|
Des
résistants peu nombreux?
Pourquoi ?
La résistance marnaise,
confrontée à « un milieu sinon hostile,
du moins pétainiste dans la plus grande majorité, ou particulièrement
résigné et passif », s'est constituée tardivement
et lentement, avant de participer aux côtés des Alliés à
la libération du département en août 1944.
En effet, malgré un sentiment germanophobe dominant
nourri par le souvenir de la guerre de 1914-1918,
« la Marne n'a pas été un grand département
résistant » ( 1 ).
À la veille de la libération du département,
3 000 Marnais environ auraient participé aux actions menées
par les Forces françaises de l'intérieur ( 2
).
Au lendemain de la guerre, le nombre de ceux qui
ont revendiqué le titre de résistant a été encore plus élevé, englobant
ceux qu'on a appelés « les résistants
de la dernière heure, de la vingt-cinquième heure, du lendemain, ou
encore du mois de septembre » ( 3 ).
Mais il n'y eut dans la Marne que 1
799 homologations décernées par l'autorité militaire jusqu'en
1951 : 1 403 certificats d'appartenance aux FFI
dans la « série normale »,
et 396 dans la « série spéciale »
concernant les internés et les déportés
( 4 ).
Toutes ces homologations n'ont d'ailleurs pas donné
lieu à l'attribution de la carte très convoitée de Combattant
volontaire de la Résistance ( CVR ), puisqu'au lendemain
de la seconde guerre mondiale, seulement 1 274
cartes de CVR ont été délivrées dans la Marne à ceux qui
ont pu et voulu faire la preuve de leur action clandestine, tandis que
1 256 demandes furent rejetées
( 5 ).
Il est vrai que ces chiffres ne prennent pas en compte
les résistants isolés de la première
heure disparus à la libération, ni les déportés
non rentrés, ni les fusillés,
ni les résistants authentiques qui n'ont pas
voulu solliciter la reconnaissance nationale et qui n'ont
pas fait homologuer leur action clandestine ( 6 ).
Dans
la Marne,
depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, 3 107
demandes ont été instruites par le service
départemental de l'Office national des anciens combattants et
1 731 cartes de CVR ont été
décernées, dont 197 ont été
attribuées après la levée des forclusions qui est
intervenue en 1975.
Cartes
attribuées au titre de la résistance intérieure
( dont après la levée des forclusions
intervenues en août 1975 )
|
1 491
( 184 ) |
Cartes
décernées à titre posthume |
152 |
Cartes
attribuées au titre de la résistance extérieure
( dont après la levée des forclusions intervenues
en août 1975 ) |
88
( 13 ) |
NOMBRE
TOTAL DE CARTES |
1 731 |
Source
: Service départemental de l'Office national des anciens combattants
et victimes de guerre, Châlons-sur-Marne.
Le titre
de « résistant »
et les avantages auxquels il donne droit, sont devenus au fur et à mesure
que l'on s'éloignait de l'époque de la 2ème guerre mondiale,
un enjeu
politique, économique et social important.
Le service départemental de l'Office national des
anciens combattants et victimes de guerre continuait dans
les années 1980-1990, de recevoir chaque année des
demandes d'homologation :
Actuellement
mon service reçoit bon an mal an environ une douzaine de demandes
de carte de CVR ou de carte du combattant au titre de la Résistance,
appuyées par des attestations particulièrement sujettes à caution.
Toutes ces demandes ne sont pas recevables.
Il faut bien reconnaître que cinquante ans après
les faits, les témoignages ne sont guère convaincants.
Des recoupements effectués dans les archives de
mon service peuvent en démontrer le caractère suspect, fantaisiste
ou parfois erroné, pour ne pas dire mensonger ( 7
).
Ainsi, l'engagement dans la résistance a été,
comme l'engagement dans les mouvements collaborationnistes, le
fait d'une minorité de Marnais,
minorité courageuse s'agissant des
résistants, mais dont l'action est restée limitée dans ce département
où dominait un paysage de champs ouverts et d'habitat groupé, peu propice
à l'implantation de maquis.
Il y a plusieurs explications
au fait que la contribution des résistants à la libération de la Marne
n'a pas revêtu l'éclat et l'ampleur qu'ont connus d'autres départements
où s'étaient implantés des maquis puissants, explications liées aux
conditions dans lesquelles y est née la lutte clandestine et à l'ampleur
de la répression qui y a frappé les résistants de la première heure.
La situation particulière de ce département en
zone occupée, au contact de la zone interdite qui englobait
une partie de l'Argonne, dans une région caractérisée par l'étroitesse
et la discontinuité de la couverture boisée, l'absence de relief, la
présence ou la proximité de trois camps militaires importants ( Suippes,
Mourmelon, Mailly ) où les Allemands s'étaient installés en force, et
donc la menace permanente de la répression,
n'expliquent pas à eux seuls la faiblesse de la résistance dans ce département.
De nombreux facteurs ont pesé sur les conditions
d'installation de la résistance marnaise :
- la prégnance à gauche
comme à droite d'un pacifisme intégral
aux multiples motivations ;
- les dérives
néo-radicale et néo-socialiste d'avant-guerre ;
- la faiblesse
du parti communiste dont les cadres avaient été décimés dès
septembre 1939 et qui avait été la principale cible de la
répression au début de l'occupation ;
- l'attentisme
de la majorité de la population soulagée de ne pas revivre
le cauchemar de 1914-1918 et surtout
préoccupée d'assurer sa survie quotidienne ;
- la présence dès
avant-guerre d'un noyau de militants
fascisants prêts à se rallier aux nazis ;
- et enfin l'impact
certain du collaborationnisme parisien.
D'autre
part, le fait qu'un certain nombre de notables
marnais ont d'abord été des pétainistes convaincus
avant de s'engager dans la résistance,
qu'ils ont cru un temps que le double jeu était
possible et que le préfet
BOUSQUET les protégeait,
les imprudences et les fanfaronnades
commises par certains responsables, les trahisons,
les dénonciations, les renseignements
obtenus par la Gestapo en recourant à la torture, ont rendu très
difficile et très précaire le développement de la résistance marnaise.
Les premiers actes de résistance
L'appel
du 18 juin 1940 du général de GAULLE,
qui fut un des actes fondateurs et non pas l'unique acte fondateur de
la résistance ( 8 ),
ne fut guère entendu dans la Marne.
Il fallut du temps pour passer progressivement de
l'attentisme frileux et prudent de
1940, à l'attentisme frondeur
de 1941 qui s'exprima par l'écoute
de la BBC, par les premiers collages
de papillons marqués de la croix de Lorraine ou portant l'inscription
« Vive de Gaulle »,
par les premières diffusions de tracts
et de feuilles clandestines émanant essentiellement du parti
communiste, par les sifflets et les
huées accompagnant après l'invasion
de l'Union soviétique la projection des films d'actualités à la gloire
de l'armée allemande (
9 ).
Puis ce furent les premières actions
individuelles, à la fois spontanées
et isolées :
- diffusion de
la photographie du général
de Gaulle, en juillet 1941 ;
- drapeau
français frappé d'une croix de Lorraine planté au sommet
de la Fontaine Subé de Reims, en août
1941 ( 10 )
;
- dépôt d'une gerbe
de fleurs au monument aux morts de Reims le
11 novembre 1941 par deux jeunes communistes, les
frères NAUTRÉ ;
- pavés lancés sur la vitrine
de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme ;
- attitude
courageuse de Jacques
DORÉ, professeur d'anglais à Vitry-le-François,
n'hésitant pas à affirmer devant le tribunal militaire allemand de Châlons-sur-Marne
le condamnant à mort, qu'il souhaitait la défaite de l'Allemagne, et
que bientôt les alliés anglo-saxons auxquels se joindraient les Français,
viendraient renforcer l'Armée rouge pour signer la capitulation de l'armée
allemande à Berlin ( 11 )
.
Même
si d'importantes filières d'évasion
de prisonniers ont fonctionné dès 1941-1942
en particulier dans les fermes
isolées de l'Argonne, avec « comme
points de passage Reims chez Habran et Jolly, Beine chez les Lundy,
Épernay chez Servagnat » ( 12 ),
ce n'est qu'à partir de
1943 qu'on peut véritablement parler de mouvements de résistance
organisés et susceptibles de constituer à terme des unités
combattantes.
Au
cours de la nuit du 11 au 12 juin 1943, dans le secteur de
Vitry-le-François, eut lieu le premier parachutage
d'armes effectué dans la Marne à Blacy
près de la ferme de La Perrière, à la suite d'un contact avec un agent
de l'Intelligence service.
Ce parachutage avait été organisé par le commandant
de La Fournière de Châtelraould,
qui fut arrêté et torturé à mort en juillet
de la même année, tandis que le groupe qu'il avait constitué
devait se disperser ( 13 ).
Le second parachutage,
organisé par le Bureau des opérations aériennes
( BOA ) de la France libre, eut lieu le 16 juin
1943, sur le terrain Faisan
situé sur la commune de Cuis, dans le secteur d'Épernay ( 14 ).
Il était destiné à Ceux de
la résistance ( CDLR ), le mouvement le plus important dans
la Marne.
Ceux de la R ésistance
( CDLR )
Créé
par Jacques LECOMPTE-BOINET assisté
de Pierre ARRIGHI et de Jean
de VOGÜÉ ( 15 ),
Ceux de la résistance
est un mouvement qui a pris la succession de l'Organisation
ationale de la résistance ( ONR ) fondée par Robert
de VOGUÉ et qui se voulait le prolongement en zone
nord de Combat créé par Henri
FRENAY en zone sud.
En février 1942,
l'équipe de l'ONR fut décimée par des arrestations.
LECOMPTE-BOINET
qui y avait échappé, tenta en vain de se rattacher au mouvement de FRENAY
et constitua, sur le modèle de Combat
et de l'Armée secrète, un mouvement
autonome ayant pour objectif de former des cadres pour la résistance,
et dont certains éléments marnais restèrent affiliés à l'Armée
secrète.
Il recruta essentiellement parmi les officiers
de réserve, les ingénieurs, les techniciens, les industriels,
les fonctionnaires, et se structura dans trois secteurs principaux :
- la propagande ;
- le renseignement ;
- et l'action
( parachutages, dépôts d'armes, sabotages, prise en charge et protection
des pilotes alliés abattus ).
C'est au début de 1943 que le mouvement
prit définitivement le nom de Ceux de la résistance
ou CDLR ( 16 ).
Selon l'abbé
GILLET (
17 ),
LECOMPTE-BOINET
et ARRIGHI prirent contact à
Reims avec le docteur Jean QUENTIN
et son beau-frère Pierre GRANDREMY
qui recrutaient pour Combat
et l'Armée secrète, et les rallièrent
à CDLR.
Après l'arrestation de QUENTIN
le 10 juin 1943, le
chef départemental de CDLR fut un ingénieur rémois
Henri BERTIN.
Le mouvement s'est solidement
et durablement installé dans l'arrondissement d'Épernay où
Pierre SERVAGNAT ( 18 )
avait été directement contacté par Jacques
MOREAU, émissaire de Pierre ARRIGHI.
Il fut implanté dans l'arrondissement de Sainte-Menehould
par André NOIZET (
19 ), et dans celui
de Châlons-sur-Marne par Robert
TRITANT et Serge PIGNY.
Yves BOUTEILLE,
chef de la 4ème division à la préfecture où il avait été un des collaborateurs
de René BOUSQUET, a décrit dans un
rapport adressé à André AUBERT après
la guerre, ce qu'avait été l'activité clandestine du groupe
Tritant auquel il a appartenu
( 20 ).
Ceux de la Libération
( CDLL )
Un
autre mouvement s'était constitué un peu sur les mêmes bases que CDLR,
Ceux de la Libération ou CDLL
créé par un ingénieur, Maurice
RIPOCHE, qui avait recruté au départ parmi les officiers
d'aviation démobilisés et parmi les membres du Parti social français
( 21 ).
Ce fut le lieutenant Georges
WAUTERS de Troyes, engagé dans les Forces françaises libres
en octobre 1940, organisateur du
réseau Hector dans l'Aube en
1941 et chef militaire régional de CDLL,
qui prit l'initiative d'implanter ce mouvement
dans la Marne.
À la fin de 1942,
il envoya à Châlons-sur-Marne un
émissaire, Marcel LÉVESQUE,
qui présida une réunion clandestine à l'Hôtel de la Haute-Mère-Dieu.
Cet hôtel-restaurant réputé était fréquenté par des
officiers allemands, mais son propriétaire, le colonel de réserve d'aviation
CHARDON, connaissait bien LÉVESQUE
qui était lui-même capitaine d'aviation et avait été cantonné à Sommesous
pendant la drôle de guerre.
Il abritera WAUTERS
au nez et à la barbe des Allemands lorsque celui-ci, recherché par la
Gestapo, devra se cacher en attendant de rejoindre Londres ( 22 ).
L'abbé GILLET de
Châlons-sur-Marne, lui-même membre de CDLL,
a retracé minutieusement l'itinéraire marnais de ce mouvement ( 23 ).
À l'issue de la réunion à l'Hôtel de la Haute-Mère-Dieu
de Châlons, Lucien PAUL, directeur
des Établissements Mielle, importante société d'alimentation à succursales
multiples qui avait entretenu de fréquents rapports avec BOUSQUET
lorsque ce dernier était préfet de la Marne ( 24 ),
accepta d'être le responsable civil de CDLL
à Châlons et
dans la Marne, à condition de pouvoir s'appuyer sur un
responsable militaire qui fut le commandant
René DERRIEN, assisté de son fils Jean.
Lucien PAUL quant
à lui, se chargea de la branche civique
de CDLL, assisté de l'abbé GILLET,
directeur de la Maison des Oeuvres du diocèse de Châlons et de
maître SIMON, notaire à Châlons.
Le service de renseignements
de CDLL-Marne fut animé à partir
de mai 1943 par le lieutenant Roger
WIDEMANN, responsable du Service du mobilier des troupes
d'occupation de Châlons, un poste qui lui servit de couverture et qui
lui permit de circuler facilement dans le département.
Le commandant DERRIEN
quant à lui, était directeur du Centre de jeunesse de la rue du Docteur-Maillot
de Châlons, un organisme officiel mis en place par le le gouvernement
de Vichy et qui lui permettait de camoufler son activité clandestine.
Dans le courant de l'année
1943, DERRIEN prit contact
avec Jean-Jacques GOGUEL, directeur
du service du Commissariat au travail des jeunes installé à la sous-préfecture
de Reims, et lui confia la direction de CDLL
dans l'arrondissement de Reims.
GOGUEL
recruta autour de lui dans son service, Robert
CHANTERENNE, Jean ESTEVA,
neveu de l'amiral rallié au régime de Vichy, et René
MENU.
CDLL avait été aussi implanté à Mourmelon-le-Grand
par André LALLEMENT et André
SALOM, à Suippes avec
le groupe Toby, pseudonyme du garagiste
Raoul COLLET, à La
Cheppe par le maire Henri CHAMONTIN,
capitaine de réserve d'aviation, et à Sainte-Menehould
par Christian HECHT et l'abbé
Georges CARRÉ.
Au cours de l'été 1943,
fut constitué à Épernay à
l'initiative d'Alfred UNTEREINER,
en religion Frère BIRIN et directeur
de l'école Saint-Victor, un groupe dont le chef fut Robert
de VOGÜÉ, directeur de Moët et Chandon et délégué
général du CIVC, assisté d'Henri FIGNEROL,
son secrétaire particulier, et de Maurice GERMAIN,
employé au Bureau d'embauche allemand.
Le Front national de lutte
pour l'indépendance de la France
D'autres
mouvements plus politisés et plus spécifiquement issus des partis se
réclamant de la classe ouvrière, étaient nés dans la Marne dès
1941-1942.
La création annoncée en mai
1941 du Front national de lutte pour
l'indépendance de la France précéda d'un mois l'attaque lancée
par la Wehrmacht contre l'Union soviétique qui restait pour les
communistes français, malgré le pacte de non-agression de
1939, « la
patrie du socialisme ».
Le numéro 114 de L'Humanité
clandestine, daté du 26 mai 1941,
mal imprimé sur une feuille recto verso ronéotée sans doute sur du matériel
de fortune, fut diffusé dans la Marne dès cette époque.
Le parti communiste y appelait « tous
les Français en dehors des capitulards et des traîtres, à s'unir en
un front national de lutte pour l'indépendance de la France ».
C'était
une étape importante dans la stratégie du PCF qui renouait avec une
union de type Front populaire ( 25 )
.
Mais cette annonce n'eut pas d'effet immédiat dans
la Marne, puisque ce n'est qu'en août 1941
que fut diffusé dans la région de Reims un tract annonçant la formation,
dans le courant du mois de juillet,
d'un Comité marnais du Front national de lutte
pour l'indépendance de la France, à l'issue d'une réunion
regroupant « des libres penseurs,
des personnalités catholiques, des membres de l'Église réformée, du
clergé, des dirigeants qualifiés des organisations ouvrières et des
groupes politiques, ainsi que des communistes du département ».
À noter que le tract ne dit pas « les
communistes du département », mais « des
communistes », formule volontairement placée à
la fin de l'énumération, traduisant la volonté
d'ouverture très large qu'impliquait la nouvelle stratégie
du PCF.
Il désignait clairement l'ennemi à abattre, HITLER,
et appelait à combattre aux côtés de l'Union
soviétique qui venait d'être attaquée par l'Allemagne hitlérienne,
mais aussi aux côtés de l'Angleterre.
Il se terminait par un appel
aux Marnais pour leur demander de s'unir « au
nom des intérêts supérieurs de la patrie » et
par un couplet de La Marseillaise
.
Cet appel fut reproduit dans des tracts
et feuilles clandestines diffusés
dans la Marne au cours de la seconde moitié
de l'année 1941 :
Patriotes
champenois ! Voici notre réponse au " Herr Général Von Stülpnagel !
" , tract dactylographié et reproduit sur un duplicateur
à alcool, signé « Les Comités départementaux
du Front National de Lutte Pour l'Indépendance de la France »
( 26 )
; La France Libre - Trait d'union et de
combat pour l'indépendance de la France, journal diffusé
sous forme de dix pages polycopiées
( 27 ).
À la veille du 11 novembre
1941, des tracts ronéotypés
et signés « Le
Comité du Front national de la Jeunesse française »
demandant aux jeunes d'arborer les trois couleurs nationales et de chanter
La Marseillaise furent distribués à Reims
( 28 ).
. Curieusement à la même époque, La Champagne,
organe régional clandestin du PCF, dans son numéro 12 daté de
novembre 1941, annonçait l'échec en Union soviétique de la
guerre éclair grâce à l'Armée rouge, appelait également les patriotes
champenois à manifester le 11 novembre pour la victoire, en allant fleurir
les monuments aux morts et en portant à la boutonnière les couleurs
tricolores, mais n'évoquait pas la formation
du Front national de lutte pour
l'indépendance de la France.
Cela traduisait sans doute la réticence des militants
communistes marnais à appliquer la nouvelle stratégie mise en place
en mai 1941 par la direction clandestine,
et leur volonté de conserver une certaine autonomie par rapport au Front
national qui à Reims, au moins à ses débuts, était
surtout composé d'anciens membres du Parti social français
( 29 ),
formation politique constitué par les Croix de Feu après
la dissolution des ligues d'extrême droite par le gouvernement
de Front populaire en 1936.
Par contre les communistes étaient majoritaires au
sein des Francs-tireurs-partisans ( FTP
), organisation armée du Front national,
implantée dans le secteur de Rilly-la-Montagne
où un groupe fut constitué par Marcel MÈJECAZE
( 30 ),
dans la région de Montmort avec Georges
GALATAUD, dans la région d'Épernay
avec Gaby FOURNY ( 31 )
et à Châlons-sur-Marne avec Fernand
MICHEL et Gabriel MAUBLANC
( 32 ),
ainsi qu'aux confins de l'Aube dans le secteur de Vitry-le-François.
Libération-Nord
De
leur côté les militants du parti socialiste clandestin, de la CGT et
de la CFTC clandestines, s'organisèrent au sein de Libération-Nord,
un mouvement créé par les socialistes Christian
PINEAU et Henri RIBIÈRE.
Le premier Comité marnais
de libération constitué à la Bourse du travail de Reims en
novembre 1942, comprenait
deux syndicalistes, Charles GUGGIARI
et Jean-Marie DOCQ, deux socialistes,
Raymond GUYOT qui avait été élu conseiller
général du 4ème canton de Reims en 1937
et Robert COLLET, ainsi que deux
communistes, André NAUTRÉ
et Louis PICHON.
Il développa son action au sein du monde ouvrier où
il s'efforça de combattre la Charte du travail.
Il organisa le sabotage
de la production dans les usines qui travaillaient pour l'effort de
guerre allemand, et la prise en charge des réfractaires
du STO ( 33 ).
À
Châlons-sur-Marne, un groupe Libération-Nord
s'organisa à partir de février 1943,
à l'initiative de Gabriel THIERRY,
secrétaire de la fédération marnaise de la SFIO avant-guerre, employé
de la SNCF à Troyes en 1941, groupe
dont faisaient partie Irénée DLÉVAQUE,
Joseph DUFOUR, Lucien
DRAVENY et des rédacteurs de la préfecture comme
Maurice MENNECIER et Tony HERBULOT
( 34 ).
Les autres mouvements
et les réseaux
À
côté de CDLR et de CDLL, mouvements nationaux implantés dans toute la
zone nord, deux groupes locaux indépendants
ont été créés à Châlons-sur-Marne
: Bleu et Jonquille et Melpomène.
Spécialisé dans la fabrication
de faux papiers d'identité et dans la prise
en charge des réfractaires du STO ainsi que des aviateurs
alliés abattus dans la région, le groupe
Bleu et Jonquille fut créé et animé par Maurice
REHHEISER qui dut quitter la Marne au
début de 1944 et qui fut relayé par
Pierre CLÉMENT et Pierre RICHÉ.
Il aurait compté jusqu'à 150 membres et aurait fabriqué
environ 1 600 faux papiers.
Le groupe Melpomène
fondé par Jacques DEGRANDCOURT, comprenait
une quarantaine de Châlonnais, dont une vingtaine s'étaient constitués
en maquis accueillant les réfractaires
dans le secteur de La Chaussée-sur-Marne
( 35 ).
D'autres
mouvements de résistance se sont constitués dans la Marne en
1943, tels que l'Organisation civile
et militaire ou
OCM et l'Organisation de résistance
de l'armée ou
ORA qui, selon André Aubert,
ont compté respectivement une vingtaine et une quinzaine de membres,
et Résistance-Fer dont la plupart
des membres appartenaient en même temps aux différents mouvements représentés
dans le département ( 36 ).
Enfin
il faut citer encore les groupes qui étaient affiliés à des mouvements
appartenant à la mouvance de Combat
créé par Henri FRENAY en zone non
occupée, tels que l'Armée secrète
implantée à Reims par le docteur
Jean QUENTIN et le colonel COPE,
à Fismes par le gendarme Lucien
LABDANT ( 37 ),
ainsi que le NAP ( Noyautage des
administrations publiques ) créé par Claude
BOURDET en 1942 en zone
sud, implanté à la préfecture de Châlons-sur-Marne, et dont firent partie
Jean CHABAUD et Pierre
MINET ( 38 ).
Après
la guerre, à partir des dossiers de demande d'attribution de la carte
de Combattant volontaire de la Résistance (
CVR ), André AUBERT a recensé
les principaux réseaux de résistance qui,
au sein des mouvements présentés ci-dessus, en liaison avec eux ou de
façon totalement autonome, ont recruté dans
la Marne :
- les réseaux spécialisés
dans les parachutages, BOA-CDP
3 de CDLR et BOA-Action Vengeance
de CDLL dont fit partie André PATUREAUX ;
- les réseaux d'évasion
de pilotes alliés (
39 ) dépendant
du Secret Operation Executive ( SOE ) britannique,
Buckmaster et Possum,
réseau auquel appartenaient Yvette LUNDY
et son frère Georges LUNDY, et pour
lequel 56 agents ont été homologués dans la Marne ( 40 )
;
- les réseaux de renseignements
comme SR Kléber et Éleuthère,
Jade-Fitzroy auquel a appartenu
Marcel FALALA (
41 ), ou comme Brutus-Nord,
un réseau rattaché à l'Armée secrète de Reims, auquel était affilié
Alfred CHABAUD (
42 ).
Il s'agit là de réseaux pour lesquels des homologations
ont été officiellement sollicitées et reconnues après la guerre.
D'autres réseaux
ont bénéficié ponctuellement de l'aide
de Marnais, tel Juggler, réseau
de renseignements et d'action, créé par Jean
WORMS et Jacques WEILL,
qui organisa des groupes de sabotage dans la région de Châlons-sur-Marne
en mars 1943, et dont les membres
furent arrêtés en juillet de la même
année ( 43 ).
Si
peu de Marnais se sont engagés dans la résistance, les mouvements, nés
dans des conditions extrêmement difficiles et dangereuses, y ont pourtant
été nombreux et implantés dans tous les secteurs.
Beaucoup d'adhésions à tel mouvement plutôt qu'à tel
autre, étaient le fruit du hasard,
des liens qui préexistaient, des relations qui se nouaient, ou dépendaient
de la proximité d'un groupe déjà organisé.
Les communistes, minoritaires à l'origine au Front
national, étaient présents à Libération-Nord,
dans le groupe Bleu et Jonquille, à CDLR.
Tous les socialistes n'étaient pas à Libération-Nord.
Les prêtres et religieux
des diocèses de Reims et de Châlons-sur-Marne qui, malgré l'allégeance
consentie au régime de Vichy par la hiérarchie catholique, sont entrés
par choix individuel dans la résistance ( 44 ),
étaient présents dans tous les mouvements
: Frère BIRIN d'Épernay,
arrêté en décembre 1943 et déporté
à Buchenwald ( 45 ),
l'abbé GILLET
de Châlons et l'abbé
CARRÉ de Sainte-Menehould
étaient à CDLL ; les membres
du Front national se réunissaient
chez l'abbé DELATTRE, curé de Bezannes ;
l'abbé MICHAUX de Châtillon-sur-Marne
arrêté en 1943 et déporté à Buchenwald,
était à CDLR, tout comme l'abbé
BRION, curé de Clamanges,
abattu alors qu'il essayait de s'enfuir, par les Allemands venus l'arrêter;
l'abbé LAMARLE, était chef de centaine
dans le groupe CDLR de Sézanne ;
l'abbé LUNDY, vicaire à Saint-Benoit
de Reims, et l'abbé
DROESCH étaient engagés dans le réseau Possum.
Le manque
de cloisonnement des mouvements
Bien
évidemment la résistance ne connaissait pas
les frontières des départements.
C'est ainsi par exemple que le groupe CDLR
de Fismes recrutait et développait
son action dans l'Aisne, et que les
FTP de la région de Vitry-le-François
étaient liés aux maquis de l'Aube.
Les centres d'impulsion et de commandement étaient
très éclatés : Paris, Londres, Troyes, Reims, Châlons-sur-Marne.
Mais contrairement à ce que l'on pourrait penser,
beaucoup de ces mouvements n'étaient pas aussi cloisonnés que les
règles élémentaires de sécurité auraient dû l'exiger et « les
groupes cumulaient fréquemment diverses formes d'action »
( 46 )
: propagande, renseignement, dépôt d'armes, sabotage,
hébergement d'opérateurs radio, de prisonniers évadés, d'aviateurs alliés,
de réfractaires du STO.
Cette insuffisance de cloisonnement
inhérente à la faiblesse numérique de la résistance marnaise, s'observait
aussi bien entre les mouvements qu'au sein d'un même mouvement.
Après la guerre, le chef régional du BOA,
Michel PICHARD, s'étonnera que, contrairement
aux règles de sécurité, il y ait eu « interpénétration
des mouvements ( bien avant leur fusion ) CDLL, CDLR, Libération-Nord,
et du réseau Hector ( de Château-Thierry ) » dans
la région de Reims ( 47 ).
Les groupes CDLR
de Châlons et d'Épernay
intervenaient ensemble
dans les opérations de parachutage et de dépôts d'armes
( 48 ).
Il en était de même à Châlons-sur-Marne
entre le groupe Tritant
de
CDLR et le groupe Derrien
de CDLL
( 49 ).
Un certain nombre de résistants ont adhéré simultanément
ou successivement à plusieurs
mouvements.
Le groupe de Jonchery-sur-Vesle
dépendait à la fois de CDLR et de
Libération-Nord ( 50
).
Le groupe de Fismes
travaillait avec l'Armée secrète,
CDLR et le réseau Possum.
À Reims, en
1943, Henri BERTIN était
à la fois responsable départemental de l'Armée
secrète, de CDLR, du
BOA, et appartenait selon Michel
PICHARD ( 51 ),
responsable régional du BOA, au
SR Giraud, ancien SR
Air de Vichy qui a donné naissance à CDLL
( 52 ).
Le groupe CDLR
de Reims était lié au réseau
Hector, implanté surtout dans
les départements voisins de l'Aube
et de l'Aisne.
Lorsqu'en novembre 1943,
recherché par la Gestapo, BERTIN
quitta la Marne pour Londres, il choisit pour le remplacer à la tête
de CDLR le responsable du groupe
de Reims de CDLL, Jean-Jacques
GOGUEL, qui devenait le chef départemental
à la fois de l'Armée secrète,
de CDLR et de CDLL.
Si elle contribuait à unifier la résistance marnaise,
cette insuffisance de cloisonnement entre les différents mouvements
eut aussi des conséquences tragiques.
Il s'avéra que des groupes étaient en
rapport avec la Gestapo dont ils s'efforçaient de tirer des
renseignements ( 53 ),
que des résistants entretenaient des rapports
ambigus ou imprudents avec des collaborationnistes, que des
agents de la Gestapo avaient réussi à s'infiltrer dans la résistance,
qu'il y avait hélas des mouchards,
et que des résistants occasionnels n'étaient pas
très sûrs ( 54 ).
S'il est vrai que la plupart des résistants arrêtés
et torturés ont fait preuve de beaucoup de courage, quelques
uns ont fini par parler ( 55 ).
D'autres, par inconscience
ou fanfaronnade, croyant ne mettre
en péril que leur propre vie, ont commis de graves
imprudences.
Malgré la solidarité qui unissait les résistants,
les divisions idéologiques et politiques d'avant-guerre
subsistaient, en particulier entre les communistes et les
autres, et des conflits de personnes
sont apparus.
La résistance marnaise dut surmonter une
crise très grave.
La répression
nazie s'abattit de façon implacable sur beaucoup de responsables et
de militants parmi les plus actifs qui furent
arrêtés à la fin de 1943 et au
début de 1944.
Les groupes CDLL
de Reims et d'Épernay
furent totalement démantelés.
Incarcéré à la prison de Châlons-sur-Marne, Robert
de VOGÜÉ de CDLL
se confia à son voisin de cellule Robert TRITANT,
chef du groupe CDLR de Châlons,
sans se rendre compte que des micros
avaient été dissimulés dans sa cellule.
Son procès, que les Allemands ont voulu public, eut
lieu en mars 1944 à
Reims dans la salle d'honneur de la Chambre des notaires,
cours Langlet et non pas à Châlons-sur-Marne où siégeait habituellement
le tribunal militaire allemand.
Selon maître PELTHIER,
l'attitude de Robert de VOGÜÉ
fut « combien
imprudente et maladroite »,
et traduisit un « curieux mélange : courage allant jusqu'à
l'insolence, crânerie devant la mort, et d'autre part, naïveté, maladresse,
ou...peut-être besoin de se faire valoir » ( 56 ).
Il mit « dans le
bain » Henri
de La PÉROUSE, l'intendant
de Police, accusé d'être son complice, et « raconta
tout » : après avoir été un fervent
partisan du rapprochement franco-allemand, il avait créé
un groupe de résistance afin que les communistes
ne soient pas les seuls à organiser la France après la libération ;
il avait chargé son adjoint d'établir la liaison entre son groupe et
le commandant DERRIEN de Châlons ;
il était en rapport avec le chef de la résistance de la région d'Épernay
Pierre SERVAGNAT ; il avait
pris contact avec Jean-Marie DOCQ
de Libération-Nord à la Bourse du
travail de Reims.
Dans l'heure qui suivit, DOCQ
était arrêté et fut déporté à Neuengamme, d'où il n'est pas rentré.
Pierre SERVAGNAT signale
une autre imprudence de Robert de VOGÜÉ
qui, avant d'être arrêté, lui aurait dit que personne n'était
au courant de son action dans la résistance, à l'exception des membres
de son groupe et de Marcel PION,
entrepreneur à Pierry, en ajoutant qu'« il
le tenait bien en main » (
57 ).
Or, il se trouve que PION
était un collaborateur qui, après avoir adhéré au RNP,
fut secrétaire de la section PPF
d'Épernay ( 58 ).
Au moment même où de VOGÜÉ
fut jugé, PION fut pressenti pour
assumer le poste de secrétaire départemental
de la Milice par CALMON,
membre de l'État-major de la Milice en mission d'inspection dans la
Marne ( 59 ).
Condamné à mort, Robert de
VOGÜÉ
fut gracié, bénéficiant de multiples interventions, dont
celle de l'ambassadeur de Suède et celle du gouvernement de Vichy dont
René BOUSQUET ne faisait plus partie ;
ce dernier néanmoins pouvait encore plaider la cause du délégué du CIVC
qu'il avait bien connu dans la Marne, auprès des autorités allemandes,
de LAVAL ou auprès de PÉTAIN
lui-même ( 60 ).
Le chef milicien CALMON
qui avait assisté au procès, manifesta sa conviction que le maréchal
PÉTAIN était intervenu en
faveur de Robert de VOGÜÉ,
mais pensait que cette grâce avait aussi « d'autres
raisons politiques et diplomatiques » ( 61 ).
Robert TRITANT,
le voisin de cellule à Châlons de Robert de
VOGÜÉ, fut
fusillé, de même que René HERR et
Léon LEROY, jugés et condamnés à
mort en même temps que lui.
Cette affaire jeta un trouble
profond dans la résistance marnaise et suscita une vigoureuse
protestation des responsables nationaux
du Front national.
Le 29 mars 1944,
Pierre VILLON qui était un des représentants
de ce mouvement au sein du CNR,
écrivit à Jean de VOGÜÉ,
membre du COMAC et cousin éloigné
de Robert de VOGÜÉ,
une lettre dans laquelle il déclarait : « L'envahisseur
a tout fait pour faire penser que Von Stülpnagel a pris cette mesure
de grâce parce que le comte de Vogüé se serait défendu en disant que
loin de vouloir combattre les Allemands avec son organisation de résistance,
il avait l'intention d'utiliser cette organisation pour combattre le
communisme après la libération »
( 62 ).
Jean de VOGÜÉ
lui répondit le 11 avril
: « Je proclame hautement que jamais
Robert de Vogüé ne s'est abaissé à implorer la grâce de l'ennemi en
se prévalant d'un anticommunisme qu'il n'a jamais éprouvé ; si
l'ennemi le prétend, je déclare non seulement qu'il a menti, mais je
dénonce comme faisant son jeu ceux qui paraissent ajouter foi à ses
insinuations »
( 63 ).
Selon l'abbé GILLET qui
connaissait bien Robert de VOGÜÉ,
qu'on appelait à Épernay le « patron
rouge », et dont l'arrestation avait été suivie
d'une grève spontanée des ouvriers de chez Moët et Chandon, le souhait
qu'il avait exprimé devant le tribunal militaire allemand, que les communistes
ne soient pas les seuls à organiser l'après-libération, correspondait
à la position de tous les mouvements non marxistes
( 64 ).
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