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Monuments aux morts
et « devoir d'histoire »

François COCHET
Professeur d'histoire contemporaine
Université de Metz

 





   La Grande Guerre est-elle compréhensible par le grand public d'aujourd'hui ?
   Rien n'est moins sûr.
   Nos contemporains n'acceptent plus les comportements de nos aïeux qui combattirent dans les tranchées de l'Argonne, de Champagne ou de la Somme.
   Nos générations actuelles, marquées par plusieurs décennies de paix  - et qui pourrait s'en plaindre ? - refusent de voir autre chose dans le premier conflit mondial qu'une « boucherie », qu'un « massacre inutile » perpétré par quelques généraux « assassins ».

   
   De tels réflexes marquent la différence essentielle entre l'histoire et la mémoire.
   L'Histoire cherche à comprendre ce qui a fait agir une communauté nationale à un moment donné, en fonction des représentations de soi et des autres que cette communauté vit à cet instant.
   L'historien de la Grande Guerre essaie donc de rendre intelligible les comportements de 1914.
   La mémoire, en revanche, est forcément contemporaine du moment où l'on parle.
   En d'autres termes, la mémoire de la Grande Guerre survalorise aujourd'hui des phénomènes minoritaires, voire exceptionnels, durant le conflit parce qu'ils flattent nos convictions actuelles.
   Ainsi en va-t-il des mutineries de 1917.
   Alors que la tendance actuelle est de faire des mutins des héros, l'historien sait qu'aux yeux de leurs contemporains, y compris à leurs propres yeux comme en attestent les archives, ils ont failli.
   Le vrai problème n'est pas que des mutineries aient eu lieu en 1917, mais bien qu'aucune mutinerie n'ait eu lieu avant cette date et pas seulement dans les armées françaises.
   Ce qui pose le problème fondamental du consentement à la guerre que nos contemporains se refusent de voir - parce que ce sentiment heurte nos convictions actuelles - alors qu'il fut largement dominant pendant la guerre.

   En revanche, l'essentiel de nos représentations mentales actuelles provient de l'entre-deux-guerres marqué par un fort « Trend pacifiste ».
   Les épreuves subies par la communauté nationale de 1914-1918 ont été tellement lourdes que l'on se refuse dorénavant à envisager une autre guerre, même marquée du sceau de la bonne cause.
   Les anciens combattants de 1914-1918 - des hommes encore jeunes alors - vont peser d'un poids déterminant dans la France de 1919-1939.
   Certains vont évoluer vers un pacifisme intégral leur faisant dire « plutôt Hitler que mort », même après la conférence de Munich.
   Certains comprenderont après 1938 qu'il vaut la peine de mourir pour des idées quand celles-ci sont celles de la Liberté et de la Démocratie.
   Donc, plutôt que de « devoir de mémoire », parlons de « devoir d'histoire », notre société ne s'en portera que mieux.

   L'oeuvre de Patrice Alexandre intègre bien ce devoir d'histoire.   
   Les pertes consenties de la Grande Guerre ont été mesurées, au niveau national, seulement après le conflit.
   S'en est alors suivi un travail de deuil qui n'a pas cessé durant tout l'entre-deux-guerres.
   La nation a mesuré l'ampleur du bilan humain à travers les monuments aux morts, proportionnellement plus chargés dans les campagnes que dans les villes.
   Ces monuments ne constituent pas seulement une mise à plat des souffrances de la nation.
   Ils sont autant de signes de la réintégration de certaines catégories sociales qui avaient du mal à se faire accepter comme partie intégrante de la nation en 1914 : les catholiques et les ouvriers par exemple.

   Les monuments aux morts sont égalemet le symbole d'une acceptation de la guerre.
   En 1922 ou 1923 quand la plupart d'entre eux est érigée, la tendance pacifiste ne l'a pas encore emporté et la majorité des monuments révèle une revendication de la guerre, même au prix d'une version doloriste.
   Comme durant la guerre, les manifestations pacifistes, notamment gravées dans la pierre des monuments, sont rarissimes.
   
   Ce travail est donc précieux aux yeux de l'historien.
   À mi-chemin entre l'œuvre de reconstruction et de reconstitution, il prend en considération les sensibilités de l'immédiat après-guerre où chacun croyait que les sacrifices endurés, dans un conflit qui fut le premier conflit d'extermination culturelle du XXème siècle - tant chacun des adversaires était convaincu que le barbare était l'autre - allaient porter leurs fruits et que plus aucune génération ne connaîtrait la guerre.
   Il allait falloir attendre les lendemains des abominations de la Seconde Guerre mondiale, dont les racines sont bien souvent à rechercher dans la Grande Guerre, pour pouvoir entrevoir ce rêve des combattants de 1914-1918.

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