheur est que beaucoup sont morts pendant cette
période, faute des soins nécessaires à leur santé.
Le peu de survivants qui restent continueront de
se battre, de témoigner, de crier bien haut ce qu'est le régime maudit
du fascisme.
Le ventre de la bête immonde est encore fécond.
Vous les jeunes soyez vigilants pour qu'il n'y ait
plus jamais de Treblinka, de Buchenwald, de Ravensbrück [...]
Plus
jamais ça !
Jeanne-Andrée PATÉ
Plus jamais ça !
Éditions « Les lendemains qui chantent », sans date
J'ai écrit l'histoire de ma vie parce que je voulais
que nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants
sachent que leur grand-père et leur grand-mère, leur tante Armande
ont fait partie de ces hommes et de ces femmes qui ont tant lutté,
tant souffert pour qu'un jour la paix soit à jamais victorieuse.
Un
jour la nuit
Témoignage
d'Andrée PATÉ sur sa déportation, recueilli
et mis en forme par Marine HÉRAUD, professeur de Lettres,
en formation à l'IUFM de Reims au cours de l'année
scolaire 2004-2005. |
Je
suis une battante. J'ai toujours été une battante :
c'est ce qui m'a sauvée. Je suis née en 1914, mes premières
années ont donc eu pour décor une guerre, la Grande
Guerre. Originaire de la Nièvre, de Saint Léger des
Vignes, précisément, j'ai quitté ma maison d'enfance
à l'âge de neuf ans pour aller habiter à Reims.
Là se trouvait mon oncle. C'est lui qui m'a donné le
goût de la révolte très tôt. Dès
dix-huit ans, j'ai milité activement pour le Parti communiste
français. Mon engagement précoce et mon caractère
rebelle trouvent leur source dans le spectacle perpétuel de
l'injustice. En effet, mon père a été fait prisonnier
deux ans pendant la guerre de 14-18, pour refus de guerre. C'était
un enfant de la DASS. Sans doute ai-je hérité de ses
gènes rebelles ! Mon père est mort lorsque j'avais
cinq ans. Ma sur est née le lendemain de sa mort, comme
pour montrer que finalement la vie continuait malgré tout,
malgré « l'horreur absolue ». J'ai
arrêté l'école à onze ans, après
avoir obtenu mon certificat d'études. J'étais plutôt
brillante. Ma mère travaillait alors dans une usine de confection
de casquettes, ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'à
l'époque Reims regorgeait de ces usines de confection. J'accompagnais
ma mère dans son atelier, et à dix-sept ans, je ramenais
déjà des corsets et des soutiens-gorge à la maison
pour pouvoir participer. Nous habitions à côté
de chez mon oncle, communiste tout comme sa femme. Il lisait L'Humanité.
Nous vivions médiocrement, et cette vie modeste, ainsi que
le spectacle de l'injustice et de l'exploitation au travail ont
précipité mon engagement politique, déjà
acquis par mon caractère comme je l'ai dit. Jusqu'à
mes vingt ans, mes années de travail étaient donc diverties
par de nombreuses discussions avec mon oncle ainsi que par des lectures
de journaux engagés. Aujourd'hui, je peux me vanter de posséder
ma soixante-treizième carte du Parti ! Faites le calcul, j'avais
ma première bien avant ma majorité. De nos jours, pourtant,
le Parti n'est plus ce qu'il était, il est beaucoup moins virulent
qu'à l'époque... La colère gronde toujours
en moi, je suis comme ça. Je vois constamment ce qui n'a pas
été fait et ce qui aurait pu l'être. Selon moi,
par exemple, avant 1914, les socialistes n'ont pas assez lutté
pour empêcher la guerre après l'assassinat de Jaurès.
D'avoir vu mon père exploité dans
son usine de guerre jusqu'en 1919 a certainement développé en moi une reconnaissance envers
la Russie soviétique qui mit le peuple au pouvoir en 1917.
L'heure de la revanche avait enfin sonné... en tout cas je
le croyais. Je suis ainsi descendue très tôt dans la
rue pour y distribuer des tracts : j'appartenais aux Jeunesses
communistes qui évidemment s'opposaient à la guerre,
pourtant bel et bien en train de se préparer. On a compris
en 1934 que ça allait recommencer toute cette absurdité
qui allait prendre à nouveau nos hommes. J'avais tout juste
vingt ans. Je me rappelle avoir pris la parole pour la première
fois dans une usine du quartier Fléchambault de Reims. J'ai
adoré ça, j'étais déchaînée.
Je sentais que j'avais un tempérament de meneuse, qui ne m'a
pas quittée lorsque j'étais dans les camps. J'aime prendre
la parole, c'est pour ça que je la prends encore aujourd 'hui,
pour que mon récit soit utile, qu'il serve à ce que
cette horreur ne se reproduise plus jamais. C'est mon ultime façon
à moi de lutter.
Les années 1934-1935 voient donc la révolte
gronder dans les usines. À l'époque, les patrons étaient
paternalistes certes, mais l'exploitation n'en était pas pour
autant moins là. J'ai rencontré mon mari en 1936, dans
les réunions du Parti. Il faisait du théâtre.
Notre amour a été fort et solide pendant de nombreuses
années, où nous militions côte à côte.
Nos efforts n'étaient pas vains : en 1936, les grèves
ont fait céder le gouvernement français qui a dû
« lâcher » des congés payés
et des augmentations. De mars 1936 au début de la guerre, le
Front Populaire était au pouvoir, mais Léon Blum, pourtant
socialiste, ne donnait rien. Ce sont nous, les Communistes, qui avons
tout fait. Les luttes se sont intensifiées au début
de l'année 1937, le patronat reprenant du poil de la bête.
À cette époque, mon mari travaillait dans le textile.
Il a fait la grève la plus longue, et a fini par se faire licencier
car il appartenait à un syndicat, chose interdite. Quant à
moi, je travaillais toujours sur mes corsets. Nous avons connu une
période très difficile, puisque mon mari était
au chômage ; un salaire pour deux puis trois était
insuffisant : en effet, notre fille devait arriver en 1937. De
1938 à 1939, notre vie était rythmée par les
luttes : la guerre se révélait imminente, et le
Parti dénonçait tout cela. La Russie soviétique
n'était pas prête à faire la guerre, et en août
1939, le Parti lui a donné raison, position qui l'a alors mis
dans l'illégalité. Le pacte d'amitié demandé
à ce moment par la Russie étant refusé, cette
dernière a fait un pacte avec l'Allemagne. Que pouvait-elle
faire d'autre ? Elle n'avait aucun moyen de faire la guerre,
elle a donc pactisé avec l'ennemi.
La Droite a repris le pouvoir en France. Exceptées
les perquisitions, notre vie suivait son cours normal. Le peu d'argent
qu'on avait servait à acheter de « beaux livres »,
c'est-à-dire des livres communistes. Mon mari a lu tout Aragon !
La censure était alors très forte sur les écrits
politiques ; par exemple le journa, L'Humanité
a été interdit. Bien sûr la distribution des tracts
devenait de plus en plus difficile, nous étions en pleine illégalité.
La déclaration de guerre en septembre 1939 n'a surpris personne.
Mon mari fut mobilisé dans les Pionniers, qui préparaient
les bateaux de guerre. Quant à moi, après mon accouchement,
je m'étais remise à la confection : je fus donc
mobilisée pour faire des chemises de soldats. Le 10 mai 1940, Reims fut bombardée pour
la première fois. Mon mari, lors de sa première permission,
m'avait suppliée : « Surtout, va aux abris
avec la petite ! ». Nous habitions le quartier Sainte
Anne, et les abris étaient très loin. Comme ma mère
était invalide, nous sommes allés dans la Nièvre.
Ma sur était encore institutrice à cette époque,
mais ça n'allait pas durer. Mes activités communistes
ont été suspendues là-bas. Mais je suis revenue
à Reims au mois d'août. Mon mari, qui n'était
pas prisonnier, est parti près de Marseille. Ma sur fut
alors rayée de l'Enseignement car elle était, elle aussi,
communiste. Elle exerça donc le métier de comptable.
Mon mari est revenu en septembre et la lutte a repris, mais sous une
nouvelle forme cette fois. De Gaulle avait fait son appel à
la Résistance le 18 juin et le 19, le Parti fit le sien. De
nouveau, on a recommencé à distribuer des tracts. Cette
fois, il fallait redoubler de vigilance pour s'organiser. C'est pourquoi
le Parti a inventé le système du « triangle »,
pour limiter les dégâts en cas de rafle. Il y avait ainsi
un responsable avec deux autres membres. Ce fractionnement évitait
aussi les fuites. Les tickets de rationnement ont commencé :
c'était une période très dure, où chaque
personne avait droit à cent grammes de pain. Evidemment, le
marché noir a explosé. Pour ma part, j'étais
en bonne santé, chose primordiale pendant la guerre, et combien
par la suite... Le Parti se regroupait par quartier, en cellule. J'appartenais
à la cellule 3. J'avais une machine à faire des tracts,
je me « planquais » chez un partisan de la rue
Bazin. En février 1941, nous avons déménagé
dans cette rue, près de chez Madame Goumet, dame qui prit une
tragique importance par la suite. C'est elle qui était la détentrice
de la machine. Nous étions fichés par la police française [ depuis l'interdiction du Parti communiste
en août 1939 ],
grâce au procédé de l'anthropométrie qui
relevait notre photo, nos empreintes et notre écriture. [ En
mai 1941 a été créé le Front national
de lutte pour l'indépendance de la France ]. Le 3 juin 1941, mon mari qui était responsable de trois triangles,
a été arrêté. Il avait été
« vendu » par Roy, un couvreur. J'étais
alors rédactrice d'un journal, La Voix des Femmes. Voici
une anecdote qui montre que, quelque part, brillait une étoile
au-dessus de ma tête, même si son éclat fut terni
par moments. Un jour que j'allais faire la copie du journal dans ma
cuisine, ma fille Maryse a surgi, le visage souillé par quelque
jeu. J'ai mis de côté mon journal pour la débarbouiller,
et à ce moment, la police est entrée pour une perquisition.
Elle n'a pas pu voir la copie du joumal et j'ai échappé
à l'arrestation.
Ma sur [ Armande Gandon, déportée NN décédée du typhus à Leignitz le 22 avril 1945 ] est entrée dans la clandestinité
le 7 juin 1942, chez les Francs-tireurs et partisans français [ organisation armée du Front national de lutte pour l'indépendance
de la France ]. Elle était résistante dans l'Aube,
où son groupe tua deux membres de la Gestapo. Pour cela, elle
fut envoyée à la forteresse de Breslau en Allemagne,
d'où elle ne fut libérée qu'en 1945. J'étais
donc seule avec ma mère et ma fille. La peur nous engageait
à prendre beaucoup de précautions. Pendant ce temps,
les Allemands préparaient les camps de travail forcé.
Je subissais de nombreux interrogatoires par la police française.
Mon mari, arrêté, était à la prison Robespierre,
mais en juillet, un tribunal de trois juges l'a transféré
à Paris, où il a été condanmé à
cinq ans de prison, et non à mort comme le furent ceux qui
suivirent. Il se retrouva donc à la Centrale de Melun avec
les droits communs. Je ne le voyais pas souvent, je savais seulement
qu'il était à peu près bien traité :
en deux ans, je n'ai pu lui rendre que deux visites.
En
avril 1944, tous les prisonniers politiques furent envoyés
dans les camps. Lui est parti pour le camp de concentration de Buchenwald,
en usine de guerre, où il fabriquait des fusils. Il parvenait
parfois à saboter son travail, continuant ainsi à faire
acte de résistance. Quant à moi, je poursuivais mon
travail clandestin avec Madame Gournet. Je fus pourtant trahie par
sa fille à la suite d'un événement dont le caractère
anodin et l'absurdité furent les déclencheurs de ma
déportation : en effet, sa fille, punie et privée
de sortie, avait voulu se venger en écrivant une lettre à
la Gestapo, dans laquelle elle dénonçait sa mère
qui « écoutait Londres ». Cette lettre
a eu des conséquences terribles : sa mère, arrêtée,
a parlé sous la menace et a vendu tout le monde, dont Monsieur
Fontaine, un responsable haut placé au sein de la Résistance.
Ses ouvriers ont parlé à leur tour et une grande partie
du réseau a ainsi été démantelée.
La fille de Madame Goumet, loin de se repentir, s'est d'ailleurs mise
à travailler activement pour la Gestapo. Sa mère a donc
été arrêtée par la Gestapo en avril 1943.
Sous la menace et le chantage, elle a donné tous les résistants.
J'ai moi-même été arrêtée et interrogée
cinq semaines, moins d'un mois plus tard. Mon nom de guerre était
Antoinette. Durant ces interrogatoires, je n'ai pas eu peur de souffrir,
j'ai eu peur de parler. À la prison, mon seul soutien était
Gustav, un ancien Allemand de la guerre 14-18, adorable avec les résistants.
Lors de mon premier interrogatoire, j'ai été déshabillée,
giflée puis frappée à coups de schlague. Cela
a duré douze heures. Je n'ai rien dit. Au mois d'août,
trois mois après mon arrestation, j'ai été transférée
à la prison de Laon. Là, je retrouve deux copines. L'une
d'elle a tellement été frappée qu'elle est méconnaissable ;
elle a parlé. À Laon, je perds le soutien indéfectible
du gardien allemand Gustav. Je suis restée là-bas jusqu'en
janvier et malgré tout, je n'ai jamais
connu le désespoir.
Je savais qu'il fallait tenir bon. Dans
ma cellule, il y avait la femme d'un médecin du 2ème
Bureau, la châtelaine de Sillery, Madame Hecht, Madame Hèdre,
Madame Morin et Madame Lorrain. Nos conditions de vie n'étaient
pas trop déplorables, et les interrogatoires moins musclés
qu'à Reims. À la fin du mois de janvier 1944, toutes
les prisonnières politiques réunies à l'hospice
qui nous servait de prison ont été rassemblées
pour aller à Compiègne, en car. Ce fut l'occasion pour
nous de faire un dernier acte de résistance : nous avons
collé des affiches sur les vitres du car. On peut le dire,
chaque minute était une occasion potentielle pour se dresser
contre les nazis.
Commence alors le départ pour Ravensbrück,
le camp de concentration réservé aux femmes. On ne connaissait
pas toute l'horreur des camps, même si on surnommait déjà
Compiègne l'antichambre des camps. Là encore, on peut
dire que j'ai eu de la chance, puisque je ne suis pas partie tout
de suite à Ravensbrück : en effet, à un jour
près, j'ai échappé au convoi qui a emmené
les déportées au début de l'hiver 1944. Je n'aurai
sans doute pas survécu à deux hivers rigoureux dans
le camp. De Compiègne, nous sommes allés à Romainville,
fort de la région parisienne. Les hommes étaient dans
des casemates, tandis que les femmes étaient logées
dans la caserne. Là-bas, on ne subissait plus d'interrogatoires
et on avait de la soupe. Un souvenir douloureux demeure, cependant :
on m'y arracha une dent sans la moindre anesthésie. Nous attendions.
Je savais ma fille en sécurité, mais je n'avais aucune
nouvelle de mon mari, je ne savais même pas s'il était
vivant. Je suis partie pour Ravensbrück par le convoi du 18 avril
1944 ; dans ce camp furent immatriculées 110 000 femmes,
toutes surveillées par des femmes SS.
L'enfer a débuté dès le « voyage
». Nous sommes partis de Pantin en train, sous les yeux d'un
immense rassemblement de SS et de chiens ; plutôt que de trains,
il faudrait mieux parler de wagons à bestiaux... Pour pouvoir
nous entasser le plus possible, les SS nous faisaient asseoir les
jambes écartées, pour pouvoir accueillir une autre « passagère ».
Nous avions des tinettes, espèces de petits tonneaux pour faire
nos besoins. Dans chaque wagon, il y avait six SS et un chien. Le
train s'est arrêté à Épernay. Là,
nous avons crié le plus possible : « On part
en Allemagne », pour attirer l'attention des gens. Ils
nous ont menacé de tirer lorsqu'on a entonné La Marseillaise.
On a roulé toute la nuit sans boire ni manger, à l'exception
de sucreries distribuées par la Croix-Rouge. Pour ma part,
je n'y ai pas touché, car je savais que la soif provoquée
par
le sucre ne serait jamais étanchée. Le trajet a duré
deux jours. J'ai réussi à le supporter, ce qui n'a pas
été le cas de tout le monde. Je savais que ce n'était
que le début de l'enfer, mais jamais l'idée que je ne
reviendrais pas ne m'a effleurée. De toutes façons,
moi je voulais revoir ma petite. Après Stalingrad, ils sont
devenus de vrais bêtes sauvages. L'enfer a véritablement
commencé lorsqu'ils ont ouvert la porte, à deux kilomètres
de Ravensbrück : là, nous attendait un troupeau de
SS, avec des mitrailleuses, des chiens qui hurlaient autant qu'eux.
Une chape de plomb nous est tombée sur les épaules.
Ils nous ont hurlé de nous mettre « fünf bei
fünf », et on a fait semblant de ne pas comprendre.
Ensuite, nous sommes allées à pied jusqu'au camp des
femmes. À notre arrivée, le jour pointait et sous nos
yeux s'étalaient des baraquements.
On nous a fait mettre dix par dix et on a dû
se mettre nues. Nous avons mis dans un sac nos affaires, nos bijoux.
J'ai pu sauver mon alliance que j'ai cachée dans un napperon
que j'avais commencé à broder en prison à Reims.
Je tiens à dire que ce fameux napperon, qui a été
terminé dans le camp, m'a sauvé de la folie et du désespoir :
il a constitué le seul échappatoire au milieu de la
plus effroyable épreuve qu'un être puisse vivre.
À la place de nos vêtements, on nous a donné une
chemise, une robe rayée, une culotte et pour ma part le numéro
35265 que je n'ai jamais pu retenir en allemand, encore une révolte
inconsciente. Une femme sur dix était entièrement rasée
et tondue. J'ai échappé à cette terrible humiliation.
Nous sommes allées ensuite dans un bloc de quarantaine composé
de quatre cents femmes. Là, on a reçu une gamelle en
fer blanc, un gobelet et une cuillère. L'appel était
fait sur une place spéciale où on voyait les déportées
les plus anciennes, image tragique de ce qui nous attendait.
Nous sommes restées quinze jours dans le
bloc de quarantaine. Après, ils ont fait les kommandos de travail :
beaucoup allaient en usine de guerre. Très vite, on a retrouvé
l'organisation du Parti, avec le système des triangles. Je
suis partie pour Holleischen, en Tchécoslovaquie, dans un kommando
de travail en usine après trois semaines de travail dans les
champs. J'étais au bloc 15, avec des filles communistes comme
moi, du Comité féminin clandestin. Il y avait parmi
elles une Française juive avec ses trois enfants, qui était
là depuis dix-huit mois, et dont le mari officier était
prisonnier. Le petit Dédé, âgé de deux
ans, faisait bravement l'appel comme nous, à trois heures du
matin sur la place spéciale. Cela pouvait durer plus de deux
heures et beaucoup tombaient ; personne ne pouvait les relever sans
risquer de se faire fusiller. À tour de rôle, nous donnions
aux enfants notre ration du soir, composée de saucisson - de
viande d'origine douteuse puisqu'un ami, Raymond G. a trouvé
un ongle humain dans une tranche de saucisson - et d'une vague soupe
de rutabagas. Une grande solidarité régnait au sein
de notre groupe communiste. Nous dormions dans des lits superposés,
trois par couchette, tête-bêche.
Au bout de trois semaines, les rumeurs rapportaient
qu'on irait bientôt dans un nouveau kommando. Plus les SS étaient
durs, plus j'avais le moral : en effet, c'était le signe
que ça allait mal pour eux. À Holleischen, nous avions
des journaux de manière clandestine. Le bloc 32 n'étant
jamais fouillé, on en avait fait une cachette. Parmi les choses
les plus atroces que nous vivions quotidiennement, il y avait les
expériences sur les Polonaises, les Soviétiques. Et
quand un enfant naissait, il fallait le mettre dans la cachette la
nuit de sa naissance, où il mourait le plus souvent très
vite ; le plus vieux a vécu un mois. D'ailleurs, début
45, il y a eu beaucoup de naissances à Ravensbrück, mais
aucun enfant n'a survécu exceptés trois petits dont
la naissance a été suffisamment proche de la libération
par les Soviétiques en mars 1945.
Le kommando d'Holleischen, donc, qui a débuté
pour moi en avril 1944, n'était composé que de jeunes
et de femmes en bonne santé. Certaines se sont fait remplacer
pour ne pas y aller. Une de mes amies, Madame Mathieu, qui pesait
alors vingt-cinq kilos, a été prise quand même.
Dès qu'elles avaient plus de quarante ans, les femmes étaient
mises dans les « convois noirs » qui partaient
pour Auschwitz, camp d'extermination. Holleischen était un
« petit camp » ; il n'y avait que deux heures
d'appel, et deux kilomètres nous séparaient de notre
lieu de travail. Là-bas, l'unique lavabo était surmonté,
détail ô combien dérisoire, d'un miroir. En réalité,
il avait une utilité monstrueuse : à la moindre faute,
les femmes pouvaient être rasées. Notre journée
était rythmée de la manière suivante : il
y avait deux heures d'appel le matin, puis on buvait de l'eau chaude
que décemment nous ne pouvions nommer café. Ensuite
cinq par cinq, on marchait pendant deux kilomètres à
travers la forêt pour atteindre l'usine. Cette forêt était
magnifique et le chemin me réconfortait. Cela aussi a contribué
à me faire tenir. De plus, nous y trouvions des limaces, qui
nous remplissaient un peu le ventre. Notre travail consistait à
faire des obus pour la DCA. Les conditions de vie étaient aussi
difficiles qu'à Ravensbrück. Quand les Allemands connaissaient
une victoire, nous avions droit à du goulasch, que nous ne
pouvions avaler de désespoir. Par contre, les soirs où
nous n'avions même pas notre doigt quotidien de margarine, on
se disait : « Ils ont pris la toise ! ». Il
y avait beaucoup d'alertes la nuit, il fallait alors sortir et nous
coucher dans les champs.
On
avait tellement de poux qu'un jour, ils ont décidé qu'il
fallait procéder à la désinfection. Celle-ci
s'est déroulée dans des petits blocs, dans la forêt.
On nous a mises dix par douche, et ils nous ont distribué un
liquide. Ce liquide brûlait atrocement, faisant hurler de douleur
les femmes qui s'en servaient. Voyant cela, je n'y ai pas touché.
Pourtant, nous aurions tant eu besoin, sinon d'eau chaude, au moins
de savon ! On nous a privé de nos vêtements alors que
le froid était terrible. Avec le recul, je peux dire que la
seule chose qui nous ait sauvées, c'est le moral que nous voulions
garder coûte que coûte. Par ailleurs, contrairement aux
hommes déportés, je ne peux pas raconter de cas de folie.
Sans doute étions nous plus fortes psychologiquement. On peut
également le constater en regardant les photographies faites
au moment de la libération : les hommes ont le regard hagard,
tandis que les femmes ont le sourire aux lèvres, malgré
les corps décharnés.
Un jour, à l'usine, trois presses ont sauté
d'elles-mêmes. On a cru à un sabotage. Les filles ont
eu droit à la bastonnade, puis ont été pendues.
Buchenwald venait d'être libéré. Le 14 juillet
1944 - j'ai toujours pu, notamment grâce aux journaux, me repérer
dans le temps - l'organisation a décidé qu'il fallait
marquer le coup. Toutes les Françaises ont été
de cet avis, même celles qui n'étaient pas communistes.
Les filles de moins de vingt ans ont confectionné des petits
macarons tricolores et à minuit, l'équipe de nuit -
on travaillait douze heures d'affilée avant la relève
de jour - s'est mise à chanter le premier couplet de La
Marseillaise. Les SS dormaient. Les ouvriers, dont certains étaient
des Tchèques, ont entouré les filles, admiratifs. Quant
aux ouvriers allemands, ils sont restés médusés
face à ce drôle de spectacle. Ensuite, les SS sont arrivées,
elles ont distribué des coups de schlague et menacé
de se servir de leurs mitrailleuses. Malgré tout, l'hymne a
pu être terminé et ce fut une première victoire.
Le matin, l'équipe de jour, dont je faisais partie, a mis ses
macarons. Sur le chemin, des prisonniers français qui passaient
en camion, se sont découverts en voyant les macarons. Cette
marque de respect a paru suspecte aux SS qui nous ont sauté
dessus. Quand on est arrivées à l'usine, les filles
de nuit ont chanté avec nous. Mais ça n'a pas duré
longtemps, cette fois-ci. Le soir, l'équipe de nuit n'est pas
montée : le commandant avait décidé que trois
filles seraient punies pour cet « acte de sabotage ».
Une camarade, polyglotte, a pu les défendre ; elle a dit que
c'était un chant de libération et a réussi à
convaincre le commandant, qui n'était pas un SS mais un officier
supérieur de la Première Guerre mondiale. Le lendemain,
il a annoncé qu'il ne ferait pas de rapport.
Un
Tchèque, qui était aux commandes d'un petit train, amenait
parfois le journal allemand à cette fameuse copine polyglotte.
Quand l'Allemagne subissait une défaite, elle transmettait
l'information au triangle. Nous passions nos dimanches bouclés
dans nos baraquements et pendant Noël de l'année de 1944,
nous avons réussi à organiser une petite fête.
Nous savions que la fin était proche, il fallait tenir. Nous
étions seulement quatre à savoir que les Allemands reprenaient
du poil de la bête mais nous n'avions rien dit pour ne pas démoraliser
les copines. Avoir le moral, on ne le répétera jamais
assez, était essentiel.
Chacun
avait ses « trucs » pour tenir. Madame Michelin
voulait à tout prix une messe ; alors, un dimanche matin, les
filles du Parti communiste ont fait le guet pour la protéger.
Les Allemands ne l'ont su qu'après, quand il était trop
tard. Madame Michelin tenait à sa messe. Une autre, tenaillée
par la faim en permanence, a écrit un livre de recettes.
J'étais
responsable d'un triangle composé d'une fille de Paris et une
autre du Nord. Les journées étaient de plus en plus
perturbées par les alertes ; les camp des alentours commençaient
à se vider : les déportés étaient ramenés
vers le centre de l'Allemagne, pour un ultime voyage, tristement célèbre
sous le nom de « marche de la mort ». On voyait
passer les wagons près de notre camp : ils s'arrêtaient
pour vomir des cadavres ambulants qui devaient finir le trajet à
pied, ce qui était pratiquement impossible dans leur état.
Les SS étaient de plus en plus odieuses. Pour dormir - enfin, pour
passer la nuit - on nous distribuait des couvertures pleines du sang
des filles de joie françaises, syphilitiques, avec lesquelles
les Allemands avaient couché. La plupart d'entre nous préférait
dormir sans rien, collée pour se réchauffer plutôt
que d'accepter ces couvertures infâmes. Régulièrement
depuis Ravensbrück, on nous faisait des piqûres. À
Holleischen, ce n'était plus en intraveineuse, source de nombreux
abcès et partant de morts. Encore aujourd'hui, on ne sait pas
ce qu'on nous injectait. Toujours est-il que, dès le début,
nos règles se sont interrompues.
À partir de la fin du mois d'avril 1945,
les bombardements n'ont plus cessé. Les SS devenaient enragées
quand elles voyaient que nous n'avions pas peur. Il fallait aller
dans les champs et personne n'essayait de fuir. Qu'aurait pu faire
une femme, lâchée dans la nature en robe rayée
? De toutes façons, je n'ai jamais essayé d'échapper
à mon sort
; j'allais où on me disait, suivant ainsi le précepte
de ma grand-mère : « Va où tu veux,
meurs où tu dois ». À cette époque, les
Polonaises nous ont dit qu'elles seraient libérées par
des partisans polonais. Les responsables des triangles répondaient
« peut-être ». Enfin, un jour, il y a eu un
bombardement terrible, et nous sommes restées trois jours sans
manger ni travailler. Un soir, une voiture tirée par des chevaux
a fini par amener de la soupe, mais une alerte a retenti et nous n'avons
pas eu de soupe. Il faut savoir que le camp était miné,
car Hitler voulait qu'aucun déporté ne sorte vivant
des camps. Les Polonais savaient où étaient les mines
de chaque camp. À ce moment du bombardement, je montais la
garde à la fenêtre. Ma copine ne cessait de se lamenter
; elle me disait : « Dédé, je ne reverrai
pas mes enfants ». Et, parce qu'il ne fallait pas céder
au désespoir, ni la laisser sombrer, je répondais invariablement
: « Tu m'emmerdes ».
Les
gamines juives se sont mises à sautiller devant nous en voyant
les partisans arriver. Il y a eu des tirs de mitrailleuse sur les
hommes du mirador. Cinq Polonais sont venus, portant presque le même
uniforme que les SS, mais avec un brassard rouge, tandis que les SS
étaient en train de déjeuner. Ils ont ouvert les portes
de nos baraquements et toutes les filles ont voulu aller chercher
les SS pour les « mazibler », c'est-à-dire
les mettre en pièces. Le Polonais leur a alors dit : « Vous
les jugerez vous-mêmes ». Les filles étaient
véritablement hors d'elles. Les partisans ont emmené
les Russes et les Polonais. Je dois préciser qu'à Buchenwald,
où était mon mari, les hommes se sont libérés
eux-mêmes, les Américains étant restés
aux portes du camp. Quant à nous, on nous a dit de ne pas bouger,
car il y avait des SS dans la forêt. Nous sommes devenues les
« maîtresses du camp ». Il a fallu organiser
le ravitaillement car tout le monde se jetait sur la nourriture de
manière complètement anarchique. Des doctoresses françaises,
qui faisaient partie des déportées, nous avaient mises
en garde : trop manger, c'était mourir sur le champ après
des mois, voire des années de terribles privations. D'ailleurs,
la dysenterie n'a pas tardé à faire ses premières
victimes et ce fut l'épidémie malgré les avertissements.
Les jours passaient, de manière très
étrange. Le camp était à la fois libéré
des SS et toujours prisonnier. Ce qui changeait, par exemple, c'était
que nous ne buvions plus d'eau chaude mais du vrai café dans
la cuisine des gardiennes SS qui avaient été emmenées
au campement des Polonais, dans l'attente de leur jugement. Elles
étaient rasées, en robe rayée, comme nous, et
ont été condamnées à mort. L'avant-dernière
semaine de mai, une ambulance avec deux infirmières et un docteur
est venue chercher Madame Michelin, qui était malade. Naturellement,
on se disait : « Et nous ? On sait qu'elle est là
et pas nous ? ». En réalité, cela prenait beaucoup
de temps, car il y avait énormément de monde à
rapatrier : les prisonniers, les déportés et les STO.
En
cas de « marche de la mort », les responsables
- dont je faisais partie - avaient dit qu'il ne fallait pas relever
les camarades qui s'écrouleraient : nous ne pourrions pas les
aider, et cela n'aurait fait qu'augmenter le nombre de victimes. Mon
amie, Madame Mathieu, m'avait supplié de le faire, en dépit
de cette cruelle règle. Je lui avais assuré que je le
ferais, mais au fond de moi, je savais que non.
Un
jour, une autre ambulance est arrivée pour Madame Laurency,
l'épouse de l'ancien gouverneur du Tchad. Elle a refusé
de partir en disant : « Vous direz à mon mari que
je suis ici avec 1 500 Françaises et que je ne partirai
pas sans elles ». Trois jours après, on nous a entassées
dans des wagons à bestiaux et on a roulé très
vite, toute la journée. À Wisburg, une ville allemande
aux trois quarts démolie, nous avons été bousculées
par les Américains sur une grande place avec tous les déportés.
Les hommes étaient dans des états lamentables, nus ou
en « rayés ». Il y a eu une distribution
de poudre qu'on a vaporisée sur nos corps dénudés.
Par contre, on ne nous a pas nourris. Le lendemain, à la gare,
on a encore eu droit aux wagons à bestiaux, toujours sans eau
ni nourriture. J'y ai retrouvé cinq Rémoises. J'ai voyagé
une journée, les jambes pendantes hors du train. Mon état
d'esprit pouvait se résumer à ceci : revoir ma petite.
Au cours de ce trajet, nous avons failli basculer dans le Rhin. Jusqu'au
bout, il aura ainsi fallu littéralement s'accrocher à
la vie. Nous sommes arrivés à la nuit tombante à
la frontière française. Nous avons dû attendre
pour l'État civil. On nous a alors distribué une feuille
de rapatriement et 500 francs, autant dire rien du tout à l'époque.
Depuis la gare de Tournes, dans les Ardennes, nous avons voyagé
dans un vrai train, jusqu'à Witry-les-Reims, où on a
continué à pied vers Reims. Là, un comité
d'accueil nous attendait avec du ravitaillement.
Je savais depuis longtemps que le mari de mon amie,
Madame Mathieu, avait été fusillé le 6 juin 1944,
le jour du Débarquement. Mais je m'étais bien gardé
de lui dire, car elle n'aurait jamais tenu le coup dans le camp. Elle
l'a appris par le comité d'accueil, et s'est évanouie.
Malgré mon vif désir de rentrer chez moi, je l'ai d'abord
raccompagnée chez elle, toujours au nom de cette solidarité
qui a sauvé des vies. Quand je suis enfin rentrée chez
moi, j'ai vu ma mère. Comme tous les matins depuis mon départ,
elle avait préparé sur la table du petit déjeuner
mon bol : elle m'attendait ainsi tous les jours. Ma fille avait alors
six ans. Personne n'avait de nouvelles de ma sur. Nous avons
su après qu'elle était morte du typhus le jour de sa
libération. Parmi toutes mes épreuves, celle-ci fut
la plus dure à supporter. Les retrouvailles ont été
très intenses ; j'ai retrouvé mon mari, alité
car gravement malade et couvert de furoncles. Mes vêtements
avaient été cambriolés, j'ai dû garder
ma robe rayée, que j'ai toujours au fond de mon armoire par
ailleurs.
J'ai ensuite cherché du travail pendant
deux mois. Une nouvelle organisation s'est constituée avec
les déportés. La vie a donc repris rapidement son cours,
notamment grâce à ma bonne constitution - même
si je pesais 32 kilos à mon retour -. et mes règles
sont revenues au mois de juin, signe que tout recommençait.
Pour preuve, au mois d'août, j'étais enceinte de mon
fils. Mon mari, revenu beaucoup plus affaibli que moi, a attendu deux
ans avant de pouvoir retravailler. Nous nous comprenions mieux que
jamais : nous avions vécu les mêmes épreuves,
traversé la même période innommable de l'Histoire.
Les 100 ans d'Andrée Paté
Le 15 mars 2014, à la Résidence « Les Opalines » d'Athis, Andrée PATÉ a fêté ses 100 ans entourée de sa famille.
Le 18 mars, elle a reçu l'hommage affectueux des représentants des Amis de Fondation pour la Mémoire de la Déportation (AFMD) et du service départemental de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG).
Hélène Lebrec, présidente de la délégation marnaise
des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation
remet une composition de fleurs à Andrée Paté
Éric Rochette, représentant de Bruno Dupuis,
directeur du Service départemental de l'ONACVG de la Marne
remet un cadeau à Andrée Paté
José Guillemein, vice-président de l'AFMD-51 rend hommage à Andrée Paté
1914-2014, 100 ans !
Oui, chère Andrée Paté, vous êtes centenaire ! Et nous sommes venus vous voir pour vous témoigner notre sympathie, notre amitié, nous, vos amis de l'AFMD-51.
Nous sommes aussi venus vous honorer, vous qui avez si souvent témoigné de votre résistance et de votre déportation.
Après votre enfance dans la Nièvre, vous êtes venue dans la Marne. Vous faites alors partie de la classe ouvrière et tout naturellement vous rejoignez le Parti Communiste Français.
La guerre arrive, suivie de l'occupation de la France. Vous décidez rapidement de poursuivre votre engagement en entrant dans l'action clandestine, en imprimant et en distribuant des tracts qui dénoncent la collaboration des autorités de Vichy avec les occupants nazis.
Ce sont des gens comme vous qui, avec d'autres, ont fait connaître la Résistance et ont permis qu'elle se développe. Mais, à quel prix ? Car vous connaissiez les risques auxquels vous n'avez pas échappé ...
L'arrestation, la Gestapo rue Jeanne d'Arc, la prison Robespierre puis celle de Laon, le fort de Romainville, la gare de Pantin et le transport vers Ravensbrück, l'enfer disiez-vous.
Enfin, c'est le kommando d'Holleischen où, avec d'autres camarades, vous réussissez l'exploit de résister dans le camp de concentration en célébrant le 14 juillet.
Bon, avec le débarquement de Normandie vous espérez qu'à Noël, comme le dit aussi Yvonne, vous serez rentrée en France... En fait, vous êtes restée concentrationnaire jusqu'à la fin et votre libération n'a lieu qu'au début de mai 1945.
Et c'est le retour, et il faudra du temps pour retrouver une vie normale comme avant. Avec la volonté de dénoncer le fascisme et l'horreur concentrationnaire.
Vous nous avez donné l'exemple d'une vie de résistance et c'est avec beaucoup d'émotion que nous vous rendons hommage.
À Holleischen vous avez connu Madame Michelin (des usines Michelin) et Madame Laurentie ( épouse d'Henri Laurentie, Compagnon de la Libération, nommé gouverneur des Colonies par de Gaulle en 1942, chargé de préparer la Conférence de Brazzaville sur la décolonisation ), des dames de la « haute » et vous disiez d'elles que c'étaient des femmes « bien ». Comme si vous, Andrée Paté, vous n'étiez pas aussi une femme bien !
Yvonne Châtelain rappelle à Andrée Paté leur itinéraire de déportation
du Fort de Romainville à Ravensbrück par le convoi du 18 avril 1944
puis de Ravensbrück au Kommando d'Holleischen
Andrée Paté entourée de ses amis de l'AFMD-51 et de l'ONACVG-51
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