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L'épuration,
enjeu de légitimité et de pouvoir
Compte tenu de la faible implantation des maquis sous
l'occupation, de l'absence de phase proprement insurrectionnelle, de
la rapidité de la libération, du rétablissement
simultané sur l'ensemble du territoire de la légalité
républicaine, grâce aussi au rôle joué par
les FFI-FTP et à la coopération qui s'est établie
entre le Comité départemental de libération ( CDL
) et le commissaire de la République, la
violence populaire qui s'est mêlée partout en France à
l'allégresse des journées libératrices, a été
limitée et de courte durée dans la Marne.
Selon l'enquête réalisée dans
le cadre du Comité d'histoire de la deuxième
guerre mondiale en 1980,
ce qu'on a appelé l'« épuration
sauvage » ou encore « extra-judiciaire »,
n'y a pas connu les débordements ou les excès qui ont
été relevés dans d'autres départements,
et l'épuration s'y fit rapidement et essentiellement dans un
cadre légal.
La quasi-totalité des épurés
marnais ont donc été sanctionnés à l'issue
d'une instruction et de verdicts rendus, pour quelques uns d'entre eux
par le tribunal militaire de Châlons-sur-Marne,
et pour le plus grand nombre par la Cour de
Justice ou par la Chambre civique
de Reims.
L'épuration fut cependant ici comme ailleurs
un enjeu majeur de légitimité
et de pouvoir, et donna lieu à de nombreuses et interminables
controverses au sein de la résistance
elle-même et dans la population en général.
Les verdicts rendus pour les mêmes faits reprochés
ont beaucoup varié en fonction de la qualité des personnes
sanctionnées, et selon l'époque où celles-ci ont
été jugées. Rétrospectivement,
certains de ces verdicts, coupés de leur contexte, peuvent même
sembler particulièrement injustes, voire choquants
Les exécutions extra-judiciaires
et les tontes vengeresses de la libération
L'épuration extra-judiciaire
concerne en premier lieu les exécutions
dites « sommaires » qui ont été
perpétrées sur initiative personnelle ou sur ordre de
la résistance, pendant l'occupation allemande, au cours des journées
libératrices, ou après la libération.
Elle a fait l'objet dans le passé de bilans
controversés ( 1 )
et réveille encore périodiquement des polémiques
qu'on croyait éteintes.
En novembre 1944,
le ministre de l'Intérieur, Adrien TIXIER,
avait avancé une estimation laissant entendre que le nombre des
exécutions sommaires imputables à la résistance
aurait pu être d'une centaine de milliers.
Ces chiffres furent repris ensuite par les défenseurs du régime
de Vichy et les détracteurs de la résistance qui, considérant
que cette estimation venant d'un ministre socialiste du Gouvernement
provisoire ne pouvait que minimiser la vérité, s'en servirent
pour accréditer la thèse du « bain
de sang » perpétré à la libération
par la résistance et en particulier par les communistes.
Les enquêtes effectuées, à la
demande du ministère de l'Intérieur, par les Renseignements
généraux et par la Gendarmerie
en 1948 et en 1952, ont
dénombré respectivement 9 673
et 10 822 exécutions,
chiffres très proches de ceux retenus par le général
de Gaulle ( 10 842 ) ( 2 ).
Dans les années 1960,
Robert ARON, en se fondant sur une
autre enquête de gendarmerie qui confondait dans une même
statistique, victimes de l'épuration et « civils exécutés
par les Allemands et par la Milice », situait le nombre des exécutions
entre 30 000 et 40 000 ( 3 ).
C'est pour tenter d'éclaircir ce dossier que
le Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale a
lancé une longue et vaste enquête
dans les années 1960.
En 1986, Marcel
BAUDOT qui en a été l'animateur, a dressé
un bilan presque définitif quoiqu'encore incomplet, concernant
73 départements, et qui dénombrait 7
306 exécutions extra-judiciaires ( 4 ).
En 1992, Henry
ROUSSO reprenant et complétant le travail de Marcel
BAUDOT, arrivait à la conclusion que l'enquête
du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale avait
permis de dénombrer 8 775 exécutions
extra-judiciaires - des chiffres inférieurs mais finalement
assez proches de ceux résultant des enquêtes
officielles de 1948 et
de 1952 - et que
80 % d'entre elles avaient été « perpétrées
pour partie en pleine occupation, pour l'essentiel au moment des combats
de la libération ( 5 )».
Les
recherches effectuées dans le cadre de cette enquête par
les correspondants des quatre départements formant aujourd'hui
la Champagne-Ardenne ( 6 )
permettent d'établir un bilan régional
qui s'élève à 237 exécutions sommaires,
dont les deux tiers sont intervenues durant la période d'insurrection
nationale déclenchée au moment du débarque-ment
allié et qui s'est achevée avec la libération de
notre région.
Exécutions
sommaires
en Champagne-Ardenne |
Avant
le
6 juin 1944 |
Du
6 juin 1944
à la libération |
Après
la libération |
TOTAL |
Ardennes |
2 |
5 |
2 |
9 |
Marne |
5 |
14 |
2 |
21 |
Aube |
67 |
125 |
5 |
197 |
Haute-Marne |
1 |
9 |
0 |
10 |
CHAMPAGNE-
ARDENNE |
75 |
153 |
9 |
237 |
En
réalité plus de 80 % de ces exécutions
sommaires concernent le seul département de l'Aube où
étaient implantés des maquis actifs, et où ont
été recensés 197 exécutions
sommaires ( 7 ),
alors que dans les Ardennes et dans la Haute-Marne on n'en a dénombré
qu'une dizaine, ce qui proportionnellement à la population de
ces deux départements les situent à peu près au
même niveau que la Marne où 21
exécutions sommaires ont été recensées.
Ces chiffres placent la Marne, la Haute-Marne et
les Ardennes parmi les départements où l'épuration
extra-judiciaire a été de faible
ampleur.
Le rapport mensuel de juillet
1944 du préfet PERETTI DELLA
ROCCA concernant l'activité des maquis dans la Marne,
relevait cette modération marnaise
qui tranchait avec la situation observée dans l'Aube, et essayait
de l'expliquer :
En
ce qui concerne les attentats contre les habitants, meurtres affirmés
comme étant des actes de justice, ils sont relativement peu
nombreux dans le département, 6 ou 7 au plus, alors que dans
l'Aube notamment c'est la moyenne quotidienne.
Comment expliquer ce fait ?
L'attitude des habitants est certainement la même
que partout ailleurs et l'on ne peut expliquer par une plus grande
dignité le moindre nombre de « châtiments ».
Peut-être cela tient-il à ce que les partisans
sont ici plus « purs » ou moins nombreux donc
moins protégés, moins sûrs d'eux-mêmes ( 8 ).
À son retour de Dachau en
mai 1945, Simon CANTARZOGLOU,
chef du réseau d'évasion de réfractaires du STO
de Libération-Nord aux Halles
de Paris, et organisateur des groupes rémois appartenant à
ce réseau, condamné à mort et déporté
pour avoir exécuté le chef régional
du PPF le docteur JOLICOEUR
à Reims, se déclara satisfait de l'épuration dans
l'Aube parce qu'au moment de la libération, « il
y avait eu 80 exécutions le même jour »
et s'étonna que « dans la
Marne, les mouvements de résistance n'avaient rien fait de semblable ( 9 ) ».
Ce
bilan régional montre en
tout cas que les chiffres retenus par
Robert ARON ( 10 )
dans son Histoire de l'épuration
- chiffres fondés sur les résultats d'une enquête
effectuée en 1959 par la Gendarmerie
et incluant toutes sortes d'exécutions - sont
deux fois plus élevés que le nombre des exécutions
imputables à la résistance, recensées
par les correspondants départementauxdu Comité d'histoire
de la deuxième guerre mondiale de la Champagne-Ardenne.
Nombre
d'exécutions sommaires |
08 |
51 |
10 |
52 |
CA |
Selon
l'enquête de gendarmerie de 1959 utilisée par Robert
Aron |
43 |
25 |
466 |
51 |
585 |
Recensées
par les correspondants du Comité d'histoire de la 2ème
guerre mondiale |
9 |
21 |
197 |
10 |
237 |
( 08
= Ardennes, 51 = Marne, 10 = Aube, 52 = Haute-Marne, CA = Champagne-Ardenne )
Dans
la Marne, aucune cour martiale improvisée,
aucun tribunal militaire d'urgence n'a fonctionné,
ni avant, ni pendant, ni après la libération, comme ce
fut le cas dans les départements à forte densité
de maquis, ou bien ceux où la libération s'est accompagnée
de combats très disputés et où la période
de flottement qui a précédé le rétablissement
de la légalité républicaine a été
plus longue.
Parmi les 21 exécutions
que j'y ai recensées, 5 sont intervenues en
pleine occupation ( 3 en 1943 et
2 en janvier-février 1944
), bien avant le débarquement allié,
14 au cours des
semaines qui ont immédiatement précédé la
libération du département, et 2 seulement après
la libération.
Quatre de ces exécutions
ont frappé des femmes.
Il semble bien que les exécutions antérieures
au débarquement allié, ont toutes été commanditées
par la résistance.
La première frappa Justin
HEUILLON, originaire de la Meuse, syndic agricole de Connantre
et fermier de la marquise de TRYAS,
qui venait d'acquérir « pour
une bouchée de pain » une ferme appartenant
à une famille juive de Seine-et-Oise, et qui fut abattu dans
sa voiture le 2 août 1943 ( 11 ).
À Reims le
29 septembre 1943, le chef régional
du PPF Jean JOLICOEUR, fut exécuté
dans son cabinet médical par Simon CANTARZOGLOU
de Libération-Nord qui lui tira une balle de revolver dans la
tête ( 12 ).
Le 29
octobre 1943, Antony LAURENT,
maire de Baudement et conseiller départemental de la Marne nommé
par Vichy, fut exécuté à la mitraillette
( 13 ) .
Au début de 1944,
les FTP de l'Aube revendiquèrent dans un communiqué l'exécution
du collaborateur DESHAIES à
Esternay, le 22
janvier ( 14 ).
Le secrétaire de la mairie de Fismes, Lucien
PINCHAUD, fut exécuté le
7 février 1944 ( 15 )
.
Parmi les quatorze exécutions de juillet-août
1944, il faut distinguer celles qui sont intervenues en
juillet 1944, deux mois avant la libération du département,
et qui ont été revendiquées par les FTP
dans leur journal France d'Abord
et dans l'organe départemental du Front national
marnais, Les Fils de Valmy
:
Communiqué
n° 87.
Fin juillet : 5 exécutions ( 16 ).
Communiqué des FTP et FFI du 7 au 20 juillet.
Le traître Marius Pilon, garde-chasse à Saint-Martin-d'Ablois,
qui avait dénoncé 17 patriotes dont 15 ont été
fusillés, a été abattu.
Lucienne Richard
de La Villa d'Ay, dénonciatrice
au service de la Gestapo responsable del'arrestation et de l'exécution
de nombreux Patriotes, a été abattue ( 17 ).
Les
exécutions de la fin
du mois d'août 1944 ont eu lieu presque toutes avant
la libération et sur ordre
de la résistance.
Citons celles qui furent revendiquées par CDLR
: Madame LEULLIER femme de milicien
et cuisinière à la Milice, décédée
à la suite de l'attentat à la bombe contre le local de
la Milice de Reims le 14 août
( 18 ),
et les époux BOUDIN, libraires-papetiers
accusés d'être des agents de la Gestapo, exécutés
à Reims le
22 août ( 19 ).
Deux exécutions seulement sont intervenues
au cours des journées libératrices
proprement dites et ont fait l'objet de sanctions
après la libération, dans la mesure où elles n'avaient
pas été ordonnées par les responsables militaires
de la résistance : le FFI André
BONNET qui exécuta à Bergères-les-Vertus
le 28 août, l'ingénieur
électricien BERNARD accusé
d'avoir dénoncé des résistants et d'avoir guidé
la Gestapo lors d'une opération qui avait abouti à sept
arrestations à Vertus , a été déféré
devant une Commission militaire après la libération
( 20 ) ; le FFI
qui, le 31
août, exécuta René
AUGUSTIN de Champaubert-aux-Bois, accusé de trafic
avec l'ennemi, a été condamné à deux ans
de prison par le Tribunal militaire de la 6ème Région,
le 20 décembre 1944 ( 21 ).
Selon Philippe BOURDREL
qui ne cite pas ses sources, une troisième exécution aurait
eu lieu à Épernay le jour même de la libération
:
À
Épernay par exemple, M. Havranck, ancien légionnaire
titulaire de plusieurs citations, a été exécuté
lr jour même de la libération parce qu'il était
taxé de sentiments « maréchalistes » .
Il
n'y avait pas à Épernay de légionnaire du nom de
HAVRANCK ; par contre, j'ai
pu recenser dans les archives de la LVF deux personnes pouvant correspondre
à la personne citée par Philippe
BOURDREL : il s'agit de Robert HARAUCH,
engagé à La LVF , et de Bérard
HAVRANECK, adhérent des Amis de la LFV .
Selon Pierre SERVAGNAT,
le lendemain de la libération d'Epernay, Havraneck
tira sur les FFI venus l'arrêter, en blessant un ; ceux-ci ont
riposté et l'ont tué . Il ne s'agirait donc pas d'une
exécution sommaire ( 22 ).
Les deux exécutions postérieures à
la libération concernent un habitant
de Saint-Martin-d'Ablois, accusé d'avoir travaillé pour
la Gestapo ( filatures, dénonciations ), exécuté
après avoir bénéficié d'un non lieu ( 23 ),
et Simone BAUDOIN, tirée de
la prison Mencière avant d'être jugée, et exécutée
en octobre 1944, dont on retrouva
le cadavre en août 1945 enterré
dans une sape à Prunay, uneexécution dans laquelle le
chef départemental des FFI fut iù^mliqué
( 24 ).
S'il y eut très peu
d'exécutions au cours des journées libératrices,
par contre la Marne n'échappa pas, hélas, aux tontes
vengeresses qui ont frappé celles que l'on a appelées
les « collaboratrices horizontales
», transformant ce « carnaval
fou » qui anima les rues en liesse des villes
de la Marne en « carnaval moche »,
pour reprendre l'expression d'Alain BROSSAT
( 25 ).
Cet épisode lamentable et douloureux, qui,
selon Herbert LOTTMAN, « fut
presque partout le premier acte de l'épuration »
( 26 ),
accompagnant les arrestations, a vu la violence populaire s'abattre
aussi bien sur les prostituées que sur les jeunes filles ou les
femmes compromises, dont le seul crime était d'avoir eu, ou d'être
soupçonnées d'avoir eu des relations sexuelles avec des
soldats allemands.
La femme tondue,
battue, humiliée, punie pour avoir commis une faute de nature
sexuelle, rappelait « la femme adultère
jadis exposée et promenée dans les rues de la localité
» ( 27 ).
Cette vengeance populaire,
spontanée, incontrôlée, sommaire, il
ne semble pas que les politiques et les responsables de la résistance
aient tenté ni de l'enrayer, ni de la contrôler.
De toute évidence, ils
l'ont couverte, considérant qu'elle avait une fonction
de défoulement collectif libérateur, et d'exutoire
à bien des frustrations accumulées pendant l'occupation,
permettant d'éviter d'autres débordements, d'autres violences
plus graves encore.
Elle a sans doute contribué à limiter
le nombre des exécutions sommaires, mais en même temps
elle a permis d'exorciser les petites compromissions
et les petites lâchetés qui avaient jalonné
la vie quotidienne de beaucoup de Marnais obligés de côtoyer
pendant quatre années les occupants allemands.
En se concentrant sur les femmes, elle a été
une « violence spécifique
et discriminatoire », qui avait « valeur
d'expiation collective » ( 28 ).
Dans
la Marne, il est difficile de mesurer exactement ce que furent l'ampleur
et la durée de l'épisode des tontes vengeresses de la
libération, qui a surtout concerné
les villes.
À Reims,
elles sont attestées par de nombreuses photographies ( 29
) et par les rushes des films de la libération conservés
par le cameraman Georges CHANTRAINE
et que j'ai pu visionner en
1985 ( 30 ).
On y voit une foule nombreuse et déchaînée,
parmi laquelle se trouvent sans doute beaucoup d'« indignés
de la dernière heure »
( 31 ),
conspuer, bousculer, humilier des femmes tondues à travers les
principales rues de la ville.
Pierre-Luc PETITJEAN
a décrit ces scènes qu'il situe le
matin même du 30 août 1944, en les intégrant
à son récit des journées libératrices comme
un épisode parmi d'autres, sans autre forme de commentaire :
Les
cloches de toutes les églises sonnent.
À la Cathédrale pavoisée, des
tours aux portails, le bourdon tinte.
Réaction populaire : toutes les femmes et
filles qui ont eu des relations trop intimes avec l'Occupant sont
arrêtées par les FFI et livrées à des coiffeurs
bénévoles et souvent inexpérimentés qui
leur coupent les cheveux, leur rasent même le crâne, la
croix gammée est faite à l'encre sur leur front et on
les promène ainsi dans les rues avant de les emmener à
la Police, rue Rockefeller.
Rue Condorcet, la jeune Sobrito, à moitié
nue, est tondue devant l'autodafé des livres du Frontbuchhandlung
( Librairie allemande ) et promenée place d'Erlon, enveloppée
dans un drapeau à croix gammée ( 32 ).
L'Union
Champenoise,
organe du Comité départemental de libération, dans
son numéro 4 du 3
septembre 1944, sous le titre « Le
nettoyage de la cité », relate comment à
Châlons-sur-Marne, « dès
le premier jour de la libération, un mouvement d'épuration
s'est organisé contre ceux qui pactisèrent avec l'occupant
et contre certaines femmes qui se montrèrent trop familières
avec les boches », en précisant que «ces
femmes ont eu les cheveux coupés et défilèrent
dans les rues, sur le chemin de la prison, sous les huées de
la foule ».
Ces scènes ont été également
photographiées dans des villes moins importantes et même
dans des communes rurales, telle la commune d'Avize
où une estrade fut installée au milieu de la place pour
que toute la population puisse y assister sans rien perdre du « spectacle
» ( 33 ).
Il est quand même un peu surprenant de constater
qu'aucune voix ne s'est élevée
alors, pas même au sein de la résistance, pour dénoncer
ces comportements dégradants.
Plus tard, en janvier
1945, Le Journal de la Marne,
quotidien châlonnais, dans un éditorial ayant pour titre
« Vrais et faux résistants
», s'interrogea rétrospectivement sur ce qu'avait
été le rôle des « résistants
de la 11ème heure » qui, après avoir
été des « margoulins
du marché noir », après avoir trafiqué
avec les Allemands pendant toute la guerre, s'étaient beaucoup
agités à la libération, criant « Vive
de Gaulle », faisant des V aux Américains,
et que l'on a vu « présider
aux tontes vengeresses » ( 34 ).
De son côté en
1983, l'abbé GILLET exprimait
a posteriori quelques réserves, en des termes qui restaient ambigus
et peu convaincants :
Je
ne nie pas qu'il y ait eu quelques excès, du fait de quelques
jeunes FFI de la dernière minute, ou de simples excités,
pris par l'ambiance du moment : quelques femmes tondues et promenées
en ville, parce qu'elles avaient trop profité de l'occupation.
Mais rien de suggéré par une autorité
quelconque.
À côté de ce qui s'est passé
ailleurs, ce fut peu de choses.
Encore trop cependant ; car le respect de
la dignité humaine ne souffre pas d'exceptions, et la justice
populaire est rarement bonne ! ( 35 )
En
réalité, il est établi que parmi les 175 personnes
arrêtées à la libération à Châlons-sur-Marne,
et soumises à la Commission de triage de cette ville, plus
des deux tiers étaient des femmes ( 118 ) dont beaucoup
avaient été tondues.
Elles furent remises presque toutes ( 114 ) en liberté
après avoir été humiliées, aucune charge
sérieuse susceptible de justifier leur maintien en détention
n'ayant pu être retenue contre elles ( 36 ).
De même, on verra plus loin en dressant le
bilan de l'épuration dans la Marne, qu'il est faux de penser
que cette épuration sauvage ait pu contribuer ultérieurement
à rendre l'épuration judiciaire
moins sévère à l'égard des femmes,
bien au contraire.
La mise en place rapide des instruments
de l'épuration judiciaire
Dès les premiers jours qui ont suivi la libération
du département et le rétablissement de la légalité
républicaine dans la Marne, l'épuration
devint un enjeu de légitimité et de pouvoir entre le CDL
et le commissaire de la République représentant
du Gouvernement provisoire, mais aussi, au sein
même du CDL et des CLL, entre les différents
mouvements et partis se réclamant de la résistance, en
particulier entre la mouvance communiste et les autres mouvements qui
se sont livrés parfois à une sorte de surenchère
par rapport à une opinion publique impatiente.
La
pression des instances de la résistance
D'emblée,
le CDL affirma sa volonté de faire entreprendre des poursuites
contre les traîtres et les collaborateurs, en mettant en place
dans chacune des trois principales villes du département, Reims,
Châlons et Epernay, une commission d'épuration
appelée Commission du NAP.
Ces trois commissions fonctionnèrent jusqu'en 1946 et jouèrent
le rôle d'« annexe des bureaux
de police et même du parquet ». Elles examinaient
les lettres de dénonciation et s'appuyaient sur des comités
cantonaux d'épuration qui leur soumettaient les cas individuels,
ainsi que les affaires susceptibles de faire l'objet de poursuites judiciaires
ou de mesures administratives.
Le 15
septembre 1944, L'Union Champenoise,
organe du CDL, publiait un éditorial intitulé « Châtiment
pour les coupables », qui se faisait l'écho
de nombreuses lettres traduisant
« la volonté populaire d'exiger
le châtiment des traîtres, des collaborateurs et des vautours
du marché noir ». Il réclamait « cette
justice rapide et sévère » promise par
le Gouvernement de la Libération nationale qui impliquait « le
jugement de tous les coupables » sans considération
de leur rang social, et proposait des mesures
immédiates et efficaces, telles que l'affichage des
noms des personnes arrêtées avec le motif de leur arrestation,
l'arrestation des trafiquants et la confiscation de leurs biens. Le
1er octobre, un communiqué
du CDL précisait que les « audacieuses
recommandations faites journellement en faveur des collaborateurs incarcérés
» ne changeraient rien « aux
mesures justes, mais sévères » qui devaient
frapper ceux qui avaient trahi la France et contribué à
livrer des patriotes à la Gestapo, et avertissait leurs « protecteurs »
pour qu'ils sachent bien que ces interventions seraient considérées
« comme nulles et non avenues »
et qu'il n'y serait pas répondu ( 37 ).
Quelques jours plus tard, furent publiées
deux listes, comportant respectivement
118 et 51 noms de « collaborateurs,
délateurs ou traîtres » incarcérés
à Reims dans l'attente d'être jugés ( 38 ).
De son côté le Front
national, à l'issue d'un meeting qui rassemblait 5
000 personnes le 8 octobre au cirque
municipal de Reims, y faisait adopter un ordre du jour demandant « que
tout soit mis en oeuvre pour châtier les traîtres et épurer
les administrations, condition essentielle pour le relèvement
rapide de la France » ( 39 ).
L'éditorial de L'Union
du 9 octobre,
sous le titre « Coupons court »,
rendait compte de ce meeting, s'inquiétait de constater que « partout
l'indulgence et la mollesse » jouaient en faveur des
collaborateurs qui « arrêtés
quelques heures et remis en liberté »,
avaient retrouvé leur superbe, et il réclamait des « décisions
immédiates » pour servir d'exemple, s'inspirant
de la Cour martiale de Clermont-Ferrand qui venait de prononcer quinze
condamnations à mort.
Si l'on en croit le commissaire de la République,
GRÉGOIRE-GUISELIN, cette
impatience et cette pression
de l'opinion, relayées - peut-être même
provoquées - en tout cas amplifiées par le CDL, n'étaient
pas fondées. Dans son rapport mensuel de
septembre 1944 au ministre de l'Intérieur,
il affirmait que les « mesures énergiques
» qu'il avait prises « le
jour même de la libération, avaient atteint ceux des collaborateurs
qui n'avaient pas accompagné leurs maîtres allemands »
( 40 )
. Les fonctionnaires des Renseignements généraux
avaient tous été maintenus en
place, et avaient assuré ainsi la continuité
totale de ce service, de telle façon que « les
suspensions et les épurations les plus importantes ont pu être
faites le jour même de la libération »,
en s'appuyant sur la documentation que détenait ce service sur
les partis collaborationnistes et sur leurs archives immédiatement
saisies ( 41 ).
Ces mêmes fonctionnaires maintenus à leur poste, furent
également chargés de l'identification
des agents français ou étrangers ayant travaillé
pour le compte de la Gestapo. Par contre, il ne semble pas que les services
de police du département, eux aussi peu
touchés par l'épuration, aient débordé
de zèle dans la recherche des collaborateurs, malgré les
instructions très fermes que leur avait adressées le commissaire
de la République au lendemain de la libération. Ce dernier,
fort mécontent, adressa le 21 décembre
1944 au secrétaire général pour la Police,
une lettre très appuyée de rappel à l'ordre :
Dès
le lendemain de la libération, j'ai donné des instructions
précises pour que tous les individus ayant appartenu à
des groupements antinationaux soient immédiatement arrêtés
et placés dans des camps d'internement administratif en attendant
leur comparution éventuelle devant la juridiction compétente.
J'ai eu plusieurs fois l'occasion de vous rappeler
ces instructions et je suis certain que vous ne les avez pas perdues
de vue.
Néanmoins je reçois de tous côtés
des abjurgations ( sic ) tendant à réaliser cet
assainissement.
Je n'ai que bien rarement eu des noms et des indications
précises que j'ai pourtant chaque fois réclamés,
mais la multiplicité de ces observations indique qu'il doit bien
y avoir en elles une part de vérité.
Je ne puis que vous prier de redoubler d'activité
pour faire rechercher et arrêter immédiatement tous individus
convaincus d'avoir appartenu à des groupements antinationaux
et de me rendre compte des résultats de ces nouvelles recherches
( 42 ).
En
ce qui concerne les arrestations effectuées
par les FFI, les services
de police et la Gendarmerie, le commissaire de la République
reconnaissait qu'à la libération, elles avaient été
nombreuses et qu'elles avaient été
faites à tort et travers, mais qu'il y avait remédié
immédiatement en constituant des Commissions
de triage. C'est ainsi que la Commission de triage de
Châlons-sur-Marne, constituée le
29 août 1944, a prononcé
au cours des cinq jours qui ont suivi, la remise
en liberté de 153 des 175 personnes arrêtées à
la libération.
Dans son rapport mensuel de
décembre 1944, le préfet
relevait qu'environ la moitié des personnes
arrêtées à la libération ( un peu plus d'un
millier ) avaient été relâchées au cours
des dix jours qui avaient suivi ( 43 ).
Le
travail des commissions
À
partir du 29 septembre, une Commission
départementale de sécurité publique et de vérification
des décisions d'internement, présidée
par le président du Tribunal civil de Châlons-sur-Marne,
assisté d'un inspecteur de Police et d'un représentant
du CDL fut chargée d'examiner les dossiers des personnes arrêtées
sans mandat, et de fournir un avis sur les décisions à
prendre. Elle fut dissoute le 2 novembre 1944,
date d'installation de la Commission départementale
de vérification nommée par arrêté
du commissaire de la République conformément à
l'Ordonnance du 4
octobre 1944.
Cette commission, régulièrement réunie
tous les lundis à la préfecture de Châlons-sur-Marne,
était présidée par M. GUILLEMAUT,
président du Tribunal civil, assisté du commissaire NARCISSE,
chef du service départemental des Renseignements généraux,
et de Serge PIGNY, représentant
du CDL. Elle fut chargée d'examiner les mesures
administratives préventives ou restrictives de liberté,
applicables aux personnes considérées comme dangereuses
pour la défense nationale ou la sécurité publique.
Elle fonctionnait aussi comme Commission consultative
de sécurité publique ayant pour mission d'examiner
les dossiers des affaires susceptibles de faire l'objet de mesures administratives.
Enfin, conformément à l'instruction
n° 77 du ministère de l'Intérieur, datée du
3 novembre 1944, une Commission
consultative a été constituée dans chacun
des deux arrondissements de Reims et d'Epernay,
qui a fonctionné en même temps comme Commission
de triage chargée d'examiner la
situation des personnes détenues sans mandat régulier,
puis à partir de
janvier 1945, comme Commission
de sécurité ( 44 ).
Au niveau départemental, la Commission
consultative de sécurité publique a été
réunie 8 fois du 4 décembre 1944
au 12 mars 1945. Au cours des 27 séances qu'elles
a tenues du 20 novembre 1944 au 23 novembre
1945, la Commission départementale
de vérification a examiné 301
dossiers; elle a formulé pour chacun d'entre eux un
avis transmis au commissaire de
la République qui décidait soit de remettre en liberté,
soit de déférer devant le Tribunal militaire ou le plus
souvent devant la Cour de Justice, soit d'appliquer une mesure administrative
d'internement, d'éloignement ou d'assignation à résidence.
Tout ce travail de vérification et de triage
avait pour but de régulariser et de légaliser
la situation d'exception qui s'était créée
dans le contexte particulier de la libération, de
mettre fin aux bavures et à l'arbitraire, et de libérer
au plus vite les personnes contre lesquelles aucune charge sérieuse
ne pouvait être retenue. Mais tout cela prenait du temps, et dans
son rapport mensuel de décembre
1944 au ministre de l'Intérieur, le préfet
déplorait qu'il y eut encore dans son département 125
personnes détenues sans mandat, et expliquait cette
situation par le fait que les services de Police et de Gendarmerie étaient
submergés par de nombreuses demandes d'enquête et demandes
de vérifications émanant des différentes commissions
soucieuses de statuer en toute connaissance de cause ( 45 ).
Néanmoins, parmi les
1 396 personnes qui avaient été arrêtées
dans la Marne entre la libération et le
30 novembre 1944, la plupart au cours
des premiers jours qui avaient suivi la libération,
810 avaient été remises en liberté.
En attendant il fallut trouver des lieux de détention,
ce qui ne manqua pas de poser problème. Si à Châlons-sur-Marne,
la Maison d'arrêt utilisée par les Allemands pendant l'occupation
et devenue disponible permit de faire face, par contre celle d'Epernay
fut vite surpeuplée, tandis qu'à Reims où la prison
Robespierre avait été partiellement détruite lors
d'un bombardement, il fallut réquisitionner l'ancienne clinique
Mencière, et aménager à une dizaine
de kilomètres de la ville dans le Fort
de Chenay, un camp d'internement dont l'installation ne fut
achevée qu'au printemps 1945
( 46 ).
Ce fort servit de lieu d'incarcération
d'avril à juillet 1945, époque où les
détenus furent transférés à la citadelle
de Laon.
Les
différentes juridictions :
Cour de Justice, Tribunal militaire, Chambre civique
De
leur côté, les différents parquets reçurent
la mission d'ouvrir des informations judiciaires
« du chef d'intelligence avec l'ennemi
ou d'activité antifrançaise », puis de
transmettre les affaires en cours pour décision, à la
Cour de Justice ou éventuellement
et plus rarement au Tribunal militaire,
si elles relevaient spécifiquement de la sécurité
militaire.
La Cour de Justice
examinait les dossiers qui lui étaient soumis, et lorsqu'il n'y
avait pas motif à condamnation, elle les transmettait au préfet
et au commissaire de la République, qui les examinaient, et soit
prononçaient des libérations, soit prenaient des mesures
administratives d'internement, d'éloignement ou d'assignation
à résidence.
Le
17 janvier 1945, le préfet avisait le ministre de
l'Intérieur qu'à la date du 31
décembre 1944, dans la Marne, « il
ne subsistait plus de personnes internées administrativement
sans arrêté régulier d'internement »,
qu'aucun comité n'y procédait plus à des arrestations,
que les internements y étaient désormais effectués
dans des conditions régulières, et que les différentes
commissions mises en place conformément à l'Ordonnance
du 4 octobre 1944 et aux instructions
du Gouvernement provisoire, faisaient correctement leur travail mais
continuaient, « sous la pression
d'enquêteurs manquant le plus souvent d'un minimum d'objectivité
nécessaire », de demander l'internement
de personnes qui de toute évidence ne pouvaient pas être
considérées « comme
dangereuses pour la sécurité publique » ( 47 ).
Dans son rapport mensuel de
juin 1945, le préfet relevait
que le retour des déportés avait
certes permis d'apporter une mise au point dans l'instruction de certaines
affaires, mais qu'il n'avait cependant pas entraîné
une recrudescence des dossiers soumis aux différentes commissions
de vérification et de sécurité publique .
Le Tribunal militaire permanent
de la 6ème Région, constitué le
3 septembre 1944, tint sa première séance et
prêta serment le 8 au Palais
de Justice de Châlons-sur-Marne. Il était présidé
par le lieutenant-colonel FAVRE COUTILLET,
commandant la subdivision de la Marne, assisté d'officiers parmi
lesquels se trouvaient le chef départemental des FFI, le commandant
BOUCHEZ, et le lieutenant
LAVILLATE, chef des FFI de l'arrondissement de Châlons.
Le commissaire du gouvernement fut tout d'abord un avoué, le
commandant MOTTANT, puis à
partir du 1er novembre 1944, un avocat
rémois, le commandant PELTHIER.
Dans l'impossibilité d'accéder aux sources militaires,
je n'ai pas pu établir avec certitude le nombre des personnes
qui ont été jugées par le Tribunal militaire siégeant
à Châlons, dont la procédure était plus rapide
que celle de la Cour de Justice. L'étude des compte rendus de
ses séances publiés dans L'Union
laisse penser qu'il fut appelé, en attendant que la Cour de Justice
puisse se mettre en place, à juger quelques affaires graves de
trahison, en particulier celle qui concernait la famille
JEUNET de Fismes, contre laquelle furent prononcées
le 30 octobre
1944, huit condamnations à
mort ( 48 ).
Dès que la Cour de Justice fut installée, le Tribunal
militaire lui abandonna l'épuration et s'occupa désormais
essentiellement des affaires de détention illégale d'armes,
de vol d'essence et de matériel à l'armée américaine.
Afin de ne pas laisser les dossiers de collaboration
entre les mains des seuls tribunaux militaires, l'Ordonnance
du 26 juin 1944 avait en effet prévu d'instituer au
chef lieu de chaque ressort de Cour d'Appel, au fur et à
mesure de la libération du territoire métropolitain, une
Cour de Justice ( 49 ).
Elle fut modifiée par l'Ordonnance du
14 septembre 1944 qui divisait les Cours de Justice, en « autant
de sections qu'il y avait de départements dans le ressort de
la Cour d'Appel ».
Constituée
en octobre 1944 sur le modèle
des Cours d'assises, la Cour de Justice de
la Marne fut présidée par un
magistrat, M. PURNOT,
assisté de quatre jurés tirés
au sort sur des listes établies par une commission.
Celle-ci formée d'un magistrat et de deux représentants
du CDL, choisit les jurés
parmi des citoyens qui avaient fait « la
preuve de leurs sentiments nationaux ». La présence
de femmes parmi ces jurés, constitua une nouveauté.
Selon Henry ROUSSO, ce mode de désignation
fut cependant l'un des aspects les plus critiqués de l'épuration
judiciaire, dans la mesure où il pouvait faire apparaître
« ces jurés résistants
comme à la fois juges et parties » ( 50 ).
Une première liste de vingt jurés tirés au sort
fut publiée dans L'Union
du 24 octobre
1944, indiquant leur commune de résidence et leur
profession ; elle comptait quatorze rémois, dont le président
du CLL de cette ville, deux membres
du CDL, et seulement quatre femmes.
Chaque mois, une nouvelle liste était publiée dans la
presse.
Les dossiers des personnes traduites devant la Cour
de Justice de la Marne, furent instruits par Robert
MOMOT, conseiller à la Cour d'Appel de Reims, et par
un juge d'instruction parisien, le juge PÉREZ,
conseiller à la Cour de Cassation. Le commissaire du Gouvernement
était M. de SCHAECKEN, le
greffier M. MANY.
La Cour spéciale de Justice de la Marne tint
sa première audience le 7 novembre 1944
à l'Hôtel de ville de Reims.
Juridiction spéciale, elle siégea jusqu'en
janvier 1946, époque où elle fut rattachée
à la Cour de Justice de la Seine
:
- la première Chambre, du
7 novembre 1944 jusqu'au 30 janvier 1946 ;
- la deuxième Chambre, du
8 mars au 26 octobre 1945.
Par les arrêts qu'elle rendait, elle pouvait
classer après information, les affaires qui lui étaient
soumises, prononcer un non lieu, acquitter, ou condamner en utilisant
tout l'éventail des peines encourues
devant des Cours d'assises, telles que la peine de mort,
les travaux forcés, la réclusion criminelle, la prison,
la confiscation des biens, l'amende, ainsi que
la peine de la dégradation nationale instituée
par l'Ordonnance du 26 août 1944
( 51 ).
Étaient condamnées
à la dégradation nationale les personnes déclarées
« en état d'indignité
nationale », c'est-à-dire des personnes accusées
« d'avoir postérieurement au 16 juin 1940 [
date de la formation du gouvernement du maréchal
PÉTAIN, déclaré illégal par le
Gouvernement provisoire ] sciemment
apporté en France ou à l'étranger, une aide directe
ou indirecte à l'Allemagne ou à ses alliés, porté
atteinte à l'unité de la nation ou à la liberté
des Français, ou à l'égalité entre ces derniers
»
( 52 ),
une formulation permettant de poursuivre en particulier les personnes
qui avaient adhéré à des mouvements de collaboration.
La dégradation nationale
prononcée à vie ou pour un temps limité,
entraînait la privation des droits civiques ( droit
de vote et éligibilité ), et toute une série de
disqualifications ( exclusion de
la fonction publique, interdits professionnels, suspension des pensions
de retraite ). Elle accompagnait systématiquement les peines
graves prononcées par la Cour de Justice, mais elle
pouvait aussi être prononcée à titre principal,
par la Cour de Justice, siégeant en Chambre
civique. Un individu pouvait être déclaré
« coupable d'indignité nationale »,
et en être immédiatement excusé avec la mention
: « s'est réhabilité
postérieurement aux agissements retenus contre lui, par une participation
active, efficace et soutenue à la résistance contre l'occupant
».
La Chambre civique de la Marne
tint sa première séance le 22
janvier 1945 ( 53 ),
dans la salle de la Cour d'assise du Palais
de Justice de Reims, sous la présidence de
M. PURNOT. Elle avait la même composition que la Cour
de Justice, et siégea jusqu'au 28 janvier
1946.
Sa création répondait à un voeu
exprimé lors du Congrès préparatoire de l'Assemblée
nationale des CLL, réuni à
Reims en décembre 1944 à
l'initiative du CDL. La résolution
adoptée à ce congrès considérait que la
Cour de Justice était surchargée de travail, souhaitait
qu'elle n'instruisît et ne jugeât que
les crimes contre la patrie entraînant des peines allant
de la prison à la mort, et demandait qu'une
autre instance fût créée pour
juger les collaborateurs coupables de délits moins importants
( 54 ).
La Cour spéciale de
Justice de la Marne a tenu 158 audiences,
classé 149 affaires après
information, rendu 347 arrêts,
jugé 391 personnes, en sanctionnant
337 dont 16 par contumace, en acquittant
54, et a instruit
232 recours en grâce.
La Chambre civique
a tenu 79 séances, a rendu
695 arrêts,
jugé 732 personnes, en sanctionnant 569,
en acquittant 163.
S'agissant de la répression
administrative soumise aux décisions prises par le
préfet de la Marne et le commissaire
de la République, l'étude du relevé
mensuel des internements administratifs de
septembre 1944 à janvier 1946 , fait apparaître
deux pointes en
novembre 1944 et en juin 1945, deux mois où sont concentrés
plus de 40 % des arrêtés
d'internements.
En adressant ce relevé au ministre de l'Intérieur
le 23 janvier 1946, le préfet
de la Marne expliquait la pointe de décembre
1944, par les difficultés
multiples rencontrées au lendemain de la libération
pour constituer les dossiers des nombreuses personnes arrêtées
et internées sur ordre des CLL, dont la situation n'avait pu
être réglée administrativement avant la
fin de l'année 1944.
D'autre part, il attribuait la remontée du
nombre des internements administratifs à
partir d'avril 1945 et la pointe de juin
1945, au fait que les internements correspondant à
cette période, concernaient « des
ressortissantes allemandes décelées lors de leur passage
avec des convois de prisonniers rapatriés, et internées
à titre provisoire en attendant leur transfert sur le centre
d'étrangers indésirables d'Écrouves en Meurthe-et-Moselle ».
À la fin de 1945,
le bilan de la répression administrative faisait apparaître
que plus de la moitié des personnes
frappées par un arrêté d'internement administratif,
avaient été remises en liberté
sans être poursuivies ( 55 ).
Les mesures d'expulsion concernaient
des étrangers, essentiellement des femmes allemandes
entrées irrégulièrement sur le territoire français
au cours du printemps et de l'été
1945, au moment du retour des prisonniers.
Les assignations à
résidence qui avaient culminé à 72
au 31 mars 1945, ne concernaient
plus que 6 personnes.
Le nombre des mesures d'éloignement
qui avaient frappé jusqu'à 90
personnes en septembre 1945, était
redescendu à 35.
Ce bilan permet de prendre la mesure de ce que fut
la répression administrative. Dans l'absolu, il peut sembler
assez lourd, mais lorsque l'on compare
les 616 internements administratifs de
la Marne, au nombre total d'internés administratifs français
qui, selon Henry ROUSSO, « a
sans nul doute dépassé les 60 000 ou 70 000 personnes,
voire peut-être plus de 120 000 » ( 56 ),
il apparaît que l'épuration administrative y a été
plutôt modérée.
Beaucoup de ces mesures administratives
« restrictives de liberté
», répondaient à un double objectif :
- mesures
préventives, elles permettaient de contrôler
les personnes susceptibles, compte tenu de ce qu'avait été
leur attitude sous l'occupation, d'être traduites devant un tribunal,
après instruction de leur cas ;
- mesures de protection,
elles s'efforcèrent de calmer l'impatience du CDL, des CLL, de
l'opinion publique, et permirent de mettre les
collaborateurs à l'abri de vengeances personnelles.
C'est ce que confirme le rapport
sur l'épuration dans la Marne adressé au préfet
par le chef du service des Renseignements généraux en
mars 1946 :
La
répression judiciaire fut complétée par des mesures
administratives contre des individus décriés par la
rumeur publique mais à l'encontre desquels le Parquet considérait
ne pouvoir agir.
Ces mesures complétèrent heureusement
l'action des tribunaux, car elles permirent d'éviter des incidents
qui auraient pu dégénérer.
Mais elles n'en laissèrent pas moins subsister
l'impression qu'elles n'étaient que des parades pour maintenir
l'ordre public et qu'elles ne sanctionnaient pas d'une façon
durable et efficace le comportement sous l'occupation des individus
visés ( 57 ).
Le bilan de l'épuration judiciaire
L'épuration
judiciaire |
dans
la Marne |
en
France |
Recensement
de 1946 :
- France = 40 290 000 habitants
- Marne = 386 926 habitants |
En
chiffres absolus |
Taux
pour 1000 |
En
chiffres absolus |
Taux
pour 1000 |
Nombre
de personnes jugées |
1 137 |
2,9 |
132 828 |
3,2 |
Nombre
de personnes condamnées |
918 |
2,3 |
95 415 |
2,3 |
À
l'issue d'un long travail de dépouillement des archives judiciaires
effectué dans le cadre de l'enquête
du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale sur
la répression de la collaboration
( 58 ),
j'ai pu recenser les personnes qui ont été jugées
après la libération par les différentes juridictions
installées dans la Marne : Tribunal militaire,
Cour de Justice et Chambre
civique ( 59 ).
Leur nombre s'élève à 1
137, correspondant à un peu moins de trois personnes
jugées pour mille habitants, alors qu'à l'échelon
national, ce taux est légèrement supérieur à
trois.
Ce léger décalage entre la Marne et la France disparaît
si l'on ne retient que le nombre des personnes condamnées, puisque
l'on arrive alors exactement au même taux correspondant à
un peu plus de deux personnes condamnées pour mille habitants.
Par contre la proportion de personnes sanctionnées
par rapport au nombre des personnes jugées fut
nettement plus élevée dans la Marne ( 80,7
% ) qu'à l'échelon national ( 71,8 % ). De même,
les acquittés, relaxés et relevés de leur peine
n'ont représenté dans la Marne qu'1/4
des personnes jugées, au lieu de 20 %
à l'échelon national ( 60 ).
Nombre
d'acquittés, relaxés
ou relevés de leur peine |
En
chiffres absolus |
En
% par rapport au nombre de personnes jugées |
Marne |
294 |
25
% |
France |
37
413 |
28
% |
Cette
comparaison semble indiquer que l'épuration
judiciaire a été plus sévère dans la Marne,
sévérité atténuée cependant par le
fait que près des deux tiers des personnes jugées ( 64
% ) et sanctionnées ( 61 % ), l'ont été par la
Chambre civique qui ne pouvait infliger
qu'une peine de dégradation nationale ou de confiscation de biens.
Répartition
entre les différentes juridictions |
Cour
de Justice |
Chambre
civique |
Tribunal
militaire |
Total |
Nombre
de personnes
jugées |
391 |
732 |
15 |
1 137* |
Nombre
de personnes sanctionnées |
337 |
569 |
13 |
917* |
Nombre
d'acquittements
sans peine ni dépens |
54 |
163 |
2 |
219 |
* Une
même personne a été jugée et sanctionnée
deux fois
Les
sanctions
Les
sanctions concernant les 918 personnes condamnées
dans la Marne après la libération pour faits
de collaboration, se répartissent de la façon suivante
:
Sanctions |
Tribunal
militaire |
Cour
de Justice |
Chambre
civique |
Total |
Peine
de mort |
8 |
15 |
- |
23* |
Peine
de mort exécutée |
3 |
5 |
- |
8 |
Travaux
forcés |
- |
101 |
- |
101 |
Réclusion
criminelle |
- |
16 |
- |
16 |
Peine
de prison |
5 |
168 |
- |
173 |
Confiscation
des biens |
- |
2 |
85 |
87 |
Amende |
- |
6 |
- |
6 |
Dégradation
nationale |
- |
28 |
437 |
465 |
Relevé
d'indignité nationale |
- |
1 |
47 |
48 |
Nombre
total
de personnes sanctionnées |
13 |
337 |
569 |
918 |
Acquitement |
2 |
54 |
163 |
219 |
* Ces
23 condamnations ne concernent en réalité que 22 personnes,
Roland Jeunet ayant été condamné à mort
deux fois.
La
peine de mort
Dans
la Marne 22 personnes dont 7 femmes, ont été
condamnées à mort, ce qui représente
2,3 % des personnes sanctionnées : 8
ont été exécutées dont une femme ;
toutes les autres ont été graciées et ont vu leur
peine commuée en travaux forcés à perpétuité,
à l'exception de René PIET,
un agent de la Gestapo responsable de nombreuses arrestations à
Biarritz, et condamné par contumace à Reims qui était
son dernier domicile connu ( 61 ).
Huit de ces condamnations prononcées par le
Tribunal militaire de Châlons-sur-Marne,
concernaient une même famille, la famille
JEUNET de Fismes,
impliquée dans plus de 80 dénonciations
( 62 )
: Marie-Louise, la mère, et
ses trois fils, Raymond, André
et Roland, furent exécutés ;
Camille le père, la fille
Colette âgée de 18 ans
et deux belles-filles, Louise et
Raymonde, furent graciés par
le général DE GAULLE,
président du Gouvernement provisoire. Marie-Louise
JEUNET ainsi que ses deux fils Raymond
et André, âgé
de 20 ans, ont été fusillés le
21 décembre 1944 à
Châlons-sur-Marne, au lieu-dit Les Mousquetaires. Le troisième
fils Jeunet, Roland, a été
fusillé à Reims le
22 septembre 1945 dans le parc de
l'ancienne clinique Mencière transformée en prison, rue
de Courlancy.
Agent de la Gestapo, engagé dans les Waffen-SS
le 12 août
1944, Roland JEUNET avait
été une première fois condamné à
mort par contumace, par le tribunal militaire de Châlons-sur-Marne
en octobre
1944. Rentré en France, il avait tenté de se
faire passer pour un requis du STO, mais il avait été
reconnu en gare de Reims, et avait été traduit devant
la Cour de Justice qui avait confirmé sa condamnation à
mort.
Les quatre autres fusillés avaient tous été
condamnés par la Cour de Justice,
et ont été exécutés à Reims.
Léonard ZMUDA,
ouvrier agricole polonais illettré qui, après avoir été
congédié par ses patrons, les avait dénoncés
par vengeance et avait été à l'origine de plusieurs
arrestations dans les Ardennes et dans la Marne, fut fusillé
le 28 juin
1945 ( 63 ).
Ce fut la première exécution suivant une condamnation
à mort prononcée par la Cour de Justice, et selon le juge
MOMOT ( 64 ),
l'exécution peut-être un peu précipitée de
ce travailleur étranger installé depuis peu en France,
fut utilisée pour épancher la
soif de vengeance qu'avait suscitée dans une partie de la population
marnaise le retour des prisonniers et des déportés,
à un moment où était réclamée une
épuration plus sévère.
Félix PAVIOT,
collaborateur notoire et agent SRA ( 65 )
ainsi que Lucien GODBILLOT, agent
du SD ( 66 ),
furent fusillés le 22 août 1945.
Lucien DOUVIER,
agent de la Gestapo et trafiquant de champagne fut exécuté
tardivement le 28
mars 1946. Arrêté à la libération
à Nice, il était parvenu à s'évader lors
de son transfert à Paris et s'était réfugié
à Pierry dans la Marne en
bénéficiant de complicités. Arrêté
à nouveau le 3 janvier 1945,
il avait été condamné à mort
le 7 décembre 1945 ( 67 ).
La grâce accordée à Sully
PICART, garagiste originaire des Ardennes condamné
pour intelligence avec l'ennemi et dénonciations, provoqua un
communiqué de protestation dans L'Union
signé du vice-président du CDL, Albert
DE BANVILLE, sous le titre « À
qui le tour ? »
( 68 )
. Sully PICART bénéficia
ensuite, entre 1945 et 1955, de sept
remises de peine successives. En effet, les condamnés à
mort qui furent graciés par le général de Gaulle
et dont la peine fut commuée en travaux forcés à
perpétuité ont ensuite largement bénéficié
de remises de peines et de mesures d'amnistie.
Maurice AVART de
La Villa d'Ay, âgé seulement de 18 ans, qui avait dénoncé
des maquisards mais qui avait été gracié parce
que mineur, fut amnistié en 1957
( 69 ).
Léa FOUCHART,
vigneronne à Rilly, qui avait dénoncé un voisin
à la Gestapo, bénéficia d'une libération
conditionnelle en 1952, devenue définitive
en 1956
( 70 )
.
Hélène BLOYER,
qui avait dénoncé son mari communiste, fusillé
à Châlons-sur-Marne en janvier
1942, et qui avait reçu 9 000 francs des Allemands
comme prix de sa dénonciation, bénéficia d'une
liberté conditionnelle en 1956
( 71 )
.
Raymond SCEY, inspecteur
régional de la LVF et agent du SRA, fut libéré
en 1953 et amnistié en
1959 ( 72 )
.
René LENTREMY,
engagé à la LVF, puis agent du SRA et milicien, avait
participé à l'arrestation et à l'exécution
de résistants dans la région de Reims peu de temps avant
la libération ; après plusieurs remises de peine il devait
être libéré en 1960 ;
il s'évada en avril 1953
( 73 )
.
Citons encore André
DENIS, caviste rémois membre de la Ligue française,
qui avait dénoncé des camarades de travail communistes
fusillés à Châlons, et qui fut amnistié en
1959 ( 74 ).
Si l'on additionne d'une part les exécutions
sommaires, et d'autre part les condamnations à mort prononcées
par des tribunaux qui ont été suivies d'exécutions,
on arrive pour la Marne à un total de 29
exécutions.
Ces chiffres correspondent à un taux pour mille
habitants de 0,07, qui place la Marne parmi
les départements où le nombre d'exécutions est
resté tout à fait modéré comparé
à celui des Alpes de Haute-Provence ( 2,9 ), de la Haute-Savoie
( 1,13 ) ou de la Dordogne ( 0,95 ).
En Champagne-Ardenne, ce taux situe la Marne très
loin derrière l'Aube ( 0,84 ), au même niveau que
la Haute-Marne ( 0,07 ), et sensiblement au-dessus des Ardennes
( 0,03 ). Il est à noter cependant, que près
de la moitié des condamnations à mort prononcées
par des tribunaux en Champagne-Ardenne et suivies d'exécution,
concernent le département de la Marne.
Bilan
des peines capitales ( 75 ) |
08 |
51 |
10 |
52 |
Champagne-Ardenne |
Exécutions
extra-judiciaires |
9 |
21 |
197 |
10 |
237 |
Condamnations
à mort prononcées par les tribunaux |
13 |
22 |
31 |
14 |
80 |
Condamnations
suivies d"exécution |
0 |
8 |
7 |
4 |
19 |
Nombre
total d'exécutions |
9 |
29 |
204 |
14 |
256 |
( 08
= Ardennes, 51 = Marne, 10 = Aube, 52 = Haute-Marne, CA = Champagne-Ardenne )
Travaux forcés, réclusion, prison
Les
travaux forcés, la réclusion et la prison ont frappé
290 personnes dont 111 femmes, représentant
moins d'un tiers des personnes sanctionnées ( 31,5 % ). Elles
ont toutes été jugées par la Cour de Justice, à
l'exception de cinq d'entre elles condamnées par le Tribunal
militaire de Châlons à des peines de prison.
Les travaux forcés
et la réclusion criminelle qui viennent tout de suite
après la condamnation à mort dans l'échelle des
peines ont sanctionné 117 personnes dans
la Marne contre 52 dans les Ardennes et seulement 35 dans
la Haute-Marne.
Plus de la moitié des arrêts de travaux
forcés ( 53 % ) correspondent aux peines maximales c'est-à-dire
la perpétuité ou 20 et 15 ans, infligées à
dix des onze contumaces.
Parmi les seize personnes
sanctionnées par une peine de réclusion criminelle,
deux ont été condamnées à 20 ans, une à
15 ans, trois à 10 ans, trois à 8 ans, et sept à
5 ans.
Travaux
forcés :
durée de la peine |
Nombre
total d'arrêts |
Dont
arrêts de contumace |
À
perpétuité |
15 |
4 |
20
ans |
31 |
5 |
15
ans |
7 |
1 |
12
ans |
1 |
- |
10
ans |
27 |
1 |
7
ans |
1 |
- |
6
ans |
1 |
- |
5
ans |
18 |
- |
Total |
101 |
11 |
Près d'un tiers des 173
personnes condamnées à la prison ont été
sanctionnées par la peine maximale de 5 ans.
5
ans |
53 |
18
mois |
3 |
4
mois |
1 |
4
ans |
4 |
1
an |
15 |
3
mois |
3 |
3
ans |
31 |
8
mois |
2 |
2
mois |
1 |
2
ans |
44 |
6
mois |
14 |
1
mois |
2 |
(
dont 4 contumaces ( trois de 5 ans et une de 3 ans )
Confiscation
des biens, amende
Le
nombre des personnes condamnées à la confiscation totale
ou d'une partie seulement de leurs biens s'élève à
87, dont 38 femmes.
La confiscation des biens n'a été utilisée
par la Cour de Justice de la Marne comme peine principale que par deux
fois. Accusée de dénonciations sans suite, J-M. J., employée
à la Feldkommandantur de Reims a été condamnée
à la confiscation de la moitié de ses biens, confiscation
qui fut ramenée à 5 000 francs en
1949 et amnistiée en 1953
( 76 ).
R. G., pharmacien
à Montmirail avait dénoncé un gendarme et l'avait
fait révoquer pour propos injurieux à l'égard du
maréchal PÉTAIN. Il
fut condamné à la confiscation de ses biens jusqu'à
concurrence de 100 000 francs, confiscation limitée à
40 000 francs en 1949 ( 77 ).
Parmi les 85 confiscations de biens prononcées
par la Chambre civique, 71,7 % sont concentrées sur les échelons
les plus élevés de cette peine, correspondant à
une confiscation égale ou supérieure à la moitié
des biens, et allant jusqu'à la confiscation totale.
Confiscation
totale des biens |
13 |
Confiscation
des 3/4 des biens |
8 |
Confiscation
de la 1/2 des biens |
40 |
Confiscation
d'1/3 des biens |
5 |
Confiscation
d'1/4 des biens |
18* |
Confiscation
d'1/5 des biens |
1 |
TOTAL |
85 |
(*)
Dont une par contumace
Parmi
les sanctionnés condamnés à une peine de confiscation
de biens, on trouve des trafiquants du marché
noir, des femmes accusées d'avoir fréquenté des
soldats allemands, et des collaborateurs notoires.
C'est ainsi que Gabriel
et Hubert HOCHET, responsables francistes
et amis de BUCARD, furent condamnés
respectivement à la confiscation totale et à la confiscation
de la moitié de leurs biens, peines assorties d'une interdiction
de séjour de 10 ans dans la Marne et les départements
du Nord-Est ( 78 ).
Un autre militant franciste, également ami
de BUCARD, André
QUENTIN, fut condamné à une confiscation d'un
quart de ses biens ( 79 ).
M. R. de Pargny-sur-Saulx,
industriel, propagandiste du PPF, délégué au 4ème
congrès de ce parti, beau-père de Jean
LOUSTAU ( 80 )
reçu au château en uniforme d'officier des Waffen-SS, tout
comme le chef de la Milice, Joseph DARNAND en
juillet 1944, qui avait affirmé publiquement qu'il
« souhaitait la victoire allemande
par peur du communisme », qu'« il
ne devrait plus y avoir de jeunes gens dans le pays »,
que « tous devraient être partis
en Allemagne »,
et qui avait quitté la Marne avec sa famille à la libération,
fut condamné en février 1945 à
la confiscation des trois-quarts de ses biens. Ce verdict jugé
trop clément, suscita une vigoureuse protestation des habitants
de Pargny-sur-Saulx ; néanmoins dès
1948, M. R. bénéficia
d'une remise de peine accordée par le président de la
République ( 81 ).
D'une façon générale, la confiscation
des biens suscita beaucoup de critiques. D'abord, elle était
calculée par rapport aux biens connus des sanctionnés
et non pas par rapport aux biens réels. C'est ainsi que le
13 mars 1945, G. R., militante
du PPF condamnée à la confiscation d'un tiers de ses biens,
quitta la Chambre civique en s'écriant en public :
« Vous voyez nous les avons eu les
juges. Ce sont des c... Ils m'ont collé l'indignité nationale.
Je regrette de ne pas avoir été au tribunal avec ma chemise
bleue et ma cravate noire. Nous nous sommes bien foutus d'eux. Ils m'ont
confisqué le tiers de mes biens, mais ici je n'ai rien ; tout
est planqué à Corbeny » ( 82 ).
Le rapport des Renseignements généraux
de 1946 sur l'épuration,
notait quant à lui que la confiscation
des biens s'était révélée illusoire à
cause des règles de dévolution, et qu'il eut été
plus efficace de prononcer de fortes amendes récupérables
immédiatement par le Trésor.
Enfin, beaucoup de ces confiscations ont fait l'objet
ultérieurement et rapidement de remises
accordées avec libéralité.
La condamnation à une amende,
comme peine principale, n'a été prononcée que six
fois par la Cour de Justice, contre quatre hommes et deux femmes. Le
montant de l'amende infligée variait de 1 000 à 120 000
francs. Charles PEDERSIN responsable
de la Ligue française, fut condamné à une amende
de 10 000
francs qui a été remise en 1948,
ainsi que son droit à pension, et amnistiée en
1953 ( 83 ).
La
dégradation nationale
La
dégradation nationale instaurée
par l'Ordonnance du 26 août 1944
pour éliminer les traîtres à la nation
et permettre à la France régénérée
de retrouver son identité , fut prononcée
systématiquement contre toutes les personnes condamnées
par la Cour de Justice à des peines pénales.
Les 465 arrêts de dégradation
nationale que j'ai recensés dans la Marne, correspondent
d'une part aux 28 acquittements prononcés par la Cour de Justice
qui furent accompagnés d'une peine de dégradation nationale,
et d'autre part aux 437 arrêts prononcés par la Chambre
civique.
Près des trois quarts
de ces arrêts concernaient des femmes au nombre de 337, parmi
lesquelles se trouvaient 19 mineures.
Les
peines de dégradation nationale
accompagnant des acquittements prononcés par la Cour de Justice
À
vie |
14 |
10
ans |
4 |
20
ans |
3 |
5 ans |
6 |
15
ans |
1 |
TOTAL |
28 |
Les
peines de dégradation nationale
prononcées par la Chambre civique
À
vie |
40 |
dont
25 par contumace |
20
ans |
63 |
dont
13 par contumace |
15
ans |
60 |
dont
5 par contumace |
10
ans |
92 |
dont
4 par contumace |
8
ans |
6 |
dont
1 par contumace |
7
ans |
9 |
|
5
ans |
166 |
dont
3 par contumace |
1
an |
1 |
|
TOTAL |
437 |
dont
51 par contumace |
La
Chambre civique a également rendu trois arrêts
de suspension provisoire des droits électoraux à l'encontre
de 82 personnes ( 84 ).
Acquittés,
relevés, excusés
Parmi
les 219 acquittements sans peine ni dépens
recensés dans la Marne et qui ne concernent que 89
femmes, 2 ont été
prononcés par le Tribunal militaire
de Châlons-sur-Marne, 54 par
la Cour de Justice
( 85 )
et 163 par la Chambre
civique; 13 correspondent
à des acquittements de mineurs
considérés comme ayant agi sans discernement.
Les 48 relevés d'indignité
nationale recensés dans la Marne, dont 15
femmes seulement, correspondent à des personnes qui
ont été déclarées en état d'indignité
nationale, mais qui ont été immédiatement « excusées »
et « relevées »
de cette peine parce que l'on considérait qu'elles
s'étaient ultérieurement réhabilitées en
aidant la résistance ou même en y participant activement.
La seule personne relevée d'indignité
nationale par la Cour de Justice,
fut un négociant de bestiaux de Châlons-sur-Marne, accusé
de commerce avec l'ennemi, mais qui avait sans doute aussi
ravitaillé le maquis ! ( 86 )
Tous les autres arrêts émanent de la Chambre
civique, et correspondent à des dossiers
dont l'examen ne m'a pas fourni le motif de l'« excuse »,
sauf pour G. F. de Reims, membre
du RNP, qui avait hébergé pendant huit jours un résistant
recherché par les Allemands ( 87 ).
En l'absence d'éléments plus précis
sur l'utilisation qui en a été faite par la Chambre civique,
il n'est pas interdit de penser que cette procédure a abouti
à blanchir certains inculpés qui
se sont montrés convaincants devant les jurés, ou qui
disposaient d'appuis bien placés, ou encore qui étaient
apparentés à des résistants.
J'ai retrouvé dans le dossier de J.
C., policier rémois et militant du parti franciste,
relevé d'indignité nationale par la Chambre civique en
juillet 1945, la lettre de son beau-frère engagé
dans les FFI depuis avril 1943, qui
demandait sa mise en liberté et affirmait qu'il s'efforcerait
de « le remettre dans le bon chemin »
( 88 ).
Le rapport détaillé
concernant l'épuration, adressé par le chef
du Service départemental des Renseignements généraux
au préfet le 14 mars 1946,
faisait clairement état de ces interventions
:
Les
simples adhérents nominaux des partis antinationaux furent
poursuivis dans la majorité des cas, devant la Chambre civique
où la fermeté des jugements paraît avoir connu
des soubresauts allant de la plus grande sévérité
à l'indulgence.
Devant cette juridiction, les accusés firent
beaucoup jouer les services qu'ils avaient pu rendre à la résistance
et cela fit impression sur le jury, d'autant plus que dans bien des
cas, les dossiers étaient des plus sommaires en raison de la
célérité avec laquelle ils avaient été
constitués [...]
Ce qui contribua également à déprécier
beaucoup la Cour de Justice, fut la production par des accusés
de certificats de résistance dont l'authenticité parut
douteuse, car on alla jusqu'à penser qu'il s'en faisait commerce.
On prétendit que certains partis politiques jouaient
de leur influence pour minimiser certaines affaires ou même
les étouffer, allant jusqu'à faire des menaces indirectes
mais nettes ( 89 ).
Les faits reprochés
Il n'a pas toujours été facile de déterminer
avec précision les faits reprochés aux personnes jugées
et sanctionnées dans le cadre de l'épuration légale,
dans la mesure où les motifs de leur
arrestation et de leur inculpation pouvaient être multiples.
L'enquête menée par le Comité d'histoire de la deuxième
guerre mondiale s'est attachée à retenir le
principal fait reproché par rapport aux trois principaux
types de collaboration eux-mêmes hiérarchisés, en
fonction de l'échelle des sanctions infligées : la
collaboration militaire et policière, la collaboration politique
et la collaboration économique .
Dans la Marne comme dans les autres départements
couverts par cette enquête, la majorité
des faits reprochés relevaient de la collaboration politique,
motif principal retenu contre 503 personnes représentant
55 % des sanctionnés.
Les faits les plus gravement pénalisés
par la Cour de Justice sous couvert de collaboration politique, correspondaient
à des dénonciations
ayant entraîné des arrestations suivies d'exécution
ou de déportation. À ce sujet le rapport de
1946 sur l'épuration déclarait que « toutes
les têtes de file de la collaboration d'ordre politique ont été
lourdement condamnées » et que « les
dénonciateurs ne connurent pas de pitié » ( 90 ).
Mais c'est aussi au niveau de la collaboration politique que l'on enregistrait
le plus grand nombre d'acquittements (
155 ), la simple adhésion à un parti collaborationniste
n'étant pas systématiquement sanctionnée.
Les personnes qui ont été
jugées pour collaboration militaire ou policière ont presque
toutes été sanctionnées et l'ont été
avec sévérité : il y eut 15 condamnations
à mort et 56 peines de travaux forcés ; il n'y eut que
5 acquittements concernant des personnes dont les jurés ont tenu
compte du très jeune âge, et 4 peines minimes de dégradation
nationale.
Le même rapport précise qu'« il
ne fut pas fait de quartier aux miliciens, aux volontaires de la LVF
ou de la Waffen SS, qui écopèrent de lourdes peines, parfois
pour leur simple intégration dans ces organismes, à l'exception
de toute activité » ( 91 ).
La collaboration économique
qui avait sans doute été au niveau de la vie quotidienne,
la plus répandue si ce n'est la plus importante, n'a pas ou n'a
guère été sanctionnée. Dans l'enquête
du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale, elle
apparaît comme le second motif principal de sanction, retenu contre
environ un tiers des sanctionnés, mais en réalité
parmi les 302 personnes qui figurent
à cette rubrique sur le tableau des « faits
reprochés », une
majorité d'entre elles sont des femmes ou des jeunes filles qui
ont été condamnées le plus souvent à une
peine de dégradation nationale « pour
relations intimes avec des militaires ou des ressortissants allemands
».
L'étude des dossiers individuels de la Cour
de Justice et de la Chambre civique montre que les
affaires de « commerce avec l'ennemi » et de « marché
noir » sont relativement nombreuses, de même
que les affaires concernant les entreprises
qui ont travaillé pour l'Organisation Todt, ou les
engagements de travail volontaire en Allemagne. Mais la plupart
des personnes impliquées dans ces affaires, ou bien ont été
acquittées, ou bien ont été sanctionnées
pour d'autres motifs considérés comme plus graves.
On peut donc dire que dans la Marne comme partout
ailleurs, l'épuration économique
proprement dite a avorté. Dès la libération,
elle avait pourtant été réclamée avec véhémence
par les mouvements de résistance et surtout par les communistes.
Elle apparut comme nécessaire parce qu'elle correspondait à
une volonté populaire exprimée avec insistance.
C'est ainsi que dans L'Union
du 17 septembre 1944, fut publiée
la lettre d'un lecteur qui affirmait que l'épuration
des trafiquants et des commerçants ayant réalisé
de scandaleux profits pouvait être rapidement entreprise,
simplement en consultant leurs dossiers établis sous Vichy par
le Service du Contrôle des prix et de la Police économique,
« documents officiels dressés
en toute impartialité ».
Mais
rapidement, compte tenu de l'importance de la tâche à accomplir
dans la répression de la collaboration militaire, policière
et politique, il fallut se faire à l'idée que l'épuration
économique n'était pas prioritaire et qu'elle pouvait
être renvoyée à plus tard, comme le révélait
ce communiqué de la sous-préfecture de Reims, publié
dans L'Union des
14-15 octobre 1944 :
Pour
répondre à des questions fréquemment posées,
il est rappelé que la Commission d'épuration fonctionnant
actuellement à Reims ne s'occupe que des personnes ayant appartenu
à des groupes pro-allemands ou ayant manifesté une activité
antinationale.
Il n'en reste pas moins vrai qu'un certain nombre
d'individus sans relever des deux chefs d'accusation précédents,
ont entretenu des relations commerciales fréquentes et en ont
tiré des bénéfices substantiels.
Leur rôle et leur activité dans ce
sens seront étudiés par des commissions spéciales
dont la nomination prochaine est prévue et il leur sera appliqué
de sévères sanctions surtout d'ordre financier.
Un
an et demi plus tard, en mars 1946,
le chef du Service des Renseignements généraux chargé
de faire le bilan de l'épuration dans
la Marne, écrivait au préfet :
Aucun
collaborateur dans l'ordre économique ne comparut devant le
Cour de Justice bien que le cas de certains entrepreneurs de travaux
publics ayant participé à l'édification du Mur
de l'Atlantique ait fait l'objet d'enquêtes.
Mais les intéressés ont été
déférés en comité de confiscation des
profits illicites, à l'exception de quelques uns qui furent
traduits en Chambre civique ( R. L. de Reims et B. de Vitry-le-François
) ( 92 ).
Conformément
à l'Ordonnance du 18 Octobre 1944,
avaient pourtant bien été mis en place à Châlons-sur-Marne
les instruments de l'épuration économique, à savoir
un Comité départemental des profits
illicites qui avait pour mission d'examiner les dossiers
des entreprises ayant réalisé d'importants bénéfices
sous l'occupation, ainsi qu'un Comité
régional interprofessionnel d'épuration d'entreprise
( CRIE ), organisme paritaire composé de représentants
de l'État, du patronat et des salariés, présidé
par un magistrat et chargé de réprimer les faits de collaboration
économique.
Mais la mise en place de ces organismes fut très
lente, et lorsqu'ils furent enfin en état de fonctionner
à la fin de 1945 et au début de 1946, la
volonté politique d'engager une réelle épuration
économique s'était émoussée, et les nécessités
de la reconstruction économique avaient pris le dessus.
Le rapport sur l'épuration signalait au préfet
que les décisions du Comité de confiscation des profits
illicites tenait ses décisions secrètes
même pour les membres de la police, et que son secrétaire
refusait de lui communiquer le nom des condamnés.
Le bilan de ce comité établi en
mars 1946, faisait apparaître que pour 723 citations
envoyées, il y avait eu 314 propositions
de confiscation de biens, dont 276 débouchèrent
sur des sanctions, et que le montant des amendes et confiscations payées
à cette date correspondait seulement à
un tiers des peines prononcées ( 93 ).
En ce qui concerne plus spécifiquement le
champagne, l'inspecteur chef des brigades du Contrôle
économique avait soumis à sa hiérarchie, dès
le 27 septembre 1944, un projet d'enquête
générale sur le marché noir du champagne,
dans lequel il déclarait très crûment :
Le
champagne est un des produits qui ont fait l'objet du trafic le plus
intense.
Sa production et son commerce ont permis à
la faveur de l'occupation allemande d'édifier depuis quatre
ans des fortunes scandaleuses ( 94 ).
En
mars 1945, le directeur du Contrôle économique
avait évalué « les
transactions illicites » à 200 millions de francs,
portant sur deux millions de bouteilles ( 95 ).
Mais le projet d'enquête générale sur le marché
noir du champagne qui risquait de mettre en cause le CIVC fut enterré.
Le
seul « trafiquant de champagne »
qui fut jugé et sévèrement sanctionné, fut
Lucien DOUVIER, condamné à
mort en fait « pour intelligence
avec l'ennemi », en tant qu'interprète
et agent de la Gestapo ( 96 ).
La commission viticole des
Comités locaux de libération ( CLL ) de la
Marne réunis en congrès à Reims en
décembre 1944, adopta une résolution qui réclamait
la suppression du CIVC et la reconstitution
d'un syndicat de vignerons dont seraient exclus les anciens membres
du CIVC, et qui demandait que les bâtiments et les
vignes « achetés au détriment
de la petite propriété » pendant la guerre
par les grandes maisons de champagne, grâce aux profits réalisés
dans le commerce avec les Allemands, soient remis en vente dès
le retour des prisonniers ; mais cette résolution resta un vu
pieux ( 97 ).
Quant au président du
Comité interprofessionnel d'épuration d'entreprise
de Châlons-sur-Marne, il se plaignait de ne
pas avoir assez de travail, de ne pas disposer des résultats
d'enquêtes sur l'activité de nombreux commerçants,
et réclamait des inspecteurs pour mener à bien ce travail
d'investigation. Son bilan, établi en
mars 1946, se limitait à 7
blâmes et à 8 interdictions
professionnelles ( 98 ).
Le 18 mars 1949,
le préfet recevait des instances judiciaires un rapport indiquant
que les affaires de collaboration économiques
traitées par la Cour de Justice de la Marne et la Cour d'Appel
de Paris étaient terminées,
et établissant un bilan de l'épuration économique
sur le plan judiciaire qui, avec huit affaires classées, trois
condamnations, une relaxe et trois confiscations, révélait
combien la collaboration économique avait
bénéficié de la plus grande clémence( 99 ) .
Les personnes sanctionnées
L'enquête
menée dans le cadre du Comité d'histoire de la deuxième
guerre mondiale a permis aussi de déterminer
l'état civil et la profession des sanctionnés.
Les principaux enseignements que l'on peut en tirer, c'est tout d'abord
que la répression judiciaire n'a épargné
ni les femmes ni les jeunes.
Parmi les 918 personnes qui ont été condamnées
par les tribunaux, 513 appartenaient au sexe
féminin : près de 56
% des sanctionnés étaient des femmes dont 28 n'avaient
pas atteint l'âge de la majorité fixé alors à
21 ans.
Les tribunaux ont été moins
indulgents pour les jeunes filles accusées d'avoir eu des relations
intimes avec des militaires allemands, que pour les jeunes
hommes qui s'étaient engagés dans la LVF, la Waffen SS,
la Milice, ou les responsables des mouvements de jeunes des partis collaborationnistes.
D'une façon générale,
les femmes ont payé lourdement leur« inconduite »
; la répression judiciaire a en quelque sorte légitimé
et prolongé les tontes de la libération.
La présence de femmes parmi les jurés, en petit nombre
d'ailleurs, n'a pas infléchi cette tendance et l'a peut-être
même accentuée.
Plus des trois quarts des peines de dégradation
nationale prononcées surtout par la Chambre civique,
ont sanctionné 321 femmes dont 19 mineures, parmi
lesquelles beaucoup ont été condamnées
pour avoir eu des relations avec des militaires allemands.
J'ai retrouvé dans un dossier de la Chambre
civique cette lettre écrite par une mère célibataire
âgée de 28 ans :
Je
reconnais avoir eu des rapports sexuels avec plusieurs militaires
allemands dans différents hôtels de Reims.
Je me suis livrée à cette débauche
à seule fin d'améliorer l'existence de ma fille.
J'ai été la maîtresse d'un Belge
et d'un Français.
Je suis actuellement en traitement pour la syphilis
que m'a occasionnée un soldat américain.
Je ne me suis jamais affiliée à aucun
groupement de nature à collaborer avec eux ( 100 ).
Malgré
sa franchise, cette jeune femme fut condamnée à 10
ans d'indignité nationale, une peine à laquelle
ont échappé beaucoup d'hommes, adhérents à
des mouvements de collaboration ou trafiquants du marché noir.
La répartition par
sexe des peines les plus lourdes prononcées par le
Tribunal militaire et la Cour de Justice, montre
que les femmes n'ont pas été
épargnées non plus dans ce domaine, et cela
malgré leur engagement beaucoup plus limité que les hommes
dans la collaboration policière et politique.
Près de 40 % des sanctionnés
par la peine capitale, les travaux forcés, la réclusion
ou la prison, étaient des femmes ;
chez les mineurs, les jeunes filles représentent
même plus de la moitié des sanctionnés.
Les
sanctions
les plus lourdes
( Tribunal militaire
et Cour de Justice ) |
Répartition
par sexe |
dont
mineurs ( - de 21 ans ) |
Hommes |
Femmes |
Hommes |
Femmes |
Peine
de mort |
18 |
7 |
1 |
1 |
Peine
de mort suivie d'exécution |
( 7 ) |
( 1 ) |
( 1 ) |
- |
Travaux
forcés |
74 |
27 |
3 |
4 |
Réclusion |
10 |
6 |
- |
- |
Prison
|
93 |
80 |
9 |
2 |
TOTAL
GÉNÉRAL |
195 |
120 |
13 |
7 |
Marcel
BAUDOT dans son bilan chiffré de l'épuration
relève qu'il n'y a eu qu'un « petit
nombre de femmes condamnées à mort et que celles-ci ont
toujours bénéficié de la grâce présidentielle ( 101 ) ».
Or, dans la Marne, sept femmes ont été
condamnées à la peine capitale, ce qui représente
près d'un tiers des condamnations à mort prononcées
par le Tribunal militaire et la Cour de Justice, et parmi ces femmes
il y avait une jeune fille de 18 ans,
Colette JEUNET de Fismes. Sa mère, Marie-Louise JEUNET, n'a pas bénéficié
d'une mesure de grâce et a été
fusillée en même temps que deux de ses fils.
Lorsque
commença le retour des déportés à
la fin d'avril 1945, et que l'on découvrit la liste
des morts en déportation, la soif de
vengeance des habitants de Fismes dont des proches avaient
été arrêtés puis déportés se
concentra contre la fiancée d'André
JEUNET. Les quatre femmes appartenant à cette famille
qui avait été à l'origine de nombreuses dénonciations,
avaient déjà été condamnées à
mort. Le 26 avril 1945,
trois cents personnes défilèrent pour protester contre
la remise en liberté de la fiancée d'André
JEUNET fusillé à Châlons en
décembre 1944, derrière des pancartes du Mouvement
national des prisonniers de guerre et déportés sur lesquelles
on pouvait lire les inscriptions suivantes :
Jugement
des coupables.
Justice.
Nous réclamons l'épuration à Fismes.
Ils vous demanderont des comptes
( 102 ).
S'agissant des mineurs,
notons que 42 jeunes âgés de moins
de 21 ans ont été condamnés dont 28 jeunes filles
représentant les deux tiers des mineurs sanctionnés.
André JEUNET
a été fusillé sans bénéficier
d'une mesure de grâce, alors qu'il n'avait que 20
ans.
Parmi les condamnés
à mort qui ont été graciés, il
y avait également un mineur, Maurice
AVART, âgé de 18 ans.
Parmi les condamnés
aux travaux forcés à perpétuité,
se trouvaient deux mineurs, un jeune
homme de 20 ans et une jeune fille
de 18 ans.
D'autres mineurs ainsi que
des jeunes de moins de 25 ans, issus de milieux très
modestes, souvent chômeurs sans travail ayant contracté
un engagement dans un groupement militaire ou policier, mais qui n'avaient
été que des comparses, ont été
durement sanctionnés.
Il n'y eut que 22 étrangers
condamnés par les tribunaux, dont 10 Polonais et 7
Italiens , mais si l'on compare la proportion d'étrangers sanctionnés,
c'est-à-dire 1,5 % des étrangers résidant à
l'époque dans la Marne ( 103 ),
aux 0,2 % de Marnais sanctionnés, on peut dire que l'épuration
a aussi relativement plus durement touché les étrangers.
En ce qui concerne la profession
des sanctionnés, les données fournies par les
dossiers de la Cour de Justice et de la Chambre civique doivent être
interprétées avec prudence. Elles ont été
rassemblées en fonction de la nomenclature
retenue dans le cadre de l'enquête du Comité
d'histoire de la deuxième guerre mondiale qui peut
sembler discutable.
Cette répartition dégage cependant quelques
tendances. Il apparaît assez nettement que les
catégories sociales les plus modestes, ouvriers, employés,
petits fonctionnaires, auxquelles l'on peut rattacher la catégorie
des « sans profession » représentée
essentiellement par des femmes au foyer appartenant pour la plupart
à ces mêmes milieux, ont été
les plus sanctionnées.
En effet les personnes qui appartenaient à
ces milieux modestes représentaient 70 % des personnes condamnées,
et même plus des trois quarts, si l'on admet que parmi les artisans,
les commerçants et les agriculteurs, se trouvaient également
des personnes socialement défavorisées.
Ces chiffres montrent que dans la Marne, rien
ne permet d'accréditer l'existence d'une justice révolutionnaire
de classe, imposée par les mouvements de résistance
sous la pression des communistes, et qui aurait frappé plus durement
les possédants.
Le rapport de 1946
sur l'épuration relate comment, au début
de 1945, René COCHINARD,
secrétaire de l'Union départementale des syndicats ouvriers
de la Marne, responsable syndicaliste ex-confédéré
peu suspect de complaisance à l'égard des communistes,
juré à la Cour de Justice, refusa
de siéger pour ne pas participer « à
une vaste comédie où les prostituées tenaient la
vedette, tandis que les collaborateurs authentiques restaient impunis
et jouissaient quiètement des millions amassés au service
des Allemands » ( 104 ).
L'épuration judiciaire
dans la Marne a indiscutablement frappé davantage les humbles
que les nantis. Socialement bien installés, ces derniers
furent assistés d'avocats de renom
parfois venus de Paris, et eurent la capacité
de faire traîner la procédure, de gagner du temps,
de susciter des témoins complaisants
acceptant d'affirmer qu'ils avaient rendu des services à
la résistance.
Parmi les patrons
et les professions libérales
il n'y eut respectivement que 25 et 7 sanctionnés. Cette tendance
fut encore amplifiée au niveau de l'épuration professionnelle
si l'on en croit les membres du Comité
régional interprofessionnel d'épuration dans les entreprises
de la région de Châlons qui menacèrent
de démissionner en bloc en
juin 1945, parce que l'on ne tenait aucun compte de leurs
propositions, refusant « de continuer
de perdre du temps en des assemblées devenues inutiles à
leurs yeux » ( 105 ).
Dans les professions médicales,
l'épuration professionnelle fut laissée à l'initiative
de l'Ordre des médecins et de celui des dentistes,
créés à l'époque de Vichy.
Dans le rapport des Renseignements généraux
de 1946, son bilan était
présenté en ces termes :
1/
Ordre des Médecins :
- Demandes de justifications :
6
- Suspension de trois mois : 1
2/ Ordre des Dentistes :
- Demandes d'explication : 2
- Sanction : 0
Pour le Comité d'épuration de l'Ordre
des médecins, on a l'impression très nette d'une assemblée
dont les membres défendent plutôt leurs collègues
qu'ils ne les sanctionnent.
Cette impression est renforcée quand nous
savons que sur neuf praticiens appelés à expliquer leur
conduite, un seul se voit interdit pour trois mois, mais il est vrai
que sa conduite avait été cause de scandale qui ne pouvait
être évité.
Il s'agit en l'occurrence du Docteur Caffiaux de
Reims.
Il en va de même pour le docteur Julien Priollet
de Châlons-sur-Marne, désigné par Pétain
pour recevoir le serment des membres de la Légion d'Honneur
qui a non seulement conservé son honorariat, sa promotion dans
l'ordre de la Légion d'Honneur, mais qui vient d'être
nommé délégué du Mouvement national d'épargne
( 106 ).
Le
docteur CAFFIAUX avait été
désigné par les Allemands comme médecin expert
pour contrôler les visites médicales du STO et avait été
le conseiller médical du Comité
ouvrier de secours immédiat.
Le docteur PRIOLLET,
président de l'Ordre des médecins,
conseiller municipal et conseiller départemental
nommé par Vichy sous l'occupation, était un
intime de René
BOUSQUET ( 107 ).
La commission d'épuration de Libération-Nord
réclama en vain des sanctions contre le docteur Joseph
BOUVIER ( 108 ),
successeur de Paul MARCHANDEAU à
la mairie de Reims et vice-président
du Conseil départemental nommé par Vichy en
1942. Elle ressortit les articles de
L'Éclaireur de l'Est relatant son installation
à la mairie de Reims le 25 avril 1942,
en présence de René BOUSQUET.
Ce dernier qui s'apprêtait à rejoindre Vichy où
il venait d'être nommé secrétaire général
à la Police, avait terminé son discours en demandant au
conseil municipal « de faire serment
de suivre le maréchal, pour le seconder dans sa tâche de
redressement de la patrie ». Le docteur
BOUVIER lui avait répondu en proposant à ses
collègues d'adresser au maréchal
PÉTAIN le message
suivant :
Le
Conseil Municipal de Reims,
Réuni
pour l'installation de son nouveau Maire,
Sur la proposition du Maire, Monsieur le Docteur Bouvier,
Et en présence de Monsieur Paul Marchandeau, Maire
Honoraire,
Se faisant l'interprète de la population rémoise,
Adresse à Monsieur le Maréchal Pétain
ses Voeux les plus respectueux et les plus sincères à
l'occasion de son 86ème anniversaire.
Il lui renouvelle l'assurance de son profond attachement
et lui exprime sa volonté de lui apporter la collaboration
la plus dévouée ainsi qu'au gouvernement du Président
Laval ( 109 ).
Dans ce discours, le docteur
BOUVIER avait expliqué comment
il avait été proposé à ce poste par
René BOUSQUET, comment aussi
il s'était d'abord montré réticent, avant de céder
finalement à la pression de son « excellent
et très cher ami, Monsieur Jacquy, Conseiller national ».
La Commission d'épuration de Libération-Nord lui reprochait
également d'avoir protesté auprès du sous-préfet
de Reims et du président du Conseil départemental
JACQUY, parce que son fils avait été déclaré
inapte au STO, lors d'une visite médicale organisée par
le docteur CHAPPAZ, membre de la
résistance, qui était parvenu à faire déclarer
inaptes près des trois-quarts des jeunes gens examinés,
risquant par sa plainte d'attirer l'attention des Allemands sur l'organisation
médicale de la résistance ( 110 ).
Non seulement le docteur BOUVIER
ne fut pas sanctionné, mais il reçut, en
1964, la cravate de commandeur de la Légion d'honneur
des mains du général DE GAULLE,
à l'occasion du 50ème anniversaire de la Bataille de la
Marne ( 111 ).
À la Caisse départementale
d'Assurances sociales, le conseil d'administration, dans
sa séance du 15 février 1945,
constatait « avec satisfaction »
que ses membres tout comme le personnel dans son ensemble avaient eu
pendant l'occupation « une attitude
irréprochable », et considérait
par conséquent que les dispositions législatives et les
instructions concernant les mesures d'épuration n'avaient pas
à être mises en application dans la Marne ( 112 ).
De la même façon, les
militaires, les gendarmes, les policiers, ainsi que les fonctionnaires
et en particulier les fonctionnaires d'autorité, pour lesquels
des instances spécifiques d'épuration avaient été
mises en place, ont été peu touchés.
Le 7 décembre 1944,
le sous-préfet de Reims dans un rapport au préfet avait
perçu cette tendance dans son arrondissement et écrivait
: « Il y a eu très peu de
fonctionnaires poursuivis ( une demi-douzaine ) et leurs cas ne sont
pas graves » ( 113 ).
L'épuration des fonctionnaires
L'épuration de l'administration
dont les bases avaient été définies par le Gouvernement
provisoire dans son Ordonnance du 27 juin 1944,
visait les fonctionnaires qui avaient « favorisé
les entreprises de l'ennemi »,
qui avaient « contrarié les efforts de guerre
de la France et de ses alliés »,
et ceux qui avaient « porté atteinte aux
institutions constitutionnelles ou aux libertés publiques fondamentales ».
Son application ne manqua pas de poser problème,
dans la mesure où le régime de Vichy qu'ils avaient servi,
« avait reposé sur des bases
apparemment légales »
( 114 ).
Elle se heurta aussi aux nécessités
du moment et à la volonté du commissaire de
la République de restaurer le plus rapidement
possible la légalité républicaine et l'ordre public.
C'est ainsi que le personnel du Service départemental
des Renseignements généraux a été intégralement
maintenu à son poste dès le premier jour de
la libération, afin d'en assurer la continuité administrative
et sans doute aussi pour des raisons d'efficacité.
Une épuration molle
Dans un rapport adressé
le 22 janvier 1945 au directeur des Renseignements généraux
au ministère de l'Intérieur ( 115 ),
le chef de ce service qui dut ultérieurement être déplacé
- on verra plus loin dans quelles conditions - faisait état de
34 fonctionnaires suspendus par arrêté du commissaire
de la République, et signalait que deux commissions avaient été
instituées dans le département pour examiner les dossiers
des fonctionnaires susceptibles de faire l'objet de sanctions.
À cette date, selon ce rapport, la Commission
départementale d'épuration des fonctionnaires de l'Agriculture,
constituée par l'arrêté préfectoral du
28 novembre 1944, n'avait eu à examiner aucun dossier.
Quant à l'activité du Comité
départemental d'épuration du personnel étatisé
des Préfectures et des services extérieurs de la Police,
constitué conformément à la circulaire du
10 octobre 1944 du ministre de l'Intérieur, elle était
signalée par un état « Néant »,
avec la mention « Rien à signaler ».
Il en était de même pour les Commissions
d'arrondissement chargées d'examiner le personnel
des collectivités locales.
Un autre rapport sur l'épuration dans la Marne
faisait pourtant état d'une plainte émanant
des membres des commissions d'épuration des administrations
qui était formulée en ces termes :
De
nombreux fonctionnaires qui ont eu à s'expliquer sur leur activité
durant l'occupation, sont encore en place et ont conservé les
postes qu'ils occupaient sous Vichy, quand ils n'ont pas fait l'objet
de promotion d'avancement.
Ces fonctionnaires sont pour la majeure partie d'un
grade supérieur aux membres des commissions d'épuration
et ne se privent pas de brimer leurs accusateurs ou leur juges
( 116 ).
En
décembre 1944, le congrès préparatoire
de l'Assemblée nationale des CDL réuni à Reims,
avait adopté un projet de réforme
totale des procès d'épuration par ordonnance
concernant les fonctionnaires en activité à la date de
la libération, qui soumettait ces derniers à l'obligation
de remplir une fiche de renseignements sous
serment, relatant « leurs
activités soit en faveur de la résistance, soit contre
les décrets et ordres contraires au patriotisme et aux traditions
républicaines durant l'occupation, fiches déposées
aux sièges des Comités d'épuration »
( 117 )
.
Le bilan des suspensions de fonctionnaires dans la
Marne établi en 1946 faisait
apparaître qu'au total, en 1944-1945,
trente-cinq suspensions de fonctionnaires
avaient été prononcées par le commissaire de la
République et le préfet.
Trois suspensions prononcées par le préfet avaient été
rapportées par un arrêté du commissaire de la République.
La moitié de ces suspensions concernaient l'administration
régionale et départementale.
Si l'on met à part l'administration régionale,
on constate qu'à l'échelon départemental,
c'est le corps enseignant qui a été le plus touché,
avec 11 suspensions dont deux ont été rapportées.
Il y a sans doute plusieurs raisons à cela
: c'était déjà à cette époque le
corps le plus important de la Fonction publique en effectifs; d'autre
part, la proportion d'enseignants qui se sont engagés, soit dans
la collaboration, soit dans la résistance, a été
plus élevée que dans d'autres
catégories socioprofessionnelles ; enfin, les enseignants
résistants qui ont siégé dans les instances de
la répression légale n'ont pas fait preuve de solidarité
de corps.
Il est à noter qu'à l'exception de
celle de l'intendant régional de Police, aucune
autre suspension de policier ne figure sur ce tableau. Les
suspensions prononcées par le commissaire de la République
contre trois commissaires rémois à la libération
étaient provisoires ( 118 ).
Quant à l'inspecteur de Châlons-sur-Marne qui, frappé
d'internement administratif par le préfet, avait été
arrêté le 5 décembre 1944,
il fut libéré le 9
sur l'intervention du commissaire de la République ( 119 ).
En 1946, 29 seulement
de ces 35 suspensions avaient été maintenues, représentant
moins de 30 % des suspensions maintenues dans l'ensemble de la région
de Châlons.
On peut en conclure que les
fonctionnaires de la Marne ont été moins touchés
que leurs collègues aubois et haut-marnais, peut-être
parce qu'ils étaient plus proches géographiquement et
physiquement de l'administration régionale installée à
Châlons-sur-Marne, et qu'elle avait besoin de leurs services.
Le bilan des « décisions
prises dans les différentes administrations »,
établi également en 1946 sous
forme d'un tableau récapitulatif , fournit une indication plus
précise de ce qu'a été l'épuration administrative
dans la Marne.
Sur les 208 décisions qui ont été
prises, un tiers ( 67 ) ne furent que des propositions de sanctions,
et parmi les 141 décisions effectives,
il n'y a eu que 6 dossiers transmis au Parquet concernant
des fonctionnaires susceptibles d'être sanctionnés par
les tribunaux, 7 licenciements, 3 révocations sans pension et
une dizaine de rétrogradations.
La majorité des décisions étaient relativement
bénignes : une cinquantaine de déplacements
ou changements de service ; 17 révocations
avec pension ; une dizaine de mises
à la retraite d'office ; quelques retraits de décorations
et d'honorariat, blâmes ou avertissements.
Les déplacements d'office et les changements
de service, qui correspondaient à plus de 30 % des décisions
effectives, ont été particulièrement critiqués
dans la mesure où ils s'apparentaient à des mesures
préventives et préservatrices, destinées à
calmer l'opinion et à mettre les fonctionnaires concernés
à l'abri de vengeances personnelles, plutôt
qu'à de véritables sanctions, et cela d'autant plus que
certains se sont accompagnés d'une promotion.
Le chef du Service départemental des Renseignements
généraux évoquait ce problème dans la conclusion
de son rapport et attirait l'attention du préfet sur l'effet
provocateur de ces promotions :
Il
est des questions où il convient de se montrer circonspects,
telle la nomination ou l'avancement de fonctionnaires, de façon
à ce que ceux qui pour une raison ou une autre, ont évité
l'épuration, n'entrent dans une administration publique ou
n'obtiennent sous prétexte de déplacement disciplinaire,
des promotions qui provoquent ceux qui ont connu les intéressés
( 120 ).
Une
épuration inégale selon les différents corps
S'il
le faisait en termes un peu embarrassés, c'est que le problème
qu'il évoquait ici, concernait particulièrement le
corps des policiers auquel il appartenait, et que lui-même
avait remplacé à la tête des Renseignements généraux
de la Marne un policier impliqué dans une affaire qui avait fait
quelque bruit dans le département au
printemps 1945, et à laquelle il pensait sans doute
en rédigeant cette conclusion.
En effet, si le corps le plus touché par
la répression administrative, du moins en effectifs,
fut celui des policiers avec 69 sanctions décidées et
67 propositions de sanction, ce fut aussi celui où se concentraient
les trois-quarts des déplacements d'office
qui consistaient à permuter les policiers d'une région
à une autre, et aboutissaient parfois à des situations
inattendues.
C'est ainsi qu'en mai 1945,
Robert GALATAUD, frère de
Georges GALATAUD qui avait commandé
le maquis FTP de la région de Montmort, reconnaissait dans une
rue d'Epernay le commissaire CEY
qui l'avait arrêté le 27 juillet
1941 à Montbard en Côte d'Or avec trois autres
camarades. Robert GALATAUD avait
alors été envoyé au Camp de Rouillé dans
la Vienne d'où il avait réussi à s'évader,
échappant ainsi à la déportation en Allemagne.
Stupeur ! Le commissaire CEY
était devenu le chef du service départemental des Renseignements
généraux de la Marne et se faisait appeler M.
MONTBARD. Le 29 mai 1945,
le secrétaire général de la préfecture de
la Marne en informait le préfet et proposait... de déplacer
le commissaire CEY ( 121 ).
Quelques jours plus tard, Le Réveil
de la Marne relatait l'incident en ces termes :
Oh
épuration ! [...] Imaginez la rencontre du Résistant,
du champion de boxe amateur d'Europe avec le piètre commissaire
divisionnaire, agent des boches, serviteur de l'ennemi, traître
à sa patrie et à sa profession.
Mais pourquoi, alors, le traître, qui mérite
amplement le châtiment des traîtres, fut-il sorti du commissariat
par le jardin et embarqué - en douce - à une heure du
matin en automobile vers Châlons ?
À quoi cela sert-il ? Les résistants
vous retrouveront, M. Cey alias Montbard.
Ils se sont juré, comme Robert Galataud,
de vous mettre hors d'état de faire de l'épuration à
votre manière, et de vous épurer vous même ! ( 122 )
En
réalité, ce fut le corps des enseignants
où une cinquantaine de sanctions ont été prises,
qui fut le plus durement atteint qualitativement par l'épuration
administrative, avec 9 révocations sans pension, 7
interdictions, 5 suspensions qui venaient s'ajouter à celles
prononcées à la libération par le préfet.
Les 18 sanctions qui ont affecté le
personnel du service régional et du service départemental
des PTT plaçaient la Marne, selon François
ROUQUET, parmi les départements où la proportion
d'agents sanctionnés était inférieure à
la moyenne nationale et se situait entre 5 et 10 pour mille agents ( 123 ).
La Justice ne figure pas dans
ce bilan de l'épuration administrative. Le préfet
de la Marne indiquait pourtant dans son rapport mensuel de
janvier 1945 au ministre de l'Intérieur, que des mutations
avaient bien été décidées dans la Marne,
un président, un juge, un procureur au tribunal de Châlons-sur-Marne,
un juge et un procureur au tribunal d'Epernay, mais il ajoutait que
ces mutations n'avaient pas été
suivies d'effet ( 124 ).
Il n'était fait mention dans ce rapport d'aucune
sanction prise contre des agents de la SNCF, et pourtant
en mai 1945, les Renseignements
généraux signalaient qu'à Reims les ouvriers du
dépôt étaient « fort
mécontents de la réintégration des chefs de service
qui avaient eu une attitude pro-allemande », et que
le personnel de traction avait porté plainte contre neuf agents
travaillant encore à la SNCF qui, pour certains d'entre eux,
étaient même montés en grade à la suite d'un
déplacement dans un autre dépôt ( 125 ).
Les suspensions prononcées par le préfet
à la libération, puis les sanctions administratives prises
au sein de chaque corps, ont permis à la plupart des fonctionnaires
dont l'attitude pendant l'occupation tombait sous le coup de sanctions
pénales, d'échapper à l'épuration
judiciaire.
L'inspecteur d'Académie
de la Marne qui avait été suspendu par le commissaire
de la République le 29 août 1944,
jour de la libération de Châlons-sur-Marne, puis frappé
par le préfet d'un arrêté d'internement le
5 septembre, fut libéré le
30 novembre avec interdiction de séjour dans la Marne.
Le 3 avril 1945, sa suspension fut rapportée et, le
24 octobre, il en fut de même pour l'arrêté
d'interdiction de séjour.
Citons encore le cas du directeur
régional de la Main d'oeuvre qui, après avoir
subi le même sort que l'inspecteur d'Académie à
la libération, fut libéré en
décembre 1944 et dont l'affaire fut classée
sans suite, le 24 août 1945
( 126 ).
Léon DAMEL,
qui avait présidé le Conseil de
préfecture interdépartemental jusqu'en
août 1942, date de sa mise à la retraite, et
qui avait ensuite accepté la direction du service
départemental des Affaires juives, ne fut condamné
le 12 avril 1945 par la Chambre civique
qu'à 10 ans d'indignité nationale et fut dispensé
d'interdiction de séjour ( 127 ).
Le 24 juillet 1945,
la Cour de Justice de la Marne condamna le chef-cantonnier
de Faux-Fresnay à 10 ans de travaux forcés
pour « intelligence avec l'ennemi,
dénonciations et collaboration avec la police allemande »
; il a été libéré en
1950 et amnistié en 1951
( 128 ).
Le
cas des policiers
Le
commissaire divisionnaire CHAUVET qui avait dirigé
le commissariat central de Reims
de février 1941 à mai 1942,
fut jugé le 21 novembre 1945
par la Cour de Justice de la Marne. Franc-maçon initié
en 1924 à la Loge La bienfaisance
châlonnaise, membre avant-guerre de la Ligue des droits de l'homme,
affirmant une sensibilité de gauche mais anticommuniste, il avait
tout à fait le profil qui convenait aux yeux du préfet
BOUSQUET et du maire de Reims, Paul
MARCHANDEAU, pour réorganiser comme ils le souhaitaient
les services de police de cette ville.
En
mai 1942, CHAUVET avait été
appelé à Vichy par BOUSQUET
devenu secrétaire général à la Police, qui
l'avait nommé commissaire divisionnaire et lui avait confié
la direction du service de protection de
Pierre LAVAL.
En janvier 1943,
CHAUVET avait été muté
à la tête de la Sécurité
publique à Lyon où le
préfet ANGÉLI avait rapidement demandé
son déplacement, le jugeant trop tiède. Nommé ensuite
à Melun, il avait été
arrêté par la Gestapo
le 31 décembre 1943 à
Reims où il était venu passer les fêtes
de fin d'année dans sa famille. La Gestapo le soupçonnait
de travailler pour un réseau de récupération de
pilotes alliés ( le réseau Possum ) dirigé
par un officier belge, le commandant POTIER,
arrêté à Reims le 29 décembre.
Incarcéré successivement à Reims,
à Châlons, puis à Fresnes, CHAUVET
avait été remis en
liberté et s'était retiré à Reims.
Suspendu à la libération,
puis révoqué sans pension, il ne fut jugé
qu'à la fin de 1945 et pour
mettre fin à une campagne qui exigeait sa condamnation. Les
communistes d'Épinal avaient réclamé la comparution
devant la Cour de Justice des Vosges de CHAUVET
qui, en tant que commissaire spécial,
avait mené la répression anticommuniste dans cette ville
au début de l'occupation. C'est ainsi que
Les Vosges Nouvelles du 17 juin
1945, sous le titre « Le
règlement des comptes : Chauvet doit payer »,
affirmait que la révocation sans pension n'était pas un
châtiment en rapport avec la gravité des fautes commises
par CHAUVET et concluait : « Il
faut ramener Chauvet à Épinal devant la Cour de Justice
».
CHAUVET ne fut
pas ramené à Épinal ; la
Cour de Justice de la Marne le condamna pour « activité
antifrançaise », considérant
qu'il s'était mis « servilement
à la disposition de la police allemande » et
qu'il avait « favorisé par
ses agissements l'arrestation de plusieurs patriotes »,
mais lui accorda des « circonstances
atténuantes » et limita la sanction à
5 ans de prison ; il bénéficia
d'une remise de 2 ans en 1946, et
fut amnistié en 1951 ( 129 ).
.
Les policiers en fonction au moment de la libération
dans la Marne qui furent poursuivis devant les tribunaux ne furent pas
jugés par la Cour de Justice de la Marne, mais
par celle de l'Aube. Jean SPACH,
qui avait été intendant de Police
de la région de Champagne et qui avait pris la fuite
à la libération, fut condamné
le 14 septembre 1945 à 10 ans de travaux forcés.
En 1985, Henri
LONGUECHAUD qui a étudié les rapports que les
intendants de Police adressaient à leurs supérieurs à
Vichy, s'est montré très sévère à
son égard :
Et
comment juger les comportements de ces intendants de Police, ces purs
produits de la collaboration, dont celui de Châlons-sur-Marne
est un vivant exemple, qui persistaient dans la même voie alors
que pour leur pays se levait déjà l'aube de la libération
( 130 ).
Il
relate comment Jean SPACH avait monté,
après le débarquement de Normandie,
des opérations musclées contre les maquis de l'Aube avec
la 12ème Brigade mobile et le GMR Champagne, mené
la chasse aux « éléments
douteux et malsains de la police », et réclamé
des sanctions contre les jeunes policiers troyens « défaillants »
qui désertaient et passaient au maquis. Il expose
comment et avec quel zèle à l'égard du gouvernement
de Vichy, l'intendant de police de Châlons n'hésitait pas
à adresser à ses chefs des rapports prolixes sur « la
pacification de l'Aube » destinés à
le mettre en valeur, et dans lesquels il multipliait les propos haineux
à l'égard des « terroristes
champenois » ( 131 ).
André CUNAT,
commissaire divisionnaire, chef de la 12ème Brigade de police
mobile de Reims, fut condamné le 17 octobre
1945 à 5 ans de travaux forcés.
Henri JACQUET,
commissaire principal, chef de la section spéciale antiterroriste,
fut condamné le même jour à 20
ans de travaux forcés.
Lazare DURY,
commissaire principal à la 12ème Brigade de police mobile
de Reims, bénéficia d'un non lieu
après plus d'un an de détention au centre pénitentiaire
des Hauts-Clos à Troyes.
Le chef des Renseignements généraux
de Troyes adressa à son collègue de la Marne une note
d'information rendant compte des verdicts et dans laquelle il s'interrogeait
sur le pourquoi de « cette rigueur
pour les uns et de cette mansuétude pour les autres » ( 132 ).
La protestation des résistants
Au
total l'épuration judiciaire dans la Fonction publique fut limitée
y compris dans les rangs de la Police, et les déportés
à leur retour en mai 1945
s'étonnèrent de voir circuler
en liberté des inspecteurs qui avaient traqué des résistants,
constatation qui fit dire à Simon CANTARZOGLOU
de Libération-Nord à son retour de Dachau :
Nous
sommes surpris et écurés de voir circuler librement
bon nombre de collaborateurs, mais si on ne veut pas faire l'épuration,
nous ferons le travail nous-mêmes, même si nous devons
être demain des condamnés de droit commun ( 133 ).
Selon
le rapport du service départemental des renseignements généraux
de 1946 ( 134 ),
les résistants furent d'une façon
générale déçus par l'épuration.
Il est vrai que le bilan
des trois Commissions du NAP ( Noyautage
des administrations publiques ) annexé à ce rapport constituait
à lui seul la justification de cette insatisfaction.
Sur les 475 dossiers transmis au Commissaire du gouvernement
par le NAP d'Épernay, 353 dossiers furent classés sans
suite et 21 autres aboutirent à des acquittements.
Sur les 704 dossiers étudiés par le NAP de
Châlons-sur-Marne, 408 furent classés sans suite et 72
seulement débouchèrent sur des inculpations.
Les 889 dossiers transmis
au Parquet par le NAP de Reims ville où siégeaient
la Cour de Justice et la Chambre civique, débouchèrent
sur 855 inculpations, sans doute
parce qu'étant sur place il a pu exercer
une pression plus forte, mais il y eut 118 non lieux
( 135 ).
Les
résistants condamnèrent « l'absence
de poursuites à l'égard de certains collaborateurs »
qui à leurs yeux n'avaient pu échapper au châtiment
que par « des combinaisons inavouables
», et dénoncèrent
l'impunité dont ils avaient bénéficié.
Ils s'insurgèrent de voir que sous couvert d'une
stricte application des règles de la procédure judiciaire,
des personnes dont ils avaient l'intime conviction qu'elles avaient
été des collaborateurs et des traîtres, n'étaient
pas traduites devant les tribunaux, faute de preuves suffisantes aux
yeux de la justice, et ils ne manquèrent pas d'exprimer
leur insatisfaction, de multiplier les protestations et les admonestations,
de réclamer une justice plus rapide, plus sévère
et plus juste.
Dès l'automne 1944,
il y eut des tensions très vives sur
la façon dont fut conduite l'épuration judiciaire.
Le 15 octobre, la section
FFI de Fleury-la-Rivière envoya une lettre
de protestation au préfet de la Marne, lui faisant
part de son indignation à la suite de la mise en liberté
de E. D., et l'informant que tout
le conseil municipal démissionnerait collectivement s'il ne revenait
pas sur cette décision :
Les
FFI passent pour des imbéciles et s'attendent d'ici peu à
être incarcérés et gardés par les collaborateurs
relâchés et leurs protecteurs, FFI de la dernière
heure [...]
Elle
adressa dans le même temps un blâme au Comité du
NAP qui permettait « qu'on intervienne
pour des collaborateurs notoires » ( 136 ).
Le 24 février 1945,
le sous-préfet de Vitry-le-François informait le préfet
de l'émotion suscitée par l'acquittement de la personne
qui aurait été à l'origine de la dénonciation
de Jacques DORÉ, fusillé
par les Allemands en 1942, et lui
transmettait une lettre de protestation
émanant de la section vitryate de l'Association des internés
et déportés politiques. Celle-ci, réunie en assemblée
générale extraordinaire sous le présidence d'honneur
de Madame de LA FOURNIÈRE,
avait adopté une résolution très ferme exigeant
l'arrestation de 18 collaborateurs et qui était rédigée
en ces termes :
Considérant
que le simulacre d'épuration ne répond pas aux promesses
faites par le Gouvernement, considérant qu'un grand nombre
d'individus coupables de trahison et de dénonciation dont la
culpabilité a été reconnue par le Comité
d'épuration et le Bureau de l'Association sont toujours en
liberté, met en demeure les autorités compétentes
à procéder immédiatement à leurs arrestations
en attendant leur comparution devant les tribunaux.
( Suit une liste de 18 noms )
Si dans un très bref délai ces personnes
ne sont pas arrêtées, les victimes ou leurs familles
sont décidées à faire justice elles-mêmes.
Lu et approuvé par les 80 membres présents
à notre réunion ( 137 ).
Le
26 mai 1945, les Renseignements généraux de
Reims informaient le préfet du malaise
qui s'était installé également chez les résistants
rémois :
Les
milieux résistants sont très mécontents de l'épuration
et critiquent vivement la Cour de Justice où de nombreux acquittements
et peines légères viennent d'être appliqués
à de mauvais Français.
Il est dit fréquemment qu'il suffit d'être
l'ami de M. le Commissaire du gouvernement ou l'ami de ses amis pour
être acquitté.
On se demande à quoi servent ces longues
enquêtes de police si aucune suite ne doit être donnée
aux affaires instruites ( 138 ).
Enfin,
la façon dont furent épargnés les notables accrédita
l'idée que l'épuration judiciaire
était compréhensive voire complaisante à l'égard
des puissants, et sans pitié pour les humbles.
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