Le
travail forcé au service des projets monumentaux du Reich hitlérien
La mise en place
du premier plan quadriennal de 1936 par GOERING,
le bras droit de Hitler, fut la première étape économique préparatoire
à la guerre.
Elle eut pour corollaire immédiat l'utilisation et l'exploitation
de toute la main-d'œuvre disponible en Allemagne.
Arbeitseinsatz,
le travail forcé, fut le maître
mot. Il fut instauré dans les camps de concentration, Konzentrationlager, KL
dans le langage administratif des nazis, KZ
( prononcé « tsett » ) dans le langage
courant pour sa sonorité sinistre.
La population des camps
de concentration fluctua entre 25 et 60 000 détenus de 1933 à 1939.
La direction de la SS créa ses propres entreprises
à l'intérieur des KL et à proximité des camps ; il s'agissait principalement
de carrières de pierres et de briqueteries.
L'entreprise la plus connue s'appelait Deutsche
Erd- und Steinwerke GmbH ( DEST ).
Cette initiative fut prise en étroite liaison avec
les programmes de constructions monumentales,
placés sous la direction de l'architecte Albert
SPEER.
HITLER l'avait
chargé de remodeler l'image architecturale de Berlin, la capitale
du Reich, et celle d'autres grandes villes du Reich.
Ces deux hommes eurent avec HIMMLER,
le responsable de la SS et de la police allemande, l'idée d'utiliser
la main-d'œuvre concentrationnaire pour ces programmes.
La déclaration de la guerre ne modifia pas cet objectif.
La
construction du camp
SPEER
donna le coup d'envoi pour l'installation du camp de concentration
de Natzweiler.
Au cours d'un voyage d'étude en Alsace occupée et
annexée de facto en été 1940, SPEER
montra un vif intérêt pour le granit rose
extrêmement rare découvert à proximité du village de Natzweiler.
La DEST fut mandatée pour organiser l'exploitation
du gisement ; le Standartenführer SS ( colonel ) Karl
BLUMBERG, ingénieur géologue, fut chargé de trouver le
site adéquat pour la construction d'un camp susceptible d'« accueillir »
les détenus en provenance des KL allemands et destinés au travail
forcé dans les carrières de granit d'Alsace.
BLUMBERG choisit
le versant nord de la colline du Struthof
et s'installa début septembre 1940 dans l'hôtel Le Struthof,
réquisitionné.
Une route d'accès de Rothau jusqu'au Struthof fut
aménagée par des civils résidant dans la région, recrutés par le bureau
de la main d'œuvre de Schirmeck, et la construction
du camp commença au printemps 1941.
Un premier détachement de SS arriva en avril 1941
: des baraquements furent installés autour de l'hôtel Le Struthof
pour abriter les bureaux, les véhicules SS, les hommes et les
matériaux.
Quelque temps plus tard 300 détenus pour la plupart
en provenance du KL Sachsenhausen arrivèrent en deux convois successifs.
La majorité d'entre eux portaient le triangle
vert des détenus de droit commun, les autres se répartissaient,
à parts à peu près égales, entre « asociaux »
( triangle noir ), « politiques »
( triangle rouge ), homosexuels
( triangle rose ) et « ressortissants
rebelles » de la Wehrmacht ( SAW = Spezialabteilung
Wehrmacht ).
Ces 300 hommes construisirent dans un travail exténuant
et à un rythme infernal la route menant de
l'hôtel jusqu'au futur camp ainsi que le camp lui-même
en transportant à dos d'homme tous
les matériaux sur un dénivelé de 100 mètres et une montée de 12 %.
La construction du camp en terrasses, avec des outils
rudimentaires, à 800 mètres d'altitude, se poursuivit après la date
officielle d'ouverture du 1er mai 1941.
L'ouverture
et l'aménagement du camp
Au cours
de sa première année de fonctionnement le KL
Natzweiler ( KL Na ) compta
environ 900 déportés.
Ils provenaient tous d'autres KL, installés en Allemagne.
200 à 300 d'entre eux travaillèrent dans la carrière de granit située
à environ 1 000 mètres du camp, encadrés par environ 160 civils, ouvriers
et employés.
Le climat inhospitalier et rude, la pénibilité d'un
travail physique épuisant, les violences de la SS et des Kapos au
triangle vert coûtèrent la vie à un grand nombre de détenus ; les
malades et les invalides furent transférés au KL Dachau.
450 déportés de cette période
ont survécu.
Jusqu'en juillet 1942 l'extraction du granit et
l'aménagement du camp et de ses annexes immédiats furent les objectifs
poursuivis par la direction de la SS au KL Natzweiler.
L'extermination
par le travail
En août
1942, le KL Na devint officiellement Einweisungslager
et enregistra dorénavant des hommes n'ayant jamais été détenus dans
un autre KL.
La Gestapo s'installa dans le camp avec son bureau
politique ( Politische Ableilung ) et suivit nommément les
dossiers des déportés.
C'est la période ou prédomina le principe de l'extermination
par le travail ( Vernichtung durch Arbeit ) qui
fut une caractéristique du KL Na, dépassé seulement au KL Mauthausen,
et qui en fit un des camps de concentration
les plus terribles et les plus dangereux.
Les
déportés NN ( Nacht und Nebel )
Ce fut
la tragique épopée des détenus NN, ( Nacht
und Nebel ).
Sur ordre de Hitler, KEITEL,
le chef du Haut Commandement de la Wehrmacht ( OKW ),
signa le 7 décembre 1941 un décret qu'on appela Nacht
und Nebel Erlass et qui ordonnait la déportation en
Allemagne, dans « la nuit et le
brouillard », des résistants arrêtés que les
Cours Martiales allemandes n'avaient pas condamnés à mort.
Les détenus NN devaient être isolés et aucun
renseignement sur leur lieu de détention et le cas échéant, de leur
lieu de décès ne devait être communiqué à qui que ce soit.
Ils représentèrent la catégorie des déportés NN.
7 000, dont 5
000 provenaient de France, furent détenus dans les KL de
Gross Rosen et de Natzweiler.
Ils furent particulièrement maltraités et moururent nombreux.
En juin et juillet 1943 on enregistra au KL Na l'arrivée
des premiers convois de NN norvégiens, hollandais et français.
Les lettres NN aux
couleurs vives furent peintes sur leurs vêtements.
D'autres convois NN suivirent jusqu'en juin 1944.
Les rations alimentaires
des NN furent moindres que celles des autres détenus ; ils étaient
entassés dans des baraquements séparés et furent très longtemps interdits
de soins infirmiers.
Ils étaient affectés aux chantiers les plus difficiles
et constamment soumis aux sévices des SS
et des kapos, aux privations de nourriture, aux stations debout interminables
sur les places d'appel.
Les
exécutions capitales
A partir
de septembre 1942 jusqu'à l'évacuation du camp en septembre 44, le
KL Na fut également un lieu d'exécutions capitales.
Des centaines de personnes
furent fusillées, pendues ou gazées.
Les premières victimes furent des prisonniers
de guerre soviétiques sélectionnés comme indésirables dans
les camps de PG et exécutés « discrètement dans le KL le
plus proche » selon les ordres reçus.
Des Polonais,
travailleurs forcés en Allemagne, furent acheminés dans le KL pour
des raisons politiques ou raciales et y furent exécutés.
Des personnes habitant dans la région et les environs
furent arrêtées par la Gestapo et exécutées au KL Na : des Français,
des Luxembourgeois, des membres
de la Résistance.
Les premières exécutions capitales concernèrent
des jeunes Alsaciens et Mosellans,
réfractaires à l'incorporation dans l'armée allemande.
Les personnes dirigées sur le KL Na pour y être
exécutées ne figurèrent pas sur les registres d'entrées.
En juillet 1944, quatre
jeunes femmes des services secrets britanniques furent
exécutées au KL Na sur ordre du RSHA de Berlin, Reichssicherheitshauptamt,
le service de sécurité du Reich.
Ces femmes qui avaient transité par les prisons
de Fresnes et de Karlsruhe furent dirigées sur le KL le plus proche
pour y être exécutées.
Elles arrivèrent le 6 juillet à Natzweiler et furent
enfermées dans les cellules du block-prison.
A la tombée de la nuit, elles furent séparément
conduites dans le block-crématoire.
Les médecins SS du camp, Dr
PLAZA et Dr
ROHDE,
leur firent une injection de phénol.
Les corps furent dénudés par les SS et brûlés dans
le four du crématoire.
Le plus grand secret devait entourer cette exécution.
Les détenus devaient l'ignorer.
C'était une fonction spécifique du camp.
Les victimes devaient disparaître
sans laisser de traces.
L'exécution
massive des résistants du réseau " Alliance "
Peu avant
l'évacuation du KL Na eut lieu une liquidation
massive de résistants appartenant au réseau
Alliance.
141 hommes et femmes internés
dans un premier temps à Schirmeck furent transportés, par douzaine,
dans un camion jusqu'au KL Na distant de quelques kilomètres seulement.
La distance fut parcourue plusieurs fois à intervalles
réguliers.
Le black-out fut déclaré au camp.
Le camion déposait les futures victimes devant le
crématoire : elles furent exécutées par coup de feu dans la nuque.
Leurs corps furent pendus à des crochets fixés au
plafond.
En attendant d'être brûlés dans le four du crématoire,
les cadavres furent provisoirement déposés dans la cave du bâtiment.
Le four fonctionna longtemps après ces exécutions.
Il faut noter ici une certaine similitude avec les
exécutions massives qui eurent lieu dans les camps d'extermination
en Pologne ou à Auschwitz : un grand nombre de victimes ; tromperie
sur leur exécution prochaine ; organisation des mises à mort ;
processus coordonné ; continuité du déroulement ; division
du travail ; c'est-à-dire les traits caractéristiques de l'extermination
pratiquée à l'Est depuis l'été 41.
Cette liquidation massive fut une exception dans
l'histoire du KL Natzweiler.
Un
camp d'expérimentation humaine
En automne
1942, le KL Na devint un centre d'expérimentation humaine.
Trois professeurs, HIRT,
HAAGEN et BICKENBACH
de la Reichsuniversität de Strasbourg - l'Université de Strasbourg
avait été évacuée en 1939 à Clermont Ferrand - menèrent des expériences
médicales en étroite collaboration avec la direction supérieure de
la SS ( Reichsführung SS ).
Un institut de recherches scientifiques militaires
avait été créé dans le cadre de la communauté de recherches et de
formation SS intitulée Ahnenerbe,
« héritage de nos ancêtres ».
HIRT, capitaine
SS et professeur d'anatomie, développa son plan de recherches au KL
Na.
Ses projets furent de deux natures.
Il visa, d'une part, la
solution de problèmes médicaux résultant de la guerre ( typhus,
gaz de combat ). On peut, à la limite, parler d'une certaine
rationalité.
Le deuxième aspect de ses projets relevait exclusivement
de l'idéologie nazie : rassembler une collection
de squelettes en utilisant le « matériau humain »
que la guerre mettait à sa disposition.
HIRT voulut tester
en prise directe l'efficacité des vaccins qu'il avait mis au point
contre le gaz moutarde ( Lost ), un gaz de combat
utilisé pendant la 1ère guerre mondiale.
Une partie du bloc servant de Krankenrevier, infirmerie,
fut mise à la disposition de l'Ahnenerbe pour les expérimentations.
Le premier essai commença en octobre 1942.
HIRT sélectionna
30 détenus qui reçurent pendant deux semaines les rations alimentaires
attribuées aux gardes SS.
Puis les expériences avec
le gaz toxique liquide s'engagent : le liquide est étalé
sur la partie supérieure du bras ; dix heures plus tard des brûlures
apparaissent sur la totalité du corps ; certains détenus deviennent
aveugles ; les douleurs sont inouïes.
Tous sont photographiés chaque jour, en particulier
aux endroits brûlés.
Une première mort intervient le 5ème ou 6ème jour,
7 autres morts suivront.
Les corps sont disséqués, les poumons et les intestins
sont rongés.
Les survivants sont transférés dans d'autres camps
après deux mois.
La
chambre à gaz
En avril
1943 une chambre à gaz fut installée
au KL Na.
40 détenus sélectionnés
doivent, cette fois, inhaler les gaz toxiques.
Il s'agit de phosgène.
C'est BICKENBACH
qui dirige les expérimentations et teste l'efficacité d'un vaccin.
Il y eut quatre morts et
douze malades graves.
HAGEN expérimente
quant à lui son vaccin contre le typhus.
Il avait commencé ses expériences au camp de Schirmeck
sur 25 détenus polonais provoquant plusieurs décès.
En automne 1943 il est autorisé à pratiquer ses
essais au KL Na.
Les détenus destinés à servir à ses expérimentations
proviennent d'autres camps, en particulier d'Auschwitz.
Un premier transport de 100
détenus arrive le 13 novembre 1943 : ils sont dans un état
physique déplorable et ne peuvent être utilisés pour ses vaccinations,
déclare HAGEN.
Il lui faut du matériau humain sain et nourri normalement.
Un deuxième envoi lui donne satisfaction.
Les réactions face aux vaccinations furent des températures
très élevées, de forts maux de tête, quelques issues mortelles.
Le tiers des détenus soumis
à ces expériences mourut.
La perversité de la pensée scientifique et médicale
des recherches nazies culmina dans l'initiative de HIRT
lorsqu'il voulut constituer d'abord une collection
de crânes juifs et ensuite une collection de squelettes
complets.
Environ quatre
vingt dix détenus dont trente femmes sont sélectionnés au KL Auschwitz
et arrivent début août 1943 au KL Na.
Ils sont séparés
des autres détenus et bloqués dans un baraquement entouré d'un grillage.
HIRT remet au
commandant du camp KRAMER le gaz,
du sel d'acide cyanhydrique, à utiliser dans la chambre à gaz du Struthof
pour tuer ces hommes et ces femmes ainsi que le mode d'emploi.
L'exécution procède par étapes : le soir les détenus
sont conduits du camp à la chambre à gaz ; on les trompe en leur parlant
de désinfection et en les poussant dans la chambre à gaz de 10 m2.
KRAMER
introduisit le gaz et observa par un hublot l'agonie des victimes.
Après aération de la chambre à gaz, les corps furent
chargés sur les camions et acheminés à Strasbourg à l'Institut d'Anatomie
où, à la cave, ils ont été conservés dans des bacs remplis
d'une solution d'alcool. Ils y restèrent plus d'un an. Les troupes
alliées trouvèrent un grand nombre de corps intacts à la libération
de Strasbourg. HIRT ne semble pas
s'être intéressé à une rapide constitution de sa collection de squelettes.
La
main d'œuvre concentrationnaire
au service de l'économie de guerre de l'Allemagne nazie
A partir
du milieu de l'année 1943, la fonction essentielle du KL Na résida
dans une utilisation renforcée de la main-d'œuvre concentrationnaire
dans l'esprit d'une économie de guerre.
L'extraction de granit fut peu à peu abandonnée.
Des ateliers
furent construits dans l'enceinte de la carrière et les usines
Junker y firent démonter et réviser des moteurs d'avions
par des détenus ayant quelques compétences pour ces tâches.
Fin 1943 et début
1944, commença le creusement de trois galeries souterraines destinées
à aménager sous la montagne des usines souterraines
et à les mettre à l'abri des bombardements aériens alliés.
Ces galeries
de 50 à 60 mètres devaient être reliées entre elles.
Ces travaux furent
d'une très grande pénibilité ; les déportés NN y connurent les pires
sévices.
L'avance des
troupes alliées à l'Ouest interrompit ce projet et provoqua l'évacuation
du camp.
Conçu pour 2 000 et plus tard pour 3 000 détenus,
le KL Na compta en août 1944 un effectif de 7 000 détenus dont
1 200 étaient malades et inaptes au travail : un camp totalement surpeuplé.
Le Struthof fut également un
centre de tri, le dispatching : il s'agissait de
sélectionner par élimination physique parmi tous les déportés entrant
au KL Na ceux qui pouvaient constituer pour la production industrielle
la guerre, une main d'œuvre conditionnée dans
les temps les plus brefs, moins de trois mois. Le jargon
concentrationnaire parlait de Stück.
La
fin du camp et l'évacuation des déportés
En août
1944, la région fut déclarée zone de combat.
Le 31 août 1944,
la décision d'évacuer le KL Na fut prise : destination
le KL Dachau.
L'évacuation s'effectua dans les premiers jours
de septembre en trois phases : d'abord les Français, les Norvégiens,
les Hollandais et les Russes, ensuite l'infirmerie, et finalement
les services administratifs.
Le 4 et 6 septembre 1944, le KL Dachau enregistra
5 517 détenus en provenance de Natzweiler.
L'état major de la Kommandantur fut maintenu
et s'installa d'abord à Guttenbach, un village en Bade, puis à Stuttgart.