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« Selon que vous serez puissants ou misérables...»
D'après
son rapport daté de mars
1946 sur l'épuration,
le chef du Service départemental des Renseignements généraux
écrivait que, pour la majorité de l'opinion marnaise « l'épuration
parut une comédie dont les petits seuls firent les frais »,
dans la mesure où elle semblait avoir été menée
suivant la formule « Selon
que vous serez puissants ou misérables » ( 1 ).
Le régime
de faveur dont bénéficièrent les hauts
fonctionnaires et les élus
du département qui avaient accepté de servir le régime
de Vichy, ainsi que les notables
marnais qui s'étaient ralliés
à ce régime ou qui même avaient été
des responsables
de mouvements de collaboration, contribua largement à
jeter le discrédit sur la façon dont fut menée
l'épuration judiciaire et apparut comme profondément
injuste par rapport à d'autres verdicts au contraire
extrêmement sévères qui frappèrent des collaborationnistes
d'origine sociale plus modeste.
En
décembre 1944, le congrès préparatoire
de l'Assemblée nationale des CDL réuni à Reims,
avait
réclamé en vain « l'arrestation
immédiate de l'ex-préfet Peretti della Rocca et du conseiller
national Jacquy » ( 2 ).
D'une façon générale, la
collaboration d'État ne fut guère sanctionnée,
et la collaboration
vichyste qui avait été l'apanage des notables
de droite comme de gauche, réconciliés par le
préfet BOUSQUET,
ne fit pas
l'objet de poursuites.
Ni Jean
JACQUY qui avait été Conseiller
national et avait
présidé le Conseil départemental de la Marne
nommé par le gouvernement de Vichy, ni les
vice-présidents Joseph
BOUVIER et Henri
PATIZEL
qui l'avaient assisté dans sa tâche, ne
furent inquiétés à la libération.
Parmi les membres
du secrétariat de ce Conseil,
seul Fernand
MULS qui s'était présenté spontanément
à la gendarmerie le
3 septembre 1944 - sans doute parce qu'il se sentait menacé
- , fut
traduit devant la Chambre civique, d'ailleurs tardivement
puisqu'il ne fut jugé que le
21 juin 1945. Celle-ci, embarrassée,
le releva finalement de la peine d'indignité nationale pour participation
active à la résistance, sans appuyer ce verdict
sur aucun fait précis ( 3 ).
Les autres
secrétaires du Conseil départemental,
Maurice DOYARD,
Pierre GEORGE,
Robert MANGEART,
Jean PRIOLLET
et Robert
de VOGÜÉ, ne
furent pas poursuivis, mais il est vrai que Robert
de VOGÜÉ,
après avoir été un vichyste convaincu, était
entré dans la résistance, avait été
arrêté, condamné à mort par les Allemands
et déporté.
Les personnalités
les plus en vue, tels Melchior
de POLIGNAC ou Paul
MARCHANDEAU furent
enlevées à la juridiction de la Cour de Justice de la
Marne.
Le
jugement d'autres notables fut retardé ; beaucoup
furent acquittés,
blanchis,
ou bénéficièrent presque systématiquement
de verdicts
de clémence.
Enfin, le
rattachement de la Cour de Justice de la Marne à celle de Paris
en janvier
1946, fut interprété comme une
mesure destinée à étouffer les quelques grosses
affaires qui restaient en suspens, en particulier le procès
du journal de Paul
MARCHANDEAU, L'Éclaireur
de l'Est.
Tout cela contribua à accréditer
l'idée que l'épuration avait surtout sanctionné
« les
lampistes », qui auraient en quelque sorte payé
à la place des « gros ».
Le marquis de Polignac
et l'épuration du Groupe Collaboration :
deux poids, deux mesures
Alors
que les
chefs marnais des principaux partis collaborationnistes ont été
sévèrement épurés, le sort des
responsables du Groupe Collaboration qui situait son action à
la frontière entre le collaborationnisme vichyste des notables
et le collaborationnisme politique pur et dur des activistes parisiens,
fut très partagé.
Le chef
du PPF, Jean
JOLICOEUR, fut abattu
par la résistance marnaise en
1943.
Le chef
du Parti franciste, Charles
THIBAUT, fut lui aussi abattu par les résistants bretons
en
1944 à Rennes, où BUCARD
l'avait envoyé réorganiser le Francisme.
Les responsables
du RNP, l'instituteur en retraite, Henri
CAPPY ( 4 ) ,
et l'ouvrier-bonnetier, Marcel
HANNEBICQUE ( 5 ),
furent respectivement condamnés
à 20 ans et 15 ans de travaux forcés par la
Cour de Justice de la Marne qui leur avait pourtant reconnu des circonstances
atténuantes. Si la peine frappant HANNEBICQUE
était un peu moins lourde, c'est tout simplement parce qu'il
avait été
arrêté tardivement et qu'il ne fut jugé
qu'en août
1945, à un moment où les passions commençaient
un peu à s'apaiser, alors que CAPPY
avait été condamné en
novembre 1944 au début de l'offensive allemande en
Ardenne, qui correspondit à une
période de sévérité maximale
de la Cour de Justice.
Le
marquis Melchior
de POLIGNAC, président
d'honneur du Groupe Collaboration, fut un moment inquiété.
Le
18 septembre 1944, un communiqué officiel de
la sous-préfecture publié dans L'Union
Champenoise annonça son
arrestation, et son nom figura ensuite sur
une première liste de 118 « collaborateurs,
délateurs et traîtres incarcérés à
Reims » qui fut publiée dans ce même
journal le
18 octobre.
Mais en
janvier 1945, un autre communiqué annonça son
transfert à Paris :
Le
Marquis Melchior de Polignac, ancien directeur général
d'une société de vins de champagne [
Pommery et Greno ], arrêté le 6 septembre
1944 à Reims, a été transféré à
Paris sur la demande de M. Berry, juge d'instruction.
L'inculpé qui avait fondé dès
1919 L'Accueil Franco-Allemand était Président d'honneur
du Groupe Collaboration et fut en relations suivies avec de Brinon
et plusieurs ministres sous l'occupation
( 6 ).
Ce
transfert qui aurait été obtenu sur
la pression des autorités américaines, l'épouse
du marquis étant elle-même citoyenne des États-Unis,
fut interprété par les résistants rémois
et par l'opinion publique comme un escamotage.
Melchior
de POLIGNAC échappa donc au verdict de la Cour de
Justice de la Marne et fut blanchi
par celle de la Seine : condamné
le 17 février 1946 par la 1ère Chambre civique
de la Seine à 10
ans de'indignité nationale, il a été
en effet immédiatement
relevé de cette peine pour « services
rendus à la Résistance » ( 7 ).
Le
jour même où Melchior
de POLIGNAC était transféré à
Paris, le colonel
AGOSTINI, commandant
de la Garde mobile de Reims et militant
actif du Groupe Collaboration, fut acquitté
par la Cour de Justice de la Marne. Il
avait pris maintes fois la parole dans les réunions
de ce groupement auquel il avait adhéré en
1942, avait participé à un défilé
franciste à Reims en
1943, et avait
soutenu le régime de Vichy jusqu'au bout ( 8 ).
Après l'arrestation par les Allemands du maire de Reims, Henri
NOIROT, et de 6 de ses 10 adjoints en
juin 1944, AGOSTINI
avait écrit
au préfet PERETTI
DELLA ROCCA pour
lui offrir ses services :
Des
vacances venant de s'ouvrir dans le groupe des édiles de notre
cité, j'ai l'honneur de vous offrir mes services pour remplir
l'une des fonctions municipales restant sans titulaire ( 9 ).
Le
préfet l'avait poliment éconduit.
Devant la Cour de Justice, il expliqua que son
adhésion au Groupe Collaboration avait été
motivée
par ses idées pacifistes et déclara : « J'ai
été un serin. On m'a trompé ».
Puis un témoin vint affirmer qu'il avait offert ses services
à la résistance quelques jours avant la libération.
L'« émouvante
péroraison de son avocat maître Brissart »
fit le reste ( 10 ).
Cet
acquittement fit l'objet d'un éditorial dans l'organe
du CDL qui, sous le titre « Le
bon truc », ironisait au sujet de la comparution
du « Colonel
Pandore Agostini, pétainiste enragé »,
et relevait sa répartie devant la Cour de Justice : « Un
mot de génie qui lui valut... tenez-vous bien bonnes gens, l'acquittement »
( 11 ).
Le
9 mars 1945, Robert
LEBEAU, employé de bureau rémois, qui avait
assumé la fonction de vice-président
du Groupe Collaboration en
1942, comparut devant la Cour de Justice de la Marne. Il
déclara qu'il avait adhéré à ce groupement
en toute confiance, compte
tenu de la qualité des personnalités qui composaient son
comité d'honneur, qu'il n'avait accepté d'en
assumer la vice-présidence que
sur l'insistance du marquis de POLIGNAC,
qu'ensemble ils avaient réussi en
février 1942 à faire libérer du camp
de Compiègne le docteur
Max SÉGAL qui échappa ainsi à la déportation,
et qu'enfin il avait démissionné de son poste de vice-président
à
la fin de 1942. La Cour de Justice lui accorda des circonstances
atténuantes et le condamna à 5
ans de prison; il bénéficia d'une remise de
peine en
1946
( 12 ).
Jean
ACKER, représentant de commerce, qui avait accédé
à la présidence du Groupe Collaboration de Reims après
la démission de Robert Lebeau,
en avait assuré l'animation jusqu'à la libération,
avait fait paraître les communiqués dans la presse, retenu
les salles et présenté les intervenants lors des conférences
organisées par le groupe, fut condamné à 12
ans de travaux forcés et à la confiscation
des trois-quarts de ses biens. Il fit appel et son recours
fut appuyé par un avis très favorable du Commissaire du
gouvernement, mais fut rejeté par la Cour de cassation; il fut
cependant remis en
liberté conditionnelle dès
1947 et fut amnistié
en 1953
( 13 ).
M.
B., la
secrétaire-dactylo employée et salariée par le
Groupe Collaboration, fut condamnée à 20 ans d'indignité
nationale par la Chambre civique ; circonstance aggravante,
elle avait eu des relations avec un militaire allemand alors que son
mari était prisonnier
( 14 ).
Une autre secrétaire
du groupe,
qui avait pourtant participé au pillage de la synagogue de Reims
pour meubler le local de la LVF , mais à qui il n'était
pas reproché d'avoir fréquenté des militaires allemands,
ne fut pas
du tout inquiétée
( 15 ).
Il
en fut de même pour un certain nombre d'adhérents qui appartenaient
à la bonne bourgeoisie rémoise. Quant à
ceux qui furent traduits devant la Chambre civique, la
plupart furent acquittés ou condamnés à la peine
minimale d'indignité nationale. Ce fut le cas notamment
d'Emmanuel
TROLLET qui avait été chargé à
Reims par les Allemands en
juin 1944 de constituer une délégation
spéciale pour remplacer le conseil municipal dissous,
et qui fut acquitté sans peine ni dépens
( 16 ).
Paul Marchandeau
et l'épuration de la presse
L'épuration
de la presse fut aussi un domaine où se vérifia
cette justice
à deux vitesses aboutissant à des verdicts
très inégaux, épargnant les notables
et punissant sévèrement les comparses.
Le
30 août 1944, jour de la libération de Reims,
le sous-préfet de Reims, Pierre
SCHNEITER, signa un arrêté
de suspension frappant les deux seuls quotidiens
marnais qui avaient été autorisés
à paraître sous contrôle allemand pendant
toute la période de l'occupation :
Arrêté
À
dater du 30 août 1944, et en vertu d'une circulaire du Ministère
de l'Information, les journaux " L'Éclaireur de l'Est
" et " Le Nord-Est " doivent cesser de paraître
jusqu'à nouvel ordre.
Les installations et outillages des journaux suspendus
sont mis à la disposition des Délégués
provisoires à la Presse.
Reims
le 30 août 1944,
Le Sous-Préfet :
Pierre Schneiter
( 17 ).
Cet arrêté permit à L'Union,
organe du CDL de la Marne, de sortir de la clandestinité et de
s'installer
dans les locaux de L'Éclaireur de l'Est
où fut imprimé le premier numéro de L'Union
Champenoise.
Le
5 septembre 1944, l'arrêté de suspension fut
remis respectivement à René
GÉNIN, directeur de L'Éclaireur
de l'Est, 91 place d'Erlon, ainsi qu'à Gabriel
BUREAU, directeur du Nord-Est,
40 rue de Talleyrand.
Le
même jour, un
arrêté mettant fin à l'activité de l'agence
Havas de Reims, 9 rue Carnot, était remis à
son directeur Marcel
LANCEVELÉE.
Un autre arrêté daté toujours
du 5 septembre,
nomma le délégué
régional de la Presse, G.
MONTEILLE, « administrateur
provisoire de l'ensemble des biens corporels et incorporels du journal
Nord-Est, de l'Agence Havas de Reims et du journal L'Éclaireur
de l'Est ».
Ultérieurement, René
GÉNIN fut nommé administrateur
provisoire de L'Éclaireur de l'Est, et M.
LOEILLOT administrateur
provisoire du Nord-Est.
Le
9 septembre, ce dernier faisait savoir au sous-préfet
qu'il allait devoir licencier les 40 ouvriers attachés à
ce journal.
C'est ainsi qu'à Reims s'engagea au lendemain
de la libération, une
longue bataille juridique et judiciaire qui se focalisa sur
L'Éclaireur
de l'Est. Tandis que son président-directeur
général, Paul
MARCHANDEAU, qu'on
n'osait pas inquiéter, entreprenait de défendre
pied à pied ses intérêts, soutenu par les actionnaires
du journal qui eux aussi refusaient d'être spoliés, les
journalistes qui avaient assumé la rédaction du journal
sous l'occupation, furent arrêtés, jugés par la
Cour de Justice de la Marne, et condamnés à de lourdes
peines.
Le rédacteur
en chef, Lucien
VERMESCH-ROBIN, qui avait
signé de nombreux articles dans
L'Éclaireur de l'Est favorables à la collaboration
franco-allemande, bénéficia de circonstances atténuantes,
échappa aux travaux forcés en raison de son âge
( 64 ans ), mais fut condamné à 20
ans de réclusion et à la confiscation
totale de ses biens, le
28 juin 1945. Ordonné prêtre dans le diocèse
de Cambrai, VERMESCH-ROBIN
avait abandonné l'état ecclésiastique au début
de la première guerre mondiale, avait épousé une
institutrice de Reims en
1919, et était entré à L'Éclaireur
de l'Est en
1925 comme rédacteur auxiliaire. Chef du service d'information
au retour de l'exode, il
avait accepté de faire reparaître le journal
en juillet
1940, sous
le contrôle de la censure allemande avec le titre de
rédacteur
en chef et avec l'accord, affirma-t-il, du directeur du journal,
Paul
MARCHANDEAU. En
octobre 1940, ce dernier devenu président
directeur général l'avait en tout cas confirmé
à ce poste ( 18 ).
René
D'HENNIN, rédacteur
sportif qui, à la suite d'un voyage, avait signé
en 1943
une série d'articles faisant le panégyrique
des conditions de vie en Allemagne , bien qu'on lui eût
reconnu à lui aussi des circonstances atténuantes, fut
condamné à 15
ans de travaux forcés et à la confiscation
de tous ses biens, le 13
novembre 1944 ( 19 ).
Paul
DESSONS, rédacteur-correspondant
du journal à Épernay, fut condamné à
4 ans de prison, le
13 mars 1945 ( 20 ).
Lors
de son procès VERMESCH-ROBIN
affirma que tout ce qu'il avait fait à L'Éclaireur
de l'Est, il
l'avait fait sous l'autorité de son PDG, Paul
MARCHANDEAU
( 21 ). Par contre,
ce dernier, entendu
comme témoin libre, chargea son rédacteur en
chef et déclara qu'en faisant reparaître L'Éclaireur
de l'Est, VERMESCH-ROBIN
n'avait pas cédé à la contrainte, et qu'il avait
agi « selon
ses idées » ( 22 ).
Certes
Paul
MARCHANDEAU, lui, n'avait
signé aucun article dans L'Éclaireur
de l'Est pendant l'occupation, mais
il en était resté le PDG jusqu'à sa suspension
à la libération, en avait tiré tout
au long de l'occupation de substantiels « dividendes,
traitements, tantièmes, allocations de toute nature nets d'impôts »,
et avait multiplié par deux le nombre des actions qu'il possédait
dans ce journal ( 23 ).
Habilement, Paul
MARCHANDEAU s'abrita
derrière la mesure d'expulsion dont il avait été
victime de la part des Allemands au retour de l'exode, à
cause de son passé de ministre franc-maçon, auteur
du décret-loi du 21 avril 1939 punissant toute incitation
à la haine raciale . Mais son journal pendant l'occupation ne
se contenta pas de publier les communiqués
officiels du Commissariat aux Affaires juives ou de la préfecture
de la Marne sur le recensement des juifs et la confiscation de leurs
biens. On pouvait aussi y lire en première page des articles
antisémites aux titres sans équivoque, tels
que « La
juiverie sert de trait d'union entre les États-Unis et l'URSS »
( 24 ),
ou encore dans un numéro paru quelques jours avant la libération,
« Le
Juif à l'ombre des Anglo-Américains »
( 25 ).
Pour
beaucoup de résistants, VERMESCH-ROBIN
et D'HENNIN
avaient été des boucs
émissaires et des fusibles
qui avaient permis d'épargner Paul
MARCHANDEAU dont la responsabilité
morale et financière à la tête de L'Éclaireur
de l'Est ne faisait aucun doute. La Cour de Justice de
la Marne dépendait de la Cour de Paris dont elle n'était
qu'une section départementale. En
1978,
Robert MOMOT, juge d'instruction à la Cour de Justice
de la Marne, m'a dit sa conviction que Paul
MARCHANDEAU
dont le gendre siégeait à la Cour de Justice de la Seine,
« avait
été blanch », et que l'on
avait fait « porter
le chapeau à Vermersch-Robin ».
L'épuration
judiciaire de la presse de collaboration dans la Marne qui
fut close dès
le printemps 1945 devant la Cour de Justice de la
Marne avec le jugement et la condamnation de quelques journalistes,
fut
prise en charge à
partir de janvier 1946 par
la Cour de Justice de la Seine. Dans le rapport de
mars de 1946 sur l'épuration dans la Marne, on pouvait
lire au sujet de la presse :
Des
informations restent ouvertes contre des personnalités et sont
pendantes devant la Cour de Paris. Il en est ainsi de celle qui vise
M. Paul Marchandeau ancien ministre, ancien député de
la Marne, et ancien Maire de Reims, pris en sa qualité de directeur
général du Journal " L'Éclaireur de l'Est
", et de M. Charles Noirot ( 26 ),
ancien Maire de Reims, ex-président du Conseil d'Administration
du Journal " Nord-Est " ( 27 ).
Il
était difficile d'engager des poursuites contre Henri
NOIROT qui, avait été nommé
maire de Reims par le gouvernement de Vichy en
1943, après la démission du docteur
BOUVIER. Il avait ensuite
arrêté par les Allemands qui le jugeaient trop
mou, et déporté
à Neuengamme en
juin 1944. En outre, personne à Reims n'avait la velléité
de faire reparaître Le
Nord-Est, dans la mesure où la sensibilité
de droite qu'il avait incarnée avant-guerre était désormais
représentée au sein de L'Union.
Le direction-gérance
de l'organe du CDL qui se transforma en journal issu de la résistance
en octobre
1945, fut en effet confiée à Pierre
BOUCHEZ, ancien chef départemental des FFI et patron
rémois, qui avait présidé avant et pendant la guerre
le groupement des syndicats patronaux de la région de Reims.
La situation de L'Éclaireur
de l'Est, fut autrement plus difficile à régler.
En effet, de ce journal
radical-socialiste devenu journal collaborateur, son directeur
Paul
MARCHANDEAU et ses actionnaires
entendaient bien reprendre
possession et, pourquoi pas, le faire reparaître. Il
avait été suspendu à la libération, ses
biens saisis et dévolus aux Domaines qui en avaient maintenu
l'exploitation au bénéfice de L'Union,
organe du CDL, puis de la Société
à responsabilité limitée " L'Union ".
Mais bientôt, la Société
nationale des entreprises de presse ( SNPE ) chargée
sur le plan légal de gérer les biens confisqués
dans le secteur de la presse,
remit en question cette saisie un peu hâtive décrétée
au cours de la phase d'insurrection nationale de la libération.
Cette décision qui, sur le plan juridique et financier, menaçait
l'avenir de L'Union,
donna l'espoir à Paul
MARCHANDEAUet à
ses amis qu'ils
pourraient reprendre possession de leur journal ou au moins
obtenir de substantielles
compensations
( 28 ).
L'affaire fut négociée en deux temps.
Il fallut d'abord en finir avec l'épuration
judiciaire toujours pendante devant la Cour de Justice de la Seine.
Le
28 octobre 1947, celle-ci rendit enfin un arrêt
de classement aboutissant à un non
lieu en faveur de Paul
MARCHANDEAU ( 29 ).
De longues et laborieuses négociations furent
ensuite engagées entre Paul
MARCHANDEAU et Pierre
Bouchez directeur-gérant de L'Union,
qui aboutirent en
1953 à un accord
de compromis permettant à L'Union
de prendre possession des locaux et du matériel saisis en
1944 à L'Éclaireur
de l'Est, moyennant la somme de 140
millions de francs, dont 20 millions furent versés
à Paul
Marchandeau ( 30 ).
Monseigneur Marmottin
et l'épuration épiscopale
Selon
Henri MICHEL, le
problème de l'épuration du clergé fut posé
au sein même de la résistance, par des prêtres
qui s'y étaient engagés. C'est ainsi qu'il cite le rapport
d'un curé savoyard, membre d'un réseau, proposant à
la libération que « dans chaque
département soit formé sans retard par des prêtres
patriotes un Comité de libération ecclésiastique »,
pour examiner « tous les cas concernant
le clergé », et affirmant que l'épuration
était « nécessaire
pour que le clergé ne perde pas son influence nationale »
( 31 ).
Néanmoins
dans la Marne où l'engagement du clergé
dans la résistance ne fut pas négligeable,
aucune velléité d'épuration
ne s'est manifestée après la libération,
ni dans le diocèse de Reims, ni dans celui de Châlons-sur-Marne.
Les prêtres marnais ont au contraire, après la libération,
renouvelé la confiance qu'ils avaient placée dans leur
épiscopat ( 32 ).
Lorsqu'André LATREILLE,
historien catholique, membre du Comité de libération de
la Vienne, fut nommé directeur des Cultes
au ministère de l'Intérieur en
novembre 1944, il reçut une
note de Georges BIDAULT ( 33 ),
démocrate chrétien qui avait succédé à
Jean MOULIN à la tête
du CNR et qui, devenu ministre des Affaires
étrangères au sein du gouvernement provisoire,
souhaitait régler au plus vite avec le
Vatican l'épineux problème de l'épuration épiscopale.
Datée du 26 juillet
1944, cette note classait l'archevêque de Reims, monseigneur
MARMOTTIN, parmi les prélats qui ne s'étaient
pas contentés de faire « un
devoir de conscience à tous les catholiques »
d'obéir au régime de Vichy et
de le soutenir, mais qui avaient « poussé
cette attitude jusqu'à des déclarations démesurées
d'attachement à la personne du Maréchal ».
L'archevêque avait en effet prononcé le
28 décembre 1940, en des termes sans équivoque,
un éloge dithyrambique du maréchal
PÉTAIN . Plus tard, il avait clairement condamné
comme « péché mortel
» la désobéissance au gouvernement de
Vichy, et dénoncé les résistants comme des « rebelles »
au service de l'étranger :
Les
fidèles qui n'obéissent pas au gouvernement légal
de Vichy commettent un péché mortel. De même,
ceux qui se rangent du côté des rebelles ou suivent les
directives d'une puissance étrangère qui par ses appels
les invitent à désobéir au gouvernement, commettent
une faute grave envers la France et envers Dieu ( 34 ).
La
note de Georges BIDAULT indiquait
également que les bombardements aériens avaient fait l'objet
de « pastorales de condamnation sans
nuances ni réserve ». Là encore,
l'archevêque de Reims était visé pour
les propos qu'il avait tenus lors des obsèques des victimes des
bombardements de Reims de mai 1944,
rapportés dans L'Éclaireur
de l'Est.
Le 5 mai, monseigneur
MARMOTTIN avait évoqué comment, absent de Reims
le 1er mai, jour du premier bombardement,
il avait vu passer alors qu'il se trouvait dans une localité
voisine, les « oiseaux meurtriers »
qui avaient jeté « terreur
et désolation » sur la
« ville sainte de la patrie française »,
et il avait manifesté sa « réprobation
devant les méthodes de guerre qui ne respectent ni rien, ni personne,
qui se rient des lois divines et humaines, qui font servir la science
et le progrès à une destruction de la civilisation ».
Le 3 juin, il avait
fustigé les « meurtriers »,
magnifié l'« immolation collective »
des victimes rémoises et les avaient associées aux « milliers
d'hommes, de femmes et d'enfants de France, de tout âge, massacrés
tous les jours sans ménagement, sans pitié ».
Devant une assistance nombreuse, au premier rang de
laquelle se mêlaient l'amiral ESTEVA
( 35 )
originaire de Reims, représentant
le gouvernement de Vichy, le préfet
régional PERETTI DELLA ROCCA,
le sous-préfet BLANCHET,
le président du Conseil départemental
JACQUY, le syndic
régional MANGEART,
le maire NOIROT
entouré de son conseil municipal,
ainsi que les notables pétainistes
bon teint, mais aussi les autorités allemandes
d'occupation et les responsables des groupements
collaborationnistes y compris de la Milice,
monseigneur MARMOTTIN s'était
plu à remercier les « chefs »
présents de leur « pieuse
démarche ». Enfin, il avait en des termes
quelque peu ambigus, dit sa conviction que « ces
immolations multiples et répétées d'innocentes
victimes » hâtaient
« auprès d'un Dieu juste et bon, l'heure de la délivrance »,
puis il avait appelé les fidèles de toutes conditions
à se tenir « prêts dans
la clarté de justes idées françaises »
et dans une « union féconde »,
à « reconstruire demain la
France » ( 36 ).
Dans
la note de Georges BIDAULT, le
nom de monseigneur MARMOTTIN,
archevêque de Reims,
arrivait en septième position sur la
liste des 22 prélats susceptibles d'être épurés
( 37 ).
L'évêque de Châlons-sur-Marne, monseigneur
TISSIER, n'y figurait pas. Certes, il avait entretenu des
relations amicales avec le préfet BOUSQUET
( 38 ), puis
avec son successeur PERETTI DELLA ROCCA,
et il avait reçu en novembre 1942,
à l'occasion du sacre de monseigneur
PETIT, le message suivant du maréchal
PÉTAIN :
L'assurance
que vos prières comme votre fidèle dévouement,
m'accompagnent dans ma lourde tâche est pour moi le réconfort
le plus précieux, et c'est avec une satisfaction toute spéciale
que je sens l'Église de France me garder sa confiance ( 39 ).
Mais,
il avait fait preuve par ailleurs de réserve
et s'était montré bienveillant
à l'égard des prêtres engagés dans la résistance.
Son nom ne figurait pas non plus sur la proposition d'épuration
qui concluait le mémoire adressé par André
LATREILLE à Georges Bidault
le 3 février 1945, et qui
était formulée ainsi :
Le
gouvernement provisoire de la République française demande
à Sa Sainteté d'examiner le cas des évêques
dont il réclame formellement qu'ils soient éloignés
de leur diocèse, soit par la voie de démission spontanée,
soit par retrait de juridiction ( 40 ).
Suivait
une liste de douze prélats parmi lesquels
l'archevêque de Reims était placé en deuxième
position tout de suite après monseigneur
FELTIN archevêque de Bordeaux, avant monseigneur
GUERRY archevêque coadjuteur de Cambrai, tous les autres
étant de simples évêques. Cette liste avait été
dressée selon la hiérarchie des
prélats susceptibles d'être sanctionnés,
et non pas selon la gravité des faits reprochés. D'ailleurs,
André LATREILLE ajoutait :
Ni
à Reims, ni à Bordeaux [...] il n'y a d'incident ou
de tension qui permette de craindre pour la paix publique et d'insister
utilement sur ces cas, surtout lorsqu'il s'agit d'archevêques
( 41 ).
Pour
établir cette liste de proposition d'épuration épiscopale,
André LATREILLE s'était
fondé sur une enquête
demandée par le ministre de l'Intérieur aux commissaires
de la République en décembre 1944,
enquête qui était organisée autour d'un questionnaire
concernant d'une part l'attitude du clergé
à l'égard des autorités d'occupation, du gouvernement
de Vichy, de la Résistance, du gouvernement provisoire, et d'autre
part l'attitude de la population à l'égard du clergé.
GRÉGOIRE-GUISELIN,
le commissaire de la République de Châlons-sur-Marne, répondit
à ce questionnaire en faisant état d'un rapport
du comte Albert de ROSE,
inspecteur régional de la LVF, daté du
9 août 1944, qui déclarait que le
clergé de Reims était
« résistant aux idées
nationales-socialistes » mais qu'il semblait « fidèle
au Maréchal Pétain », considérations
qui, disait-il, lui semblaient assez justes.
Le commissaire de la République exprima sa
certitude que l'archevêque de Reims avait
bien prêché l'obéissance au gouvernement de Vichy,
et indiqua que le Bulletin
du diocèse de Reims, s'était montré
« loyaliste à l'égard
du gouvernement établi »
( 42 ).
Il évoqua bien sûr les propos
qu'avait tenus l'archevêque de Reims dans sa cathédrale
lors des obsèques des victimes des bombardements
de mai 1944, le service
à la mémoire de Philippe HENRIOT
de juillet 1944, mais se montra finalement modéré
dans son jugement, et soulignant le caractère effacé
de l'évêque de Châlons-sur-Marne, il conclut sur
l'attitude du haut clergé marnais en ces termes :
Ce
clergé a été profondément national, anti-allemand,
loyaliste à l'égard du gouvernement du Maréchal
Pétain, auquel il devait bien des avantages matériels
et une place plus officiellement reconnue dans le pays. Il est toujours
resté parfaitement digne devant les autorités d'occupation
( 43 ).
Il
accorda aussi une place importante à la participation
de membres du clergé marnais à la résistance,
et aux bons rapports qui s'étaient
établis après la libération entre la hiérarchie
catholique du département et les autorités issues de la
résistance dont plusieurs membres étaient des démocrates
chrétiens, tel le sous-préfet de Reims, Pierre
SCHNEITER. En conclusion, il considérait que
le problème de l'épuration du clergé ne semblait
pas se poser dans la Marne où le clergé était
délibérément axé sur l'union.
Monseigneur
MARMOTTIN ne fit donc pas partie
des sept prélats français qui,
au terme de longues et laborieuses négociations menées
avec le Saint-Siège par l'intermédiaire du cardinal
RONCALLI, nonce apostolique et futur pape Jean XXIII,
ont consenti en juillet 1945
à donner leur démission
« pour le bien de la paix »
et « à
abandonner la juridiction dont ils avaient été investis »
( 44 ).
Entre temps, le commissaire de la République
GRÉGOIRE-GUISELIN avait, dans
un second rapport daté de
février 1945, modifié
son jugement au sujet de monseigneur MARMOTTIN
: il exprima le souhait que l'archevêque de Reims soit
déplacé et fit entendre au ministre de l'Intérieur
qu'il serait fâcheux qu'il reçût
la pourpre cardinalice traditionnellement attachée
au siège archiépiscopal de la ville des sacres ( 45 ).
Ce rapport s'appuyait sur des articles de journaux montrant comment
l'archevêque de Reims avait subitement
et un peu trop facilement fait volte-face à la libération
( 46 ). Monseigneur
MARMOTTIN ne fut pas déplacé,
mais il ne reçut jamais le chapeau convoité de cardinal,
alors que monseigneur FELTIN de Bordeaux,
l'autre archevêque mis en cause à la libération,
devint cardinal-archevêque de Paris.
Comme beaucoup de prélats français ( 47 ),
monseigneur MARMOTTIN avait durant
toute l'occupation, entretenu de très
bons rapports avec le régime de Vichy, lui témoignant
le plus parfait loyalisme,
adhérant avec enthousiasme à la
devise Travail-Famille-Patrie perçue
comme le gage d'un retour aux plus pures valeurs chrétiennes,
applaudissant aux mesures prises en faveur de l'enseignement catholique,
apportant au maréchal PÉTAIN
un soutien sans réserve et quasi inconditionnel,
témoignant, de l'intérêt, voire une certaine
complaisance, à l'égard de la lutte contre le bolchevisme.
Après
avoir apporté sa caution à la Légion des Volontaires
français, qualifié les soldats alliés de « meurtriers »
et les résistants de « rebelles »,
il exalta les « héros de Stalingrad »
et « les vaillants FFI et FTP ».
Après avoir appelé sous l'occupation
les fidèles à se soumettre aux
directives du gouvernement de Vichy et au maréchal
PÉTAIN, reconnus comme légitimes, il en fit
de même en faveur du Gouvernement provisoire
et du général de GAULLE,
faisant preuve de la même rhétorique
enflammée et pleine d'emphase pour glorifier successivement
l'homme de Montoire, puis l'homme du 18 juin, appeler à l'« union »,
à la « concorde »
derrière les « chefs »
successifs que Dieu avait choisi pour assurer « le
relèvement de la France chrétienne »,
et implorer la même protection tutélaire de « la
pure et sainte Jeanne d'Arc », symbole en toutes
occasions de la réconciliation nationale.
Peretti della Rocca
et l'épuration préfectorale
Le
29 août 1944, jour de la libération de Châlons-sur-Marne,
le préfet régional,
Louis PERETTI DELLA ROCCA, le préfet-délégué
ROBERT et l'intendant
des Affaires économiques des
PORTES furent, selon les termes utilisés par le commissaire
de la République GRÉGOIRE-GUISELIN
dans son rapport au ministre de l'Intérieur du Gouvernement
provisoire, « symboliquement arrêtés
et confinés à leur domicile pendant les quelques jours
qu'il leur a fallus pour trouver les moyens de transport nécessaires
à leur déménagement » ( 48 ).
Conformément à l'Ordonnance
du 10 janvier 1944 du CFLN portant création
des commissariats de la République, ils furent tous
les trois suspendus, ainsi que l'intendant de
Police SPACH qui avait
pris la fuite, par un arrêté du commissaire de la République
GRÉGOIRE-GUISELIN, daté
également du 29 août.
La suspension du préfet
régional fut confirmée
par un décret signé par le général
de GAULLE président du Gouvernement
provisoire et par le ministre de
l'Intérieur TIXIER,
le 17 novembre 1944 ( 49 ).
PERETTI DELLA ROCCA
qui avait succédé à BOUSQUET
en juillet 1942 ( 50 ),
avait prêté serment de fidélité
au maréchal PÉTAIN le 15 janvier
1943 :
Je
soussigné Louis Peretti della Rocca, Préfet régional
de Châlons-sur-Marne, jure fidélité à a
personne du Maréchal Pétain, Chef de l'État et
m'engage à exercer ma charge pour le bien de l'État
selon les lois de l'honneur et de la probité.
Fait
à Vichy le 15 janvier 1943.
Peretti della Rocca
Préfet régional ( 51 ).
Il
avait ensuite reçu le serment de fidélité
au maréchal PÉTAIN des hauts fonctionnaires
du département, le
3 avril 1943, et avait installé le
10 avril, le Conseil départemental
de la Marne nommé par le gouvernement de Vichy qui
avait immédiatement voté une motion
de fidélité au Chef de l'État, motion
présentée par son président
Jean JACQUY, conseiller
national ( 52 ).
Le 1er février 1944,
il avait sollicité auprès
de Georges HILAIRE, secrétaire
général de l'Administration au ministère
de l'Intérieur, la hors-classe de son
grade, faisant valoir qu'en tant que « doyen
de l'Administration » à la fois le plus
âgé et le plus ancien, il croyait y avoir « quelques
droits ».
Sa région, la région
de Champagne appelée encore région
de Châlons, écrivait-il alors, « la
seule à avoir fourni les 100 % de la main d'oeuvre » qui lui avait été demandée, était « une
de celles qui avaient donné le moins de soucis au Président ( 53 ) »,
« la seule aussi à avoir
fourni non seulement toutes les impositions agricoles, mais 105 % de
ce qui était attendu d'elle », comme l'attestait
d'ailleurs une lettre de félicitations
du ministre du Ravitaillement. Il avait le sentiment que
même s'il ne pouvait pas faire mieux dans l'avenir, il resterait
cependant « toujours en tête ».
Compte tenu de l'incertitude du lendemain, il risquait certes, disait-il,
de ne pas profiter longtemps de cette promotion, mais il considérait
que ce serait pour lui « une satisfaction
morale » ( 54 ).
La hors-classe lui avait été
immédiatement accordée par un décret
signé de Pierre LAVAL et paru
au Journal Officiel le
12 février 1944 ( 55 ).
Comme son prédécesseur René
BOUSQUET, il avait su prendre une
certaine distance vis à vis des groupements collaborationnistes,
mais avait accepté d'assister à des réunions organisées
par le Groupe Collaboration, telle
la conférence de
Georges CLAUDE à Reims le
6 novembre 1942 . La seule intervention
publique en faveur de la Révolution nationale et de la politique
de collaboration qui figure dans son dossier est la déclaration qu'il avait bien voulu faire à la presse, pour célébrer « le second anniversaire de l'entrée
en guerre de l'Allemagne contre le Bolchevisme » :
Je
ne suis nullement embarrassé pour dire ce que je pense du bolchevisme,
c'est-à-dire du communisme.
Tout homme sensé ne peut que le condamner,
car il est négateur des principes sur lesquels est basée
la véritable civilisation et de ce qui fait la noblesse de
la personnalité humaine. Son triomphe ne peut se concevoir
qu'au milieu d'une anarchie sanglante et d'affreuses hécatombes
frappant tous les peuples d'Europe.
Certes la Révolution Nationale doit s'orienter
vers cet idéal communautaire si souvent proclamé par
le Maréchal, dans lequel doivent disparaître d'injustes
privilèges, où le travail justement honoré et
rémunéré donnera à chacun la place légitime
que lui confèrent son rôle et son action dans le cadre
de l'intérêt du Pays qui doit toujours demeurer la loi
suprême.
Le principe même du communisme est d'ailleurs
une construction théorique de l'esprit, étrangère
à toute réalité, et qui ne peut qu'entraîner
l'humanité à la pire des déchéances.
Il n'est pour s'en convaincre que de faire le tragique
bilan des ravages, des massacres qu'il a déjà causés
et de considérer la part prise par ses animateurs dans le déclenchement
de l'affreuse guerre qui ravage un monde sur les ruines duquel il
compte asseoir sa domination
( 56 ).
Dès le 4 septembre
1944, l'ex-préfet régional
PERETTI DELLA ROCCA et l'ex-préfet
délégué ROBERT
remirent à GRÉGOIRE-GUISELIN
un mémoire en défense,
que le commissaire de la République adressa le
12 septembre au ministre de l'Intérieur pour être
transmis à la Commission d'épuration de ce ministère,
en y joignant l'appréciation suivante :
L'enquête
que j'avais faite avant la Libération et en accord avec le
CDL, de même que les informations que j'ai pu recueillir depuis
lors, n'ont pas révélé dans la gestion de ces
deux fonctionnaires de faits graves qui auraient pu justifier une
arrestation ou une poursuite devant le Tribunal militaire.
Le reproche essentiel que l'on puisse leur faire
est d'avoir été passifs et veules, d'avoir manqué
d'autorité et d'énergie, d'avoir laissé faire
en évitant de se compromettre. Les maigres gestes qu'ils évoquent
sont à la mesure de leurs possibilités ; elles
n'ont pas été plus étendues, en sens contraire.
J'ignore tout d'ailleurs des liens de ces deux fonctionnaires
avec les hommes politiques du Gouvernement de fait et des raisons
pour lesquelles ils ont été élevés et
maintenus aux postes qu'ils occupaient.
J'ai appris récemment que M. de Peretti della
Rocca avait des liens incontestables avec Laval et son entourage.
Je ne puis que vous laisser le soin d'apprécier cette situation
qui n'a été créée ni développée
dans la Région de Châlons-sur-Marne ( 57 ).
.
Dans son mémoire en défense, PERETTI
DELLA ROCCA retraçait sa carrière
dans la préfectorale, exposait ce qu'avait été
sa conduite depuis
1940, en particulier au cours
des deux années passées à la tête de la préfecture
régionale de Châlons.
Au cours des semaines qui suivirent, il s'efforça
de susciter des témoignages
destinés à confirmer ses propos
et à renforcer son système de
défense. Il y parvint sans difficultés, et
c'est ainsi que la plupart des faits qu'il exposait dans son mémoire
furent corroborés par des
lettres, des attestations, des certificats ou des procès-verbaux
d'audition de témoins, constituant dix-sept
pièces justificatives jointes à son dossier.
Tout d'abord, en retraçant sa
carrière dans l'administration préfectorale,
PERETTI DELLA ROCCA n'omettait pas
de signaler que Fred SCAMARONI ( 58 ),
héros de la France libre,
avec lequel il se déclarait apparenté, avait été
son chef de cabinet de
1937 à 1939.
Il y relatait comment préfet
du Puy-de-Dôme en juin 1940,
il avait été mis en état d'arrestation à
Clermont-Ferrand par les Allemands puis libéré après
la signature de l'armistice ; comment, en
décembre 1940, il y avait retrouvé SCAMARONI
et l'avait nourri, habillé, logé lorsque ce dernier fut
à son tour arrêté puis libéré, lui
permettant ainsi de reprendre des forces avant de retourner à
Londres.
En février 1941,
il avait été muté sans
explication - ce qu'il considérait comme une
brimade - trésorier payeur général
de 4ème classe à Valence. Réintégré
- « à sa demande »,
précise une note manuscrite rajoutée au crayon en marge
du mémoire - dans l'administration préfectorale,
il avait été nommé préfet
régional à Châlons-sur-Marne.
Suivait un habile exposé
des principes qui avaient guidé son action dans la Marne,
dans lequel il s'efforçait de montrer que son rôle avait
consisté à « défendre
les Français contre l'occupant », à les
« protéger tous »,
à « résister, temporiser,
répondre par la force d'inertie, faire traîner les choses ».
Il considérait que c'eût été une « lâcheté »
de prendre la retraite bien méritée à laquelle
il avait droit, et qu'il avait choisi au contraire de rester
à son poste, parce qu'« on
ne fuit pas devant le péril ».
Il expliquait que s'il ne s'était pas mis
en rapport avec la résistance marnaise,
c'était pour ne pas la compromettre, ni la gêner,
qu'il s'était « toujours refusé
à la faire surveiller », mais qu'il
en connaissait un certain nombre de dirigeants.
Il avait entretenu, disait-il, les
meilleures relations avec le chef départemental des FFI,
Pierre BOUCHEZ, qui
le recevait chez lui, mais avec lequel « par
délicatesse », il s'était toujours
abstenu de faire allusion à ses responsabilités dans la
résistance.
Le père RENOU,
directeur d'un établissement religieux à Dormans,
attesta qu'il avait été présenté
comme résistant à PERETTI
DELLA ROCCA par son ami Pierre FOUINEAU,
sous-préfet d'Épernay,
déporté à Neuengamme en
juin 1944, qu'il s'était lié d'amitié
avec le préfet régional, avait été reçu
à sa table, que lui et Robert de VOGÜÉ
l'avaient encouragé à ne pas prendre
sa retraite, « sa présence
permettant à la résistance champenoise de travailler en
paix sous sa bienveillante complicité » ( 59 ).
En avril 1943,
il avait, malgré les ordres formels du gouvernement, signé
un arrêté régional augmentant
les salaires des ouvriers du bâtiment de la région
de Champagne ; Charles GUGGIARI,
secrétaire du syndicat confédéré
des travailleurs du Bâtiment de la Marne, membre de
Libération-Nord, arrêté par les Allemands
et déporté en décembre
1943, lui avait envoyé une lettre à cette occasion
afin de le remercier au nom des travailleurs
pour ce « geste courageux »
( 60 ).
Il avait, disait-il, entretenu de
bons rapports avec plusieurs fonctionnaires de la préfecture
engagés dans la résistance,
qu'il avait protégés.
Le sous-préfet de Sainte-Menehould
à la libération, MENNECIER,
membre de Libération-Nord
et rédacteur principal à la préfecture sous l'occupation,
avait été promu par lui chef de bureau à la tête
du service des Réfugiés.
André BENOIT,
directeur départemental du Travail,
devenu à la libération intendant
régional de Police, confirma que PERETTI
DELLA ROCCA avait accepté d'augmenter les salaires
des ouvriers du Bâtiment, malgré l'interdiction des Allemands
et la réglementation en vigueur mise en place par Vichy, que
le préfet régional était au courant des opérations
de truquage auxquelles il se livrait pour limiter le départ des
travailleurs marnais en Allemagne et que, lorsqu'il avait été
recherché par la Gestapo, ce dernier lui
avait offert un asile à la préfecture en cas de besoin
( 61 ).
Gaston ANDRÉ,
chef de division à la préfecture,
certifia que PERETTI DELLA ROCCA
était parfaitement au fait qu'il délivrait de « nombreuses
fausses cartes d'identité destinées aux prisonniers évadés
et aux réfractaires du STO » ( 62 ).
M. LESOUR, directeur
départemental de la Maison du Prisonnier, attesta
que le préfet régional savait qu'il sabotait « l'envoi
en Allemagne de réfractaires », et qu'il
fabriquait une grande quantité de faux papiers ( 63 ).
Aussitôt après avoir mis en valeur
les bons rapports qu'il avait entretenus avec des résistants,
et les services qu'il avait pu leur rendre,
PERETTI DELLA ROCCA laissait entendre
que cela lui avait
fait courir des risques et affirmait qu'à plusieurs
reprises, les responsables marnais des groupes collaborationnistes avaient
réclamé son arrestation, ce que confirmaient
plusieurs rapports des Renseignements généraux sur les
chefs de la Milice, du RNP et des JEN, joints à son dossier
( 64 ).
Il n'omettait pas d'évoquer, en passant, les
services rendus aux juifs et aux francs-maçons.
Il était intervenu dans une affaire de fisc
en faveur de James
LIPPMAN, membre d'une famille juive
amie dont il avait fait la connaissance à Besançon
en 1934 et qu'il avait retrouvée
à Valence en 1941.
Après l'arrestation par les Allemands en
octobre 1943 de Gaston POITTEVIN,
dignitaire franc-maçon, il
avait veillé à ce qu'il fût bien
traité durant sa détention à Châlons
et était intervenu de sorte que sa famille avait pu lui rendre
régulièrement visite; cependant il n'avait pas réussi
à empêcher sa déportation ( 65 ).
PERETTI DELLA ROCCA
énumérait ensuite « quelques
cas » qui à ses yeux attestaient du « rôle
actif » qu'il avait joué et des
services qu'il avait pu rendre, durant les deux années
qu'il avait passées à la tête de la préfecture
régionale de Châlons.
Il avait, peu de temps après son arrivée
dans la Marne, étouffé une affaire
de dépôt d'armes découvert à Vertus.
Plus tard, il avait fait prévenir un ami de
son gendre, Christian HECHT ( 66 ),
adjoint du commandant DERRIEN de
CDLL, qu'il était traqué par la
Gestapo ; il l'avait fait venir à son cabinet
et avait réussi à le convaincre de quitter la Marne.
À la suite d'une dénonciation, il
avait mis en garde M. de LA FOURNIÈRE
qui malheureusement n'en avait pas tenu compte et avait été
arrêté quelques jours plus tard par la Gestapo ( 67 ).
Il avait chargé l'intendant
de Police M. de LA PÉROUSE
d'entreprendre une démarche auprès de son ami Robert
de VOGÜÉ et auprès de Frère
BIRIN à Épernay, pour
leur conseiller la plus grande prudence. Après l'arrestation
du délégué général du CIVC et sa
condamnation à mort par les Allemands,
il avait reçu plusieurs fois Madame
de VOGÜÉ à sa
table ( 68 ).
Par l'intermédiaire de l'abbé
GILLET, il avait fait savoir à l'abbé
MICHAUX qu'il était bien imprudent
de transporter des armes dans la remorque de sa bicyclette
( 69 ).
Il était intervenu en
faveur de M. CHARLES,
directeur départemental du Ravitaillement,
lorsque ce dernier avait été arrêté par les
Allemands et il avait veillé à
ce qu'il continue de toucher son traitement.
Il avait demandé au secrétaire général
M. VILLEGER, d'aller prévenir
M. GUILLAUME qui abritait Jacques
DEGRANDCOURT, chef du Groupe de résistance
Melpomène au château de Cernon, qu'une descente
de police allait avoir lieu chez lui ( 70 ).
Il avait accueilli dans ses appartements à
la préfecture, Jean-Baptiste BIAGGI,
un compatriote corse évadé
d'un train en partance pour les camps ; il lui avait
fourni ainsi qu'à ses quatre camarades, des cartes d'identité
et les avait fait accompagner à la gare par son fils et son gendre,
pour leur permettre de rentrer en sécurité à Paris
par le train ( 71 ).
Enfin, il avait averti par
une lettre dactylographiée non signée, Fernand
JACQUINOT de Reims, frère du ministre de la Marine
du Gouvernement provisoire, qu'il allait être
arrêté ( 72 ).
Le
29 novembre 1944, la Commission d'épuration
du ministère de l'Intérieur examina
le dossier de PERETTI DELLA ROCCAet,
après avoir auditionné l'intéressé,
formula la proposition suivante :
Considérant
:
- Que M. de Peretti della Rocca qui était un Préfet
de la République n'a pas hésité à se rallier
au Gouvernement de fait de Vichy,
- Qu'il avait des liens incontestables avec Laval et son entourage,
- Qu'il a été, pendant presque toute l'occupation allemande,
l'émanation du Pouvoir Central de Vichy,
- Qu'il a, à ce titre, porté atteinte aux institutions
constitutionnelles et aux libertés publiques fondamentales,
Considérant d'autre part :
- Qu'il avait eu une attitude digne à l'arrivée des
Allemands à Clermont-Ferrand en juin 1940, lorsqu'il était
préfet du Puy-de-Dôme,
- Qu'il a appliqué sans trop de rigueur, semble-t-il, les instructions
de Vichy,
- Qu'il a fait preuve, en outre, d'une passivité bienveillante
à l'égard de la Résistance,
Propose à Monsieur le Ministre :
la mise à la retraite d'office de M. de Peretti della Rocca
( 73 ).
L'arrêté
du ministre de l'Intérieur TIXIER,
daté du 10 janvier 1945, mettant
l'ex-préfet régional de Châlons-sur-Marne à
la retraite d'office, portait la mention : « Considérant
que M. de Peretti della Rocca a exécuté servilement les
consignes de fait de Vichy » ( 74 ).
Le
moins que l'on puisse dire, c'est que cette
sanction, compte tenu de l'âge du sanctionné,
60 ans, n'était pas sévère.
La situation administrative de PERETTI DELLA
ROCCA n'en restait pas moins confuse. En effet, depuis la
date de sa suspension le 29 août 1944,
jusqu'au 9 janvier 1945,
il avait perçu un demi-traitement et la totalité de ses
indemnités ( supplément provisoire de traitement,
indemnité de résidence, supplément familial, indemnité
de direction, indemnité de représentation et allocations
familiales correspondant à cinq enfants ).
Tandis que l'ex-sous-préfet
de Reims ESQUIROL était
placé en disponibilité sans traitement
à compter du 1er janvier 1945
( 75 ),
l'ex-préfet régional continua
d'être rémunéré par la préfecture
qui avait reçu une note du Bureau central du personnel
du ministère de l'Intérieur datée du
23 janvier 1945, l'informant que PERETTI
DELLA ROCCA devait continuer d'être
rémunéré sur le chapitre 54, ce qui
laissait entendre que le ministère avait décidé
de surseoir à sa mise à la retraite.
En effet, le 23 février
1945, la Sous-Commission de reclassement
des fonctionnaires de l'administration centrale et préfectorale
proposa son « maintien dans la hors-classe »
et « sans observation »,
proposition qui, si elle était confirmée par le ministre,
devait aboutir à effacer la mention de
l'arrêté du 10 janvier faisant de lui un serviteur de Vichy.
Effectivement, un nouvel arrêté
daté du 29 juin
blanchissait PERETTI
DELLA ROCCA en abrogeant l'arrêté du 10 janvier
qui lui interdisait de bénéficier de l'honorariat, mais
confirmait sa mise à la retraite
à laquelle l'intéressé
souhaitait d'ailleurs accéder ( 76 ).
Cette décision qui permettait à l'ex-préfet
régional de Châlons-sur-Marne, non seulement de jouir
d'une confortable retraite mais aussi de s'enorgueillir d'avoir
conservé son honorariat, semble avoir suscité
quelques réprobations, puisque
son cas fut soumis au chef du Gouvernement provisoire et définitivement
réglé au niveau le plus élevé, par un décret
du général de GAULLE
daté du 12 septembre 1945,
qui abrogeait la nomination de PERETTI
DELLA ROCCA comme préfet honoraire
( 77 ).
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