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Témoignages
d'anciens déportés

 

Roger BOULANGER

Lucien HESS

Roger ROMAGNY

Jacques SONGY

 

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Roger BOULANGER

   En mai 1943, Roger BOULANGER, âgé de 17 ans, résidant à Forbach en Moselle, un des trois départements français annexés dès 1940 par l'Allemagne nazie, a refusé d'être incorporé dans la Wehrmacht sous l'uniforme allemand.
   Interné à la prison de Sarreguemines, il a été déporté au camp de Natzweiler-Struthof, puis transféré en Allemagne en janvier 1944, dans le Kommando de Johanngeorgenstadt dépendant du camp de Flossenbürg.
   En avril 1945, il a survécu à l'évacuation des camps qui a précédé l'arrivée des alliés et à ce qu'on a appelé « les marches de la mort » en parvenant à s'évader.
   De retour en France, il s'est enfermé comme la plupart de ses camarades déportés, dans un long et profond silence correspondant à ce qu'on a appelé le syndrome du survivant : souvenir angoissé des camarades qui n'ont pas survécu à la déportation, sentiment de culpabilité du déporté rescapé, prise de conscience de l'indécence qu'il peut y avoir à parler au nom des camarades morts dans les camps, impossibilité de transmettre l'indicible, refoulement dans le contexte du retour à la normale d'après-guerre.
   Après une période de deuil qui a duré quarante ans, Roger BOULANGER a décidé de confronter ses souvenirs de déporté aux travaux des historiens. Il a entrepris lui-même des recherches dans les archives allemandes. Puis il est allé à la rencontre des élèves des collèges et des lycées de Reims, ville où il a été professeur d'allemand durant de nombreuses années. Depuis, il ne cesse de témoigner et de dialoguer avec les jeunes, à l'occasion de la préparation au Concours de la résistance et de la déportation, ou lors des nombreuses visites au Camp-mémorial du Struthof qu'il accompagne régulièrement
.
   Son témoignage est extrait d'un livre-témoignage qui répond aux questions posées par les jeunes d'aujourd'hui, des jeunes auxquels il adresse un appel à la vigilance dans un monde toujours exposé aux menaces du totalitarisme, du racisme, de l'antisémitisme.
   Roger BOULANGER, La déportation racontée à des jeunes - Parole et témoignage d'un ancien déporté, Histoire en mémoire 1939-1945, Scérén - CRDP de Champagne-Ardenne, 2003.

Roger Boulanger au milieu d'un groupe d'élèves du lycée Clemenceau de Reims qu'il accompagnait
lors de la visite de l'ancien camp de Natzweiler-Struthof
en avril 2004

   Ce fut l'arrivée en gare de Rothau, en Alsace. Hurlements, aboiements, vociférations sur le quai ! Le fourgon cellulaire s'ouvre, nous sommes tous expulsés à coups de gourdin. 60 hommes ankylosés courent entre une haie de chiens furieux, hurlant à la mort et tenus en laisse par des hommes en uniforme, s'engouffrent dans un camion cellulaire sous les coups redoublés, s'y entassent à s'étouffer. Quelques-uns restent sur le quai. Suit un lourd silence, rompu subitement par les aboiements féroces des chiens et d'atroces cris de douleur : les SS avaient lâché les chiens. Les derniers d'entre nous, horriblement mordus, se hissent sur nos têtes et, à l'horizontale, nous écrasant de leur poids, ils effectuent la montée aux enfers.
   Elle parut interminable. Cahotés, écrasés, bringuebalés, à moitié asphyxiés, nous suivîmes la sinistre route de montagne qui menait au camp de concentration de Natzweiler-Struthof.
   Déchargés devant le portail comme du bétail
, sous les insultes et les coups des SS et de ceux qui se révélèrent être les kapos, 60 « nouveaux » franchirent la porte grillagée du camp. Lorsqu'elle se referma, je réalisai qu'à l'incertitude du lendemain venait de s'ajouter un deuxième volet : la terreur, avec son cortège de violences, verbales et physiques.
   À partir de là, la dépersonnalisation s'accéléra : tout signe extérieur, symbole de statut social ou de vie individuelle, fut éliminé. Dépouillés de nos vêtements, de nos cheveux, de nos poils, nous n'étions plus que des corps nus, apparemment sans âme ni personnalité, que le système se promettait d'uniformiser et de façonner à sa guise, sans susciter de velléité de révolte.
   L'objectif des nazis était de briser en nous toute volonté d'autonomie, de nous réduire à des automates, à une main-d'œuvre malléable, taillable et corvéable à merci, destinée à l'industrie de guerre.
   L'exploitation intensive de la main-d'œuvre concentrationnaire était un objectif annoncé par Speer en 1942. Elle fut précédée dans les camps d'une mise en condition confiée à la SS qui avait affiné ses méthodes pour dégrader l'homme : elle savait terroriser, insécuriser, affamer. Dès les premiers jours, dans le baraquement réservé à la quarantaine, j'assistai, impuissant et horrifié, à un violent passage à tabac d'un jeune Italien par les kapos. Il s'était rebiffé sous une insulte. Aucun d'entre nous n'était intervenu pour le défendre.
   Quelque temps plus tard, ce fut la bastonnade publique d'un évadé repris. Attaché sur un chevalet, il reçut devant tous les déportés rassemblés sur les places d'appel un nombre impressionnant de coups de bâton. Comme le détenu chargé de lui administrer la schlague ne frappait pas avec assez de conviction, il fut à son tour étendu sur le chevalet et cinglé de coups par les chefs SS présents. Il frappa ensuite le malheureux avec violence. Chaque coup me déchirait le cœur.   
   Je ne distinguais plus la limite entre la terreur physique, que ma volonté pouvait contrôler, et la terreur mentale, face à laquelle j'étais désarmé. Je découvrais avec effroi la complicité concrète, consciente ou inconsciente, entre les bourreaux et les victimes. Je sentais ma dimension humaine fondre et se réduire, je ne vivais plus.
   Pour la première fois, j'eus l'impression d'un sursis, un sursis qui me serait accordé si j'acceptais la soumission, si j'abandonnais mon autonomie, si j'abdiquais ma qualité d'homme. J'éprouvais ce sentiment diffus de honte des enfants et des femmes battus, qui reviennent vers leur tortionnaire, espérant qu'il a changé entre-temps.
   Le mois de décembre 1943 me mit au contact de la mort. Trois camarades, lorrains ou alsaciens, voisins de table et de châlit furent fusillés dans la sablière. Pourquoi eux ? était-ce le début d'une série d'exécutions ? Puis vint Noël. Le commandant du camp rassembla toute la population concentrationnaire face à une potence, installée sur la première plate-forme d'appel, fit pendre un jeune Russe et lança son célèbre : « C'est ainsi que je vous pendrai tous ! ».
   La terreur nous rendait muets, l'ignorance du lendemain, qui engendrait l'insécurité et nous déstabilisait, entrait dans la stratégie du secret. À l'extérieur, on ne connaissait pas les conditions de vie dans les camps de concentration. Les déportés eux-mêmes ignoraient ce qui se déroulait dans leur environnement immédiat.
   Une des méthodes concentrationnaires, fidèle en cela au machiavélique « diviser pour régner », consistait à parcelliser les tâches pour isoler les détenus et garantir le secret. Par exemple, nous effectuions le transport de corps de l'extérieur du camp jusqu'au bâtiment surmonté par la haute cheminée du crématoire. Plusieurs équipes en étaient chargées sur différentes fractions du trajet, avec interdiction de regarder dans les civières et de communiquer avec l'équipe suivante. Je ne sais pas si ce fut le poids des civières ou celui du mystère qui me fit paraître si longue la descente jusqu'au crématoire.
   L'attente et l'incertitude remplissaient nos journées. Les épuisantes et abominables stations sur les places d'appel, où nous piétinions dans nos sabots, grelottant de froid et de faiblesse dans le brouillard hivernal des Vosges, duraient parfois du lever du jour jusqu'à midi, car il n'était pas question de laisser sortir du camp une équipe de travail avant dissipation du brouillard.
   L'ignorance de notre destin était la règle. Il est vrai que notre désir et nos possibilités de savoir, de comprendre, de percer les secrets du système concentrationnaire étaient singulièrement amoindris par le climat général de tension que nous subissions pour éviter les coups et les blessures que nos corps affaiblis par la dénutrition n'auraient pu supporter. obsessionnelle à force d'être lancinante, mordante, inlassable. La nuit, la douleur recroquevillait mon corps ; bien que couché en chien de fusil pour contenir les contractions de mon estomac, je me réveillais, irrémédiablement tenaillé par la faim. Le jour, les maigres rations alimentaires dispensées ne compensaient pas les pertes de calories provoquées par un travail harassant dans le froid.
   J'avais été affecté au kommando chargé d'aménager la route menant du camp à la carrière où la SS installait une usine d'armement. C'était un véritable travail de bagnard. Construire des routes, alors que sable et pierres étaient gelés, creuser des trous dans le rocher ou la terre gelée pour y planter des poteaux électriques, transporter tout et rien, s'affairer ou en donner l'impression pour éviter les coups de pioche et de pied des kapos ou les morsures des chiens de la garde SS : c'était là notre lot quotidien. Ces activités menées à un train d'enfer, sans aucun souci de rentabilité, visaient uniquement notre épuisement physique. Il s'agissait de sélectionner, par élimination physique, ceux qui seraient dirigés vers la production industrielle de guerre.
   Certains d'entre nous, épuisés, blessés, malades, furent admis à l'infirmerie, puis au baraquement où, dispensé de travail, le déporté reprenait quelques forces avant de replonger dans le cercle infernal, ou bien dépérissait. La maladie et les blessures graves m'avaient épargné, la dénutrition et la fatigue m'avaient diminué, mais non éliminé. J'étais devenu cette chose - Stück dans le jargon concentrationnaire - que l'enfer sécrétait, un homme dégradé, humilié, avili qu'allait absorber l'industrie de guerre. Nous étions, loques humaines, à mi-chemin entre l'extermination idéologique et l'exploitation économique. Le Struthof avait rempli son rôle d'intermédiaire, de centre de tri : il avait sacrifié sur l'autel du crime, il avait sélectionné et éliminé, il livrait à la production de guerre une main d'œuvre conditionnée dans les délais les plus brefs : moins de trois mois.
  À
la fin du mois de janvier 1944, je fis partie d'un de ces nombreux transports vers des camps de concentration situés à l'intérieur de l'Allemagne.
   L'isolement que j'avais vécu en prison avait été atténué par un sentiment de sécurité que dégageaient les murs massifs. L'enceinte infranchissable de barbelés électriques du Struthof, avec ses miradors équipés de mitrailleuses, coupait du monde de façon totale et catégorique.
   Les êtres hâves et déguenillés du Struthof, dont certains avaient basculé dans une grande misère physiologique, faisaient partie d'un univers qui n'avait plus rien de commun avec le monde des vivants.
   Dépouillés de leur dignité humaine, ayant perdu la considération d'autrui et l'estime de soi-même, humiliés et offensés, les hommes souffraient, seuls et en silence, dans un monde déshumanisé. Les grandes humiliations, comme les profondes douleurs, se vivent en solitaires.
   Privés d'informations sur le monde en guerre, sur nos familles, nos compagnons de lutte, nous perdions la notion exacte du temps. J'ai longtemps cru avoir passé six longs mois au Struthof. En fait, en consultant, 40 ans après la guerre, les registres d'entrées et de sorties du camp, je découvris l'élasticité toute subjective de nos unités de mesure.
   Il est nécessaire de faire la différence entre isolement et solitude : je souffrais, certes, d'un sentiment d'abandon, mais aussi de l'impossibilité de m'isoler, d'être seul avec moi-même. Uniformisés, sans le moindre attribut personnel, interdits d'intimité, il nous fallut nous habituer aux latrines collectives, à la saleté commune, à la suffocante promiscuité des châlits surpeuplés, à l'agressive présence de l'autre, qui vous dérobait et auquel nous dérobions l'air, l'espace, le sommeil, tout. Être seul, se recueillir, évoquer le passé, bâtir l'avenir, penser aux autres, était impossible, de jour comme de nuit. Harcelés sans relâche sur les chantiers, réveillés la nuit pour des appels, aussi inutiles qu'épuisants. Nous étions en perpétuel contact ou conflit avec des codétenus dont nous ne partagions pas les valeurs, tels ce condamné de droit commun au triangle vert, ce proxénète au triangle noir.
   Quelle joie lorsqu'au Struthof, en plein mois de janvier 1944, le ciel se déchirait et que le soleil d'hiver inondait nos misérables visages ! ce même soleil qui perçait les nuages au-dessus du village ou de la ville de nos proches, de nos amis.
  Et lorsqu'on avait la chance de faire équipe, dans le kommando de travail, avec un camarade qui parlait le même langage et avec qui on pouvait partager pensées et sentiments, alors, la joie de vivre l'emportait. C'était une victoire sur l'adversité. Je me souviens de ce moment - j'en aurais voulu suspendre le vol - où, cachés dans le trou que nous venions de creuser pour un poteau électrique, couverts de neige et de boue, à l'abri de la hargne des kapos et des chiens, un ami, sidérurgiste lorrain, démocrate convaincu, m'initia à la réflexion politique.
   La souffrance physique est supportable jusqu'à un certain degré lorsqu'elle vous concerne ; assister à celle d'un ami ou d'un être cher, sans pouvoir lui porter secours, est terriblement destructeur. Vivre la proximité permanente de la mort ébranle les plus solides, entame l'espoir de vivre, fait croire à l'inexorabilité d'une issue fatale. Pendre, exécuter par fusillade, battre à mort, gazer, laisser mourir de maladie ou d'inanition et de faim... c'est donner à la mort une actualité omniprésente.
   Tout était fondé sur l'humiliation et la frustration. L'humiliation première, la plus simple, était de nous mettre nus. Dans les années 1940, la pudeur était grande. Défiler nus devant les SS et les kapos, dans les locaux attenant au crématoire, dès notre arrivée, était ressenti comme une dégradation ; l'humiliation était plus vive que celle provoquée par les insultes et les quolibets. Simone VEIL, rescapée des camps d'Auschwitz et de Bergen-Belsen, parle souvent de cette humiliation dont les femmes déportées ont beaucoup souffert. à cette humiliation ponctuelle, il faut ajouter la mortification permanente, qui consistait à nous faire manger comme des animaux et laper notre maigre pitance, à nous faire perdre notre qualité d'homme.
  Tout travail, stupide et inutile, est humiliant. Monter à dos d'homme de lourdes pierres jusqu'en haut d'un talus, pour les redescendre de la même manière, fut l'exercice typique en usage dans tous les camps.
   Le jargon concentrationnaire utilisait le terme de musulman pour désigner le détenu que les humiliations et les privations avaient réduit à un comportement apathique et résigné, proche de la mort. Très affaibli dans un corps décharné, les yeux vides, le regard incertain, la démarche mal assurée, une couverture sur les épaules, il déambulait dans le camp, frôlait les enceintes électrifiées. Même les gardes SS sur les miradors ne tiraient pas sur lui. Il représentait l'homme vaincu par les frustrations physiques, affectives et mentales. Il avait perdu la combativité naturelle, il était tombé dans une atonie sans issue, il n'avait plus d'autonomie. C'était comme si son incapacité à réagir provenait d'une blessure qui ne guérissait pas, d'une envie de s'arrêter là, du désir inavoué de mourir... Il était fatigué de lutter pour satisfaire les besoins élémentaires de survie, las de voler, d'affronter l'autre, de composer. S'adapter à une vie relationnelle, où l'agressivité était poussée à l'extrême, dépassait ses forces. Il n'éprouvait plus ni haine, ni jalousie, il ne cherchait plus de responsables à son état, plus de boucs émissaires à son malheur, il ne comptait plus sur la solidarité.
   Et nous le regardions, ce musulman. Nous ne volions pas à son secours. Vide affectif, perte de toute sensibilité, peur de sa propre image, autodéfense ? Il n'y avait plus de place pour la pitié. C'était le chacun pour soi, le rejet de l'autre. Notre dérive était sans bornes. Les trous, où se blotissaient les hommes dans la terre gelée, n'étaient que brèves et illusoires échappées.
  
Primo LEVI a parlé en poète de la souffrance de l'homme, de ses lâchetés silencieuses, mais aussi de son héroïsme banal. La vie dans les camps était une juxtaposition d'actes de barbarie, de brutalités, d'avilissement et de gestes d'amitié, d'abnégation. Le Révérend Père RIQUET raconta dans ses écrits l'inoubliable prière à laquelle il invita 126 hommes nus, dans un wagon à bestiaux où l'on mourait de faim et de soif, où l'on ne pouvait ni se coucher ni même s'asseoir. On imagine difficilement ce que peut représenter, pour un être affamé, cette cuillerée de rutabaga qu'il prélève dans sa gamelle pour un camarade plus éprouvé. Un geste d'entraide devait en outre rester discret. Je me souviens de ce nouveau venu au Struthof qui, après la sienne, poussa la lourde brouette d'un prêtre belge, âgé et usé par la détention. Ils furent nombreux à lui conseiller d'éviter des manifestations de solidarité de ce genre, de ne pas donner sans recevoir. Être traité comme des bêtes mais ne pas se comporter comme telles : c'est banal et héroïque.


Lucien HESS

   Le témoignage de Lucien HESS, rédigé dès son retour de déportation, est extrait du " Rapport sur les travaux de l'année 1944-1945 de l'Académie nationale de Reims " présenté par son secrétaire général, René DRUART : « Monsieur le Chanoine Hess a rédigé à votre intention un mémoire de ses interrogatoires entrecoupés des plus odieux sévices à la Kommandantur de Reims [ en réalité au siège de la Gestapo, rue Jeanne d'Arc ] , puis de ce qu'il a non seulement enduré, mais vu aussi, au camp de Natzwiler [ nom alsacien de la commune où avait été implanté par les nazis le camp de Natzweiler-Struthof ] , surnommé " l'enfer d'Alsace ", puis à Dachau. Il nous est revenu avec un moral admirable, considérant que seule une grâce divine l'avait arraché aux cents périls de la mort ».

Le retour à Reims de Lucien Hess, le 14 mai 1945

   Le rapport qui va suivre ne veut être que l'exposé de faits vécus, dont je garantis l'authenticité

Le camp de Natzviller

   Le camp de Natzviller, surnommé « l'Enfer de l'Alsace » est situé au sommet d'un vallon dans le déroulement d'un panorama splendide. Le camp est construit en amphithéâtre avec une série de plate formes reliées par des escaliers. Les baraques sont séparées par des plans inclinés de gazon. Aspect artistique qui contraste hypocritement avec la vie misérable des détenus. Le car y parvient non sans difficultés.
   Aussitôt l'entrée franchie, les cris et les coups de pied des gardiens SS nous firent pressentir la sévérité de la discipline
. L'un deux devait frapper à coups de crosse Monseigneur Piguet, évêque de Clermont-Ferrand, qui arriva quelques jours plus tard.
   Conduits sur une large place où étaient différents bureaux d'inscriptions, nous devons nous dépouiller entièrement de nos vêtements et, dans cette complète nudité, passer devant différentes tables pour décliner notre identité, déclarer ce que nous possédons de précieux, voir nos biens mis dans des sacs portant sur une étiquette le numéro matricule qu'on nous donne ; un coup de pied envoie rouler mon autel portatif et mes livres de piété traités de « Choses du diable ».

   Je reçois le n° 22 808. À partir de ce moment, nous ne sommes plus pour nos gardiens des personnes humaines mais des êtres quelconques numérotés, qui ne sont qu'une charge et un objet de rebut. Toujours nus, nous sommes complètement rasés, opération humiliante faite en public, sans le moindre ménagement de pudeur. On nous rase sans doute par crainte de la vermine. On nous fait passer aux douches. J'y rencontre un rémois, M. Godbert, directeur du Pari Mutuel, dont le dos était labouré de raies violettes, témoins d'une flagellation subie l'avant-veille. Puis on nous donne une chemise, le pyjama rayé accompagné d'une calotte ; aux pieds nous aurons les fameuses claquettes si peu pratiques pour gravir et descendre les nombreux escaliers du camp que je préférais aller pieds nus.
   Je suis affecté au bloc ou baraque 14. Chaque bloc comprend plusieurs chambrées. Celles-ci se composent de 4 pièces, le dortoir, le réfectoire, le lavabo, les cabinets, en tout, dans le bloc, environ 700 détenus de toutes les régions de France - et puis des Russes, Polonais, Juifs, etc. La majeure partie sont des membres de la Résistance, des terroristes, des otages pris en groupe dans les villages où le maquis a agi. Ainsi, venant de Clermont-en-Argonne, le curé et 102 hommes.
   La vie commune efface toutes les différences sociales, classes, rangs, fonctions, fortune. Nous côtoyons des généraux, des Préfets, des banquiers, des chefs d'entreprise, des ouvriers, porteurs des mêmes pyjamas, soumis au même régime. Celui-ci comporte chaque jour 3 appels : le matin à 5 heures, à midi, le soir, où tous doivent être présents, immobiles, tête découverte par tous les temps. Il y eut parfois des pluies battantes. Le matin à 5 heures, à 750 mètres d'altitude, la température était très fraîche. À midi, il arriva que le soleil brûlait, et il n'y avait dans le camp ni ombre ni arbre. Ces appels duraient au moins une demi-heure, plus si quelqu'un manquait et qu'il fallait toujours trouver et amener.

   Le travail auquel je fus soumis consistait à porter des pierres et des plaques de gazon pour construire des fortins de défense contre l'arrivée possible des armées alliées. Ce travail était rendu plus pénible par la difficulté de la marche avec les claquettes ou pieds-nus. Malade, je ne pus le continuer.

   La nourriture consistait en un peu de café le matin, à midi un litre d'une soupe indéfinissable accompagnée parfois de choucroute crue, le soir un morceau de pain avec de la margarine, parfois une cuillerée de confiture.

   Plus de colis. Plus de nouvelles non plus, il fallait sans cesse ( ce me fut une souffrance très sensible au début ) entendre la hiérarchie du camp employer la langue allemande. Il fallait comprendre sous peine de bourrade. Enfin, pour moi, l'épreuve la plus grande fut la privation de tout secours religieux, sauf les conversations que je pouvais avoir avec les confrères. De plus, le spectacle hallucinant de cette vie misérable. Du bloc, nous voyions sans cesse descendre vers le four crématoire, situé à l'extrémité inférieure du camp, les civières soutenant les cadavres des détenus morts pendant la nuit. Au début de mon séjour, le four ne fonctionnait pas régulièrement, mais au fur et à mesure de l'avance alliée, nous vîmes des camions d'hommes et de femmes descendre le camp, depuis la porte du sommet jusqu'à la sinistre baraque, et remonter vides. Nous comprenions que ces malheureux étaient pendus d'abord, dans une chambre mitoyenne au four, puis immédiatement incinérés, comme en témoignait une fumée plus épaisse. Le four fonctionna bientôt jour et nuit et les flammes dépassaient la cheminée de 30 ou 40 centimètres.

          Le départ
   La progression alliée inquiétait visiblement les SS. Dans la nuit du 1er au 2 septembre, il y eu un rassemblement général, une descente en colonne vers la gare de Rothau. Mais à mi-route, contre-ordre, retour au camp : réintégration des blocs. Des nouvelles circulent, déformées par nos imaginations avides. Nous nous figurons le départ impossible. N'allons-nous pas être délivrés ?

   Mais, dans la nuit du 3 au 4 septembre, nouveau rassemblement, nouveau départ. Nous allons cette fois-ci jusqu'à la gare de Rothau et, dans la plus grande déception, nous sommes embarqués dans des wagons à bestiaux, par groupes de 45 à 50. Le train s'ébranle et nous emmène vers Strasbourg. C'est une nouvelle déception, d'y parvenir. Nous croyions la ville entre les mains françaises, or la gare est paisible, peu atteinte en ses bâtiments principaux. Les nouvelles qui circulaient parmi nous étaient donc fausses.


Roger ROMAGNY

   Né à Reims en 1924, Roger ROMAGNY appartenait au Groupe Melpomène. Il a été arrêté à Braux Saint Remy le 25 juillet 1944 par la police allemande, interné à la prison de Châlons sur Marne, déporté au camp de Natzweiller-Struthof, le 19 août, puis transféré à Dachau en septembre 1944.
   Son témoignage est extrait d'une autobiographie dactylographiée, Ma Jeunesse, rédigée au début des années 2000.

Roger Romagny, au premier plan sur la moto,
photographié dans le maquis au sein du groupe Melpomène
À l'arrière plan, debout dans la voiture, Jacques Degrancourt 

Roger Romagny photographié à Châlons
quelques mois après son retour de déportation

   Le 19 août 1944, après vingt-cinq jours dans cette prison, nous sommes embarqués dans deux cars (les noms figurent sur les pages suivantes). L'escorte est impressionnante. Nous partons en direction de l'Allemagne. Malgré tout ce que nous venons de subir et malgré l'incertitude de notre sort, ce sont les retrouvailles entre copains de maquis. Jacques Degrancourt est dans un sale état. En tant que chef de groupe, les Allemands l'ont torturé pour le faire parler. Il a subi de nombreuses bastonnades. Puis, je découvre dans des états plus ou moins bons, Jacques Songy, Dédé, André Ponce de Léon, Formez, Moulin, Mouton, etc. Il y a également de nombreux prisonniers de la prison de Reims, Goulard, l'abbé Hess, Lundy, Lesieur
   Avant le départ, j'arrive à faire passer à mes parents un petit mot par la vitre. J'ai su à mon retour que le mot leur était bien parvenu.
   Nous passons la frontière allemande à Donon. Mes menottes sont enlevées . Ouf ! Quel soulagement. Mes poignets sont bien entaillés, les chairs sont à vif et mettront longtemps à guérir.
   Nous poursuivons notre route jusqu'à la destination finale, le camp de concentration du Struthof.



L'enceinte du camp

   Nous descendons des cars et dès que nous franchissons l'entrée, nous sommes stupéfaits du spectacle de désolation qui s'offre à nous. Il règne une ambiance bizarre, un silence pesant a envahi les lieux, nous devinons que la misère et la mort sont le quotidien des gens qui sont enfermés ici. Effectivement, nous apercevons quelques prisonniers dans leur costume rayé. Ils sont dans un état pitoyable, ils sont maigres, faméliques, la peur et la détresse se lisent dans leurs yeux. Ils nous regardent comme si nous étions des bêtes curieuses. Les premiers instants de stupeur passés, nous comprenons rapidement ce qui nous attend. Nous sommes conduits dans le bloc en bas à droite. Les ordres arrivent « tous à poil ». Puis, c'est l'immatriculation. Je porte le n° 22835. Ensuite, debout sur un tabouret, c'est le rasage complet, puis la douche et la distribution de vêtements rayés. Une foi tous ces « formalités » faites, nous nous dirigeons vers le bloc de vie concentrationnaire.

   Les jours passent, il faut se plier à la discipline de fer qui règne à l'intérieur du camp. Le seul moment de répit de la journée est la distribution de la soupe. Cela nous permet d'absorber un bol d'eau tiède et trouble. Il faut veiller à se faire tondre les cheveux à ras, en permanence, sinon pas de soupe ! Le soir, c'est l'épouillage, à tour de rôle nous cherchons les poux sur les têtes de nos voisins.
   Ces conditions de vie sont très pénibles, nous nous posons la question de savoir où tout cela va finir, jusqu'où tout cela va nous emmener.

   Pour se rassurer ou pour faire semblant de se rassurer, pour surmonter sa peur et ses craintes, chacun essaye de se raccrocher à cet invisible et si fragile petit lien qui relie encore à ces images de notre vie, de cette vie que nous vivions il n'y a pas si longtemps, quand nous étions encore près de nos familles et de nos proches. Le simple fait d'y penser nous met énormément de baume au cœur, nous nous imprégnons de ces images, de ce bonheur et à chaque fois, nous sentons monter en nous une extraordinaire bouffée de chaleur et de bien-être. C'est aussi pour cela qu'entre déportés, nous aimons savoir d'où vient l'autre, comme si le fait de retrouver quelqu'un de sa région pouvait nous rassurer en se disant « je ne suis pas seul dans cet enfer », comme si le fait de partager toutes ces souffrances avec une personne avec laquelle il y aurait plus d'affinités du fait de notre provenance commune, pouvait diviser par deux toutes ces souffrances. Par le plus grand des hasards, je rencontre un autre Châlonnais avec lequel nous nous racontons mutuellement en quelques mots, notre parcours pour finir dans ce camp. Dans la conversation, je lui dis que je m'appelle Roger Romagny… Et après quelques instants de réflexion, il me dit qu'il a connu un Romagny emprisonné à la prison de Châlons sur Marne. Il me décrit physiquement son compagnon de cellule… Il n'y a pas de doute, grâce aux détails qu'il me donne, je suis persuadé qu'il s'agit bien de mon frère Pierre. Je suis très inquiet pour lui ! Il faisait partie du maquis de l'Argonne qu'il avait rejoint pour ne pas partir au STO. Je pense qu'il a dû être arrêté comme beaucoup de résistants et je me fais beaucoup de souci pour lui. Je suis très inquiet à son sujet et j'espère pour lui qu'il n'a pas eu à subir le même sort que moi. Les souffrances que j'endure, je ne veux en aucun cas qu'elles soient partagées avec mon cher frère. Mais cette question me tourmente et me revient sans cesse à l'esprit « qu'est-il devenu ? ». Je pense aussi à mes chers parents. Vont-ils perdre deux de leurs enfants dans cette tourmente, dans cette tragédie de la Seconde Guerre mondiale ?



Vue générale du camp



La potence

   Notre moral baisse de jour en jour, même pour les plus forts d'entre nous. Nous sommes conscients que nous n'avons qu'une seule issue, c'est de finir comme tous ces pauvres types autour de nous, malades, affamés souffrant de détresse psychologique et physique. Au bout de cette vie dans ce camp, il n'y a qu'une chose qui nous attend à notre tour : la mort pour nous aussi.

   En attendant, il faut tenir, une lueur d'espoir anime quelques-uns d'entre nous, mais comment espérer alors que nous n'avons même pas le minimum vital. Nous mangeons très peu et nous crevons de faim. J'ai même vu des prisonniers qui ramassaient des miettes de pain avec une aiguille. D'autres sont maltraités, les coups de crosse tombent pour un oui ou pour un non. Le Kapos sont brutaux, ils font régner un véritable climat de terreur.
   Tout est bon pour humilier les prisonniers et s'adonner à des pratiques barbares. Pour un bout de pain qu'il a volé, ce malheureux subit une punition qui doit servir à donner l'exemple. Il est debout et tient à bout de bras un tabouret sur lequel a été mis un morceau de pain. Le pauvre gars qui est déjà bien affaibli fatigue rapidement mais dès que son bras commence à baisser, un Kapo, qui se tient derrière lui, lui administre des coups de bâton. Cela dure jusqu'à ce que ce prisonnier meure d'épuisement et de coups. La vue de cette scène est atroce à supporter.

   L'apprentissage de notre nouvelle vie de prisonniers se déroule ainsi, entre brutalité, misère, discipline de fer et détresse. Nous sommes à peu près certains que nous ne sortirons jamais de cet enfer. Notre quotidien est rythmé par des obligations toujours plus humiliantes, nous ne sommes plus qu'un troupeau humain, nous avons perdu notre dignité d'homme. Pendant des heures, nos gardiens nous obligent à rester debout, en rang, sans bouger. Ils font l'appel plusieurs fois de suite, leur seul but est de nous briser physiquement et moralement ! Tout est fait pour que chacun perde son identité, les latrines sont communes, il n'est pas question d'intimité. Les quelques moments de répit sont les promenades dans l'enceinte du camp. Mais gare à celui qui n'enlève pas son calot au passage d'un SS… C'est la schlague assurée !
   Heureusement qu'il y a les anciens pour nous réconforter et nous remonter le moral. Ils subissent pourtant la même dureté que nous dans leurs conditions de vie, mais ils se sont habitués ( si on peut s'habituer ) à ces conditions difficiles.

   La vue du crématoire n'est pas là pour nous rassurer. Le four crématoire est en dessous de notre bloc. Il brûle sans arrêt, une fumée noirâtre et odorante se dégage en permanence de la cheminée.
   Plus loin, c'est la prison, elle est isolée du camp. Des types sont derrière les barbelés. Ils sont dans un état indescriptible, ils sont si squelettiques que l'on pourrait presque voir à travers leurs corps décharnés. Ils font peur à voir, leurs yeux ressemblent à des orbites sombres, vides de toute étincelle d'existence et on se demande comment ils peuvent encore tenir debout ? La plupart d'entre eux sont atteints du typhus. En les voyant errer ainsi, ils nous font penser à des morts-vivants. Effectivement, ces pauvres prisonniers n'attendent qu'une chose : la mort qui les délivrerait de tant de souffrances… !



Le crématoire et sa cheminée

      Heureusement que nous avons un véritable rayon de soleil en la personne d'un dénommé Coquart, originaire de Reims. Il arrive toujours à glaner, par-ci ou par-là, des nouvelles extraordinaires. Nous savons par exemple que l'armée américaine progresse rapidement. Effectivement, nous observons que les Allemands sont nerveux depuis quelques temps. Ils assistent à la déroute de leur armée qui est défaite sur tous les fronts. Nous n'en sommes pas plus rassurés car nous nous demandons ce qu'ils vont faire de nous. Comment cela va-t-il se passer pour nous devant l'inexorable avancée des Américains ? Nous sommes partagés entre l'espoir d'une libération et la crainte de représailles de la part de nos gardiens en cas de fuite précipitée.
Nos craintes sont fondées, les soldats allemands activent leur sale besogne. Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, plusieurs camions chargés de résistants, se dirigent vers le crématoire. Ces résistants sont exécutés et brûlés. Il en est ainsi toute la nuit. Nous ne pouvons que deviner le drame qui se joue à quelques mètres de nous, mais nous assistons à ce spectacle lugubre de cette cheminée qui n'en peut plus de cracher cette âcre fumée noire. Le four crématoire fonctionne tellement cette nuit là, que des flammes s'échappent en même temps que la fumée de la cheminée ( le groupe Alliance venait d'être anéanti, soit 107 résistants exécutés ). On se demande sincèrement si on va se réveiller et sortir de ce cauchemar ou si ces atrocités sont bien réelles et peuvent exister… ?
   Le lendemain, l'ordre nous est donné de nous rassembler et de prendre avec nous une boîte de conserves. À pied, nous sommes emmenés vers la gare de Rothau, distante de huit kilomètres. Nous sommes escortés par des SS accompagnés de leurs chiens. En cours de route, les plus faibles tombent à terre. Aussitôt, ils sont roués de coups par les sentinelles et mordus par les chiens. Les pauvres se relèvent tant bien que mal trouvant suffisamment d'énergie pour échapper à ces traitements inhumains. À notre arrivée à la gare, nous apprenons qu'il n'y a pas de train. Nous refaisons le chemin inverse et retour au camp. Dans les blocs, les rumeurs les plus folles circulent et se répandent rapidement. Nous entendons dire que nous ne pourrons plus partir et que notre sort en est jeté, notre destin va s'arrêter entre ces barbelés. Mais vers 2 heures du matin, nouveau départ pour la gare. Cette fois-ci le train est là. Nous montons dans des wagons à bestiaux et dans chaque wagon, il doit y avoir un maximum de prisonniers.

   Nous sommes serrés comme des harengs en boîte, les uns contre les autres. Il est impossible de bouger ni même de s'asseoir. Dans un coin du wagon, il y a les chiottes mais pour s'y rendre c'est une véritable difficulté. Il règne une chaleur suffocante, nous manquons d'air. Les plus faibles, ceux qui ont du mal à rester debout sont maintenus par leurs camarades d'infortune. De temps en temps, le train s'arrête, les SS jettent un coup d'œil dans les wagons et font une inspection rapide. Le convoi reprend sa route, le train roule pendant des heures et des heures, des kilomètres et des kilomètres. Nous n'avons ni à boire, ni à manger. Où nous emmène t-on ainsi ? Combien d'entre nous vont mourir de faim, de soif ou d'épuisement pendant ce trajet ?
Le 3 septembre 1944, nous arrivons à destination, le camp de concentration de Dachau.


Jacques SONGY

   Né le 12 juin 1924 à Châlons-sur-Marne, Jacques SONGY était membre du Groupe Melpomède.
   Arrêté par la Gestapo à Mairy-sur-Marne , il a été incarcéré à Châlons-sur-Marne et déporté en août 1944 à Natzweiler sous le matricule 22837, puis transféré à Dachau.
  Le témoignage de Jacques SONGY est extrait de Fortes Impressions de Dachau, un livre-témoignage illustré de dessins de André BINOIS, publié en 1946.

Jacques SONGY au pied du mémorial de Natzweiler-Struthof en 1999

   Quelques semaines après mon retour de Dachau, en mai 1945, j'écrivais ces Fortes impressions, publiées en 1946, toutes fraîches et parfois naïves, issues des souvenirs marquants de l'expérience vécue de ma vingtième année.
   C'était le regard étonné d'un jeune homme, parmi tant d'autres, sur l'univers concentrationnaire.
   Étonné, mais aussi rempli d'une fougueuse indignation après le retour, parce qu'il lui semblait que personne n'avait rien compris à la Résistance et à la Déportation.

Dessin de André Binois

   Quelques heures plus tard, une centaine d'hommes nus et rasés, l'air faussement détachés non loin d'une cabane triste, s'interrogeait sur ce qu'ils venaient de vivre et sur ce lieu entouré de barbelés ponctués de miradors. D'autres cabanes tristes s'étageaient strictement sur la pente de cette petite montagne, d'où l'on découvrait l'harmonieux paysage des Vosges. Un lieu nommé NATZWEILER-STRUTHOF. C'était inscrit en lettres gothiques au-dessus de l'entrée du Camp.

   Retrouver ses camarades de maquis, de résistance, ses voisins de prison, ses connaissances, ses « pays », se regrouper, telles étaient les préoccupations de ces hommes nus attendant les ordres des SS sous l'œil vide de quelques types habillés d'étranges pyjamas rayés.
   Quelques jours après nous avions ( presque ) tout compris.
   Achtung ! Le SS passe devant notre block. Rapidement nous enlevons notre casquette, figés. Soudain, il s'arrête puis hurle. Ces vociférations s'adressent à l'un d'entre nous, le plus grand ; il le fait venir devant lui. Sans transition notre compagnon reçoit alors d'énormes gifles qu'il encaisse avec un flegme étonnant. Nous frémissons de honte et de colère contenue.
   Quand enfin, la brute s'éloigne, le chef de chambre, un Luxembourgeois s'écrie : « La prochaine fois, il faut enlever plus vite sa casquette : Mützen ab ! Compris ? ».

   La dernière nuit. La dernière nuit passée dans ce camp j'ai eu peur. Ceux qui se serraient contre moi pour regarder à travers la fenêtre de la cabane ne disaient rien. Mais je sentais leur inquiétude. Rien de pire que cette impression d'insécurité collective… Des camions que nous distinguions à peine descendaient vers le crématoire. Puis, on entendait des cris, des appels et quelques coups de feu… Il a fallu s'éloigner de la fenêtre à cause du chef de chambre et retourner sur les paillasses. On percevait encore des grondements de moteurs, des ordres lancés…
   Personne ne soufflait mot dans la chambre. On aurait voulu ne rien comprendre, ne rien savoir...

   Dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944, 107 membres du réseau Alliance ont été amenés de Schirmeck au camp de Natzweiler-Struthof. Ils y furent exécutés par les SS dans l'entrée du crématoire, installé sur la dernière plate-forme du camp ].

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