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Quels enjeux ?
Dans
la Marne, si le début de l'après-première guerre
mondiale avait bien correspondu à la fin du conflit résultant
de l'armistice du 11 novembre 1918,
l'après-seconde guerre mondiale, quant à lui, n'a pas
commencé avec la capitulation allemande
des 7 et 9 mai 1945, mais huit mois plus tôt, avec
la libération du département par les alliés américains.
Pour la majorité des Marnais, la fin de la
deuxième guerre mondiale a été davantage vécue,
ressentie, célébrée, à travers la libération
d'août-septembre 1944 qu'à
travers la victoire de
mai 1945, et c'est bien
dès l'automne 1944, que s'est posé le problème
de la reconstruction administrative,
politique, économique et sociale du département
( 1 ).
Comme dans beaucoup d'autres départements,
les premiers mois qui suivirent la libération de la Marne, furent
vécus comme une période provisoire,
de transition, faite à la fois de ferveur populaire, d'enthousiasme
et d'euphorie, d'illusions et de désillusions, d'enjeux de pouvoir,
de tensions et de conflits.
Ce fut aussi une période
d'alternatives :
- La libération puis
la victoire sur l'Allemagne nazie allaient-elles marquer le
début d'une renaissance, d'une reconstruction faisant
place à des hommes nouveaux,
créant une nette rupture avec
ce qu'avait été le régime de Vichy, mais aussi
avec ce qu'avait été, dans bien des domaines, la Troisième
République ?
- Ou au contraire, allait-on
se contenter de restaurer la légalité
républicaine, de rétablir
les institutions de la Troisième République,
et revenir au régime d'assemblée et au jeu des partis
politiques traditionnels, remis en selle, au terme d'une sorte de retour
à la normale ?
Restauration, renaissance
ou révolution ?
Que souhaitaient alors les résistants
marnais ?
Quel rôle ont-ils joué ?
Quels furent les rapports entre le commissaire de
la République, représentant du pouvoir central, et le
Comité départemental de libération ( CDL ) ?
Quelle fut l'attitude du parti communiste qui avait
considérablement renforcé sa position par rapport à
l'avant-guerre ?
Quels furent les clivages qui ont traversé
et divisé la résistance marnaise après la libération
?
Quand et pourquoi les mouvements de résistance
se sont-ils effacés, laissant la place aux partis politiques
?
La
Marne a fait partie de ces départements
où la libération s'est faite dans une sorte d'union
sacrée ( 2 )
« entre les forces résistantes entre elles, et le
pays réel qui les reconnaissait comme légitimes »
( 3 ).
Au cours des semaines qui ont suivi la libération,
il n'y a pas eu pour les résistants marnais d'hésitation,
d'état d'âme, de doute, ni d'arrière-pensée
concernant l'action que devait poursuivre la
résistance.
Les différents mouvements, en dépit
des clivages politiques, idéologiques et socio-économiques
bien réels qui les traversaient, se sont efforcés de préserver
entre eux l'entente et la solidarité qui avaient prévalu
dans la clandestinité, et d'honorer la
mémoire de leurs camarades qui n'avaient pas survécu
à l'occupation.
Ils sont restés dans
l'ensemble et au moins dans un premier temps d'accord sur l'essentiel,
ne serait-ce que parce que la situation l'exigeait
: la guerre n'était pas terminée; tout le territoire français
n'était pas encore libéré; la victoire, même
si elle semblait inéluctable, n'était cependant pas acquise,
et la Marne restait proche de la zone des combats.
D'accord, les résistants l'étaient pour
appliquer des mesures immédiates et
pour partager entre eux les responsabilités, comme
ils s'y étaient engagés à l'époque de la
clandestinité, aux différents échelons de l'administration
départementale épurée.
C'est dans un second temps et progressivement, que
les malentendus, les suspicions,
les divisions ont repris le dessus.
La désignation
du commissaire de la République et des préfets
Il
est difficile de reconstituer le
processus de désignation des principaux
responsables de l'administration départementale à
la libération.
Dès 1943,
ce choix avait fait l'objet de discussions
à l'intérieur des différents mouvements, entre
leurs responsables, et avec les émissaires de Londres, puis d'Alger.
Maître ROBERT qui assurait
la liaison avec la direction nationale de CDLL et avec Londres, était
venu à Châlons-sur-Marne au cours
du printemps ou de l'été 1943, pour constituer
« une liste des personnalités
à mettre en place en vue de la libération »
( 4 ).
Il aurait proposé le
poste de commissaire de la République à Lucien
PAUL, chef départemental de
CDLL, qui se serait récusé en objectant que
sa fonction de directeur général des Établissements
Mielle ne lui permettait pas d'accepter. Ce dernier aurait demandé
un délai de vingt-quatre heures, le temps nécessaire pour
se rendre à Reims afin de proposer ce poste à Pierre
BOUCHEZ qui aurait accepté. C'est peu après
cette démarche, et à la demande de Lucien
PAUL, que Pierre BOUCHEZ
aurait adhéré à CDLR, et que Jacques
DÉTRÉ, son collaborateur à la tête
du Groupement interprofessionnel des syndicats patronaux de la Marne,
serait devenu l'agent de liaison entre CDLR
et CDLL. Ce témoignage de Lucien
PAUL rapporté par l'abbé
GILLET, et qui n'a pu être recoupé avec d'autres
sources, confirme en tout cas que des liens existaient dans la clandestinité
entre la résistance châlonnaise
et la résistance rémoise, par l'intermédiaire
des deux mouvements, non sans ambiguïté d'ailleurs, dans
la mesure où ces liens n'excluaient pas une certaine rivalité
entre eux et entre les deux villes.
Ce
n'est qu'au printemps 1944, que Gilbert
GRANDVAL, chef des FFI de la Région
C, fut consulté par
la Commission des désignations chargée de faire des propositions
au Comité français de libération nationale ( CFLN
) :
J'acceptai
de rechercher un commissaire de la République pour la région
de Nancy et pour celle de Châlons-sur-Marne, de mettre en place
les préfets et de veiller en outre à la constitution
des Comités de Libération [...] .
Ces désignations posaient des problèmes
extrêmement délicats. Il fallait d'abord trouver des
hommes capables de remplir ces hautes fonctions et ensuite que les
choix soient entérinés par les Comités de Libération
départementaux. En outre, ces nominations faisaient courir
de sérieux dangers à ceux qui en étaient les
bénéficiaires. C'est ainsi que le préfet désigné
pour la Meuse, M. Rousselle, fut arrêté et mourut en
déportation et que M. Pouzet ( 5 ),
qui devait assumer les fonctions de préfet de la Marne, fut
également arrêté et déporté. Néanmoins
avec le concours des uns et des autres, je parvins, lorsque cela n'avait
pu être fait par Michel Debré ou par Émile Laffon,
à pourvoir les différents départements de la
région d'un préfet de la Libération. Quant aux
commissaires de la République, Châlons-sur-Marne, Nancy,
Metz et Strasbourg en furent pourvus en temps utile ( 6 ).
Arrivé
clandestinement d'Alger et totalement inconnu des Marnais,
Marcel GRÉGOIRE-GUISELIN avait
été officiellement désigné
le 27 juin 1944 ( 7 )
par le CFLN transformé
depuis le 2 juin en Gouvernement
provisoire de la République française ( GPRF ),
pour occuper la fonction de commissaire de la
République de la région de Châlons.
GRANDVAL ne dit
rien sur la façon dont il a été choisi, se contentant
de relever qu'il était « préfet
depuis 1928 » ( 8 ).
Selon Charles-Louis FOULON, Châlons-sur-Marne
faisait partie avec Laon, Lille et Orléans, des postes de commissaire
de la République qui n'avaient toujours pas été
pourvus à la date du 5 juin 1944.
Un décret daté du 3 octobre 1943
avait initialement nommé Michel DEBRÉ
commissaire de la République de la région de
Châlons, puis Édouard DEPREUX
et le professeur REUTER furent à
leur tour pressentis « avant que
les circonstances n'imposent le choix de M. Grégoire, militant
dans la résistance du département » présenté
comme le « responsable de Libération-Nord
à Châlons-sur-Marne » ( 9 ).
Il me semble que Charles-Louis
FOULON se trompe en faisant du commissaire de la République
GRÉGOIRE-GUISELIN un militant
sorti des rangs de la résistance marnaise.
Je n'ai rien trouvé pour ma part qui puisse corroborer cette
affirmation. L'abbé GILLET
a supposé qu'il était socialiste,
parce qu'il a été accueilli, caché et pris en charge
en attendant la libération du département, par le groupe
Libération-Nord de Châlons-sur-Marne
( 10 ).
Léon BORGNIET, secrétaire
général du Front national
et secrétaire du CDL à
la libération ( 11 ),
m'a déclaré qu'il aurait plutôt appartenu à
la mouvance du parti radical ( 12 ).
Nous ne savons rien sur les origines et la personnalité
de Raymond JAMMES qui fut désigné
le 15 juillet 1944 ( 13 )
pour occuper le poste de préfet
de la Marne, et dont le rôle fut assez effacé,
si ce n'est qu'il était le frère de Claude
JAMMES, collaborateur de GRÉGOIRE-GUISELIN
dans la résistance au sein de Libération-Nord,
et que ce dernier avait conservé auprès de lui comme directeur
de cabinet ( 14 ).
Ces désignations, pas plus que celles concernant
les autres postes de l'administration départementale, ne
furent contestées dans l'immédiat, même
si ultérieurement elles ont alimenté des amertumes et
des polémiques.
Le 29 août 1944,
jour de la libération de Châlons-sur-Marne par les troupes
américaines, GRÉGOIRE-GUISELIN
prit possession de la préfecture de la
Marne au nom du Gouvernement provisoire, et manifesta d'emblée
« une conception très préfectorale »
( 15 )
de son rôle de commissaire
de la République.
Le jour même, il déclara
déchu « le pseudo-gouvernement
du maréchal Pétain » ( 16 )
et rétablit la République.
Dans son rapport mensuel de
septembre 1944 au ministre de l'Intérieur, il décrivit
en détail comment était intervenu ce rétablissement
de la légalité républicaine après
quatre années exercées par une administration aux ordres
du gouvernement de Vichy, sans problème
majeur, sans heurt, presqu'en douceur :
Grâce
au travail préparatoire que j'avais fait dans la Région
avant sa libération, la mise en place de l'Administration s'est
faite instantanément dans tous les points de la Région
[...] Dès la libération de Châlons-sur-Marne,
j'ai pris immédiatement mes fonctions [...]
Les différentes administrations, après
quelques jours de flottement ont intégralement repris leur
activité normale.
Les quelques chefs de service déficients
ont été remplacés par leurs collaborateurs immédiats;
il ne me paraît pas nécessaire pour le moment de provoquer
des nominations nouvelles, sauf toutefois pour les services du Ravitaillement
qui sont assez désorganisés
( 17 ).
Le
préfet régional, PERRETI
DELLA ROCCA, le préfet
délégué, ROBERT,
et l'intendant des Affaires économiques,
DES PORTES, furent priés de
ne pas quitter leurs appartements à la préfecture, tandis
que l'intendant de Police SPACH
avait pris la fuite.
GRÉGOIRE-GUISELIN
signa un arrêté de suspension frappant
tous les hauts fonctionnaires en place, à l'exception
de Gaston VILLEGER, secrétaire
général de la Préfecture, successeur à ce
poste de Richard POUZET, qui fut
maintenu dans ses fonctions « en
raison des services rendus à la résistance et en plein
accord avec le CDL ».
André BENOIT,
directeur de l'inspection du Travail, fut nommé intendant
de Police. L'inspecteur d'Académie
Jules HELLER qui avait courageusement
démissionné sous l'occupation, refusant de cautionner
la politique antilaïque de Vichy fut réintégré
dans ses fonctions. Ce dernier, membre du parti radical comme
GRÉGOIRE-GUISELIN, mais qui
n'avait pas participé activement à la résistance,
fut nommé préfet de la Marne par
intérim, fonction qu'il exerça jusqu'au
10 octobre 1944, date à laquelle Raymond
JAMMES fut installé à la préfecture.
L'inspecteur d'Académie et préfet provisoire s'empressa
d'adresser au corps enseignant de la Marne, une note
publiée dans L'Union Champenoise
du 5 septembre 1944 et qui était
rédigée en ces termes :
Après
trois ans trois mois, me revoici comme prévu, à la tête
du corps enseignant de la Marne. Ce fait en soi se passe de commentaire.
La France redevient la France. C'est cette France
que désormais vous aurez mission d'enseigner dans la dignité
retrouvée de votre foi laïque.
Pour l'immédiat, que chacun à son
poste se consacre, en étroite collaboration avec les autorités
locales, au redressement général.
Pour la France !
Pour la République !
Pour l'École laïque
! ( 18 ).
La désignatio
des sous-préfets
GRÉGOIRE-GUISELIN
nomma à la tête des différents arrondissements du
département, des sous-préfets
tous issus directement des rangs de la résistance marnaise et
qui lui avaient été proposés par le CDL
:
- à Reims, un
démocrate chrétien, Pierre
SCHNEITER de CDLR, frère
du responsable de ce mouvement dans l'arrondissement, André
SCHNEITER,
fusillé le même jour par les Allemands à Tournes
dans les Ardennes ;
- à Épernay,
un communiste, Henri KINET,
membre du Front national ;
- à Vitry-le-François,
un socialiste, Tony HERBULOT,
membre de Libération-Nord ;
- à Sainte-Ménehould,
un autre socialiste, également membre de Libération-Nord,
Maurice MENNECIER, nommé
sous-préfet par intérim.
Curieusement, dans son rapport au ministre de l'Intérieur,
il utilisa des termes différents pour évoquer cette mise
en place des sous-préfets de la libération :
- « confirmation
» allant de soi pour Pierre
SCHNEITER ;
- « nomination »
s'agissant de Henri KINET « instituteur
et représentant du Front national », que
GRÉGOIRE-GUISELIN justifia
en disant qu'« il pensait que sa
connaissance des questions ouvrières serait particulièrement
utile » dans une région où les maisons
de champagne occupaient un nombre important de la main d'oeuvre ;
- « désignation »
concernant Tony HERBULOT
présenté comme « chef
de service administratif de l'Intendance de Police qui avait milité
dans le Mouvement Libération » et quelqu'un
qui avait fourni au commissaire de la République au temps de
la clandestinité « de précieux
renseignements sur l'organisation et le personnel de Police »
( 19 ).
Toutes ces nominations avaient
l'aval du CDL
qui avait été remanié après la dernière
vague d'arrestations et sensiblement étoffé,
puisqu'il comptait désormais 10 membres
représentant l'ensemble des mouvements de résistance,
ainsi que les syndicats et partis politiques qui adhéraient au
programme du Conseil national de la Résistance ( CNR ).
Son président Michel SICRE,
membre du Front national mais qui
y siégeait au titre de la CGT,
était assisté de deux vice-présidents, René
DERRIEN de CDLL et Jean
JOLY de CDLR, d'un secrétaire,
Léon BORGNIET du Front
national, et d'un trésorier Henri
LAGAUCHE de Libération-Nord.
Le parti communiste, le parti socialiste, le parti radical et l'Alliance
républicaine y avaient chacun un représentant.
Le rétablissement de la légalité républicaine
et le consensus fragile de la Libération
Cette
unanimité des premiers jours de la libération fut symbolisée
par la publication de deux appels conjoints dans le premier
numéro de L'Union
Champenoise
daté du 30
août 1944 , signés respectivement par le
commissaire de la République Marcel
GRÉGOIRE-GUISELIN,
et par le président du CDL,
Michel SICRE.
Ces deux appels annonçaient la
déchéance du régime du maréchal
PÉTAIN, le rétablissement
de la République française et de sa devise Liberté-Égalité-Fraternité,
et constataient que le Gouvernement provisoire
du général DE GAULLE
« voulu et acclamé par l'immense
majorité du pays », représentait
désormais la seule autorité qui
devait être reconnue.
Le fait qu'il y ait eu deux
appels simultanés et non pas un seul et unique appel
commun, pouvait accréditer l'idée que les
deux hommes représentaient bien deux pouvoirs potentiellement
concurrents voire rivaux, et cela d'autant plus qu'au-delà
des préambules rédigés en des termes quasiment
identiques, les deux discours n'avaient pas
la même tonalité.
Le commissaire de la République,
GRÉGOIRE-GUISELIN,
affirmait son autorité en promettant « une
Justice rapide et sévère » et en
proclamant « l'état de siège »,
mais tenait aussi des propos mesurés,
apaisants, appelant à la « concorde »,
et ne prenait aucune décision immédiate.
Au nom du CDL,
Michel SICRE tenait un
discours offensif et déclarait « dissous
les conseils municipaux en fonction » coupables
de ne pas représenter « les
aspirations du peuple français ». La plupart
avaient cependant été démocratiquement élus
avant-guerre, et avaient été maintenus en place par René
BOUSQUET. Or, l'Ordonnance du 21
avril 1944 promulguée par le CFLN concernant les
conseils municipaux, stipulait que ceux qui avaient été
élus « avant le 1er septembre
1939 » devaient être « maintenus
ou remis en fonction » ( 20 ).
Cette décision unilatérale
du CDL, qui s'érigeait en exécutif départemental,
dans un domaine qui était de la compétence du commissaire
de la République, avait sans doute pour but de faire
pression sur « l'homme
d'Alger » imposé
par le CFLN, et de le mettre ainsi à l'épreuve.
Refusant d'appliquer l'Ordonnance du 21 avril 1944,
le président du CDL s'empressait d'habiliter
les Comités locaux de libération ( CLL ) pour administrer
provisoirement les municipalités jusqu'aux élections,
et réclamait le « châtiment
juste, mais exemplaire » des « traîtres »,
des « trafiquants »
et des « spéculateurs ».
Il concluait en affirmant que le CDL de la Marne
faisait confiance au Gouvernement provisoire de la République
française présidé par le général
DE GAULLE, « pour que
tous les coupables soient châtiés »,
et « pour instaurer un régime
démocratique de justice et de liberté sociale »
( 21 ).
Ainsi se manifestaient dès les premiers jours
de la libération, les signes d'une dualité
de pouvoir potentiellement conflictuelle, qui traduisait
la volonté du CDL, par l'intermédiaire
de son président, d'affirmer sa différence
vis à vis du représentant du pouvoir
central, le commissaire de la République. Comme en
Ille-et-Vilaine et dans cinq ou six autres départements, le CDL
de la Marne a agi « comme groupe
de pression tout en acceptant de travailler avec le préfet »
( 22 ).
Mais dans la Marne ce dualisme
entre pouvoir local et pouvoir central fut rapidement dépassé
par deux autres clivages qui prirent
le dessus :
- d'une part, il se doubla dès le départ
de la vieille rivalité opposant Reims,
centre de la résistance marnaise et siège d'un CDL presqu'exclusivement
composé de Rémois ( 8 puis 9 Rémois sur 10, pour
1 seul Châlonnais ), à
Châlons-sur-Marne
la capitale administrative du département de la Marne et de la
région de Champagne, où s'instaura une sorte de solidarité
de fait entre le commissaire de la République, le préfet
et la résistance locale face au CDL ;
- d'autre part, une partie
des responsables de la résistance, redoutant que le
CDL, sous la présidence du communiste
Michel SICRE, ne devînt l'expression
d'un pouvoir révolutionnaire, se rallièrent
volontiers au commissaire de la République dans la
mesure où celui-ci incarnait une conception traditionnelle et
plus rassurante du pouvoir.
Les tensions liées aux dissolution des municipalités
et à la création de délégations municipales
Malgré
la pression exercée sur lui par le CDL
et les CLL, le commissaire de la République s'efforça
de limiter le nombre des municipalités
dissoutes et remplacées par des délégations municipales.
L'appel du président du CDL avait été
suivi à Reims, Ay, Fismes et dans un certain nombre de communes
rurales où les CLL s'étaient installés à
la mairie dès le départ des Allemands, mais
la plupart des conseils municipaux avaient été maintenus
en place.
Le CDL continua de réclamer
leur dissolution ou au moins leur modification, de façon
à y faire entrer des représentants des mouvements et partis
se réclamant de la résistance ( 23 ).
Dans dans son rapport de septembre au ministre de
l'Intérieur, le commissaire de la République signalait
que le recensement des conseils municipaux s'était déroulé
« sans heurts notables »,
mais que « l'application de l'Ordonnance
du 21 avril 1944 relative aux municipalités maintenues »
soulevait localement d'« assez sérieuses
difficultés », et que le cas de 25
communes restait encore à trancher ( 24 ),
dont celui de Givry-en-Argonne .
Maire de cette commune depuis
1929, Henri PATIZEL avait
voté comme sénateur radical de la Marne les pleins pouvoirs
au maréchal PÉTAIN
en juillet 1940, et avait été
nommé vice-président du Conseil
départemental par le gouvernement de Vichy en
1942. Il tombait donc sous le coup de l'ordonnance
du GPRF du 9 août 1944 qui privait du droit d'exercer
une fonction publique les parlementaires ayant voté les pleins
pouvoirs à PÉTAIN.
Depuis le mois d'octobre 1944,
le comité cantonal d'épuration
réclamait la dissolution de son conseil municipal,
dissolution qui ne fit l'objet d'un arrêté préfectoral
que le 5
février 1945.
PATIZEL,
avant de se retirer, adressa une lettre de protestation
à tous
les habitants de sa commune,
« les seuls »
qui, selon lui, pouvaient et devaient le juger. Aucun
habitant n'ayant accepté d'assumer le poste de maire,
la délégation municipale installée en
mars fut dissoute en avril,
et la commune de Givry fut administrée
jusqu'aux élections municipales par une délégation
spéciale composée de fonctionnaires ( 25 ).
La mise en place de délégations
municipales n'a représenté un enjeu
que dans les villes.
À Epernay,
ce fut le docteur Jean MACHET de
CDLR qui fut désigné
comme maire à la tête de la nouvelle municipalité
installée par le CLL, à l'issue d'une réunion avec
les représentants du CDL et des différents mouvements
de résistance ( 26 ).
À Reims,
le CLL présidé par le communiste Fernand
KINET du Front national
avalisa la nomination au poste de maire du docteur
BILLARD, considéré comme étant une « personnalité
politiquement indépendante et qui n'avait pas collaboré
» ( 27 ).
Le 30 août 1944,
jour de la libération de la ville des sacres, le docteur
BILLARD reçut l'écharpe de
maire des mains de son collègue le docteur
BOUVIER que BOUSQUET
avait installé à la mairie de Reims après la démission
de Paul MARCHANDEAU en avril 1942
et qui, après avoir démissionné à son tour
de ce poste en août 1943 ( 28 ),
avait accepté d'y revenir après l'arrestation et la déportation
d'Henri NOIROT en juin 1944.
En 1943, le docteur
BOUVIER avait été nommé par le gouvernement
de Vichy secrétaire du Conseil départemental
( 29 ).
La passation des pouvoirs
se fit dans la salle du conseil municipal de l'Hôtel
de ville, de façon consensuelle
et non sans un certain humour. Le docteur BILLARD
rendit hommage au docteur BOUVIER
et aux conseillers « épurés »,
en les qualifiant de « bons Français,
qui durent uvrer dans les conditions extrêmement délicates
que l'on sait ». Le docteur
BOUVIER affirma qu'il n'avait qu'un désir, aider de
tout son coeur le nouveau maire. Il suggéra ensuite que, puisqu'ils
étaient tous les deux chirurgiens, il ne s'agissait somme toute
que « d'un changement de bistouri
», le docteur BILLARD
lui rétorquant : « Bien sûr,
mais le microbe est parti ! » ( 30
).
Puis le docteur BILLARD
s'adressa à la population rémoise du haut du balcon de
l'Hôtel de ville pour souligner le caractère provisoire
de sa fonction et sa volonté de réaliser
l'union la plus large
:
Je
prends les fonctions de maire, à titre provisoire je l'espère.
Nommé sous les directives
du comité d'Alger que vous connaissez, je suis entouré
de conseillers municipaux qui sont des hommes venus de tous les partis.
Il y a des communistes, il y a des
cégétistes, il y a des syndicalistes, il y a des radicaux-socialistes,
il y a des socialistes, il y a des URD ( 31 ),
il y a des PSF ( 32 ),
des ouvriers, des artisans, des patrons, des bourgeois, il y a deux
médecins.
La proportion est peut-être un peu
élevée mais il y a encore beaucoup de plaies à
panser ( 33 ).
À
Châlons-sur-Marne, la formation et l'installation de
la délégation municipale se firent dans
un contexte beaucoup moins consensuel qu'à Reims et à
Épernay. La municipalité sortante présidée
par Georges BRUYÈRE, ancien
chef de la 3ème division à la préfecture où
il avait été le collaborateur et le confident du préfet
BOUSQUET, et qui avait remplacé, sur l'insistance
de ce dernier devenu secrétaire général à
la Police ( 34 ),
le maire CHAMPION démissionnaire
en juillet 1942, fut priée
de se considérer comme prisonnière.
Irénée DLÉVAQUE,
socialiste membre de Libération-Nord
présida la délégation municipale
où l'on retrouvait l'inspecteur d'Académie Jules
HELLER, plusieurs socialistes tels que Lucien
DRAVENY, et le commandant DERRIEN
de CDLL ( 35 ).
L'abbé
GILLET sollicité pour en faire partie se
récusa :
Je
ne nourrissais aucune prévention contre ces personnes, parfaitement
honorables et dont la plupart étaient des résistants
authentiques.
Mais cette " prise de pouvoir "
unilatérale et à peine camouflée par un parti
ne me semblait pas répondre à l'attente de l'ensemble
des Châlonnais, d'une part, et encore moins à celle de
l'ensemble des résistants, des déportés, des
prisonniers, qui ne voulaient pas voir recommencer les luttes stériles
d'avant-guerre »
( 36 ).
Ainsi,
dès la libération, la résistance
châlonnaise révéla des tensions et des divisions
qui n'apparurent que plus tard ailleurs.
En ce qui concerne le traitement infligé à
la municipalité sortante, l'abbé
GILLET de CDLL, considérait
qu'il n'était pas mérité
parce que celle-ci « avait fait de
son mieux en un temps difficile où d'autres attendaient seulement
leur heure » ( 37 ).
D'une façon générale, les membres
de CDLL dont la plupart étaient
politiquement plutôt de droite,
considéraient qu'ils avaient été les premiers et
les plus nombreux à s'engager dans la résistance, que
leur mouvement avait été le plus décimé
par la répression, et que le poste de
maire de ce fait aurait dû revenir à l'un des leurs.
Selon eux, le groupe Libération-Nord
de Châlons constitué plus tardivement, dont les membres
étaient moins nombreux, moins engagés dans l'action, et
avaient été épargnés par la répression,
aurait en quelque sorte profité de l'absence des responsables
de CDLL et de CDLR, fusillés ou déportés, pour
prendre le pouvoir à la libération.
Ils leur reprochaient leur
sectarisme au profit exclusif du parti
socialiste et de ses alliés qui prirent le contrôle
du Comité local de libération et de la municipalité
provisoire, confisquant ainsi les fruits de
la lutte clandestine menée par l'ensemble de la résistance
châlonnaise, que les élections municipales allaient
bientôt diviser un peu plus.
Dans
son rapport mensuel de janvier 1945
au ministre de l'Intérieur, le préfet dressait le
bilan de la reconstitution des conseils municipaux
( 38 ).
Arrondissements |
Nombre
de
communes |
Conseils
municipaux
maintenus
sans
changement |
Conseils
municipaux
maintenus
et
complétés |
Délégations
spéciales |
Maires
en place
en 1939
réélus |
Châlons/Marne |
105 |
15 |
82 |
1 |
67 |
Epernay |
174 |
15 |
147 |
8 |
92 |
Reims |
179 |
12 |
156 |
10 |
87 |
Ste-Ménehould |
74 |
1 |
57 |
7 |
43 |
Vitry-le-François |
123 |
54 |
48 |
17 |
62 |
MARNE |
655 |
97 |
490 |
43 |
351 |
Les
25 cas litigieux signalés
en septembre n'étaient toujours
pas résolus, mais parmi les 630 communes
où la situation avait pu être réglée, on
comptait seulement 43 délégations
spéciales représentant
6,5 % des conseils municipaux du département, et qui
concernaient surtout l'arrondissement de Vitry-le-François
ainsi que celui de Reims.
L'immense majorité
( 90 % ) des conseils municipaux marnais élus avant-guerre furent
donc maintenus, et 15 % d'entre eux
sans aucun changement. Cette remarquable stabilité,
pour ne pas dire continuité,
était renforcée par le fait que parmi
les maires maintenus à la tête de leur commune
par le gouvernement de Vichy pendant toute l'occupation, 351
c'est-à-dire plus des deux tiers furent réélus,
et que parmi les 183 maires remplacés,
la moitié seulement avaient été éliminés
de leur conseil municipal, les autres ayant cédé
la place pour des raisons de santé ou d'âge, ou s'étant
contentés d'un poste d'adjoint.
Le nombre des conseils municipaux complétés
qui ont remplacé leur maire
à la suite d'un changement de majorité fut assez rare.
Certes « les changements
opérés au sein des conseils municipaux se sont faits sous
le signe de la résistance » écrivait
le préfet, mais en même temps il soulignait qu'il n'y avait
eu que « peu de modifications »
et que la majorité radicale-socialiste
d'avant-guerre s'était maintenue malgré
un léger glissement à gauche.
L'arrondissement de Reims,
selon lui, illustrait parfaitement cette stabilité, avec « 100
maires radicaux-socialistes, 24 socialistes et 2 communistes, tandis
que les modérés occupaient une cinquantaine de sièges »
( 39 ).
La reconstitution
du Conseil général
Le
problème du maintien ou au contraire de la dissolution des conseils
municipaux en place ne fut pas le seul point de friction entre le commissaire
de la République et le président du CDL.
Dans son rapport mensuel de
septembre 1944 ( 40 ),
GRÉGOIRE-GUISELIN évoquait
aussi la question du remaniement du Conseil
général d'avant-guerre en attendant des élections,
et notait que cela avait fait l'objet entre lui et Michel
SICRE, d'« une volumineuse
correspondance et de multiples conversations »,
le CDL restant lié à
la résolution qu'il avait adoptée en
janvier 1944 selon laquelle « s'il
acceptait de collaborer avec l'administration pour l'épuration
du Conseil général, il n'entendait pas prendre une responsabilité
quelconque au sujet de l'incorporation d'éléments non
élus par le suffrage universel ».
Le commissaire de la République
considérait cependant qu'il avait la situation bien en main,
même si après son élargissement
à un certain nombre de personnalités, telles que « les
députés n'ayant pas voté les pleins pouvoirs à
Pétain ( 41 ),
deux ou trois dames qualifiées par leur dévouement à
la résistance, trois ou quatre agriculteurs destinés à
faire entendre la voix du monde rural », le CDL
acceptait difficilement « le passage
d'un pouvoir illimité à une activité purement consultative »
( 42 ).
En ce qui concerne la reconstitution
du Conseil général, le préfet de la
Marne ne précisait pas dans son rapport de
janvier 1945 comment elle avait été finalement
réalisée, qui en avait été écarté,
avec qui il avait été complété, ni si le
CDL avait finalement accepté de coopérer.
Il se contentait de signaler que
la majorité était et restait radical-socialiste,
puisque le parti radical y disposait de près de
55 % des sièges, c'est-à-dire 18 sur 33 au
lieu de 21 avant-guerre, que socialistes et
modérés avaient le même nombre de sièges
( 7 ), et que « la nuance
communiste » n'y était représentée
que par un seul et unique conseiller
( 43 ).
Mais les communistes marnais
entendaient bien ne pas en rester là, et allaient
se lancer résolument dans les élections d'après-guerre,
pour essayer de modifier à leur profit cette situation qui semblait
reproduire le rapport de forces d'avant-guerre.
L'attitude réaliste
des communistes
Au
lendemain de la libération, dans la Marne comme dans les autres
départements, le parti communiste occupait
« une place centrale dans les faits
et dans les esprits » ( 44 ).
Il était celui par
rapport auquel tous se déterminaient ( 45 ),
amis, compagnons de route, alliés, ou adversaires résolus.
Il était le parti qui avait réussi le mieux à
s'organiser sous l'occupation, malgré la répression
vichyste et allemande dont il avait été la principale
cible, et il sortait de la clandestinité considérablement
renforcé et auréolé du prestige de ses
FTPF et de l'Armée rouge qui multipliait les succès sur
le front de l'est.
Mais, compte tenu de la faiblesse de l'implantation
de leur parti avant-guerre dans la Marne, les responsables
et les militants communistes marnais, ne cherchèrent pas systématiquement
à développer la stratégie de rupture, de prise
du pouvoir révolutionnaire ou d'hégémonie au sein
des instances de la résistance qui fut un temps celle du PCF.
Ils adoptèrent d'emblée une stratégie
duale, plus simple, plus réaliste, qui consistait
à participer au pouvoir officiel, à
coopérer avec le commissaire de la République, tout en
développant de fait un pouvoir concurrentiel et de contestation
au sein du CDL ( 46 ).
Ils se contentèrent d'occuper
le terrain, de profiter de la faiblesse des autres partis,
de renforcer le nombre de leurs cellules et de leurs adhérents,
d'exploiter au maximum l'audience réelle qu'ils avaient acquise
dans la résistance, et de la concrétiser par des gains
significatifs et durables à l'occasion des échéances
électorales à venir.
Leur stratégie anticipait en quelque sorte
sur la stratégie unitaire et légaliste
que Maurice THOREZ
( 47 ), secrétaire
général du PCF, fit prévaloir lors de son retour
en France en novembre 1944.
La préoccupation des communistes marnais fut
donc d'abord de s'intégrer pleinement
dans les instances résistantes et de s'y faire reconnaître.
Ensuite, ils veillèrent à préserver l'élan
patriotique et la dynamique unitaire qui avaient présidé
à la formation du Front national de
lutte pour l'indépendance de la France et des
Francs-tireurs et partisans français ( FTPF ), auxquels
étaient venus s'ajouter à la libération le Front
national universitaire et l'Union
des femmes françaises ( UFF ).
Ces organisations appartenant à la mouvance du PCF, furent les
instruments d'une stratégie d'alliance développée
en direction de forces parfois très éloignées du
communisme, « mais prêtes à
coopérer par idéalisme et par attachement au combat commun,
par souci tactique ( en général contre les socialistes
), ou par opportunisme pur et simple » (
48 ).
L'ouverture en direction de
la bourgeoisie et de la droite était symbolisée
à Reims par Pierre
DECLEY, courtier-remisier, ancien adhérent du Parti
social français avant-guerre, militant du Front national
dans la clandestinité, devenu vice-président
de la section marnaise de ce mouvement à la libération,
et par Henri
CHOISNEL. Croix de feu avant-guerre,
élu en 1935 conseiller
municipal sur la liste conduite par Paul
MARCHANDEAU, ce dernier s'était engagé lui
aussi dans la résistance aux côtés des communistes
au sein du Front national ( 49 ).
Devenu membre du Comité directeur national
de ce mouvement se rattachant à la mouvance communiste,
il fut nommé à partir de novembre
1944, délégué
du Front national à l'Assemblée consultative
provisoire siégeant à Paris.
Dans
son rapport de septembre 1944, le
commissaire de la République relevait que « beaucoup
de citoyens qui appartenaient autrefois aux partis de droite étaient
entrés au Front national et lui restaient fidèles »,
ce qui permettait au parti communiste de toucher
les dividendes de son action clandestine sur le terrain politique,
par rapport à un parti socialiste qui s'organisait « plus
discrètement », mais qui était le
plus proche du gouvernement qu'il appuyait « sans
restrictions ni réserves », et par rapport
aussi aux autres mouvements de résistance, en particulier CDLR,
qui ne semblaient pas « avoir encore
substitué à leurs préoccupations militaires l'organisation
civile d'une action politique » ( 50 )
.
L'ouverture en direction des
forces religieuses s'appuyait sur la présence aux
côtés de Michel SICRE
dans toutes les réunions et meetings
du Front national, de
l'abbé DELATTRE, aumônier
des FFI, qui avait accueilli et caché dans la clandestinité
les responsables du mouvement.
Et en mettant en place un Front
national universitaire dont la présidence d'honneur
fut offerte à l'Inspecteur d'Académie
Jules HELLER, les communistes
entendaient attirer les enseignants défenseurs
de l'école laïque.
En même temps, les responsables qui contrôlaient ces organisations,
veillaient à en affirmer officiellement
et publiquement l'autonomie vis à vis du PCF.
C'est ainsi que le 12 septembre 1944,
le commandement des FTPF de la Marne, fit paraître un communiqué
dans L'Union Champenoise,
précisant que contrairement aux bruits qui couraient, les
FTPF n'étaient pas un groupe communiste, qu'ils ne
connaissaient « qu'un seul gouvernement,
celui du général de Gaulle et qu'une seule patrie, la
France ».
À
la libération, les communistes n'exerçaient
pas de responsabilités au niveau du
commandement militaire, et un seul
des leurs avait été nommé sous-préfet
( 51 )
sur les quatre arrondissements à pourvoir. Dans les trois villes
les plus importantes du département, ils
ne présidaient qu'un seul CLL, celui de Reims, et
aucun communiste n'y fut désigné comme maire
provisoire.
L'action
du Comité départemental de libération
Par
contre, les communistes furent très actifs
et influents au sein du CDL,
sans jamais toutefois s'y trouver en position
hégémonique. Parmi les dix membres qui le composaient,
le CDL ne comptait en effet que trois communistes,
placés tous, il est vrai, à des postes clés
:
- Michel SICRE, président du
Front national et qui y siégeait
au titre de la CGT en tant que secrétaire
de l'Union départementale des syndicats de la Marne, en
assumait la présidence et se trouvait à la
tête de la commission d'action immédiate ;
- Léon BORGNIET,
secrétaire général du Front
national, en était le secrétaire
et présidait deux commissions, celle des déportés,
prisonniers et réfugiés, et celle des municipalités ;
- Marcel
FRÉON, le
seul qui y siégeait au titre du parti
communiste proprement dit, avait en charge la commission
de la Presse.
Les communistes purent compter aussi, au moins dans
un premier temps, sur l'appui de Pierre DECLEY,
un membre du Front national venu du Parti social français, qui
y présidait la commission du NAP (
Noyautage des administrations publiques ).
Lorsqu'en septembre 1944,
le CDL fut élargi par cooptation et que le nombre de ses membres passa de 10
à 20, les communistes toujours soucieux de renforcer leur stratégie d'ouverture en direction
des croyants, des femmes et des ruraux, préférèrent
y faire entrer deux membres du Front national, l'abbé DELATTRE et Georges
PRADEL, directeur de coopérative agricole, ainsi que
Marthe JACQUINOT de l'Union
des femmes françaises ( UFF ), plutôt
que des représentants du PCF proprement dit.
Bien que minoritaires au sein
du CDL, les communistes en firent
le lieu privilégié de leur action. Ils y animaient
directement ou par l'intermédiaire de leurs alliés au
sein du Front national, les deux tiers des commissions.
Michel SICRE y
défendit avec constance la ligne définie
par le PCF, et se servit de sa fonction de président
pour déployer en toutes occasions une active propagande en sa
faveur.
Le 27 septembre 1944,
sous le titre « L'action des hommes
de la Résistance se poursuit », il signa
dans L'Union Champenoise un
communiqué qui exaltait la résistance et définissait
les tâches nouvelles à
accomplir. Après avoir rendu, au nom du « peuple
de France»,
un vibrant hommage aux « vaillantes
armées alliées et soviétiques »,
aux « vaillants FFI » et aux « héros de la clandestinité »,
il y affirmait que le rôle du CDL, « instrument de la libération », n'était pas terminé,
que sa mission ne s'arrêtait pas à la libération,
qu'il devait désormais « organiser
le pays », « chasser
les traîtres », « les
remplacer par des patriotes », « châtier
les coupables ». Il concluait en assurant que
le CDL, « émanation
du peuple », « expression
de sa volonté souveraine auprès du gouvernement provisoire », ne faillirait pas à sa tâche.
La dissolution des milices patriotiques
et l'amalgame au sein de l'Armée nouvelle
Au
début du mois d'octobre 1944, au cours d'un meeting
tenu au Cirque municipal de Reims devant 5 000 personnes, en présence
du prestigieux colonel FTPF, OUZOULIAS,
Michel SICRE appela
à la formation de milices patriotiques « pour
imposer le véritable ordre français et démocratique
» ( 52 ).
Instituées par le CNR en
mars 1944, les milices patriotiques
étaient des groupes armés
constitués de civils qui avaient joué un rôle
important, souvent sous l'impulsion des communistes, lors de l'insurrection
nationale déclenchée dans les départements qui
s'étaient libérés sans l'aide des Alliés.
En août 1944,
elles avaient reçu un statut qui en faisait une
police aux ordres des CDL ( 53 ),
mais elles étaient absentes dans la Marne,
département libéré par les troupes américaines
et les FFI dont le chef, Pierre BOUCHEZ,
s'était farouchement opposé à
leur création.
C'est seulement au moment où des menaces
mettant en cause leur existence à l'échelon national
commençaient à se faire jour, que
Michel SICRE appelait à leur formation dans
la Marne. Dans l'esprit du président du CDL, après
le décret du 24 septembre 1944 qui
mettait fin à l'existence des Forces françaises de l'intérieur,
la création de milices patriotiques dans le département
se justifiait par le fait qu'elles seraient amenées à
remplacer les FFI et FTPF
marnais.
La dissolution des milices
patriotiques, annoncée au plan national par le décret
du 28 octobre 1944, et qui impliquait la
restitution de leurs armes, n'eut pas d'incidence directe
dans la Marne où elles n'existaient qu'au stade de projet. Elle
y servit en fait de prétexte aux communistes marnais pour réclamer
leur création, réaction observée aussi
dans d'autres départements ( 54 ).
Mais elle constitua un enjeu d'importance à
l'échelon national et suscita des
tensions très vives, entre les mouvements de résistance
et le gouvernement provisoire et au sein même de ces mouvements,
enjeu et tensions où les communistes se retrouvèrent en
première ligne.
Perçue par les communistes comme une tentative
de « démobilisation de la
résistance » ( 55 )
et comme une agression à laquelle ils s'opposèrent vivement,
la dissolution des milices patriotiques ne
devint effective qu'au début
de 1945, après la conférence
d'Ivry du 21 janvier,
au cours de laquelle Maurice THOREZ,
devant le comité central du PCF, affirma que « tous
les groupes armés irréguliers »
ne devaient plus être maintenus plus longtemps ( 56 ).
Dans la Marne, les tensions
liées à l'intégration des FFI-FTPF dans l'armée
nouvelle, à la dissolution des milices patriotiques
et à la formation des gardes civiques républicaines ( CCR )
furent finalement surmontées
sans poser de gros problèmes.
Dans son rapport mensuel de septembre ( 57 ),
le commissaire de la République déclarait qu'au cours
des premiers jours de la libération, les FFI s'étaient
considérés « comme
maîtres et seigneurs dans le pays », multipliant
« réquisitions, perquisitions,
arrestations ». Les FTPF marnais après
avoir réclamé dans un premier temps la création
d'« une milice nationale »,
avaient accepté de s'intégrer aux FFI au sein desquelles
ils formèrent des compagnies homogènes
dont les hommes et les cadres venaient intégralement des FTP.
Rejoints par leurs camarades de l'Aube et de la Haute-Marne,
les FFI-FTPF marnais furent rassemblés
dans des casernes à Châlons-sur-Marne et placés
sous le commandement d'officiers de carrière. L'abbé
GILLET, évoquant le passage à Châlons-sur-Marne,
le 21 septembre 1944, du ministre
de la Guerre, DIETHELM, écrit
que ce dernier s'est rendu au Quartier Corbineau « pour
inspecter les FFI, troupe hétéroclite et quelque peu inquiétante »
( 58 ).
À la fin du mois de
septembre, le colonel PUNICELLI ( 59 )
promu général et nommé par de
GAULLE à la tête de la 6ème
Région militaire, annonça que le
106ème régiment d'infanterie allait être reconstitué
avec les volontaires des FFI des
trois départements de la région de Champagne ( 60 ).
Il y eut au cours des premières semaines quelques
actes d'indiscipline et quelques rivalités, opposant
en particulier soldats et officiers venant du
maquis aux cadres qui n'avaient pas appartenu à la résistance
: les premiers demandèrent aux seconds ce qu'ils avaient fait
pendant les années d'occupation ; les seconds ironisèrent
sur la compétence et sur la rapidité avec laquelle ils
avaient obtenu leurs galons dans la résistance.
Le 7 novembre 1944,
sous le titre " Amalgame nécessaire
", un article de
L'Union, demandait qu'une école
de cadres puisse rapidement amener les FFI et les FTPF qui
avaient gagné leurs galons au combat dans la résistance,
« à un degré d'instruction
technique sensiblement le même que dans l'armée régulière ».
Bon gré mal gré, la
fusion fut réalisée, et les
FFI - FTPF de la Marne furent intégrés à l'armée
nouvelle au sein du 106ème régiment d'infanterie reconstitué
qui fut envoyé au front à la fin
de 1944, sous le commandement du colonel
ENET ( 61 ).
En
janvier 1945, le préfet de la Marne signalait dans
son rapport mensuel qu'il n'y avait plus « d'organisation
officielle des FFI et des FTPF dans le département »,
que les enrôlements avaient cessé,
qu'« aucune réquisition, aucune
perquisition » n'avait été effectuée
par ces mouvements ( 62 ).
Les Gardes civiques républicaines
et les Comités de vigilance patriotiques
Après
la dissolution des milices patriotiques, les communistes et leurs alliés
firent adopter par le CDL réuni en assemblée plénière
le 5 décembre 1944, le principe
de la constitution des Gardes civiques républicaines
( GCR ) .
Le 10 décembre,
les 200 présidents des CLL marnais,
convoqués à Reims au
congrès préparatoire de l'Assemblée nationale des
CDL, adoptèrent à l'unanimité
une résolution demandant « l'institution
dans la légalité d'un corps de Gardes civiques républicaines
recrutées sous le contrôle du CDL »
( 63 ).
Le 21 décembre 1944,
au moment où l'offensive déclenchée par la Wehrmacht
dans l'Ardenne toute proche se fit menaçante, le président
du CDL, Michel SICRE, et le président
de l'Union de la Résistance, Albert de
BANVILLE, signèrent un communiqué
commun qui était une véritable
mobilisation. Prenant acte de la résolution adoptée
à l'unanimité par l'Assemblée générale
des CDL ( 64 ),
« portant création sur le
territoire national des Gardes civiques républicaines »,
ils appelaient « tous les chefs de
centaines et de compagnie FFI ou ex-FTPF », à
se présenter d'urgence au Bureau du CDL installé à
la sous-préfecture de Reims, « afin
d'y recevoir des instructions » ( 65 ).
Un État-major provisoire fut constitué qui désigna
des chefs de groupes chargés de recenser et de recruter dans
tout le département les hommes et les cadres susceptibles
d'être engagés dans les Gardes civiques républicaines.
Le 27 décembre,
un second communiqué portant les mêmes signatures, sous
le titre « Comment constituer la
garde civique républicaine ? », précisait
les conditions de recrutement :
L'admission
dans le corps des gardes civiques républicaines est ouverte
à tous les patriotes français désireux d'assurer
la défense du territoire et de préserver les libertés
républicaines et démocratiques contre les agissements
de la cinquième colonne.
Mais le recrutement sera soumis à un
contrôle rigoureux.
Les Comités locaux de Libération
et en dernier ressort l'État-Major de la garde et le CDLN,
sont seuls habilités pour délivrer les cartes d'identité
des gardes civiques républicaines.
Les gardes civiques républicaines sont
soumis à la discipline militaire ( 66 ).
Dans
son rapport de janvier 1945 ( 67 ),
le préfet de la Marne indiquait que le
nombre des enrôlements dans les Gardes civiques républicaines
devait probablement se situer entre
1 500 et 2 000, que leur activité était
des plus réduites et qu'elle concernait plus spécialement
les arrondissements de Reims, Vitry-le-François et Épernay.
À la même époque, un rapport
des Renseignements généraux ( 68 )
relevait que la création des GCR avait suscité au départ
quelques inquiétudes, dans
la mesure où elles étaient « dirigées
sous l'impulsion des syndicalistes et plus spécialement des syndicalistes
militants ou sympathisants du parti communiste ».
Mais il ajoutait que les GCR « ont
été bienvenues » à partir
du moment où elles furent officiellement reconnues, et où
on put constater qu'elles accueillaient « tous
les Français désireux de servir »
et « de toutes nuances »,
que « chaque petite commune » avait
« ses GCR »,
que leur armement était faible et disparate, et qu'enfin « les
communistes étaient largement minoritaires parmi les responsables ».
Ce même rapport, indiquait qu'à cette
époque, le PCF avait nettement affermi
sa position dans la Marne où il comptait désormais
« 35 cellules et 3 500 adhérents »,
chiffres que l'on peut comparer avec ceux d'avant-guerre, époque
où le nombre des communistes marnais n'avait jamais dépassé
le millier .
Après l'échec de la contre-offensive
allemande en Ardenne puis en Alsace, tout danger étant définitivement
écarté, le CDL décida dans sa séance du
16 février 1945, de
dissoudre les Gardes civiques républicaines, et préconisa
la constitution en contrepartie, dans chaque commune, de
Comités de Vigilance Patriotiques, une initiative
inspirée par les communistes, mais qui selon le préfet
de la Marne n'a pas rencontré un grand succès ( 69 ).
Au cours de cette même séance, le CDL
approuva à l'unanimité une proposition émanant
du secrétaire régional du PCF, concernant le
lancement d'une grande campagne pour le ramassage des armes,
afin de mettre à la disposition de l'armée française,
les armes soustraites à l'ennemi ou parachutées par les
Alliés avant la libération.
Le 13 mars 1945,
L'Union publia un communiqué
du CDL, signé par Michel SICRE,
prévenant « tous les détenteurs
d'armes, de munitions et d'équipements militaires »
qu'ils devaient « les livrer au
Centre de ramassage avant le 20 mars 1945 dernier délai ».
Au fur et à mesure que l'imminence de la victoire
alliée se précisait, les mouvements
de résistance commencèrent à s'effacer,
tandis que l'échéance proche des élections municipales
contribuait à réactiver les partis
politiques conscients de l'enjeu de ce premier scrutin d'après-guerre.
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