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Le déroulement des élections municipales
d'avril-mai 1945
Le
15 février 1945, le Front
national adressa une lettre à tous les mouvements,
partis et syndicats reconnus par les instances de la résistance
et qui adhéraient au programme du CNR ( 1 ),
dans laquelle, « fidèle
à son programme d'union de tous les patriotes et désireux
de poursuivre la tâche qu'il s'était assignée dans
la clandestinité », il leur proposait de
former des « listes républicaines
uniques » afin d'« apporter
au gouvernement de la République présidé par le
général de Gaulle, l'appui de tout un peuple uni sans
distinction de tendance politique ou religieuse pour l'application du
programme d'action du CNR ».
Signée par Michel SICRE,
cette lettre fut publiée dans L'Union
du 21 février 1945.
Dès le lendemain, le Mouvement
républicain populaire ( 2 )
répondait à la proposition du Front national par un communiqué
signé par François FANDRE,
membre du CDL et beau-frère de Pierre
SCHNEITER, sous-préfet de Reims :
il s'opposait au principe de listes uniques dès le premier tour,
considérant que ce ne serait pas démocratique puisqu'il
n'y aurait pas de choix possible pour l'électeur, mais il
n'était pas hostile à l'idée de constituer au second
tour, des listes uniques proportionnelles tenant compte des résultats
du premier tour ( 3 ).
Le
5 mars, Libération-Nord
annonça qu'il ne pouvait « s'intégrer
dans aucune liste électorale, fut-elle une liste unique »,
parce que « mouvement de résistance »,
il n'était pas et ne serait pas « un
parti politique ». Il proposait cependant de constituer
avec les autres mouvements et partis de la résistance, un « Comité »
pour examiner « en commun toutes
les listes en présence, afin que les attaques de personnes soient
rendues impossibles par l'élimination de candidats qui pourraient
être discutés ».
D'une façon générale, les mouvements
de résistance, à l'exception du Front national, firent
savoir qu'ils souhaitaient rester en-dehors
du jeu politique.
Seul le parti communiste prit position en faveur des
listes uniques puisque c'est lui qui en avait lancé
le projet par le canal du Front national. Dans un communiqué
ayant pour titre « Pour une liste
unique », il déplora le refus de ses partenaires
qui, à ses yeux, n'était pas conforme à l'esprit
du programme du CNR :
Pas
de listes de Partis qui de ce fait feraient éclore de multiples
programmes ; ce serait manquer à la parole donnée
puisque nous avons signé celui du CNR.
Faire des listes de Partis serait permettre
et même donner à la réaction fasciste et aux trusts
une chance de relever la tête qui conduirait à nouveau
notre pays à la misère ( 4 ).
Le
29 avril 1945, partis et mouvements
de la résistance affrontèrent le premier tour des élections
municipales provisoires en ordre dispersé ( 5 )
et en regrettant que l'on n'ait pas attendu le retour des prisonniers
et des déportés.
Les dernières élections municipales
ayant eu lieu en 1935, chacun était
cependant bien conscient que les délégations
municipales désignées à la libération
ne pouvaient pas être maintenues plus longtemps.
Compte tenu du scrutin de
liste majoritaire - pour être élu au premier
tour, chacun des candidats devait avoir obtenu la majorité des
suffrages exprimés et un nombre égal au quart de celui
des électeurs inscrits ( 6 )
- il
fallut procéder à un second tour, dans 543 des 655 communes
de la Marne.
Des listes d'union
se constituèrent dans la précipitation, donnant lieu entre
les partis politiques à d'âpres
tractations qui ramenèrent aux combinaisons
d'avant-guerre, déterminées essentiellement
par l'affrontement gauche-droite
et à gauche, par les tensions très
vives opposant communistes et socialistes.
Les résultats de ces élections (
7 ) furent caractérisés
à la fois par une relative stabilité
par rapport à l'avant-guerre dans la plupart des communes
rurales, et par des changements sensibles, parfois
même spectaculaires dans les villes et les communes
rurales les plus importantes.
Le glissement à gauche de l'électorat
La
tendance générale faisait apparaître
un glissement à gauche de l'électorat marnais au profit
des communistes et des socialistes,
au détriment des radicaux et de la droite. Celle-ci,
en attendant des jours meilleurs, se faisait discrète dans les
villes, mais les élus qui avaient été classés
par les services préfectoraux sous l'étiquette Union
républicaine démocratique ( URD ) ou
« Conservateurs »
représentaient cependant 20 %
du nombre total des conseillers municipaux, et un quart des maires.
Ce scrutin fut aussi marqué par l'application
pour la première fois de l'ordonnance
du 21 avril 1944 qui, en établissant le
suffrage féminin, entraînait un
doublement du corps électoral.
L'accession des femmes au
suffrage universel, ne provoqua pas de bouleversement au
sein des municipalités marnaises, puisqu'avec
379 élues les femmes ne détenaient que
5,5 % du nombre total des sièges, et qu'il n'y
eut qu'une dizaine de femmes qui furent élues
maires, dont Paulette BILLA
à Tinqueux et Madame
HARANG à Saint-Brice-Courcelles
( 8 ).
À Reims, Madame DÉTRÉ
dont le mari avait été torturé à mort par
la Gestapo, figurait en seconde place sur la
liste « Républicaine d'action municipale et sociale »
conduite par André THIÉNOT,
avec cinq autres femmes de déportés ou de prisonniers
: Mesdames DOMPMARTIN,
DROIT, FALALA,
FAUCHARD et DELARGE.
Madame SCHLEISS
dont le mari avait été fusillé par les Allemands,
figurait sur la liste du Parti socialiste,
et Madame JARDELLE, femme de déporté,
sur la liste du parti radical.
Madame BLONDIN,
dont le mari avait été également fusillé
par les Allemands, conduisait une liste « Républicaine
d'union ».
Au
lendemain du premier tour, sous le titre « La
volonté du peuple », l'éditorial de
L'Union dégageant l'enseignement
de ce premier scrutin de l'après-guerre,
établissait un lien entre le succès des communistes et
le vote des femmes :
Le
peuple s'est prononcé; sa volonté s'est élevée
nette et claire, sans équivoque [...]
Le peuple une fois de plus a reconnu les siens
[...]
Le peuple français, dont on a dit qu'il
avait la mémoire courte, s'est cependant souvenu [...]
Il apparaît bien que les femmes sont
entrées délibérément dans l'arène
électorale en adoptant les programmes nouveaux.
Chez elles comme chez les citoyens redevenus
libres s'est établie nettement une volonté de changement,
de transformation, de renaissance.
Et puis les gardiennes du foyer ont trop souffert
[...] pour ne pas vouloir que disparaissent à jamais les continuateurs
d'une politique de trahison comme celle que pratiqua Vichy.
Et là est tout simplement la raison
de la montée en flèche du « Parti des Fusillés
» ( 9 ).
Ce glissement à
gauche fut nettement plus marqué
dans les villes et les communes rurales les plus peuplées,
où les gains communistes et socialistes furent les plus spectaculaires,
et où les candidats se réclamant
de la résistance obtinrent d'autant plus de suffrages qu'ils
étaient marqués à gauche.
La percée des communistes dans les villes
et le ressentiment des socialistes
Les
communistes qui, avant-guerre, n'avaient aucun maire et ne disposaient
de la majorité que dans une seule commune du département,
en contrôlaient désormais une vingtaine,
tandis que le nombre des municipalités
à majorité socialiste triplait, passant de
17 à 54.
Les principales villes du
département élirent des maires de gauche, :
- communistes
à Reims et à Épernay,
- socialiste
à Châlons-sur-Marne,
- radicaux-socialistes
à Vitry-le-François, Sainte-Ménehould et Sézanne.
La
manifestation la plus spectaculaire de cette poussée de gauche
s'exprima dès le premier tour à Reims, ville
la plus peuplée bien que n'étant qu'une sous-préfecture,
par l'arrivée en tête de la liste
présentée par le PCF. Ce succès, selon
un rapport des Renseignements généraux, étonna
les responsables communistes eux-mêmes :
À
Reims, l'ascension inattendue du PC qui le mit en tête avec
une avance très nette a provoqué une vive surprise.
Le PC lui-même n'escomptait pas un succès
aussi grand.
Dans les faubourgs rémois l'enthousiasme
des masses est grand.
On pense que tout va changer et que des réformes
énergiques vont être appliquées en matière
de ravitaillement.
Dans les milieux bourgeois, on est assez inquiet
mais on déclare volontiers en parlant de l'extrême-gauche,
« qu'ils essayent un peu et on verra s'ils sont plus capables
que les autres »
( 10 ).
Ce
succès inespéré plaçait les
communistes rémois en position de force vis à vis des
socialistes dont la liste n'était arrivée qu'en
troisième position, derrière la liste « Républicaine
d'action municipale et sociale » conduite par
André THIÉNOT de l'Alliance
républicaine.
Communistes et socialistes
constituèrent au second tour une liste d'« Unité
patriotique républicaine et antifasciste »
composée de 17 communistes, 11 socialistes et 8 indépendants,
et qui comptait 7 femmes
( 11 ).
Les socialistes ayant refusé de faire une place
aux radicaux sur la liste d'union, le communiste Michel
SICRE, partisan de l'ouverture, y fit cependant figurer sous
l'étiquette « indépendants »,
des radicaux résistants, tel Fernand
CERVEAUX qui était membre du CDL, et cela malgré
les protestations des communistes du 3ème canton de Reims ( 12 ).
Le 13 mai 1945,
cette liste fut élue en entier au second
tour avec une moyenne de 24 230 voix, contre une moyenne
de 17 931 voix à la liste « Républicaine
d'action municipale et sociale ».
Le MRP, dont la
liste incomplète n'avait obtenu qu'une moyenne de 3 500 voix
au premier tour, avait proposé en vain la formation d'une liste
proportionnelle d'union au second tour, puis s'était
purement et simplement retiré du scrutin, en appelant
les électeurs « à voter
pour les candidats de l'une et l'autre liste, qui avaient fait preuve
de leur antifascisme et partisans du progrès social »
( 13 ).
Se posa alors le problème
de l'élection du maire. Face au candidat
communiste Michel SICRE
soutenu par le Comité central du PCF, mais qui ne faisait pas
l'unanimité parmi les communistes rémois, les socialistes
dont les candidats sur la liste d'union avaient obtenu plus de voix
que les communistes au second tour, présentèrent le docteur
Jacques BOTT. Michel
SICRE fut élu d'extrême justesse grâce
aux voix de quelques « indépendants
», avec 19 voix sur 36 votants.
L'élection d'un communiste
à la tête de la ville des sacres que contrôlaient
les radicaux sans interruption depuis 1919
et, à partir de 1935, en faisant
alliance avec la droite, créa
une énorme surprise, soulevant
la réprobation à droite et suscitant de vives contestations
à gauche.
Selon un rapport des Renseignements généraux,
les socialistes rémois et les responsables
syndicalistes ex-confédérés de la CGT,
en particulier René COCHINARD,
à qui les communistes avaient refusé le poste de premier
adjoint, en retirèrent un profond ressentiment
à l'égard du PCF : « Les
communistes veulent la guerre ; ils l'auront » ( 14 ).
.
Les radicaux en recul dans les villes
se maintiennent dans les communes rurales
Quant aux radicaux
rémois, en complète déconfiture après avoir
si longtemps présidé aux destinées de la ville,
leur président Georges HODIN,
qui avait été l'adjoint de Paul
MARCHANDEAU avant-guerre et sous Vichy ( 15 ),
et qui avait conduit la liste radicale à la défaite au
premier tour, fit voter une motion de blâme
contre les « dissidents »
qui avaient été élus sur la liste patronnée
par les communistes, puis démissionna sans trouver de successeur
( 16 ).
Les radicaux payaient là
sans doute leur engagement aux côtés de Paul
MARCHANDEAU qui
avait été le chef de file de la coalition
anti-Front populaire dans la Marne avant-guerre, puis un
artisan avec René BOUSQUET
du ralliement des notables marnais au régime
de Vichy. MARCHANDEAU
était resté jusqu'à la fin de l'occupation, le
directeur de L'Éclaireur de l'Est,
dont le rédacteur en chef, VERMERSCH-ROBIN,
venait d'être condamné à vingt ans de réclusion
par la Cour de Justice de la Marne ( 17 ).
Ainsi, d'une façon générale,
les radicaux semblaient être les principaux
perdants des élections municipales de 1945. Malgré
leurs divisions entre partisans et adversaires du Front populaire, ou
grâce à elles, ils avaient conservé avant-guerre
le contrôle de la majorité au sein de beaucoup de municipalités
urbaines et rurales.
En
1945, ils
perdirent les mairies des trois principales villes du département,
Reims, Châlons-sur-Marne, Épernay, et ils étaient
en recul partout ailleurs.
À Reims,
ils furent même complètement écartés de la
liste d'«
Unité patriotique, républicaine et antifasciste ».
À Châlons-sur-Marne
où l'ancien maire Georges BRUYÈRE,
épuré à la libération, avait été
cependant reconduit au sein du comité directeur, les radicaux
présentèrent une liste séparée
qui fut nettement battue au premier
tour, et durent s'allier avec les socialistes et les communistes
au second tour, sur une liste d'« Unité
républicaine », où ils purent ainsi
obtenir 10 élus sur 26.
La liste d'« Action
républicaine et sociale » présentée
par le Mouvement républicain et social
( ex-Alliance démocratique ), qui était arrivée
en tête à l'issue du premier tour, fut battue au second
grâce à la mobilisation des abstentionnistes du premier
tour et n'eut qu'un seul élu,
l'abbé GILLET ( 18 ).
Battus ou mis en difficultés dans les principales
villes du département, les radicaux ont
cependant bien résisté dans les villes moins importantes
et dans les communes rurales,
puisqu'à l'issue du premier tour, ils obtinrent la
majorité dans plus de 40 % des conseils municipaux. Le
nombre des conseils où ils détenaient la majorité
ne diminua que d'environ 7 % à peine, passant de 279 à
260.
Malgré le recul important qu'ils essuyaient
dans les principales villes du département, radicaux-socialistes
et radicaux indépendants disposaient encore de près d'un
tiers du nombre des sièges de conseillers, alors que
la SFIO et les communistes malgré des gains spectaculaires réalisés
dans les villes les plus importantes n'en comptaient respectivement
que 9 % et à peine 4 %.
Les
radicaux tenaient les mairies de Vitry-le-François,
Sainte-Menehould, Sézanne,
et avaient conservé la majorité dans
la plupart des municipalités qu'ils contrôlaient avant-guerre.
L'élection en 1945 dans ces
municipalités radicales, d'un certain nombre de conseillers communistes
ou socialistes, tout en créant une situation nouvelle,
ne modifia guère finalement le rapport de force existant.
Le parti radical restait le
parti qui détenait le plus de postes de maires ( 188
), et conservait l'image d'un parti de notables
enraciné dans les communes rurales où
les élus radicaux qui s'étaient compromis avec René
BOUSQUET et le régime de Vichy
furent réélus maires
à la tête de leur commune.
Ce fut le cas à Givry-en-Argonne,
du sénateur Henri PATIZEL
qui avait voté les pleins pouvoirs à PÉTAIN
en juillet 1940, et à Condé-sur-Marne,
d'Albert BARRÉ qui avait été
nommé par Vichy délégué-adjoint
de l'Union régionale corporative de la Marne en
1942 ( 19 ),
puis membre du Conseil départemental
en 1943 ( 20 ).
Ainsi, malgré l'impression de « chambardement »
qu'avaient suscitée les résultats du premier tour, l'analyse
approfondie du second tour montrait que les
tendances lourdes du paysage politique marnais d'avant guerre n'avaient
pas été fondamentalement bouleversées
par ce premier scrutin de l'après-guerre.
Entre les deux tours, était intervenue la victoire
alliée sur l'Allemagne nazie qui mettait fin à
la seconde guerre mondiale en Europe, et qui allait accélérer
le retour à la normale.
La célébration de la victoire alliée La
plupart des Rémois, comme les autres Français, n'ont
eu connaissance de la signature à Reims le
7 mai 1945 de
la capitulation allemande, que le
8 mai après-midi, à 15 heures, en écoutant à la radio le
chef du gouvernement provisoire, le général
de GAULLE.
Les témoignages
que j'ai pu recueillir en
1985 ( 21 ) auprès
de Rémois qui habitaient en
mai 1945 à proximité ou même à l'intérieur du collège moderne
et technique où fut signée la capitulation, ainsi que les journaux
de l'époque, les rapports des Renseignements généraux
( 22 ),
de la Gendarmerie et de la Police ( 23 )
sur l'état de l'opinion
publique, révèlent que la victoire
de 1945 a eu relativement peu de retentissement à Reims et dans la
Marne.
C'est ainsi que dans le rapport mensuel du Commissariat
central de Reims daté du 24
mai 1945, on pouvait lire la mention suivante :
Événements
particuliers
Mois de mai 1945 :
Rubrique n'ayant plus lieu d'exister
( 24 ).
La plupart des témoins
que j'ai interrogés en
1985 lorsque je travaillais sur le film 7
mai 45, utilisaient le terme d' armistice
pour parler de la capitulation allemande, un mot que l'on retrouve
aussi dans un certain nombre de rapports de police de l'époque, réminiscence
sans doute de la 1ère guerre mondiale.
Plusieurs d'entre eux avaient également tendance
à mélanger ou à confondre
dans leurs témoignages, les souvenirs
de la libération du département intervenue à
la fin du mois d'août 1944, et ceux
de la victoire de
mai 1945.
Si la victoire de 1945 n'a pas été ressentie et
célébrée comme celle de 1918 par les Rémois et les Marnais, c'est
parce qu'elle est intervenue alors que la ville et le département,
libérés depuis plus de huit mois, se
trouvaient relativement éloignés du théâtre des opérations,
tandis qu'ils avaient été en première ligne durant toute la durée
de la 1ère guerre mondiale.
Alors que l'armistice
du
11 novembre 1918 avait mis fin à une 1ère guerre mondiale
dont on redoutait qu'elle puisse encore durer, la capitulation
allemande de
mai 1945, même si elle a été finalement acquise
dans la précipitation et l'improvisation, n'a créé aucune
surprise dans la mesure où elle était prévisible, annoncée,
attendue, après les capitulations partielles acquises en Italie du
Nord et en Allemagne du Nord.
Le
4 mai 1945, le préfet de la Marne avait adressé aux sous-préfets
un télégramme
qui devait être immédiatement transmis aux maires de leur arrondissement,
et qui exposait le dispositif
prévu par le ministère de l'Intérieur, à appliquer dès
l'annonce officielle de
«
la cessation des hostilités » dans toutes
les communes du département. Le lendemain, les
instructions détaillées, avec lieux de rassemblements,
itinéraire et horaires du « grand défilé
» et des « réjouissances
populaires » prévus pour célébrer la victoire à Reims,
furent publiées dans le journal L'Union
( 25 ).
Ne manquait que la date !
Dans ces conditions, les manifestations populaires
ne pouvaient pas avoir le même caractère spontané d'explosion de joie
qui avait salué la libération du département à
la fin du mois d'août et au début du mois de septembre 1944.
Dans
l'après-midi du 8 mai 1945, à 15 heures, au moment où retentirent
partout les sirènes et les cloches des églises, la
population descendit dans les rues, sur les places publiques, devant
les mairies, pour écouter l'annonce officielle de la capitulation
allemande faite à la radio par le
général de Gaulle et diffusée par des haut-parleurs .
Les monuments publics et les maisons furent rapidement
pavoisés
aux couleurs de la France et des pays alliés.
Dans la soirée, des
retraites aux flambeaux parcouraient les rues illuminées,
et des veillées
étaient organisées devant les monuments aux morts avec la participation
des jeunes de la préparation militaire.
Les manifestations
officielles eurent lieu le 9
mai, selon des modalités à peu près semblables partout
:
- dépôts de gerbes et recueillement devant les monuments
aux morts ;
- défilés
militaires dans les principales villes et cortèges ailleurs,
avec la participation des associations d'anciens combattants, de résistants,
de prisonniers de guerre, de déportés, des mouvements de jeunesse
et des enfants des écoles ;
- offices religieux
et Te
Deum d'actions de grâces ;
- concerts ;
- feux
d'artifice et bals populaires, dans la soirée.
La
participation des Rémois et des Marnais à ces fêtes
patriotiques est difficile à évaluer. Les journaux de l'époque
( 26 ) parlent
de 20 000 personnes à Reims
pour assister au défilé
de la victoire, de 10 000 personnes à Châlons-sur-Marne,
d'une foule imposante à Épernay.
Il est vrai que le défilé de Reims a attiré une
foule nombreuse qui n'était pas exclusivement composée de Rémois.
Cependant, l'examen des archives photographiques
et cinématographiques conduit à penser que
la célébration de la victoire n'a pas mobilisé la majorité de la population
qui n'a pas pu ou n'a pas voulu pour des raisons diverses s'y associer ( 27 ).
En tout cas, on n'y retrouve pas cette intense émotion
qui se dégage des actualités cinématographiques, montrant la foule
parisienne, le
8 mai en fin d'après-midi, autour du général
DE GAULLE à
l'Arc de Triomphe.
Ce décalage, cette
différence d'intensité entre la
célébration de la victoire de 1945 et ce qu'avaient
été les célébrations de la victoire de 1918 et de la libération du
département en août 1944,
l'absence d'unanimité et les restrictions dans la liesse populaire
furent très clairement exposés et expliqués dans un rapport des Renseignements
généraux daté du
12 mai 1945 :
Malgré le grand enthousiasme qui anima la population marnaise durant
ces quelques jours, on sentait nettement que la joie n'était pas
entière et pas toujours spontanée.
Certaines personnes qui avaient vécu les journées
de Novembre 1918 sont unanimes à déclarer que ce 8 Mai 1945 était
bien différent en ce sens que la joie de 1918 était sans mélange
et que cette date marquait irrémédiablement la fin de tous les maux
provoqués par la guerre.
Divers faits peuvent motiver cet état d'esprit
inquiet que l'on devine sous l'enthousiasme des foules [...]
Les maux qui se sont abattus sur nous au cours
de ces cinq dernières années, trahisons, occupation, tortures, destructions,
blessures morales et matérielles de toutes sortes, ne nous ont pas
enseigné le pardon et la joie, mais bien la résignation, la tristesse
et le désir non encore satisfait du châtiment.
Beaucoup de familles ont à pleurer la perte d'un
être cher, d'autres sont encore sans nouvelles de leurs déportés
ou de leurs prisonniers, et si elles ont pris part au premier élan
de joie, bien vite l'angoisse et la tristesse ont repris leur place
dans leurs préoccupations quotidiennes [...]
Enfin, dernier fait qui ne semble pas le moindre
pour la population : rien n'avait été prévu par les Services du
ravitaillement pour que soient marqués par des réunions de famille
autour de tables plus copieusement garnies que de coutume, ces deux
jours de fête [...]
( 28 ).
Des lendemains qui ne chantent guère
Au
lendemain de la capitulation allemande, la
majorité des Marnais se sont désintéressés rapidement
des implications de la victoire alliée en Europe
sur l'évolution des relations internationales, mais par contre, les
problèmes
intérieurs en
particulier ceux touchant au ravitaillement,
à l'épuration,
aux conséquences
des élections municipales,
au retour
des prisonniers et des déportés,
aux
relations avec les Alliés,
mobilisèrent toute leur attention.
Selon
le rapport mensuel du
mois de mai 1945 des Renseignements généraux
sur l'état de l'opinion marnaise ( 29 ),
une partie des Marnais considérait que la
France devait absolument s'imposer à ses alliés et réclamer
la part qui lui revenait dans la victoire commune, tandis
que d'autres s'inquiétaient
des tensions qui se faisaient jour parmi les vainqueurs,
pas seulement celles qui divisaient les alliés occidentaux et
soviétiques, mais aussi celles qui opposaient Français
et Britanniques au Liban et en Syrie.
Les classes moyennes, les notables, les milieux cléricaux
redoutaient
que
l'alliance franco-soviétique conjuguée
avec le
renforcement du parti communiste ne conduisît à
une bolchevisation
générale.
Mais la
majorité des Marnais se détournaient des problèmes
extérieurs, se désintéressaient de la
guerre qui se poursuivait en Extrême-Orient et dans laquelle pourtant
la France se trouvait impliquée en Indochine, considéraient
que le sort de la France avait été définitivement
réglé à Yalta par les alliés américains,
soviétiques et britanniques, et se résignaient à
admettre que notre pays passait désormais aux yeux du monde pour
une
puissance secondaire.
Sur le plan intérieur, le
problème du ravitaillement restait de loin la préoccupation essentielle
de la population qui manifestait sa colère et son indignation, parce
que, plus de huit mois après la libération du département, elle n'enregistrait
pas
d'amélioration sensible par rapport à l'époque de
l'occupation.
La pénurie,
le rationnement
des produits de première nécessité, le maintien des cartes d'alimentation
et des bons d'habillement étaient très mal supportés par les consommateurs
qui constataient qu'il était toujours aussi difficile d'obtenir de la
viande ou des vêtements avec des tickets, mais que, pour autant, ces
produits n'étaient pas introuvables au
marché noir.
Le
15 mai 1945, le chef d'escadron de Gendarmerie, ONILLON,
adressa un rapport au préfet de la Marne sur la situation générale et
l'état d'esprit de la population du département, dans lequel il indiquait
que la situation
était inchangée en matière de ravitaillement et caractérisée
par des difficultés
persistantes, que le marché
noir continuait à sévir et qu'il allait plutôt en se développant,
mais que le commerce du champagne lui, était toujours florissant ( 30 )
.
L'épuration
des collaborateurs et de la collaboration divisait de plus en plus profondément
l'opinion.
Les uns estimaient qu'elle épargnait les notables,
qu'elle frappait trop exclusivement
« les
lampistes », et pensaient qu'elle devait
être plus rapide, plus sévère et plus juste.
Étaient particulièrement
visés :
- Paul
MARCHANDEAU, maire de Reims confirmé par Vichy en
1940 et directeur du quotidien
L'Éclaireur de l'Estl qui a continué de paraître
sous contrôle allemand jusqu'à la Libération,
- ainsi que le
marquis Melchior de POLIGNAC président
d'honneur du Groupe Collaboration
de Reims.
Tous deux avaient
été soustraits
à la juridiction de la Cour de Justice de la Marne et jugés
à Paris par la Cour de Justice de la Seine qui les avait blanchis.
D'autres considéraient au contraire que l'épuration
n'était pas justifiée et craignaient qu'elle ne s'enlisât dans de sordides
règlements
de compte ou vengeances
personnelles.
Mais beaucoup finalement, souhaitaient en finir et
tourner
la page sur les turpitudes de l'occupation et de la
collaboration.
Sur le plan politique,
le
succès remporté par le PCF aux élections municipales,
en particulier à Reims, avec l'élection d'un maire communiste, Michel
SICRE, président du Front national
de lutte pour l'indépendance de la France et président
du Comité départemental de libération ( CDL
), suscitait espoir pour les uns, stupeur et inquiétude
pour les autres.
L'attitude des communistes au cours du défilé de
la victoire à Reims, souleva la réprobation générale :
Le
Parti communiste a été unanimement et violemment critiqué par la tenue
incorrecte de ses représentants qui crurent devoir pour mieux afficher
la classe prolétarienne, se présenter non rasés, foulards rouges au
cou, coiffés d'une casquette et passer devant la tribune officielle
sans se découvrir, la cigarette aux lèvres, levant le poing et entonnant
L'Internationale, ce qui aurait fait dire à un officier soviétique
présent à la tribune : « Il est vraiment regrettable que
le Parti communiste soit aussi mal représenté en France » ( 31 ).
Le
15 mai, lors d'une réunion électorale,
Michel SICRE désapprouva
publiquement et sévèrement au nom du Comité central et
du Comité régional du PCF
« cette manifestation grossière » qu'il
mettait sur le compte d' «
éléments provocateurs », et admonesta
les militants rémois en ces termes :
Est-ce
pour remercier nos alliés et les officiers soviétiques présents à
la tribune que vous leur montrez le poing ?
Vraiment ils méritaient un autre remerciement et le Parti
communiste a trouvé cela fort déplacé.
Ignorez-vous donc que depuis dix ans nous pratiquons la
politique de la main tendue [...]
Vous arrivez en retard avec vos poings fermés.
Vous gênez l'extension de notre grand parti.
Il ne faut pas effrayer les masses par de tels actes.
Au contraire, le Parti communiste cherche à être conciliant
avec tous pour attirer les masses à lui et triompher.
Les résultats de ces élections ont assez démontré que
nous n'étions plus pour beaucoup, l'homme au couteau entre les dents ( 32 ).
Le
16 mai 1945, La Champagne ouvrière
et paysanne ( 33 ),
hebdomadaire de la fédération marnaise du parti communiste, salua
par une résolution du Comité régional
« la victoire des armées alliées, en particulier la jeune
armée française et l'Armée rouge », dont une
photo rappelait la participation au défilé du
9 mai à Reims.
Les titres et les sous-titres qui figuraient à la
Une de ce numéro traduisaient bien les
préoccupations du PCF au lendemain de la victoire alliée
et le contexte dans lequel ce dernier entendait situer cette victoire
:
Et
maintenant au travail pour une France plus belle et plus heureuse.
En avant ! Pas de faiblesse, pas d'hésitation ;
tenons ferme jusqu'à ce que toute la tâche soit accomplie [...]
Jusqu'à extermination complète du fascisme intérieur
et extérieur.
Sabotage
du ravitaillement - Vichy pas mort !
La peuple a voté - Le peuple exige.
Ces
thèmes furent repris et amplifiés dans le numéro du 19
mai :
Vers
les lendemains qui chantent.
Après la victoire militaire, après la victoire électorale,
tous au travail.
Notre unité doit être indestructible.
On retrouvait les mêmes
thèmes relayés par Les Fils de Valmy,
l'hebdomadaire régional du Front national de lutte pour l'indépendance
de la France :
Après
la capitulation : Achevez la victoire.
Victoire et vigilance.
La victoire en chantant [...]
Continuez l'union scellée dans la guerre ( 34 ).
Confortés par leur
succès aux élections municipales et par le regain d'élan patriotique
des célébrations de la victoire, les communistes se lancèrent avec
enthousiasme dans la
préparation des États Généraux
de la Renaissance Française, et appelèrent à la rédaction
de cahiers
dans chaque commune.
Ils invitèrent
les Marnais à exposer largement dans ces cahiers leurs doléances
et leurs revendications,
et annoncèrent qu'une vingtaine de délégués départementaux iraient
les porter en leur nom à l'Hôtel de ville de Paris à la veille du
14 juillet
1945.
Mais il ne semble pas que la population marnaise,
vite démobilisée, ait partagé l'enthousiasme des communistes, et ces
États généraux furent un échec.
Le retour des déportés et des prisonniers :
les « exclus de la victoire »
En
mai 1945, aux préoccupations de la vie quotidienne toujours
axées sur les difficultés persistantes du ravitaillement, venait maintenant
s'ajouter le problème posé par
le retour des prisonniers et des déportés.
Le
10 avril 1945, le commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN
s'était rendu au centre
d'accueil et de rapatriement de Revigny
situé dans la Meuse, pour y accueillir un premier convoi de « rapatriés
» ( 35 ).
Le nombre des convois passa de 1à 3 par jour à
la fin d'avril, mais ces premiers convois étaient composés
de prisonniers
de guerre et principalement de requis
du STO qui ne se plaignaient pas d'avoir été maltraités et
dont beaucoup rapportaient de
volumineux bagages,
n'hésitant pas à dire qu'ils «
s'étaient servis avant de quitter l'Allemagne ».
De leur côté, les prisonniers
protestèrent, parce qu'ils n'acceptaient pas d'être mis «
sur un pied d'égalité avec les civils français et des étrangers de toutes
nationalités » dont ils estimaient que 70 à
80 % avaient été des «
volontaires pour aller travailler en Allemagne ».
Tous se plaignirent de la
lenteur des transports qui les ramenaient en France et demandèrent
ce
qu'avaient fait les services officiels depuis huit
mois pour se préparer à les recevoir.
Le
1er juin 1945, 1 700 prisonniers rassemblés à
Reims, réclamèrent la
démission du ministre FRENAY
( 36 ).
Lorsqu'arrivèrent les
rescapés des camps de concentration, les conditions d'accueil
ne s'étaient guère améliorées, et les carences
du retour apparurent encore plus scandaleuses.
Faute
de moyens matériels, leur retour avait été particulièrement
lent - lenteur mal supportée venant après tant de souffrances
et de privations - parce que
presque totalement dépendant des Alliés.
À la lenteur du retour, étaient venus s'ajouter
le mauvais
fonctionnement des centres d'accueil et l'échec
de la réinsertion ( 37 ) .
Le retour des prisonniers et des déportés devenait
dans le même temps un
enjeu politique.
Parmi les mouvements et partis se réclamant de la
résistance, était venu s'intégrer le Mouvement
national des prisonniers de guerre et des déportés ( MNPGD ),
dont le délégué régional, René MAUPAIN,
avait été coopté au sein du Comité départemental de Libération élargi
en
septembre 1944.
Au
début de 1945, ce dernier, au cours d'une réunion d'information
à Reims avait annoncé qu'il s'était organisé sur le plan départemental
en trois sections :
- les prisonniers
de guerre,
- les déportés
du travail,
- les déportés
politiques et raciaux ( 38 ).
À Reims,
au premier tour des élections municipales du 29 avril 1945,
plusieurs déportés ou femmes de déportés non encore rentrés figuraient
en tête ou en bonne place sur plusieurs des listes en présence
:
- Raymond
GUYOT et Claude BURGOD sur
la liste du parti socialiste ;
- René
MENU sur celle du MRP ;
- Madame
DOMPMARTIN ainsi que Madame
FALALA, épouses de déporté, sur la liste conduite par André
THIÉNOT lui-même père de déporté ( 39 )
.
Marcel FALALA,
chef de gare de Reims, résistant engagé dans le réseau de renseignements
Jade-Fitzroy, avait été arrêté le
3 mai 1944 et déporté à Dachau
en juin
1944. Il s'était évadé de ce camp le
5 mai 1945, alors qu'un car avait été affrété depuis Reims
pour aller le chercher en Allemagne.
Ainsi, on
n'avait pas attendu le retour des déportés pour organiser
les premières élections de l'après-guerre, mais
chacun s'était servi d'eux pour obtenir des voix.
En
1985, François COCHET a
retiré des témoignages recueillis auprès de déportés marnais survivants,
la
conviction que, «
pour la quasi-totalité d'entre eux, le retour a signifié l'entrée dans
un monde de silence » ( 40 ).
Meurtris et traumatisés
par l'épreuve qu'ils venaient de subir, écœurés
par les verdicts de clémence dont avaient bénéficiés parfois leurs dénonciateurs
ou des collaborateurs contre lesquels ils avaient lutté de toutes leurs
forces, ils eurent l'impression très nette d'avoir
été oubliés et beaucoup se
retirèrent volontairement de la vie publique.
Dès cette époque, le
retour des déportés et des prisonniers de guerre,
devint un enjeu de mémoire.
Dans un pays déjà engagé dans l'après-guerre, il
contrariait aussi bien l'image de la France héroïque, résistante et
combattante qui entendait effacer au plus vite la défaite
de mai-juin 1940, que
l'aspiration à une normalisation rapide de la vie politique et sociale.
Déportés
et prisonniers de guerre confondus, ont bien été, à des degrés
divers, «
les exclus de la victoire » ( 41 ).
Les rapports difficiles
de la population avec les soldats alliés
Mais
les retombées des élections municipales, les difficultés
du ravitaillement, les controverses au sujet de l'épuration,
le retour des prisonniers et des déportés, ainsi que
le problème de leur réinsertion ne furent pas les seuls
sujets de préoccupation des Marnais au lendemain de la victoire
de mai 1945. Il en est un autre qui revient
régulièrement dans les rapports de police et de gendarmerie
( 42 ),
celui des relations de la population avec les Alliés.
Marqués à l'origine par la plus grande
cordialité, les rapports entre la population
marnaise et les troupes alliées - essentiellement américaines
- se dégradèrent, passant de l'euphorie
de la délivrance au lendemain de la libération, à
l'incompréhension et à
de réelles tensions qui,
une fois la victoire acquise, s'accompagnèrent même parfois
de relents de xénophobie,
accentués par la présence de soldats noirs, et par le
fait que les Américains avaient ramené d'Allemagne plusieurs
milliers d'étrangers, Hollandais, Russes, Tchèques,
Polonais qu'ils avaient libérés des camps nazis et pris
à leur service, pour garder les prisonniers allemands
ou leurs dépôts de stocks.
C'est ainsi qu'à
la mi-mai 1945, 24 500 étrangers
étaient cantonnés
dans la seule ville de Reims.
S'agissant des soldats noirs,
un rapport des Renseignements généraux daté du
2 mai 1945, expliquait leur présence dans la Marne
en ces termes :
Les
Américains emploient peu de nègres en première
ligne, mais les utilisent de préférence dans les services
de l'Intendance, pour des raisons politiques. Ils ne veulent pas qu'après
guerre, les nègres puissent faire valoir leur titre militaire
auprès des blancs. Cependant quelques unités nègres
ont été admises dans la célèbre 1ère
division de la 1ère Armée [...]
À ceux qui s'étonnent de leur racisme, ils répondent
que les Français sont assez mal venus de faire des remarques
à cet égard ; en France il n'y a qu'une proportion
infime de noirs et dans les colonies, les Français traitent
ceux-ci comme des chiens, leur confiant en période de guerre,
les secteurs les plus agités ( 43 ).
Les Américains, d'abord
accueillis dans l'enthousiasme en libérateurs, n'eurent pas
toujours ensuite le sentiment de se trouver en pays ami.
Ils furent rapidement persuadés que la population
ne s'intéressait qu'à leur argent
et aux avantages matériels
qu'elle pouvait tirer d'eux. Ils trouvaient que les prix des denrées
qu'on leur vendait étaient abusivement surévalués
et eurent le sentiment de se faire tout simplement et vulgairement
arnaquer.
La population marnaise de son côté
fut tout aussi rapidement déçue
dans la mesure où la libération
n'a pas été immédiatement suivie comme elle l'espérait,
par des améliorations sensibles dans sa vie quotidienne.
Il en résulta une sorte de frustration
dont elle eut tendance à rendre responsable les Américains
présents partout, offrant chaque jour le spectacle
de gaspillages choquants, et dont
certains éléments, mal contrôlés par la
police militaire, se livraient à des excès de plus en
plus mal supportés, et faisaient preuve de beaucoup de désinvolture
mal comprise des Marnais. La destruction en particulier de vivres
et de vêtements dans des décharges dont on interdisait
l'accès aux civils, fut perçue comme de l'indifférence
et comme une insulte à la pauvreté
des Français.
Les plaintes
de la population à l'encontre des troupes américaines
se multiplièrent.
On leur reprochait de s'enivrer
plus que de raison et d'être bagarreurs,
accusation visant en particulier les troupes de choc parachutistes
: bagarres au pistolet entre Américains, blancs et noirs, ou
bagarres entre militaires américains et civils français;
incidents nombreux et fréquents dans les salles de bal et les
débits de boissons ; coups et blessures ; portes enfoncées
; tables brisées.
À Mourmelon, les habitants furent « dans
l'obligation de s'enfermer chez eux à la tombée de la
nuit »
( 44 ).
Partout, on accusait aussi les Américains d'alimenter
le marché noir, de se livrer
à un commerce clandestin,
et d'être entreprenants avec les jeunes filles et les jeunes
femmes qui n'osaient plus sortir le soir venu, à partir du
moment où des viols furent
signalés en plusieurs endroits du département.
On leur reprochait enfin de conduire dangereusement,
de rouler trop vite, de provoquer de nombreux
accidents faisant des morts qui auraient pu être
épargnées, plus généralement de faire
preuve de sans-gêne et de
se comporter comme en pays vaincu
: coupes de bois sans autorisation et dégâts occasionnés
aux récoltes dans les campagnes; présence envahissante
dans les villes, en particulier à Reims, siège
du SHAEF ( Quartier général ddu général
EISENHOWER, commandant suprême des forces expéditionnairesa
lliées en Europe ), et à proximité des
camps de Suippes et de Mourmelon; réquisitions jugées
abusives ; confiscation de lignes téléphoniques ; surconsommation
d'eau et de gaz entraînant des coupures et une pénurie
pour les usagers dans les villes.
Une note
d'information
des Renseignements généraux datée du
15 mai 1945 et intitulée « La
ville de Reims menacée de manquer d'eau »,
relevait que les Américains établissaient de nombreux
branchements sans l'assentiment
du Service des eaux de la ville, et que les puits risquaient de s'épuiser
( 45 ).
Quant aux patrons marnais, ils se plaignirent d'une
fuite de la main-d'oeuvre qualifiée
vers les services américains qui offraient, outre des salaires
plus élevés, des avantages
en nature non négligeables. Dans la seule région
de Reims, sur les 8 827 salariés
pour lesquels les services britanniques et américains ont versé
11 511 827 francs de salaires correspondant à
la seconde quinzaine de mars 1945, 5
783 étaient des ouvriers spécialisés
( 46 ).
Un rapport des Renseignements généraux
daté du 4 mai 1945, constatait
que cette dégradation de la qualité
des relations entre la population marnaise et les Américains
avait déjà atteint un degré
d'exaspération généralisée
à la veille de la victoire :
La
popularité des soldats américains disparue depuis longtemps
est remplacée aujourd'hui par l'antipathie de la population
qui est déroutée devant leur sans-gêne et le manque
de respect qu'ils témoignent aux femmes françaises qu'ils
considèrent toutes de la même façon. La population
est unanime à souhaiter que la fin des hostilités amène
le départ des troupes alliées cantonnées sur
le territoire ( 47 ).
Après la capitulation allemande, si les commerçants
et les milliers de salariés employés par les armées
alliées redoutèrent le départ prévisible
des Américains ( 48 ),
beaucoup de Marnais ne cachèrent pas
leur satisfaction de voir mettre un terme à ce qu'ils percevaient
de plus en plus comme une occupation. Le mot apparut d'ailleurs,
même si ce n'est pas de façon péjorative, dans
un document adressé le 8 mai au
sous-préfet de Reims par le Service d'aide aux forces alliées,
où figurait « la liste détaillée
de l'occupation par l'armée américaine de la ville de
Reims »
,
une liste
impressionnante
qui fournit une idée de ce que fut alors l'omniprésence
américaine, beaucoup plus envahissante et plus contraignante
que ne l'avait été, en partie dans les mêmes lieux,
l'occupation allemande ( 49 ).
Mais
contrairement à l'espoir de la population, la capitulation
allemande n'a pas entraîné le départ immédiat
des Américains, et au début
du mois de juin 1945, on annonça même
un renforcement de leur présence avec
l'arrivée de troupes venant d'Allemagne, qui furent
regroupées dans les camps militaires de Champagne avant d'être
envoyées en Extrême-Orient où la guerre n'était
pas terminée.
La nouvelle suscita à nouveau beaucoup d'appréhension
au sein de la population, appréhension vite justifiée
si l'on en croit ce rapport des Renseignements généraux
daté du 15 juin 1945 :
L'attitude
des troupes américaines massées dans les camps de regroupement
des régions de Mourmelon et Suippes est sévèrement
commentée. C'est une véritable terreur qui règne
lorsque ces troupes descendent dans les divers établissements
où on sert à boire. De nombreuses agressions ont lieu
chaque soir, contre les habitants qui circulent dans les rues et on
signale même des batailles au couteau. Aussi on émet
l'opinion que les véritables Américains ne sont pas
en France et qu'on a expédié vers les zones d'opération
tous les éléments indésirables aux États-Unis
( 50 ).
Les divisions
et l'effacement de la Résistance
Lorsque la guerre
fut définitivement achevée en Europe, en
mai 1945, le
ciment de la lutte commune contre l'Allemagne hitlérienne,
qui avait permis de préserver la cohésion de la Résistance,
commença à s'effriter.
Des affaires
troubles de l'époque de la clandestinité ou de la Libération,
mettant en cause des
résistants ayant parlé sous la torture ou ayant trahi,
ou se rapportant au détournement
de fonds parachutés par le Bureau des opérations
aériennes ( BOA ) de la France libre, ou encore à
ce qu'on a appelé l'« affaire
Baudoin » ( 51 )
empoisonnèrent les rapports existant entre les différents
mouvements au sein du Comité départemental de Libération,
et auraient été étouffées à la suite de tractations
entre certains responsables qui ne souhaitaient pas que la lumière
soit faite ( 52 ).
Le
14 mars 1946, le commissaire chef du service départemental
des Renseignements généraux, évoqua ces affaires
de façon feutrée dans
un rapport détaillé concernant l'épuration
adressé au préfet de la Marne :
Il
serait encore possible d'évoquer les marchandages auxquels
on se livre dans certains milieux pour obtenir que silence soit fait
sur certaines personnes. Ainsi autour du commandant B., Chef des FFI
dans l'arrondissement de Reims, ancien commandant de la Place de Reims,
se nouèrent des intrigues afin de le faire inquiéter
par la Justice pour ses histoires de parachutages d'argent du temps
de la clandestinité ou pour l'exécution d'une collaboratrice
après la libération. Autour des déportés
qui avaient parlé sous la torture de la Gestapo se créa
une nouvelle agitation qui se trouve actuellement résorbée
( 53 ).
D'une part, ces affaires
provoquèrent un malaise
profond et durable au sein même des mouvements se réclamant de la
Résistance.
D'autre part, elles jetèrent le discrédit
sur l'ensemble de la Résistance dans une opinion publique qui déjà
depuis quelque temps s'en écartait.
Elles contribuèrent aussi à
faire resurgir un courant réactionnaire, hostile à la Résistance,
dont la principale cible furent Michel SICRE
et les
communistes.
Dès
le début de l'année 1945, les Renseignements généraux,
chargés de faire une enquête approfondie, avaient perçu une
évolution sensible de l'opinion marnaise à l'égard de la Résistance
:
Alors
qu'aussitôt après la Libération, la population ne mesurait pas ses
hommages à la Résistance et aux organismes nés d'elle, on peut constater,
d'après l'ensemble des sondages effectués par le service, que l'état
d'esprit général est présentement opposé à la Résistance.
Cette antirésistance apparaît comme un malaise plutôt
que comme un parti pris. Elle est due, d'une part
aux écrits de la presse extrémiste, et d'autre part à l'épuration
[...]
La population en a assez d'une justice qui lui apparaît
comme une vengeance politique ou personnelle, et peut-être aussi,
d'un certain manque de modestie de la part des Résistants, de l'étalage
de faits que l'on écoutait avec admiration en août 1944, qui lassent
par leur enflure [...]
On est las du CDLN [
Comité départemental de libération nationale ]
de Reims, on est las du NAP [ Noyautage
des administrations publiques ]
de Châlons [...]
Plusieurs fois au cours de l'enquête, il a été donné
d'entendre que les FFI n'avaient agi que par intérêt, que pour se
placer, que les cadres qu'ils fournissaient aux pouvoirs publics du
département se caractérisaient par leur nullité intellectuelle et
leur ambition [...] ( 54 ).
En conclusion, ce rapport
considérait que la population de la Marne certes ne rejetait pas le
général de GAULLE ni son gouvernement,
mais qu'elle
se détachait «
de la partie héroïque d'elle-même », et que
l'état d'esprit général était «
à la réaction contre le parti communiste ».
La
belle solidarité de l'époque de la clandestinité s'estompa.
Les clivages
politiques d'avant-guerre resurgirent et allaient bientôt
reprendre le dessus à l'occasion des prochaines consultations électorales
nationales et locales qui allaient remettre en selle les partis politiques.
L'anticommunisme
se ralluma aussi bien à droite
qu'à gauche, en particulier du côté de certains responsables
socialistes et syndicalistes CGT ex-confédérés.
Tous essayèrent plus ou moins consciemment de détourner
sur la mouvance communiste, le courant d'hostilité qui se faisait
jour contre la Résistance.
Le retour des prisonniers et des déportés, a suscité
lui aussi un malaise
et nourri bien des incompréhensions
au sein de la résistance.
Non seulement on ne les
avait pas attendus pour organiser les premières élections de l'après-guerre,
mais on s'était empressé de clore ou de classer un certain nombre
d'enquêtes concernant des collaborateurs et des affaires au sujet
desquelles ils auraient pu témoigner utilement.
Beaucoup d'entre eux ne comprenaient pas la place
faite dans les instances de la Résistance par leurs camarades qui
avaient eu la chance d'échapper à la répression, à
des résistants de la dernière heure, et considéraient que
l'épuration restait à faire.
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