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Le témoignage oculaire
de Price DAY
correspondant de guerre
des Sunpapers de Baltimore

 

 


 




   Reims, France, le 7 mai. À 2 heures 45 ce chaud matin de printemps, le colonel général Gustav Jodl signa son nom pour la quatrième fois et posa doucement sa plume. La longue guerre d'Europe prenait fin.
   
Jodl se leva, le dos raide, ses talons dans leurs bottes noires serrés l'un contre l'autre.    Il appuya le bout des doigts sur la table de chêne bosselée qui remplissait une bonne partie de ce qui, jusqu'à cette nuit, était la plus secrète de toutes les chambres secrètes d'Europe - la Salle de Guerre du SHAEF.

Pour le meilleur ou le pire... entre les mains des vainqueurs

   Le général Jodl dit en allemand :

   « Par cette signature le peuple allemand et les forces armées allemandes sont pour le meilleur et pour le pire entre les mains des vainqueurs ».

   Le lieutenant général Walter Bedell Smith, chef d'état-major du général Eisenhower, le regarda impassiblement ainsi que quatre autres Américains, trois Russes, un Français, et trois officiers britanniques assis à la table.

   L'amiral allemand à la gauche de Jodl, et le commandant à sa droite, regardèrent droit devant eux. Parlant encore des civils et des soldats de son pays vaincu, Jodl dit :

   « Dans cette guerre, qui a duré plus de cinq ans, ils ont accompli et souffert plus peut-être qu'aucun autre peuple au monde. En ce moment je ne peux qu'exprimer l'espoir que les vainqueurs les traiteront avec générosité ».

   Il s'assit, mais se releva aussitôt, l'amiral et le commandant l'imitèrent.
   Il n'y eut ni réponse, ni salut militaire.
   Le visage gris de tension, mais le pas ferme, Jodl se tourna et quitta la pièce.

   Il fut suivi des autres, le commandant portant la casquette de Jodl, avec les grades du haut commandement allemand. Dix-sept correspondants de guerre alliés se rangèrent pour les laisser passer.

   Avec leur départ, l'image solennelle de la reddition se brisa.
   Les officiers alliés échangèrent quelques mots entre eux, se levèrent, bavardant tranquillement encore un moment avant de quitter un à un la pièce.
   Tout le monde était épuisé.

   Ainsi c'était bien fini : la victoire des Alliés sur toutes les forces armées allemandes, sur terre, sur mer et dans l'air.
   Ce n'était pas un armistice, c'était une capitulation totale et complète.

   Plus de 45 heures devaient s'écouler après la paix signée cette nuit au quartier général d'Eisenhower à Reims dans l'École Professionnelle de briques rouges ressemblant à une caserne, avant que les armes ne se taisent.

   Mais il y avait peu de combats.
   Chaque homme autour de la table savait que cette cérémonie était en grande partie la reconnaissance d'un fait accompli, celui de la défaite de l'Allemagne.

   La signature du document de la reddition par Smith, Jodl, le commandant général d'artillerie, Ivan Sousloparov, de l'Armée Rouge, et le Français, le général François Sevez, arriva à la fin d'une longue nuit, au cours de laquelle il semblait certain que le grand événement devait attendre un nouveau jour.

   Pendant cinq heures et demie, les représentants allemands conférèrent seuls dans une maison de la rue Godinot, près de la grande cathédrale de Reims, où ils étaient logés.

   Les Américains, les Britanniques, les Russes et le Français n'entendirent pas un mot de cette réunion.
   Puis, estimant qu'un accord était peu probable au cours de la nuit, ils quittèrent tous le quartier général.
   Beaucoup allèrent se coucher.

   À minuit, le silence tomba sur Reims, à l'exception de la section G-4 ( ravitaillement ) dans le principal bâtiment du poste de commandement du SHAEF, où attendaient les journalistes.

   La police militaire gardait chaque couloir et chaque porte, comme elle le faisait d'ailleurs toutes les nuits ; peut-être se tenaient-ils à leurs postes un peu plus droits que d'habitude.

Lumière sur le feuillage

   Dehors, dans l'obscurité de la grande cour de gravier, entourée par des bâtiments bas et fonctionnels de brique, étaient garés des jeeps, des camions, des dizaines de voitures d'officiers de haut grade, constellés d'étoiles à l'avant et à l'arrière.

   Une faible et chaude brise souffla à travers les fenêtres ouvertes.
   Ici et là, la lumière électrique éclairait le feuillage vert pâle des arbres entourant la cour.
   Tout était silencieux, suspendu, en attente.

   À 1 heure 58 ce lundi matin, le général de brigade Frank A. Allen, directeur des relations publiques du SHAEF et jadis commandant du Groupe de Combat B de la 1ère Division blindée, convoqua tous les journalistes dans une petite pièce.

« Je crois que ça y est »

   « Je crois que quelque chose va arriver très prochainement » dit-il ; quand le bruit des pas cessa, il reprit : « Messieurs, je crois que ça y est. Tous les officiers de l'état-major ont été rappelés ».

   Nous nous dirigeâmes en file indienne vers les larges couloirs vides aux carreaux gris et noirs, montâmes un escalier de ciment et entrâmes dans la salle n° 119.

   Devant cette pièce se trouvait une petite antichambre, encombrée cette nuit-là d'équipements de photographes ; de l'autre côté de la porte, la chambre en forme de « L » qui, pendant ces derniers mois, fut le centre névralgique des armées alliées sur le front ouest.

Des cartes, des cartes, des cartes

   C'était une chambre tapissée de cartes, du plancher jusqu'au plafond ; de ce cauchemar de « redoute nationale », des régions de la Chine, de la Birmanie et des Philippines ; des opérations aériennes, des démineurs de la Mer du Nord, des réduits allemands sur la côte Atlantique ; du réseau de chemins de fer de l'armée et des aéroports dans le monde entier.

   Sur le grand mur, s'étendait une carte des champs de bataille où étaient représentées au crayon les unités combattantes des armées alliées victorieuses.

   Cette nuit-là, même si le chef de l'état major allemand avait voulu examiner ces cartes, ou lire les statistiques des pertes sur le mur proche - il n'y jeta même pas un coup d'œil - cela n'avait, enfin, plus aucune importance.

Une table usée et entaillée

   La table de conférence, six mètres de long sur deux mètres et demi de large était située face à la carte des combats. Peinte en noir avec ses bords entaillés et usés, elle était entourée sur trois de ses côtés de plusieurs chaises en pin ; le quatrième, face aux cartes était occupée par trois chaises seulement, rassemblées soigneusement au centre.

   Devant chaque chaise, sauf une, il y avait un épais bloc de papier blanc à lignes avec un crayon neuf à gomme de couleur jaune posé avec soin. Des noms écrits sur une étroite bande de papier étaient placés devant la plupart des chaises.

   Il y avait six petits cendriers de porcelaine blanche et deux grands en cuivre vert.
   Il y avait un petit microphone et un porte-stylos.
   Le papier, les crayons et les cendriers ne seront pas utilisés, pas plus que les deux stylos.

Comme un plateau de cinéma

   À cet instant la pièce ressemblait plus à un plateau de cinéma qu'à un centre de commandement militaire ou une salle de conférence historique.

   Il y avait des batteries de caméras dans tous les angles qui filmaient la plus importante table du monde, alors que les photographes faisaient leurs dernières mises au point en s'agitant frénétiquement.

   La pièce brilla dans une lumière crue

   À 2 heures 29 du matin, le maréchal de l'air, Sir J.M. Robb, chef de l'état major, entra dans la pièce.
   C'était le premier des participants que l'on apercevait, bien que précédé d'une minute par le capitaine Harry C. Butcher, aide-naval du général Dwight D. Eisenhower.

   Butcher apporta deux stylos de plastique marron avec les bouts dorés, lesquels, jamais utilisés, avaient été en possession d'Eisenhower depuis la fin de la campagne d'Afrique.
   Un autre simple stylo marron apparut plus tard.
   Personne ne savait d'où il venait.

   Robb était suivi par le général A. Spaatz au visage buriné, dont les forces aériennes stratégiques avaient précipité la date de la victoire. À 2 heures 34, le général Smith entra rapidement dans la pièce.

   Comme les invités d'une fête, chacun chercha sa place à l'aide des étiquettes.
   Quatre minutes plus tard, ils étaient debout devant leur chaise.

   En regardant vers la carte, les trois dernières chaises à gauche étaient vides.
   Derrière la table, de gauche à droite, prirent place le lieutenant-général F. E. Morgan, chef-député de l'état-major, à la moustache blonde, son visage typiquement britannique, tanné par le soleil, le général F. Sevez, petit et élégant, l'amiral sir Harold Burrough, grand et large, commandant des forces navales alliées et le général Smith qui semblait fatigué mais extraordinairement calme et précis comme à son habitude.

Le meilleur des meilleurs

   À gauche de Smith, derrière la table, se trouvait le général K.W.D Strong, G-2, ou chef du service de renseignements du SHAEF, grand, vif, le type même de ceux qui firent des Secret Services britanniques les meilleurs du monde.

   À côté de Strong, émergeait le jovial major-général Ivan Sousloparov.
   Puis vinrent Spaatz et Robb en uniforme de la RAF.
   Juste derrière Spaatz et Sousloparov se tenait le lieutenant Ivan Cherniaev, jeune officier au crâne rasé qui servait d'interprète pour le signataire soviétique.

   Sur le côté droit de la table, la chaise la plus proche de celle de Robb était réservée au major-général H.R. Bull, assistant du chef de l'état-major du G-3 du SHAEF, qui à cet instant précis était en train de mettre en place deux chemises de carton de couleur crème.

   Les dossiers contenaient trois documents : l'instrument de la reddition qui devait être signé en quatre exemplaires par Smith, Jodl, Sousloparov et Sevez ; les accords navals qui attendaient la signature de Burrough et leur présentation aux Allemands ; un document similaire concernant les forces terrestres qui attendait celle de Smith.

Trois chaises vides

   Du côté droit de la table de conférence, un troisième Russe, l'immense colonel Ivan Zenkovitch, aux cheveux noirs et indisciplinés, se tenait debout devant la deuxième des trois chaises.
   La chaise à sa gauche était vide.

   Ce n'était cependant pas cette place, ni même les trois autres à l'autre bout de la table, qui attiraient l'attention, mais les trois chaises vides du milieu, face aux cartes des champs de bataille.

   L'amiral Burrough se pencha pour essayer son crayon sur le bloc de papier placé devant lui - ce fut la seule marque sur ces blocs de papier.
   Le général Smith jeta un rapide coup d'oeil autour de lui puis fit un signe vers la porte.
   

Un salut à peine perceptible

   À 2 heures 39, le nouveau chef de l'état-major allemand et l'amiral Hans Georg von Friedeburg, nouveau commandant en chef de la marine allemande entrèrent dans la salle 119 suivis par l'aide de Jodl.
   Tous les trois se dirigèrent directement vers leurs chaises et tous les participants s'assirent.

   S'il y avait eu un salut, il fut a peine perceptible.

   Jodl était assis au centre avec Friedeburg à sa gauche et son aide à sa droite.

   Friedeburg, en uniforme bleu, tenait sa casquette sur ses genoux ; Jodl plaça la sienne avec ses gants à sa droite ; l'aide la sienne à terre près de lui.

Deux minutes avec Eisenhower

   L'uniforme vert-de-gris de Jodl était neuf et bien taillé, les culottes de cheval montrant une large bande de tissu rouge sur la couture extérieure.
   Le rouge et l'or de ses épaulettes brillaient autant que ceux des haut gradés britanniques assis de l'autre côté de la table.

   À 2 heures 40, les signatures commencèrent dans une agitation silencieuse.
   Dix-sept minutes plus tard tout était fini.
   Les Allemands avaient quitté la salle 119 pour aller à la rencontre de leur escorte qui les amena à l'étage supérieur dans l'appartement simple et confortable du général Eisenhower, où ils passèrent deux minutes avec le commandant suprême.

   Après l'avoir laissé, ils restèrent un instant dans l'étroit couloir, bavardant entre eux, avant de quitter la scène de l'acte final de la plus grande défaite de l'Allemagne.

   La signature du document, qui symbolisa la défaite, était la conséquence directe de la reddition des troupes allemandes dans le nord au maréchal Montgomery.

   Après cette capitulation du 3 mai, les Allemands firent savoir qu'ils désiraient négocier la reddition de toutes les forces armées allemandes. Eisenhower accepta, il choisit Reims, déjà riche d'histoire, comme lieu des négociations et la date du 5 mai.

Ce fut un voyage difficile

   Escorté par le lieutenant-colonel, le vicomte Bury et le commandant F. J. Lawrence du quartier général de Montgomery, von Friedeburg et le colonel Fritz Polek, spécialiste du service de l'intendance du haut commandement de la Wehrmacht, se mirent en route.

   Ce fut un voyage difficile.
   Le groupe décolla de Lüneberg, lieu de reddition du nord, à 8 heures du matin pour Vorst où ils changèrent d'avion.
   Le mauvais temps les obligea à atterrir à Bruxelles à 11 heures 15, suivis de l'avion de commande blanc du maréchal de l'air Sir Arthur Conigham.

   À la cantine de la RAF, le groupe prit un repas typique de toutes les cantines de la RAF du monde - spam et bière.
   Von Friedeburg but sa bière bruxelloise Kiltie Scotch directement au goulot.

   À 13 heures 30, mademoiselle Bobbie Alexander d'Inverness, Écosse, soldat de 2ème classe de l'ATS, apparut dans une voiture pour conduire un Friedeburg fatigué et un Polek désabusé et leur escorte à Reims.

   Friedeburg, qui remarqua qu'il n'avait guère eu le temps de fermer l'oeil ces dix derniers mois, s'endormit immédiatement.
   Polek qui ne parlait pas anglais, ne manifestait aucun désir de parler, y compris en allemand.

Ce qu'il dit

   Il exprima cependant son chagrin au spectacle de tous les véhicules de la Wehrmacht détruits qui se trouvaient au bord de la route.

   La voiture atteignit le poste de commandement avancé du SHAEF à Reims à 17 heures 04 et fut accueillie à l'entrée du modeste immeuble par le général de brigade britannique J. Foord, assistant au G-2 du SHAEF qui portait sa vieille veste de combat avec une seule décoration - une « étoile d'Afrique » fanée - et par le lieutenant- colonel K.A.S. Morrice, assistant secrétaire de l'état-major.

   Les officiers alliés et allemands échangèrent un salut, celui des Allemands n'était pas un salut nazi.
   Seize minutes plus tard, le général Strong du G-2 du SHAEF accompagna Friedeburg dans le bureau du général Smith, où les trois hommes discutèrent seuls pendant 22 minutes.

Non autorisé

   À ce premier entretien, Friedeburg devait montrer ses lettres de créance et pouvoirs de représentant du grand amiral Doenitz, ce qu'il fit. Ces derniers ne l'autorisaient pas à négocier la reddition.

   Le chef de l'état-major présenta par écrit les conditions du général Eisenhower à Friedeburg : toutes les forces allemandes devaient rester sur les positions ; un « engagement » à empêcher la dispersion des avions et des bateaux, y compris les sous-marins ; la garantie d'exécution de tous les ordres venant des commandements alliés.

   Lorsque les Allemands exprimèrent leurs craintes habituelles de voir leurs hommes tués par l'Armée Rouge si la Wehrmacht ne pouvait pas se rendre aux seuls Alliés occidentaux, Smith répondit que le SHAEF n'était pas disposé à discuter d'autre chose que de la reddition allemande simultanée et sans conditions à tous les Alliés.

Ennemis jusqu'à la reddition

   En réponse à la phrase sur les souffrances du peuple allemand, le général Smith répliqua que jusqu'à sa complète reddition le peuple allemand était considéré comme l'ennemi, mais qu'après la reddition on le traiterait conformément aux règles humanitaires.

   Afin d'y réfléchir, Friedeburg remporta ces conditions à son bureau dans l'immeuble où le colonel Polek, une pile de sandwichs et du whisky l'attendaient.
   Pendant un certain temps, le général Strong discuta avec eux pour clarifier encore les demandes du commandant suprême.
   Il s'avérait que Friedeburg était prêt à négocier la reddition complète à condition d'obtenir l'autorité nécessaire de la part de Doenitz.

   À présent, Londres, Washington et Moscou avaient été informées de la progression des événements.
   Le général Smith avait informé de façon complète les représentants russes attendant dans la salle des cartes du SHAEF d'une éventuelle réunion officielle.
   Au cours de la soirée, il apparut évident qu'il n'y aurait pas de reddition dans l'immédiat, et les officiers quittèrent la pièce et se dispersèrent.

   Finalement Friedeburg prit une décision ; il était prêt, dit-il, à envoyer un message à Doenitz.

Message à Doenitz

   Le message en code du SHAEF, envoyé au quartier général de la deuxième armée britannique, pour être remis par courrier à Doenitz contenait ceci :

        1. Les grandes lignes des deux propositions du général Smith - que Friedeburg ait l'autorité pour négocier la reddition complète des troupes allemandes sur tous les fronts, ou bien que Doenitz envoie au SHAEF son chef d'état-major en même temps que les commandants en chef de l'armée, de la marine, et de l'aviation avec les pleins pouvoirs pour se rendre.

        2. La déclaration des conditions alliées destinée à limiter le mouvement des troupes, des avions, des bateaux, et demandant l'exécution de tous les ordres venant des Alliés.

        3. L'opinion personnelle de Friedeburg que le nouveau gouvernement allemand devait tout de suite accepter les conditions d'Eisenhower ou se rendre responsable de la continuation des hostilités.

        4. Une demande pour une décision rapide sur les options offertes par le chef d'état-major du SHAEF.

   L'affaire, écrivit Friedeburg, était de la plus haute importance.
   Si on lui donnait le pouvoir de négocier la reddition, il demandait l'autorisation écrite et immédiate, même si les signatures des chefs des différentes armées pouvaient être requises ultérieurement.

Au 3 rue Godinot

   Après l'envoi de ce document, les émissaires allemands furent conduits dans une maison composée de sept pièces, située au 3 rue Godinot, habituellement utilisée comme pension pour les officiers en visite au SHAEF.

   Ils étaient accompagnés par les deux officiers britanniques qui les avaient amenés de Lüneburg - qui restèrent tout le temps avec eux - et d'un sous-lieutenant américain, George Reinhardt de New York, attaché aux Allemands en tant qu'interprète officiel.

   La première chose que demandèrent Friedeburg et Polek fut du savon.
   Après avoir fait leur toilette, les deux Allemands et leur escorte dînèrent à 22 heures 45 de jus de tomate, de côtes de porc, de vin, de purée, du mélange habituel de l'armée américaine, composé de petits pois et de carottes déshydratés, de fruits et de café.

« Il doit être riche »

   Le repas était apparemment plutôt silencieux.
   Il semble que les seuls mots furent prononcés par Friedeburg qui faisait remarquer que le propriétaire de la maison devait être riche, à en juger par le linge de table.

   En réalité, tous les meubles de la maison étaient d'un goût excellent, sinon opulents.    L'extérieur du bâtiment, qui donnait directement sur la rue à l'ombre de la grande cathédrale de Reims, était en stuc d'un gris flétri, avec des volets usés par les intempéries.

   Le reste de cette soirée de samedi dans cette maison française fut plus chaleureux.
   Les officiers alliés préparèrent des martinis pour les Allemands, il n'y avait pas de biscuits pour accompagner ces cocktails tardifs, mais la WAC, Joyce Bennett de New York, y remédia, un peu à contrecoeur, avec une partie du colis que lui avaient envoyé les siens.

   Comme il l'avait déjà fait à plusieurs reprises au cours de ce samedi, le Premier ministre Churchill téléphona encore pour avoir de nouvelles et on l'informa des derniers événements.

   Alors que les représentants allemands sirotaient leurs martinis, le général Eisenhower et le général Smith discutaient de la situation.
   Ils pensaient que le moment était propice à une reddition.

   Le SHAEF était, à cet instant, favorable à une cessation rapide des combats, suivie si nécessaire par des cérémonies de reddition plus formelles.

   À 0 heures 15 du matin du 6 mai - jour qui aurait pu être celui de la victoire - Friedeburg et Polek, après avoir écouté la radio un bref moment, allèrent se coucher.

Des gardiens ordinaires

   Ils étaient gardés pendant leur sommeil par six policiers militaires américains par roulement de trois.
   Ces hommes étaient tous des simples soldats et c'était par hasard qu'ils étaient de service cette nuit-là ; ils n'avaient pas été spécialement choisis pour ce travail.

   Comme ils l'avaient demandé, les négociateurs allemands furent réveillés à sept heures ce dimanche matin.
   Ils prirent le petit déjeuner avec leur escorte.
   Le même petit déjeuner fut servi au mess des officiers subalternes au SHAEF.
   Il était composé de pamplemousse en boite, d'oeufs au plat, de bacon, de toast et de café.
   Contrairement à la journée précédente, à l'air froid, les nuages bas et la pluie intermittente, le dimanche était beau.
   Des carrés de soleil et d'ombre glissaient sur les champs verdissant, les forêts et les villages de la région.

Des illustrés

   Pour les deux Allemands il n'y avait rien d'autre à faire que d'attendre.
   Après leur petit déjeuner, il demandèrent des « illustrés ».
   La caporale Bennett leur en apporta ainsi que l'édition du dimanche de Stars and Stripes, où on rapportait la reddition dans le sud d'un groupe armé allemand au 6ème groupe d'armée allié du général Jacob L. Devers.

   Pendant que le personnel du SHAEF, depuis le maréchal en chef de l'aviation et le général d'armée jusqu'au caporal et au marine de deuxième classe, vaquaient à leurs occupations dans une atmosphère d'attente qui emplissait les salles grandes comme des granges du quartier général, les Allemands, responsables de toute cette excitation lisaient ou écoutaient la radio.

Poulet et vin

   À 13 heures, ils déjeunèrent d'un cocktail de fruits, de poulet frit, de vin, de purée, de maïs américain, de pêches et de café.
   Puis ils se remirent à attendre.

   Entre-temps, dans le nord, les événements qui étaient destinés à mettre fin à leur attente se précipitèrent.
   Le message était parvenu à Doenitz. Il discutait avec ses commandants ; ils se décidèrent.

   Vers le milieu de l'après-midi, Jodl et son aide, le commandant G.S. Wilhelm Oxenius, se rendirent au quartier général de Montgomery.
   Un peu plus tard, escortés par le major-général Francis de Guingand, chef de son état-major, ils se trouvèrent dans un avion de transport C-47 en route pour Reims.

   Le travail de Friedeburg était presque terminé, sa mission préliminaire, qui l'avait affecté à tel point qu'il avait demandé avec désespoir du wasser après sa première conversation avec le général Smith, était accomplie.

Nouvelle attente de Foord

   À 17 heures 08 de l'après-midi du dimanche, les roues de l'avion de Jodl touchèrent le gazon brillant de l'aéroport de Reims.
   Encore une fois, le général de brigade Foord, qui portait le même veston presque râpé mais propre, attendait.
   Ils échangèrent un salut militaire.

   Que Jodl ne fit pas le salut nazi apparut comme un acte affecté.
   Membre du parti nazi, longtemps intime de Hitler, il portait à sa descente d'avion et durant toute sa mission, la décoration nazie en or, la Ritterkreuze.

   Cette fois-ci, il apportait avec lui les pouvoirs d'un chef autre que Hitler - une brève déclaration signée par Doenitz à Flensburg attestant que Jodl était habilité à souscrire aux termes de la reddition.

Le file des prisonniers

   Pendant qu'on le conduisait au poste de commandement du SHAEF, le chef de l'état-major allemand croisa des groupes de prisonniers allemands qui marchaient sous une garde légère dans les rues de Reims vers leur caserne, après une journée de travail.
   Il ne fut reconnu par aucun d'eux, mais il est assez probable, mais pas certain, que quelques soldats noirs américains saluèrent la voiture à son passage.

   Les voitures d'état-major sont toujours saluées à Reims.
   On ne sait jamais qui peut s'y trouver.

   À 17 heures 20, la voiture de Jodl tourna sous la voûte basse qui menait à la cour du quartier général.
   II fut conduit dans une chambre où il devait rencontrer Friedeburg et Polek.

   Ces derniers arrivèrent à 17 heures 45, après une longue journée de repos.

   On eut à peine le temps d'entendre Friedeburg s'exclamer « Ah ! Ah ! » avant que la porte ne se ferme sur les trois hommes.
   Elle s'ouvrit après quelques minutes, lorsque Friedeburg sortit demander du café et une carte de l'Europe.
   À travers la porte entrouverte, on apercevait Jodl qui marchait de long en large à travers la pièce.

« Des bruits sourds »

   À 18 heures 15, le général Strong convoqua Jodl et Friedeburg et les conduisit dans le bureau du général Smith, où ils se trouvaient encore une heure plus tard, lorsque Harry Butcher, après avoir écouté à la porte, descendit l'escalier pour rendre compte aux journalistes :

   « On n'entend que des bruits sourds ».

   Suivirent, de 19 heures 30 à 20 heures 10, 40 minutes d'une intense activité.
   Voilà ce qui se passa :

   Smith et Strong retournèrent au bureau du premier.
   Sousloparov se dirigea vers les pièces réservées aux représentants soviétiques où il fut rejoint par Zenkovitch.
   Les Allemands quittèrent le bureau de Smith.
   Les Russes se réunirent pour une discussion avec Smith et Strong à 19 heures 46.
   À 19 heures 53, ils demandèrent du café.
   Quatre minutes plus tard, Strong sortit pour faire savoir qu'un délai d'au moins trois heures était possible.

« Tout n'est pas facile »

   Alors Strong entra dans la pièce où attendaient les Allemands ; il y resta un moment puis ressortit.
   Cette agitation fut suivie par une accalmie d'une heure pendant laquelle les journalistes qui se trouvaient dans la salle d'attente du G-4 pouvaient contempler une carte des activités de la Luftwaffe du 5 mai.
   Ce jour-là, un seul avion allemand fut signalé. Il fut abattu.
   Peu après 20 heures 15, Harry Butcher rapporta :

   « Il est a nouveau question d'un délai.
Mais je vous conseille d'attendre ici dans le cas contraire.
Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas encore réglées.
Tout n'est pas facile ».

Il reste un espoir

   Il était évident que les Allemands cherchaient à gagner du temps, mais on en ignorait la raison.
   Nous savions que les Alliés étaient prêts à discuter d'une seule chose : la reddition sans condition à tous les Alliés.
   Nous savions que les Allemands n'avaient d'autre solution que d'accepter.
   Il était 21 heures 15 lorsque Jodl et Friedeburg quittèrent le bureau où ils discutaient et retournèrent rue Godinot.
   Cela signifiait qu'un autre message avait été transmit à Flensburg.
   La liaison radio était bonne.
   Il y avait encore un espoir pour un dénouement cette nuit même.

Et puis ...

   Cette éventualité s'évanouit progressivement vers minuit.
   Quand tout espoir semblait perdu, la tension montait à nouveau dans l'atmosphère ensommeillée du quartier général, de nouvelles voitures d'état-major entrèrent dans la cour et l'air doux et printanier était à nouveau chargé de grands événements.
   Alors, en un clin d'oeil, les officiers alliés et les Allemands arrivèrent et tout le monde se retrouva autour de la vieille table.
   Jodl signa un, deux, trois, quatre fois ; puis posa son stylo avec le plus grand soin.

 

   Sources : Price DAY, " Price Day's Eyewitness Report of German Surrender ", The Sun Final, Baltimore, Wednesday, May 9, 1945, article traduit par Sarah DAY, Reims, Musée de la Reddition, 1995.

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