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La multiplication des lois mémorielles
et le développement de mémoires victimaires concurrentielles
Dès
les années
1980-1990,
les démarches entreprises pour obtenir
l'inculpation
de René BOUSQUET,
puis
les procès
successivement de BARBIE,
de
TOUVIER et de PAPON, jugés
pour crime contre l'humanité, ont
amorcé un processus de judiciarisation
du passé qui a
constitué un contexte favorable au vote de
lois qualifiées de « lois
mémorielles » ou « lois
de mémoire » :
- Loi
n° 90-615 du 13 juillet 1990,
dite
Loi « Gayssot », « tendant
à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe »,
qui comporte 15 articles dont certaines
dispositions ont été réfutées par plusieurs
historiens, en particulier Madeleine RÉBÉRIOUX
et Pierre VIDAL-NAQUET.
- Loi
n° 2001-70 du 29 janvier 2001
dont
l'article unique affirme que « La
France reconnaît publiquement le génocide arménien
de 1915 ».
- Loi
n° 2001-434 du 21 mai 2001,
dite Loi « Taubira »,
« tendant à la reconnaissance,
par la France, de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre
l'humanité »
et demandant que les programmes scolaires
leur accordent « la
place conséquente qu'ils méritent »,
loi qui a été suivie de l'instauration,
à
partir de 2006 et à la demande du président
de la République, Jacques CHIRAC,
d'une Journée de la mémoire de
la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions,
célébrée le
10
mai.
- Loi
n° 2005-158 du 23 février 2005,
dite
loi « Mekachera »,
« portant reconnaissance de
la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés »,
dont l'article 4
stipule :
« Les programmes
de recherche universitaire accordent à lhistoire de la
présence française outre-mer, notamment en Afrique du
Nord, la place quelle mérite.
Les programmes scolaires reconnaissent en particulier
le rôle positif de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, et accordent à lhistoire
et aux sacrifices des combattants de larmée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle
ils ont droit ».
La
participation d'historiens à
ce qu'on a appelé les « procès
pour la mémoire », procès qui ont
permis de souligner l'importance et la singularité
du génocide des Juifs,
mais aussi l'implication de l'État français
et du gouvernementt de Vichy dans la mise en uvre du génocide
en France, a contribué à légitimer cette
tendance à légiférer sur
le passé qu'ils condamnent aujourd'hui.
Pour
Henry ROUSSO, la
multiplication des « lois mémorielles »
qui relève parfois de la « surenchère
politique », s'explique aussi par la place accordée
depuis une dizaine d'années à la
mémoire du génocide des Juifs longtemps occultée,
« au
souvenir de la Shoah, érigé en symbole universel de la
lutte contre toutes les formes de racisme »,
mais dont
« le caractère universel
échappe à beaucoup ».
La mémoire de la Shoah est
devenue «
un modèle jalousé, donc, à la fois, récusé
et imitable » ( 1 ).
De
son côté Gilbert
MEYNIER mettait en garde contre
« le piège des mémoires
antagonistes » :
[...]
En officialisant
le point de vue de groupes de mémoire liés à
la colonisation, elle risque de générer en retour des
simplismes symétriques, émanant de groupes de mémoire
antagonistes, dont l' « histoire officielle »,
telle que l'envisage cette loi, fait des exclus de l'histoire ».
L'étude scientifique
du passé ne peut se faire sous la coupe d'une victimisation
et d'un culpabilisme corollaire. De ce point de vue, les débordements
émotionnels portés par les « indigènes
de la République » ne sont pas de mise. Des êtres
humains ne sont pas responsables des ignominies commises par leurs
ancêtres - ou alors il faudrait que les Allemands continuent
éternellement à payer leur épisode nazi
[...]
On peut clamer d'abondance
que c'est toujours la faute des autres et/ou du passé. Mais
il y a aussi, et toujours, urgence concomitante à balayer devant
chez soi et à se confronter aux duretés d'aujourd'hui
- et pas seulement aux ressentiments construits sur des hiers douloureux.
Cela est valable pour tous les peuples et toutes les sociétés.
Les
historiens doivent travailler à reconstruire les faits et à
les porter à la connaissance du public. Or ces faits établissent
que la traite des esclaves, dans laquelle des Européens ont
été impliqués ( et encore, pas eux seuls ),
a porté sur environ 11 millions de personnes ( 27,5 %
des 40 millions d'esclaves déportés ), et que les
trafiquants arabes s'y sont taillé la part du lion : la «
traite orientale » fut responsable de la déportation
de 17 millions de personnes ( 42,5 % d'entre eux ) et la
traite « interne » effectuée à l'intérieur
de l'Afrique, porta, elle, sur 12 millions ( 30 % ). Cela,
ni Dieudonné ni les « Indigènes », dans
leur texte victimisant à sens unique, ne le disent - même
si, à l'évidence, la traite européenne fut plus
concentrée dans le temps et plus rentable en termes de nombre
de déportés par an [...]
Pour reprendre
le texte des « Indigènes de la République »,
à l'évidence, les plaies dont ils saignent sont de moins
en moins celles qui sont infligées par le vieux colonialisme
porté, certes, partiellement par le nationalisme
français et la création en son temps d'îlots capitalistes
, mais bel et bien celles provoquées par la sauvagerie
et la dureté économiques d'aujourd'hui, assez largement
transnationales [...]
ll est important, pour y voir clair, de ne pas
tout mélanger. Tout, dans la situation des immigrés,
ne fut pas redevable à la colonisation, dans le passé
comme maintenant.
L'historien ne se reconnaît
pas dans l'affrontement des mémoires. Pour lui, elles ne sont
que des documents historiques, à traiter comme tels
[...] ( 2 )
Le débat
autour de la loi du 23 février 2005
et de l'Appel des 19 " Liberté pour l'histoire "
Aussitôt
après le vote
la
loi du 23 février 2005, le site Internet Hermès
-
Histoire en réseaux des méditerranées
de de luniversité Denis Diderot - Paris 7, créé
en février
2004 par Claude
LIAUZU et Anne
VOLERY-LAZGHABAU, y a ouvert une rubrique
Questions
dhistoire consacrée au mouvement
contre l'article
4 de
cette loi instituant une histoire
officielle du «
rôle positif » de
la colonisation dans lenseignement, et au débat sur les problèmes quelle pose aux historiens.
Le
25 mars 2005,
Le Monde publiait l'appel de
6 universitaires réclamant l'abrogation
de la loi du 23 février 2005 :
Colonisation
: non à l'enseignement d'une histoire officielle
La
loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la
Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés
» a des implications sur lexercice de notre métier
et engage les aspects pédagogiques, scientifiques et civiques
de notre discipline.
Son
article 4 dispose :
« Les programmes de recherche universitaire accordent à
lhistoire de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, la place quelle mérite.
Les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif
de la présence française outre-mer, notamment en Afrique
du Nord, et accordent à lhistoire et aux sacrifices des
combattants de larmée française issus de ces territoires
la place éminente à laquelle ils ont droit »
Il
faut abroger durgence cette loi,
- parce quelle impose une histoire officielle, contraire à
la neutralité scolaire et au respect de la liberté de
pensée qui sont au cur de la laïcité,
- parce que, en ne retenant que le « rôle positif »
de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes,
sur des massacres allant parfois jusquau génocide, sur
lesclavage, sur le racisme hérité de ce passé,
- parce quelle légalise un communautarisme nationaliste
suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits
de tout passé.
Les
historiens ont une responsabilité particulière pour
promouvoir des recherches et un enseignement
- qui confèrent à la colonisation et à limmigration,
à la pluralité qui en résulte, toute leur place,
- qui, par un travail en commun, par une confrontation entre les historiens
des sociétés impliquées rendent compte de la
complexité de ces phénomènes,
- qui, enfin, sassignent pour tâche lexplication
des processus tendant vers un monde à la fois de plus en plus
unifié et divisé.
Claude
LIAUZU, professeur émérite
à luniversité Denis Diderot-Paris 7
Gilbert
MEYNIER, professeur émérite à luniversité
de Nancy
Gérard
NOIRIEL, directeur détudes à lEHESS
Frédéric
RÉGENT, professeur à luniversité
des Antilles et de Guyane
Trinh VAN
THAO, professeur à luniversité dAix-en-Provence
Lucette
VALENSI, directrice détudes à lEHESS
Le
22 mai 2005,
le Comité national de lAssociation
des professeurs d'histoire et géographie ( APHG ),
réuni à Paris, adoptait une motion
réclamant l'abrogation de l'article 4
de la loi du 23 février 2005 :
Il
appartient aux historiens d'écrire l'histoire et aux enseignants
de l'enseigner
Le Comité national de lAPHG, réuni
à Paris, le 22 mai 2005,
- dénonce la dérive actuelle conduisant le Parlement
à inscrire dans la loi des dispositions relatives aux contenus
précis denseignement qui relèvent de textes réglementaires
(décrets, arrêtés, circulaires...), comme vient
de le rappeler le Conseil Constitutionnel à propos de plusieurs
articles de la loi dorientation et de programme pour lavenir
de lécole,
-
demande en conséquence labrogation de larticle
4 de la Loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la
Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés,
qui stipule : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier
le caractère positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à lhistoire
et aux sacrifices des combattants de larmée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle
ils ont droit ».
Se
fondant sur les déclarations de M. le Ministre délégué
aux Anciens Combattants, commentant cette loi « [...]
Il est évident que les historiens et les enseignants travaillent
et travailleront comme ils lentendent. Ils ont toujours été
libres en France, et on voit mal qui voudrait les contraindre. Prétendre
imposer une pensée officielle aux historiens et diffuser une
histoire homologuée en classe serait stupide et na jusquà
présent été réalisé sur notre continent
que par des régimes totalitaires. Ni le législateur
ni le gouvernement nen ont eu le projet, ni même lidée.
Il appartient aux historiens décrire lhistoire
et aux enseignants de lenseigner [...] ». Hamlaoui
MEKACHERA, " Colonisation : réconcilier les mémoires
", Le Monde, 8 mai 2005 ),
lAPHG :
- demande que soit mis fin aux pratiques qui consistent à instrumentaliser
lenseignement de lhistoire au service des « devoirs
de mémoire »,
-
rappelle que les contenus denseignement en histoire et en géographie
doivent se fonder sur les acquis de la recherche scientifique, pour
laquelle lUniversité et le CNRS doivent être dotés
de moyens suffisants,
-
réaffirme que pour exercer, sur ces bases, la liberté
pédagogique que leur reconnaît la loi, les professeurs
doivent continuer à être recrutés à un
haut niveau de compétence scientifique et bénéficier
dune formation continue universitaire de qualité.
En
juin 2005, a été créé un
Comité
de vigilance face aux usages publics de l'histoire
( CVUH ) qui réclamait
l'abrogation de la loi du 23 février 2005 et l'ouverture
d'un large débat sur l'autonomie des
travaux et de l'enseignement des historiens. Ce comité
a publié un manifeste qui denonce « les
tentatives visant à mettre l'histoire au service de la politique » :
En
tant que chercheurs et enseignants en histoire, notre rôle principal
consiste à élaborer et à transmettre des connaissances
rigoureuses sur le passé. Celles-ci résultent d'une
analyse critique des sources disponibles, et répondent à
des questions qui ont pour but de mieux comprendre les phénomènes
historiques et non pas de les juger.
Mais les historiens ne vivent pas dans une tour d'ivoire.
Depuis le XIXe siècle, le contexte politique et social a joué
un rôle essentiel dans le renouvellement de leurs objets d'étude.
Les luttes ouvrières, le mouvement féministe, la mobilisation
collective contre le racisme, l'antisémitisme et la colonisation,
ont incité certains d'entre eux à s'intéresser
aux « exclus » de l'histoire officielle, même si
la France est restée à la traîne de ces mutations.
Il
y a donc un rapport étroit entre la recherche historique et
la mémoire collective, mais ces deux façons d'appréhender
le passé ne peuvent pas être confondues. S'il est normal
que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser
dans l'histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs
intérêts, en tant qu'enseignants-chercheurs nous ne pouvons
pas admettre l'instrumentalisation du passé.
Nous devons nous efforcer de mettre à la disposition
de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de favoriser
une meilleure compréhension de l'histoire, de manière
à nourrir l'esprit critique des citoyens, tout en leur fournissant
des éléments qui leur permettront d'enrichir leur propre
jugement politique, au lieu de parler à leur place [...]
Après
le refus de la majorité parlementaire,
en novembre 2005, d'abroger
l'article 4 de la loi du 23 février 2005,
une pétition
" Nous n'appliquerons pas l'article 4 de
la loi du 23 février 2005 stipulant que « les programmes
scolaires reconnaissent le rôle positif » de la colonisation "
a été
lancée et parrainée par ce comité.
En
décembre 2005, des professeurs de Sciences Po réunis
en Forum à Paris ont rédigé un appel
intitulé « Liberté
pour l'histoire », signé
par 19 historiens,
et ont décidé de créer l'association Liberté
pour l'histoire, pour porter secours aux historiens qui se
trouveraient attaqués en justice,
comme l'a été par un « collectif
antillais-guyanais-réunionnais »,
Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, auteur d'un ouvrage
sur Les Traites négrières.
Cet appel, dit Appel des 19
a été publié dans le journal Libération
du 13 décembre 2005.
Ils
expriment
leur émotion devant la multiplication
de
lois qui
prétendent
détenir et imposer la vérité
historique en restreignant la liberté des historiens.
Ils rappellent
avec force que « l'histoire
n'est pas la mémoire »,
qu'« elle
tient compte de la mémoire »,
mais qu'« elle
ne s'y réduit pas ».
Ils réaffirment les
principes qui fondent le travail des historiens.
Ils réclament le toilettage
des quatre lois mémorielles et l'abrogation
de certaines dispositions contenues dans ces lois, qui
restreignent la liberté des historiens :
Émus
par les interventions politiques de plus en plus fréquentes
dans l'appréciation des événements du passé
et par les procédures judiciaires touchant des historiens et
des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants
:
L'histoire n'est pas une religion.
L'historien n'accepte aucun dogme, ne respecte aucun
interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.
L'histoire n'est pas la morale.
L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou
de condamner, il explique.
L'histoire n'est pas l'esclave de l'actualité.
L'historien ne plaque pas sur le passé des
schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas
dans les événements d'autrefois la sensibilité
d'aujourd'hui.
L'histoire n'est pas la mémoire.
L'historien, dans une démarche scientifique,
recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte
aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits.
L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne
s'y réduit pas.
L'histoire n'est pas un objet juridique.
Dans un État libre, il n'appartient ni au
Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir
la vérité historique.
La politique de l'État, même animée
des meilleures intentions, n'est pas la politique de l'histoire.
C'est en violation de ces principes que des articles
de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier
2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté
de l'historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu'il doit
chercher et ce qu'il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes
et posé des limites.
Nous demandons l'abrogation de ces dispositions
législatives indignes d'un régime démocratique.
Jean-Pierre
AZÉMA, Elisabeth BADINTER, Jean-Jacques BECKER,
Françoise CHANDERNAGOR, Alain DECAUX, Marc FERRO,
Jacques JULLIARD, Jean LECLANT, Pierre MILZA, Pierre NORA,
Mona OZOUF, Jean-Claude PERROT, Antoine PROST,
René RÉMOND, Maurice VAÏSSE, Jean-Pierre VERNANT,
Paul VEYNE, Pierre VIDAL-NAQUET, Michel WINOCK ( 3 )
Jean-Pierre
AZÉMA, réaffirmait la position des 19 dans Libération du
21 décembre 2005 : « Quand
la loi édicte une vérité officielle, nous disons
non ».
Dans
la revue L'Histoire de février
2006, sous le titre " Laissons
les historiens faire leur métier ! ", Françoise
CHANDERNAGOR, membre du Conseil d'État, juriste,
historienne et signataire de l'Appel des 19,
précise que cet appel ne demande pas « l'abrogation
de lois entières, mais seulement des articles qui posent problème » :
Ainsi,
dans la loi sur les rapatriés, seul l'article 4 est mis en
cause.
Il est évident par ailleurs que le Parlement
et le gouvernement ont parfaitement compétence pour fixer
des indemnités, décréter des commémorations,
construire des musées, édifier un mémorial,
etc.
Ils peuvent aussi décider, comme ils l'envisagent
d'ailleurs, de consacrer un jour férié à l'abolition
de l'esclavage.
De même quand la loi Gayssot de 1990 donne
des pouvoirs supplémentaires aux associations pour lutter
contre le racisme , l'antisémitisme et la xénophobie,
le législateur est dans son rôle et le citoyen ne peut
qu'approuver de telles mesures.
En revanche, il y a, au moins dans quatre lois,
des articles potentiellement dangereux, suspendus comme des épées
de Damoclès au-dessus des historiens. Des articles dont certains
ont été votés « distraitement »
ou rapidement. Or tous ces articles marquent la volonté du
Parlement d'intervenir dans la recherche historique [...]
Nous
en avons fait une question de principe : ce n'est pas
à des majorités politiques d'imposer et de fixer la
vérité historique [...]
Elle
réaffirme avec vigueur la spécificité
de l'histoire par rapport à la mémoire :
L'histoire
n'est pas la mémoire. La mémoire est toujours partielle,
biaisée, c'est pourquoi les mémoires sont conflictuelles
[...]
L'historien pour faire son travail, doit confronter
ces mémoires entre elles, puis les confronter toutes aux documents,
aux traces, aux faits... Et sans cesse, quand il découvre de
nouvelles sources, il doit remettre sur le métier son travail
si fragile, sa vérité si provisoire.
René
RÉMOND,
membre de l'Académie française et président de
la Fondation nationale des sciences politiques a
accepté de présider l'association " Liberté pour l'histoire " et s'en
est justifié en ces termes :
[...] Le
texte demande la liberté pour l'histoire pas pour les historiens.
L'histoire ne leur appartient pas plus qu'aux politiques. Elle est
le bien de tous.
C'est précisément pour préserver
le droit de tout citoyen d'accéder à la vérité
historique que nous nous élevons contre la proclamation de
vérités officielles [...]
L'actualité a suffisamment démontré
les effets pervers du recours à la loi pour définir
l'histoire : elle entrave la recherche de la vérité
et fait obstacle à sa diffusion. Outre que rien ne prépare
les élus à trancher des points délicats et complexes,
la loi met entre les mains de groupes dont le souci de distinguer
le vrai du faux n'est pas nécessairement la préoccupation
première un pouvoir redoutable [...]
Contrevenant au principe qui veut que la loi soit
aussi universelle que possible, la prolifération incontrôlée
de lois adoptées pour des catégories particulières
sous la pression entraîne le fragmentation de la législation.
La compétition entre catégories qui
aspirent toutes à faire reconnaître les torts qu'elles
ont pu subir par le passé et à en obtenir réparation
entraîne la segmentation du corps social et porte en germe son
démembrement. C'est aussi le fractionement, pour ne pas dire
le dépècement de la mémoire collective ( 4 ).
Le
20 décembre 2005, une trentaine d'écrivains,
juristes et historiens, ont signé un
texte marquant leur opposition à l'Appel des 19,
parce qu'il fait, selon eux, l'amalgame entre
la loi du 23 février 2005 et les trois autres lois mémorielles :
Ne
mélangeons pas tout.
En nous opposant à la pétition «
une liberté pour lHistoire », nous pensons que
le droit à la dignité ne limite pas la liberté
dexpression.
Nous
revendiquons pour tout un chacun une pleine et entière liberté
de recherche et dexpression.
Mais il paraît pernicieux de faire lamalgame
entre un article de loi éminemment discutable et trois autres
lois de nature radicalement différente.
La première fait dune position politique
le contenu légal des enseignements scolaires et il paraît
souhaitable de labroger.
Les secondes reconnaissent des faits attestés
de génocides ou de crimes contre lhumanité afin
de lutter contre le déni, et de préserver la dignité
de victimes offensées par ce déni.
Ces trois lois ne restreignent en rien la liberté
de recherche et dexpression.
Quel historien a jamais été empêché
par la loi Gayssot de travailler sur la Shoah et den parler
?
Déclarative, la loi du 29 janvier 2001
ne dit pas lhistoire. Elle prend acte dun fait établi
par les historiens le génocide des Arméniens
et soppose publiquement à un négationnisme
dÉtat puissant, pervers et sophistiqué.
Quant à la loi Taubira, elle se borne simplement
à reconnaître que lesclavage et la traite négrière
constituent des crimes contre l'humanité que les programmes
scolaires et universitaires devront traiter en conséquence.
Le législateur ne sest pas immiscé
sur le territoire de lhistorien.
Il sy est adossé pour limiter les
dénis afférents à ces sujets historiques très
spécifiques, qui comportent une dimension criminelle, et
qui font en tant que tels lobjet de tentatives politiques
de travestissements.
Ces lois votées ne sanctionnent pas des
opinions mais reconnaissent et nomment des délits qui, au
même titre que le racisme, la diffamation ou la diffusion
de fausses informations, menacent lordre public.
Lhistorien serait-il le seul citoyen à
être au-dessus de la loi ?
Jouirait-il dun titre qui lautorise
à transgresser avec désinvolture les règles
communes de notre société ?
Là nest pas lesprit de la République
où, comme le rappelle larticle 11 de la déclaration
des Droits de lHomme, « tout citoyen peut parler, écrire,
imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette
liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Claire
AMBROSELLI, Muriel BECKOUCHE, Tal BRUTTMANN,
Yves CHEVALIER, Didier DAENINCKX, Frédéric ENCEL,
Dafroza GAUTHIER,
Alain JAKUBOWICZ, Bernard JOUANNEAU, Raymond KÉVORKIAN,
Serge KLARSFELD, Marc KNOBEL, Joël KOTEK, Claude LANZMANN,
Laurent LEYLEKIAN, Stéphane LILTI, Eric MARTY, Odile MORISSEAU,
Claire MOURADIAN, Assumpta MUGIRANEZA, Claude MUTAFIAN,
Philippe ORIOL, Gérard PANCZER, Michel PÉNEAU, Iannis
RODER,
Georges-Elia SARFATI, Richard SEBBAN, Yveline STÉPHAN,
Danis TANOVIC, Yves TERNON, Philippe VIDELIER
Dans
une Tribune libre du journal L'Humanité,
daté du 21 décembre 2005, Michel GIRAUD ( CNRS ), Gérard NOIRIEL ( EHESS ), Nicolas OFFENSTADT ( Université
de Paris-1 ) et Michèle RIOT-SARCEY ( Université de Paris-VIII ), membres du Comité
de vigilance face aux usages publics de l'histoire, ont
tenu à se démarquer également de l'Appel
des 19 :
Linstrumentalisation
du passé prend aujourdhui des formes inquiétantes.
La loi du 23 février constitue une violation tout à
fait inacceptable du principe dautonomie de lenseignement
et de la recherche historique.
La pétition signée par 19 personnalités
appartenant au monde des historiens et du journalisme ne peut nous
satisfaire. Si elle rappelle les règles fondamentales de
notre discipline, elle nen sème pas moins la confusion
entre mémoire collective, écriture de lhistoire
et enseignement.
La réflexion critique sur le passé
nappartient pas aux seuls historiens, mais concerne la totalité
des sujets, conscients de létat de crise dans laquelle
nous sommes plongés et qui souhaitent se situer dans le monde
contemporain en toute connaissance.
La connaissance scientifique de lhistoire
et lévaluation politique du passé sont deux
démarches nécessaires dans une société
démocratique, mais qui ne peuvent être confondues.
Il nappartient pas aux historiens de régenter
la mémoire collective.
En revanche, si la représentation nationale
est en droit de se prononcer pour éviter les dérives
négationnistes ou rendre compte dune prise de conscience,
certes tardive, des méfaits de lesclavage ou de la
colonisation au nom de la Nation, de lEmpire ou dune
République exclusive, il ne lui appartient pas de se prononcer
sur la recherche et lenseignement de lhistoire.
Le
même jour, une pétition réclamant l'abrogation de l'article
4 de la loi du 23 février 2005, rédigée
par Evelyne PY, Laurent
GAYME et Bruno MODICA,
était lancée par l'Association
des Clionautes.
Dans
une déclaration intitulée " À
propos de la « liberté de l'historien » ", Gérard NOIRIEL explicitait
les raisons pour lesquelles les
membres du Comité de vigilance face
aux usages publics de l'histoire ( CVUH ) ne soutenaient pas l'Appel
des 19 :
[...] Les
signataires de cet appel affirment que l'histoire est une démarche
scientifique parce qu'elle « établit les faits ».
Je ne pense pas que ce soit le meilleur critère pour distinguer
histoire et mémoire.
Comme l'a montré Marc Bloch, l'histoire
est une démarche scientifique quand elle s'efforce de comprendre
et d'expliquer les phénomènes, alors que la mémoire
privilégie les jugements sur le passé.
Les parlementaires qui ont adopté les lois
que rejettent aujourd'hui ces 19 personnalités sont intervenus
sur des problèmes de mémoire collective. Ils n'ont
nullement prétendu définir la « vérité
historique ».
Demander l'abrogation des lois qui introduisent,
d'une manière ou d'une autre, un jugement politique sur des
événements passés, parce qu'elles remettraient
en cause « la liberté de l'historien », c'est
attribuer à ce dernier le pouvoir exorbitant de régenter
la mémoire.
C'est pourquoi notre manifeste se contente de
défendre l'autonomie de la recherche et de l'enseignement
historiques et non pas « la liberté de l'historien
».
Claude
LIAUZU,
professeur émérite à l'Université de Paris
VII, qui avait pris l'initiative dès
le mois de mars 2005, de lancer une pétition
contre l'application de l'article 4 de la loi du 23 février
2005 stipulant la reconnaissance par les programmes scolaires
du rôle positif de la colonisation, déplore que l'Appel
des 19, déclaration de principe, qu'il juge un peu
tardive, mettent sur le même plan les
différentes lois mémorielles, et espère
qu'elle va contribuer à ouvrir enfin « le
grand débat indispensable sur les rapports entre histoire et
politique » :
L'amalgame
entre des lois et des réalités aussi différentes
que la loi Gayssot, la loi Taubira, celle sur le génocide
arménien et celle du 23 février crée la
confusion dans l'esprit du public et donne le sentiment ( erroné )
d'une indifférence des historiens au regard froid envers
le problème réel des mémoires souffrantes.
Le texte des 19 a été perçu
comme l'exigence d'une histoire sans tabou, amorale, traitant la
mémoire comme un matériau parmi d'autres, bref au-dessus
de la société, édictant la vérité,
la seule.
Les politiques, eux, se réfèrent au devoir
de mémoire, aux enjeux actuels, au point que le président
Chirac parle de journée du souvenir pour les descendants
d'esclaves » [...]
Que la liberté soit vitale pour l'histoire est
une évidence qui a animé les artisans de la pétition
contre la loi du 23 février.
Cette évidence ne se décrète
pas, elle implique une réflexion sur les tensions entre la
vocation scientifique de l'histoire et sa fonction sociale, sa nature
sociale.
C'est de la société que viennent
les questions ( programmes scolaires, institutions universitaires,
mais aussi commandes d'éditeurs en fonction du marché
du livre, demandes d'expertise, appels des médias, etc. )
et c'est vers elle qu'elles retournent, même si entre-temps
un travail obéissant aux règles de la méthode
a été effectué.
Les fondateurs de la IIIe République
l'avaient compris, qui ont assigné au triptyque histoire-géographie-instruction
civique voué au culte de la nation une place
centrale dans l'enseignement, ce que négligent les 19.
Les profs l'ont bien compris aussi, qui ont adhéré
en masse à notre pétition.
Que l'histoire ne soit pas la mémoire
est une autre évidence. Et les Vingt-Cinq ont raison de rappeler
que ce n'est pas au pouvoir de régler « le dialogue
avec le passé, qui est indissociable de l'exercice des libertés
publiques ».
Ce n'est certes pas non plus aux universitaires de
dicter la mémoire collective, ni de prétendre à
un monopole du travail sur le passé [...] ( 5 )
Esther
BENBASSA, directrice d'études à l'École
pratique des hautes études, explique
pourquoi, bien que refusant de mettre sur le même plan les
différentes « lois mémorielles »
et en particulier la loi Gayssot, elle a cependant signé l'Appel " Liberté
pour l'histoire " :
Sans
passé, il n'y a pas d'histoire ni d'identité, mais
ce passé n'est pas suffisant pour bâtir une identité.
À la longue, le culte de la mémoire enferme ceux
qui s'en réclament et leur fait tourner le dos à
l'avenir.
Ces mémoires se tissent en général
dans la négativité, dans une victimité revendicatrice
peu propice à l'échange. Sans victimité,
pas de droits, et pour les obtenir, la mémoire victimaire
demande le devoir aux siens et aux autres. Sans compter que la
souffrance ne se mesure pas et que chaque mémoire exige
le plein de souffrance, parce qu'elle se définit d'abord
par rapport à elle (...]
Ce
ne sont ni les lois, ni les tribunaux qui écrivent l'histoire.
Et cette histoire ne peut pas non plus s'écrire sous le
diktat des mémoires, mêmes meurtries. La démocratie
en dépend. Il n'existe pas d'histoire sans mémoire,
mais il existe des mémoires sans savoir, incandescentes,
à fleur de peau, qui se refusent à la distanciation,
à la comparaison, à la contextualisation, seules
garantes pourtant de leur pérennité.
L'histoire ne saurait pas pour autant rester
imperméable aux exigences du présent, déjà
parce qu'elle est le produit des efforts d'hommes et de femmes
de leur temps, de citoyens. Et il est vrai aussi qu'elle a été
plutôt traditionnellement celle des dominants. Et que les
mémoires aujourd'hui appellent l'histoire nationale et
ses artisans à s'interroger sur leur façon de l'élaborer,
et ce non seulement à partir du centre mais aussi avec
ce qu'elle a longtemps considéré comme ses marges [...] ( 6 )
À noter que depuis 2002, sur
son site Pratique
de lhistoire et dévoiements négationnistes, Gilles KARMASYN fournit de solides
arguments en faveur du maintien
de la loi Gayssot.
En
décembre 2005,
le président de la République, Jacques
CHIRAC, a confié à Jean-Louis DEBRÉ, président de l'Assemblée
nationale, la mission «
d'évaluer l'action du Parlement dans les domaines de l'Histoire
et de la mémoire », tandis que le président
de l'UMP, Nicolas SARKOZY, a demandé
à l'avocat Arno KLARSFELD de mener « un travail approfondi
sur la loi, l'Histoire et le devoir de mémoire ».
Dès le lendemain de sa nomination, ce dernier suggérait
dans un entretien accordé au journal Le
Monde, une réécriture
de l'article 4 intégrant la mention : « Les
programmes scolaires reconnaissent les méfaits de la colonisation
ainsi que ses aspects positifs ».
Le
4 janvier 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, s'est prononcé
en faveur d'une réécriture de
l'article 4 de la loi du 23 février 2005.
Le
10 janvier 2006,
dans Libération, Claude LANZMANN, réalisateur
du film Shoah et directeur
des Temps modernes, justifiait l'historicisation de la Shoah,
qualifié d'« événement
le plus central du XXème siècle ».
Considérant que « la notion
de " concurrence des victimes ", reprise comme
une antienne par certaines publications, est abjecte »,
il souligne que « la traite,
en dépit de la souffrance, des humiliations et des morts
sans nombre que le mépris de la vie humaine a entraînées,
par exemple au Congo belge, n'avait pas pour visée l'extermination
: les négriers avaient besoin de la force de travail des
esclaves et de sa reproduction ».
Il affirme sa conviction qu'« il
y a une universalité des victimes comme des bourreaux, elles
se ressemblent toutes, ils se ressemblent tous ».
Il
réfute le bien fondé de l'appel
des 19 - " Liberté
pour l'histoire ", et dénonce
l'abrogation de la loi Gayssot réclamée
par ses signataires :
Comment
ne pas voir que la loi Gayssot diffère par nature de celle
qui exalte la colonisation et en quoi son abolition serait une
régression infiniment grave [...]
La loi Gayssot, qui porte sur le désastre
le plus paradigmatiquement antihumain du XXe siècle, est
aussi une garantie et une protection pour toutes les victimes
[...[
Aujourd'hui l'ouverture et la générosité
d'hommes comme Fanon et Améry qui ont vécu
dans leur chair de colonisé ou de déporté
les souffrances dont ils parlent ont fait place au
repli communautariste de leurs petits-enfants ou arrière-arrière-petits-enfants.
La force universalisante de pareils esprits
permettrait pourtant de comprendre que la loi Gayssot n'est pas
une limitation de la liberté de l'historien, mais se déduit
au contraire de la rigueur propre à sa discipline :
elle n'est rien d'autre que le rappel de l'obligation de vérité.
Cela éviterait la « guerre
des mémoires » et la fameuse « concurrence ».
La loi Gayssot n'est pas une limitation de la
liberté de l'historien, mais se déduit au contraire
de la rigueur propre à sa discipline : elle n'est rien
d'autre que le rappel de l'obligation de vérité [...]
Le négationnisme fut le moteur et l'arme
du crime nazi, qui effaçait ses propres traces à
l'instant et au coeur même de son accomplissement. En un
sens, le crime parfait a été accompli et ceux qui
disent qu'il n'a pas eu lieu sont les héritiers directs
des tueurs.
La loi Gayssot n'opprime personne, n'exerce nulle
contrainte, elle défend des valeurs consubstantielles à
la démocratie. On ne trouve pas, grâce à elle,
les ordures négationnistes aux étals de nos librairies,
dans les colonnes de nos journaux et sur nos écrans de
télévision [...] ( 7 )
Annette
WIEVIORKA, historienne de la Shoah, tout en saluant la
création de l'association Liberté
pour l'histoire et la mobilisation des historiens pour
réclamer l'abrogation de l'article
4 de la loi du 23 février 2005, ressent cependant « un malaise à voir qualifier
de mémorielles, donc tyranniques et liberticides » les quatre
lois dont l'Appel des 19 réclame l'abrogation. Elle déplore en particulier
que l'on puisse réclamer « sans
nuance » le retrait
de la loi Gayssot, et demande que l'on en fasse « un
réel bilan » ( 8 ).
Le
21 janvier 2006,
le Club politique de lÉcole normale supérieure
a organisé une table-ronde sur le thème " Les
lois de mémoire - Contestations, justifications " .
Le
25 janvier 2006, Jean-Louis DEBRÉ et Arno
KLARSFELD remettaient chacun leur rapport, le premier au
président de la République, Jacques
CHIRAC, le second au président de l'UMP, Nicolas
SARKOZY.
Le rapport de Jean-Louis
DEBRÉ, président de l'Assemblée nationale, proposait de supprimer purement
et simplement l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février
2005, suppression
dont il entendait assumer seul la responsabilité :
Ce
n'est pas à la loi de porter un jugement sur des faits historiques.
Ce n'est pas au législateur de fixer le
contenu des programmes scolaires.
Je n'ai cessé, depuis un certain temps,
de demander le respect de la Constitution et de ce qui sépare
le domaine de la loi du domaine du règlement.
L'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février
2005 n'est pas du ressort de la loi.
Aussi, j'ai proposé au président
de la République de supprimer cet alinéa.
Pour aller vite, pour éviter les divisions,
ne pas ressusciter les polémiques, la meilleure voie était
d'avoir recours à la Constitution, à la faculté
donnée au Premier ministre de saisir le Conseil constitutionnel
pour qu'il constate que cette disposition législative est
du domaine réglementaire.
Et j'ai souhaité qu'alors le gouvernement,
dans un souci d'apaisement, supprime cette disposition ( 9 ).
Le
jour-même, dans un communiqué,
le président de la République, Jacques
CHIRAC, annonçait qu'il demandait la
saisine du Conseil constitutionnel, afin qu'il examine
le caractère réglementaire de l'alinéa en question, en vue de
sa suppression :
Le
président de la République considère que la loi
du 23 février 2005 rend un juste et nécessaire hommage
à tous les Français rapatriés et aux combattants
de toutes origines de l'armée française.
Mais le deuxième alinéa de l'article
4 suscite des interrogations et des incompréhensions chez beaucoup
de nos compatriotes.
Il convient de les lever pour retrouver les voies
de la concorde.
La nation doit se rassembler sur son histoire ( 10 ).
Arno
KLARSFELD, quant à lui, suggérait une
réécriture de l'article
4 de la loi du 23 février 2005, afin
de remplacer par « un
terme neutre » la mention du « rôle
positif de la présence française outre-mer », « et que les manuels scolaires
reconnaissernt la place conséquente de l'histoire de la présence
française ». Il y affirme que le passé
n'appartient pas aux seuls historiens et considère que « les
reproches des historiens quant à l'intervention du politique
et plus spécifiquement du législateur dans le champ
de l'histoire ne sont pas fondés ». Il
y prend la défense et y fait la promotion des lois
mémorielles qui, selon lui, « favorisent
l'union de la nation », et « ne
sont pas une exception spécifique à notre République » ( 11 ) .
Le
25 janvier 2006 encore, un appel signé par près
de 150 universitaires, chercheurs, conservateurs d'archives et bibliothécaires
belges, a été lancé dans le journal La
Libre Belgique, demandant aux « autorités
politiques » belges de « remplir
leurs missions essentielles pour permettre aux historiens de faire
leur travail » :
La
commémoration, qui organise le souvenir dans un but politique,
est une action tout à fait légitime dun État,
dune région ou dune commune. Seulement, elle
ne peut être confondue avec la promotion de la recherche historique,
qui est une discipline critique et indépendante des usages
politiques du souvenir.
Sil y a bien un lien entre mémoire
et histoire, les deux démarches obéissent à
des exigences différentes. La mémoire ne donne pas
accès à la connaissance, elle mobilise le passé
dans un projet politique ou civique au présent. Lhistoire,
elle, revendique un statut de scientificité.
Lhistoire nest pas au service du politique,
elle nest pas émotion. Elle naccepte aucun dogme
et peut être dérangeante.
Si lhistoire tient compte de la mémoire,
elle ne sy réduit certainement pas. Plutôt que
le devoir de mémoire tant invoqué, nous aimerions
voir plus souvent invoquer le devoir dhistoire et de savoir.
Le
29 janvier 2006, les
signataires de l'Appel " Liberté
pour l'histoire " réaffirmaient dans
un communiqué que « la
connaissance historique est une exigence démocratique » :
Refusant
d'entrer dans des polémiques stériles, les signataires
de lAppel " Liberté pour l'histoire ",
tiennent cependant à affirmer que, contrairement à des
allégations récentes, aucun d'entre eux n'a jamais prétendu
que l'histoire était la propriété exclusive des
historiens. Bien au contraire.
René Rémond, Président de lassociation
" Liberté pour lhistoire ", vient de souligner,
dans le dernier numéro de L'Histoire, que cet Appel
« demande la liberté pour l'histoire : pas pour
les historiens ». L'histoire ne leur appartient pas : pas plus
qu'aux politiques.
Les mémoires sont plurielles, fragmentées,
le plus souvent passionnelles et partisanes.
L'histoire, elle, est critique et laïque :
elle est le bien de tous.
C'est précisément pour préserver
la liberté d'expression et garantir le droit pour tous d'accéder
à la connaissance des acquis historiques résultant dun
travail scientifique libéré du poids des circonstances,
que les signataires sélèvent contre la proclamation
de vérités officielles, indignes d'un régime
démocratique.
Qu'ils soient chercheurs, enseignants, les historiens
exercent une fonction dont ils savent quelle leur crée
plus de responsabilités que de droits.
Aussi les motivations des signataires ne sont-elles
nullement corporatistes.
S'ils ont rappelé que ce n'était pas
aux parlementaires d'établir la vérité en histoire,
c'est par référence à une règle juridique
imposée par la constitution, à un impératif scientifique
de recherche critique et à une exigence civique.
Pour l'heure, les signataires de lAppel " Liberté
pour l'histoire " qui
a reçu à ce jour l'assentiment de près de 600
enseignants-chercheurs et
chercheurs, français et étrangers, prennent note de
la décision du
Président de la République de saisir le Conseil constitutionnel
en vue
du déclassement dun alinéa de l'article 4 de la
loi du 23 février 2005
( et non de larticle entier comme il est écrit un
peu partout ). Cette
abrogation vraisemblable les incite à poursuivre leur action
en vue de :
1/
Proposer, dans les jours qui viennent, des modifications dans la
rédaction dautres articles des lois du 13 juillet 1990,
du 29 janvier
2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005
2/
Organiser de manière concrète, notamment par la création
de
lassociation « Liberté pour lhistoire »,
la défense des enseignants
d'histoire qui pourraient être les victimes d'incriminations
sur la base
des dites lois ou qui le sont comme aujourd'hui Olivier
Pétré-Grenouilleau, universitaire, auteur rigoureux
des Traites
négrières, assigné pour « révisionnisme
», puis pour « diffamation
raciale et apologie de crime contre lhumanité »,
au titre de la loi du
21 mai 2001 ;
3/
Rappeler que sil appartient traditionnellement au Parlement
et au
Gouvernement de décider des commémorations, célébrations
ou
indemnisations, il nest pas de la compétence du Parlement
de voter des
lois qui voudraient dire une quelconque vérité historique
officielle, et
d'établir de fait, à travers l'appareil judiciaire,
un contrôle sur
l'écriture, voire sur lenseignement, à tous
les niveaux, de l'histoire.
Le
31 janvier 2006, le Conseil
constitutionnel a déclassé l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi
du 23 février 2005, en déclarant qu'il avait
un caractère « réglementaire » et non pas législatif. Cet alinéa était rédigé
en ces termes : « Les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif
de la présence française outre-mer, notamment en Afrique
du Nord, et accordent à lhistoire et aux sacrifices des
combattants de larmée française issus de ces territoires
la place éminente à laquelle ils ont droit ».
Le
5 février 2006, les éditions
Complexe ont ouvert sur leur site Internet à la
rubrique " Tribunes et débats
", un dossier sur Les
Mémoires, la loi et les historiens présenté par André VERSAILLE.
Le
18 février 2006, l'historien Pierre
NORA, signataire de l'Appel des
19, a explicité son engagement au cours d'un entretien
accordé à des journalistes du journal Le
Monde. Constatant que « la
France, en effet, est aujourd'hui malade de sa mémoire »,
il pense « que cela tient précisément
à l'intensité traditionnelle des rapports qu'a entretenus
la France avec l'histoire, avec son histoire »,
et il dénonce le « terrorisme » de la mémoire, lorsque celle-ci est « prête
à s'imposer par tous les moyens ».
Il appelle les historiens
à « résister » à
l'« impératif
mémoriel » et
à jouer pleinement leur rôle :
En
vingt-cinq ans « la mémoire » a beaucoup
changé.
Elle est devenue un phénomène
quasi religieux qui fait du témoin une manière de
prêtre. Et les conflits mémoriels sont devenus des
guerres de religion, des guerres saintes [...]
On est passé
d'une mémoire modeste, qui ne demandait qu'à se
faire admettre et reconnaître, à une mémoire
prête à s'imposer par tous les moyens.
J'avais autrefois évoqué une « tyrannie
de la mémoire » ; il faudrait aujourd'hui parler
de son terrorisme. Si bien qu'on est moins sensible à
la souffrance qu'elle exprime qu'à la violence par laquelle
elle veut se faire entendre.
Il
s'opère surtout, par rapport à l'histoire, un véritable
renversement. Il y a une trentaine d'années, la mémoire
était un peu d'histoire de ceux qui n'avaient pas eu droit
à l'Histoire. une exigence de justice, une forme de libération.
L'appel à la justice est devenu, parfois, un appel au meurtre,
et la libération une espèce d'enfermement. mais
surtout l'idée s'est répandue que la mémoire
détient sur l'histoire un privilège qu'elle tire
de la morale, une forme de vérité supérieure
à celle que l'histoire n'atteindra jamais. [...]
À l'heure où s'impose aux historiens
l'impératif mémoriel, il faut pareillement le contrer,
le contourner, le dominer.
Il est clair qu'une frontière s'établit
entre ceux qui, dans ce domaine, restent obstinément des
historiens de la mémoire, et ceux qui, nolens volens,
se mettent purement et simplement au service de la mémoire
même si en faisant parfois du travail historique de qualité,
ils se font, en historiens, des militants de la mémoire [...]
Si l'on enseigne un événement
seulement parce qu'il est un crime contre l'humanité, on
amorce une spirale dangereuse. D'abord parce que si l'on fait
de l'enseignement de l'histoire une litanie de crimes contre l'humanité,
je ne vois pas les raisons que nos enfants auraient de s'y intéresser,
et les professeurs de l'enseigner. Il ne faut pas leur apprendre
la traite, l'esclavage, la colonisation parce que c'est « mal »
ou « bien », mais parce que c'est un grand
morceau de la formation du monde moderne, le nôtre, le leur.
Le vrai problème est moins celui de la
concurrence ou de la solidarité des victimes que celui
de l'incompatibilité conflictuelle des mémoires.
Et devant ce problème, grave et difficile, je ne vois pas
d'autre réponse possible qu'une autorité de conciliation.
Elle peut prendre deux formes, bien entendu
non coercitives, mais qui supposent chacune une « ressaisie »
des historiens sur eux-mêmes et des politiques sur eux-mêmes.
La parole politique est indispensable, à
condition qu'elle soit courageuse et sans démagogie. Elle
est indispensable aussi et surtout au niveau supérieur
de l'État, en espérant qu'elle soit forte et généreuse,
ferme et sans complaisance.
La conciliation par l'histoire est plus longue.
Mais en définitive, c'est elle qui s'impose, car la mémoire
divise et l'histoire réunit.
Les
historiens sont les mieux placés, entre la pression sociale
et l'expertise savante, pour dire à tous et
pour tous ce que le passé autorise et
ce qu'il ne permet pas ( 12 ).
Le
4 mars 2006,
le Comité de vigilance face aux usages
publics de l'histoire ( CVUH ), a organisé
à la Sorbonne une Journée
de discussion sur les usages publics de l'histoire ayant
pour thème " Polémiques,
commémorations, enjeux de mémoire, transmission et
enseignement ".
On peut prendre connaissance de plusieurs des
contributions présentées lors de cette journée
sur le site du CVUH et lire sur Clioweb le bref compte-rendu de Daniel LETOUZEY.
En
octobre 2006,
La Documentation française a mis en ligne sur son site sous
le titre " Loi
et mémoire ",
un dossier introduit en ces termes :
Un
vif débat sur les lois dites « mémorielles »
a été ouvert en France par la loi de 2005 évoquant
le « rôle positif de la présence française
outre-mer ».
Il rebondit aujourd'hui avec la proposition de
loi visant à réprimer la négation du génocide
arménien.
Peuvent-elles établir une vérité
historique ?
Nincitent-elles pas à une «
guerre des mémoires » ?
Ne remettent-elles pas en cause les frontières
entre histoire et mémoire ?
Faut-il les abroger ?
En
novembre 2006,
dans son numéro 325, la revue Regards
sur l'actualité publiée à La
Documentation française, a consacré sous le titre " L'État
et les mémoires ",
un dossier coordonné par Isabelle
FLAHAULT. Vincent DUCLERC y fait le point sur les rapports entre " L'État
et les historiens ", et à l'article
de René RÉMOND " Pourquoi abroger les lois mémorielles
? ", répond celui d'Annette
WIEVIORKA " L'abrogation
des lois mémorielles est-elle une solution ? ".
En
décembre 2006, Gérard NOIRIEL et Nicolas
OFFENSTADT ont mis en ligne sur le site
du CVUH sous le titre " Les
historiens et les autres. Sur le rôle des historiens dans
les débats publics récents en France. Une lecture ",
un texte par lequel ils se démarquent des « 19 ».
En voici la conclusion :
Si
tous les historiens respectaient les principes de l'histoire-problème
tels que Marc Bloch et Lucien Febvre l'ont définie, ils ne
risqueraient guère d'être incriminés par les
lois mémorielles.
C'est pourquoi, il nous paraît abusif d'ameuter
l'opinion en affirmant que « la liberté de l'histoire
» serait menacée par ces lois.
À nos yeux, seule la loi du 23 février
2005 est antidémocratique, car c'est la seule qui a voulu
contraindre les enseignants et les chercheurs à prononcer
des jugements de valeur sur l'histoire ( cf. les aspects «
positifs » de la colonisation ).
Nous avons d'ailleurs obtenu gain de cause sur
ce point, puisque le chef de l'Etat a finalement lui-même
demandé le déclassement de cet article 4 c'est
à dire la sortie du domaine de la loi pour son caractère
réglementaire , parce qu'il était en contradiction
avec les articles constitutionnels qui définissent le domaine
de la loi.
À la différence des « 19 », le fait que le Parlement
légifère sur le passé, ne nous semble pas
contraire à la démocratie, car toute action politique
relative au passé concerne la mémoire collective,
et engage donc l'ensemble des citoyens.
En tant que citoyens ordinaires, nous pouvons
parfaitement défendre ou combattre telle ou telle de ces
lois, mais nous ne pouvons pas essayer d'imposer notre point de
vue aux autres citoyens en arguant de nos compétences d'historiens.
Ce n'est pas à la loi d'écrire l'histoire, mais
ce n'est pas aux historiens de faire la loi.
En juillet 2008, Gilles MANCERON a signé dans le n° 87 de CAES Magazine, un article intitulé " Quand le passé s'installe dans l'actualité ", repris et mis en ligne le 7 septembre 2008 sous le titre " Mémoire et histoire : des liaisons dangereuses " sur le site de la section de Toulon de la Ligue des droits de l'homme. Il y réaffirme la spécificité de l'histoire et de la mémoire :
[...] Dans le langage des médias et des hommes politiques, les termes de mémoire et d’histoire semblent interchangeables. Pourtant, la mémoire renvoie d’abord au souvenir individuel ou à celui construit par des groupes. Mais elle désigne aussi couramment – par exemple, quand on parle de la « mémoire nationale » – l’histoire qu’un pouvoir décide de présenter, commémorer et enseigner en lien avec ses projets politiques. Ainsi, la discipline scolaire d’« Histoire de France » a servi davantage à construire un avenir qu’à enseigner le passé, et relevait d’un des sens du mot « mémoire ». L’histoire, au sens strict, est autre chose. Elle implique le recul et le raisonnement, exclut l’émotion et toute volonté de mobiliser l’opinion.
La mémoire est de l’ordre du souvenir, du témoignage, du vécu, du point de vue, du ressenti. Elle présuppose l’oubli, car on ne peut se souvenir ou se remémorer qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. L’histoire, au contraire, se définit par la mise à distance, la reconstruction problématisée du passé. Elle implique un décentrement du regard, c’est-à-dire la possibilité de changer de point de vue qu’on appelle aussi la recherche de l’« objectivité ». Si l’histoire est, par définition, le domaine de l’historien, en a-t-il le monopole ? Qu’en est-il du citoyen et du Législateur ?
Revenant sur l'Appel des 19 - " Liberté pour l'histoire ", il explique les raisons pour lesquells les historiens membres Comité
de vigilance face aux usages publics de l'histoire ont refusé de signer et de soutenir cet appel :
Le débat sur les questions de politique mémorielle n’a cessé de courir, sous différentes formes, depuis la réaction à la loi du 23 février 2005 qui enjoignait aux enseignants de présenter le « rôle positif » de la colonisation. Au moment où la contestation de cette loi était à son comble, un appel signé de dix-neuf personnalités et intitulé Liberté pour l’histoire a cherché à mettre sur le même plan cette loi et trois autres lois récentes : la loi Gayssot réprimant le négationnisme des crimes nazis, celle reconnaissant le génocide des Arméniens, et la loi Taubira qualifiant la traite négrière et l’esclavage de crimes contre l’humanité. Il affirmait de manière péremptoire qu’elles « ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver », et demandait l’« abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique »…
Si ce texte s’était limité à défendre l’autonomie de la recherche face aux pressions du pouvoir ou de groupes, à dire que ce n’est pas à la loi à décréter la vérité historique et à inviter le Législateur à ne pas entrer dans un engrenage dangereux de lois sur ces sujets, on n’aurait pu que lui donner raison. Mais en accusant en bloc ces quatre lois, quitte à minimiser le scandale que constituait la dernière, il n’apparaît pas comme la meilleure base de réflexion sur ce sujet.
Il dénonce les risques d'instrumentalisation politique de l'histoire et conclut :
Face à une histoire bling-bling qui jongle avec les personnages historiques pour les placer dans une longue file indienne illusoire, face à une histoire qui repose sur une conception figée de l’identité nationale et sur l’invention d’une « repentance » brandie comme un épouvantail, la vigilance s’impose.
Directement concernés, les enseignants se demandent, en particulier, s’ils sont obligés d’en être les relais ou s’ils doivent continuer à poser les bases d’une réflexion critique sur le passé. Nombreux sont les citoyens qui partagent leurs interrogations ».
Le 9 octobre 2008, à la veille des Rendez-vous de l'histoire de Blois, Jacques JULLIARD a animé dans Le Nouvel Observateur un débat entre Pierre NORA et Claude LANZMANN sur le thème " Pourquoi légiférer sur l'histoire ? ".
Le 11 octobre 2008, l'association Liberté pour l'histoire, présidée depuis le décès de René RÉMOND par Pierre NORA, a animé aux Rendez-vous de l'histoire de Blois un débat sur le thème " La liberté pour l'histoire dans l'Union européenne ", dont voici le texte de présentation :
L'association Liberté pour l'histoire est née, en 2005, sous la présidence de René Rémond, d'un appel signé par un millier d'historien. Émus par des interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des évènements du passé et par des procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, ils entendaient rappeler que l'histoire n'était ni une religion, ni une morale; qu'elle ne devait pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de la mémoire; que la politique de l'Etat n'était pas la politique de l'histoire.
La mission de Liberté pour l'histoire, aujourd'hui présidé par Pierre Nora, a pris une dimension internationale en avril 2007 avec le projet d'adoption d'une décision cadre européenne qui, au nom de la lutte légitime contre le racisme et l'antisémitisme, punit dans tous les États membres de l'Union « l'apologie publique, la négation ou la banalisation grossière » des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.
Soucieux d'unir leurs efforts à l'échelle européenne, les participants réunis à l'initiative de Liberté pour l'histoire lanceront un appel pour défendre la liberté d'expression des historiens contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toute nature et de toute origine.
Intervenants : Françoise CHANDERNAGOR, écrivain, membre de l'Académie Goncourt, Marcello FLORES, Professeur d'histoire comparée et d'histoire contemporaine à l'Université de Sienne, Jack LANG, député, ancien ministre, PIERRE Nora, historien, membre de l'Académie Française, JEAN Puissant, écrivain et historien belge. Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Au cours de ces mêmes Rendez-vous de l'histoire de Blois, a été lancé un appel aux historiens et aux tresponsables politiques, publié dans Le Monde du 11 octobre 2008 sous le titre " L'Appel de Blois ", et qui est signé par une vingtaine d'historiens français et européens auxquels s'est joint un historien israélien :
Inquiets des risques d'une moralisation rétrospective de l'histoire et d'une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques.
« L'Histoire ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales.
Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l'intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l'immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d'arrêt à la dérive des lois mémorielles.
Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s'il leur appartient d'entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d'Etat dont l'application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d'historien et la liberté intellectuelle en général.
En démocratie, la liberté pour l'Histoire est la liberté de tous."
Aleida et Jan Assmann ( Constance et Heidelberg ), Elie Barnavi ( Tel-Aviv ), Luigi Cajani ( Rome ), Hélène Carrère d'Encausse ( Paris ), Etienne François ( Berlin ),Timothy Garton Ash ( Oxford ), Carlo Ginzburg ( Bologne ), José Gotovitch ( Bruxelles ), Eric Hobsbawm ( Londres ), Jacques Le Goff ( Paris ), Karol Modzelewski ( Varsovie ), Jean Puissant ( Bruxelles ), Sergio Romano ( Milan ), Rafael Valls Montes ( Valence ), Henri Wesseling ( La Haye ), Heinrich August Winkler ( Berlin ), Guy Zelis ( Louvain ).
Le Monde daté du même jour publiait dans le même temps à la rubrique Point de vue et sous le titre " Liberté pour l'histoire ! ", un article de Pierre NORA appelant les historiens « à se mobiliser contre l'ingérence du pouvoir politique dans le domaine de la recherche et de l'enseignement historiques et à s'insurger contre la multiplication des lois criminalisant le passé » :
[...] Le combat a pris en 2007 une dimension européenne, avec un projet de décision-cadre adoptée par le Parlement européen en première lecture. Elle instaure pour tous les « génocides, crimes de guerre à caractère raciste et crimes contre l'humanité », un délit de « banalisation grossière », et même de « complicité de banalisation » passibles de peines d'emprisonnement, quelles que soient l'époque des crimes en cause et l'autorité ( politique, administrative ou judiciaire ) qui les a considérés comme établis. Mesure-t-on jusqu'où c'est aller ?
La loi Gayssot, destinée en 1990 à lutter contre le négationnisme, avait créé, à propos des crimes contre l'humanité tels que définis au procès de Nuremberg, un délit de « contestation ». Cette loi n'était nullement dirigée contre les historiens, mais, au contraire, contre les militants du mensonge historique. Elle a eu cependant un effet pervers : en déclenchant une émulation des groupes particuliers de mémoire qui revendiquaient pour eux-mêmes les protections que la loi Gayssot garantissait aux juifs, elle ouvrait la porte à une concurrence législative qui, elle, visait directement les historiens [...]
Il ne s'agit nullement de nier l'horreur et l'ampleur des crimes, ni la nécessité de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, plus urgente que jamais. Mais il faut bien comprendre qu'au nom des sentiments qui l'inspirent et des intentions qui l'animent, on est en train de nous fabriquer à échelle européenne et sur le modèle de la loi Gayssot une camisole qui contraint la recherche et paralyse l'initiative des enseignants [...]
Chacun peut comprendre qu'il ne s'agit aucunement pour les historiens de défendre on ne sait quel privilège corporatif ou de se barricader dans une approche scientifique du passé, insensibles à la souffrance humaine et aux plaies toujours ouvertes. Les historiens, de par leur rôle social et leurs responsabilités civiques, se trouvent être seulement en première ligne dans une affaire qui engage l'indépendance de l'esprit et les libertés démocratiques.
La notion de crime contre l'humanité est peut-être un progrès de la conscience universelle et une saine réaction devant des crimes imprescriptibles. Mais elle ne saurait s'appliquer rétroactivement ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan moral, ni, a fortiori, sur le plan juridique [...]
Tout n'est peut-être pas perdu. Les responsables politiques à tous les niveaux ne paraissent pas sourds au message des historiens. Puissent-ils entendre celui que nous lançons ici !
Le 16 octobre 2008, Christiane TAUBIRA, députée de la Guyane, répliquait à Pierre NORA en signant dans la rubrique Débats du journal Le Monde un article intitulé " Mémoire, histoire et droit ", dans lequel elle s'insurgeait contre les « partis pris » et « la protestation victimaire de certains historiens », en les invitant à s'intéresser davantage « à l'intégalité de l'histoire de la France et de l'Europe », et elle affirmait que « la mémoire et l'histoire peuvent être objets de droit » :
Oui, lorsque les enjeux sont au-delà de la mémoire et de l'histoire, qu'ils atteignent la cohésion nationale, l'identité commune. Il revient alors au législateur de poser la parole politique, déclaratoire, et d'en tirer les conséquences par des dispositions normatives. Il n'y a pas de matière plus politique que le droit qui élabore les règles communes pour rendre possible la vie ensemble, édicte les lisières, sépare la morale de l'éthique pour énoncer les valeurs de référence. La seule question est celle de la bonne distance entre les faits et cette parole politique [...]
J'ai le plus grand respect pour ceux qui cherchent, interrogent, s'interrogent. Mais je n'ai aucun état d'âme envers ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre des chasses gardées, à l'abri des échos et des grondements de la société.
Mémoire et Histoire traitent d'une matière commune : le passé. Ce passé nous travaille, consciemment ou non. Lorsque la société s'en empare, le législateur doit proférer une parole particulière, et légitime, dans la polyphonie produite par les historiens et les associations. Le sujet est là. Eduardo Galeano le dit à sa façon : « Le temps passé continue vivant de battre dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas ».
Pierre Nora m'a offert, et je l'en remercie encore, le dernier ouvrage qu'il a édité sur le journal d'un négrier. Devant la mission parlementaire, il a présenté cet acte d'édition comme un acte de bravoure. Après lui avoir fait observer qu'il n'avait pas été poursuivi et ne le serait pas parce que tel n'est pas l'objet de la loi, je lui demandai quand il nous offrirait le témoignage de l'esclave.
L'historien fait-il oeuvre complète lorsqu'il restitue la seule parole des vainqueurs consignée dans les archives écrites ? Ne lui revient-il pas, avec la même rigueur méthodologique exercée sur les sources écrites, d'exhumer les filets de voix des vaincus ou victimes, ces filets qui nous parviennent par la tradition orale et les traces archéologiques ?
Nous sommes héritiers de toutes les tragédies humaines, qui nous troublent par la barbarie qu'elles révèlent et les traces qu'elles laissent. L'acte législatif fait de la mémoire de quelques-uns la mémoire de tous. C'est lui qui peut inclure les mémoires fragmentées dans un récit commun, une odyssée partagée. Pas de matière plus politique que le droit, disais-je ? Ah ! si, peut-être l'Histoire.
Le 28 octobre 2008, Xavier DARCOS déclarait devant la Mission d'information sur les questions mémorielles de l'Assemblée nationale : « Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’une bonne fois pour toutes ce que nous considérons comme devant être enseigné aux élèves soit prescrit par la représentation nationale ? », en précisant « Pour ce qui est de l’histoire en particulier ».
Cette déclartation a immédiatement relancé la polémique ouverte par le vote de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la
Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés
», et en particulier par son article 4 qui stipulait : « Les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif
de la présence française outre-mer, notamment en Afrique
du Nord, et accordent à lhistoire et aux sacrifices des
combattants de larmée française issus de ces territoires
la place éminente à laquelle ils ont droit »
Dans Le Monde du 31 octobre 2008 , Luc CÉDELLE revenait sur cette déclaration tout en relevant que le ministre avait fait « volte-face » dès le lendemain :
À la sortie du conseil des ministres, mercredi, M. Darcos a assuré qu'il souhaitait simplement « recueillir l'avis de la représentation nationale sur la manière dont les programmes sont orientés ».
L'enseignement de l'histoire, a-t-il ajouté, est « une affaire qui concerne les historiens et les professeurs d'histoire, et je serai très vigilant à ce qu'il n'y ait aucune ingérence dans la pédagogie de l'histoire venue du politique ».
Le ministre a aussi rendu publique une lettre adressée à Pierre Nora, président de l'association Liberté pour l'histoire, l'assurant qu'il n'entrait « aucunement » dans ses « intentions de demander au Parlement de se substituer à la communauté des historiens pour définir le contenu des programmes d'histoire ».
Le 3 novembre 2008, une dépêche de l'AFP- Le Monde, rendait compte de la réponse de Pierre NORA au ministre Xavier DARCOS, auquel il demandait des éclaircissements sur deux points :
Le premier concerne la mémoire collective, selon la lettre par Pierre Nora, président de l'association Liberté pour l'histoire qui défend notamment la liberté d'expression des historiens contre les interventions politiques.
L'historien se dit « entièrement d'accord (...) pour reconnaître le droit, et même le devoir de la collectivité nationale (...) de se prononcer sur " les repères historiques qu'elle considère comme emblématiques de son identité " ».
« Mais ces prérogatives, qui peuvent s'exprimer par des hommages, des célébrations, des résolutions, des vœux, parfois des réparations, doivent interdire la qualification par la loi de faits historiques érigés ainsi en vérités d'État dont la " contestation " ou la " banalisation " seraient passibles des tribunaux », ajoute-t-il.
À ne pas s'exprimer« plus clairement » sur cette « frontière » entre commémoration et liberté de la recherche, Xavier Darcos entretient « une équivoque par laquelle s'engouffrent les lois qui, au nom de la mémoire, contraignent l'histoire », poursuit-il.
Le second point est relatif à l'enseignement, à l'affirmation de M. Darcos selon laquelle il est « absolument nécessaire que la représentation nationale confirme, à échéance régulière, la confiance qu'elle accorde aux spécialistes chargés de la rédaction des programmes scolaires ». « Quelle échéance ? Quel type de confirmation de quelle confiance ? », demande Pierre Nora. « Quels spécialistes chargés de la rédaction des programmes scolaires, puisqu'ils sont nombreux et dépendent tous, en définitive, de votre autorité ? »
Le Monde du 7 novembre 2008 publiait dans sa rubrique Point de vue, sous le titre " Les historiens n'ont pas le monopole de la mémoire ", un texte signé par Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Gilles MANCERON et Gérard NOIRIEL, membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire, déclarant que « le débat [...] ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques », parce que, selon eux, « il divise aussi les historiens » :
Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le « rôle positif » de la colonisation, mais nous n'avons pas signé la pétition « Liberté pour l'Histoire » publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la « loi Gayssot » (pénalisant les propos contestant l'existence des crimes contre l'humanité), la « loi Taubira » (reconnaissant la traite et l'esclavage en tant que « crimes contre l'humanité » ) et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu'un texte faisant l'apologie de la colonisation, et cela au nom de la « liberté de l'historien ».
Nous l'acceptions d'autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l'histoire, laissant notamment de côté d'autres " lois mémorielles " comme celle de 1999 substituant l'expression « guerre d'Algérie" à "opérations en Afrique du Nord ». L'appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition « Liberté pour l'Histoire » n'aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l'Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu'affirme ce texte, nous ne pensons pas qu'il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l'Union européenne comme un risque de « censure intellectuelle » qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l'ont pas déjà fait de punir l'incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l'apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l'opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l'Histoire. Pour la Cour européenne, « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression ». La décision-cadre précise qu'elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme, notamment ses articles 10 et 11, et n'amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d'expression.
En agitant le spectre d'une « victimisation généralisée du passé », l'appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les « Repentants », qui seraient obsédés par la « mise en accusation et la disqualification radicale de la France ». L'Histoire, nous dit-on, ne doit pas s'écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu'elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n'est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l'histoire savante et de l'absence d'une parole publique sur les pages troubles du passé.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l'ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l'autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n'est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.
En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens - heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation - et celle reconnaissant l'esclavage comme un crime contre l'humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s'agit pas de revenir.
Le 8 novembre 2008, Le Journal du Dimanche annonçait en avant-première et en exclusité sur son site Internet sous le titre " Les députés ne veulent plus de « lois mémorielles » ", que le rapport sur les questions mémorielles que le président de l'Assemblée nationale Bernard ACCOYER devait présenter le 18 novembre, « préconise de ne plus légiférer sur les questions mémorielles ».
Le 19 novembre 2008, Patrick ROGER commentant les conclusions du rapport Accoyer sous le tître " Parlement. La mission de l'Assemblée nationale recommande de ne plus voter de nouveaux textes. Le mea culpa des députés sur les lois mémorielles ", relevait que la mission parlementaire :
- recommande de ne plus adopter à l'avenir de « lois mémorielles »,
- préfère la possibilité nouvelle offerte de voter des résolutions,
- exclut de revenir sur les lois qui ont déjà été votées,
- ne souhaite pas que le Parlement légifère sur les programmes d'enseignement scolaire.
Le site de l'association
« Liberté pour l'Histoire »
Le débat
autour de la loi Taubira
et de la commémoration de l'abolition de l'esclavage
Le
30 janvier 2006, le président de la République, Jacques CHIRAC, recevant à
l'Élysée les membres du Comité
pour la mémoire de l'esclavage, présidé
par Maryse CONDÉ, a annoncé
que le 10 mai, « date anniversaire de l'adoption à l'unanimité
par le Sénat de la loi reconnaissant la traite et l'esclavage
comme un crime contre l'humanité », serait
désormais commémoré en France métropolitaine,
sans se substituer aux dates qui existent déjà dans
chaque département d'outre-mer.
Le 3 février 2006,
le « collectif
antillais-guyanais-réunionnais », a retiré
la plainte qu'il avait déposée
à l'encontre de l'historien Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, auteur d'un ouvrage
sur Les Traites négrières .
En
mai 2006, l'historien de l'esclavage, Alessandro
STELLA, contestait le choix par le président de la République, Jacques
CHIRAC, de la date du 10 mai pour rendre hommage aux esclaves à
partir de mai 2006, et le dispositif mis en place pour appliquer cette loi :
Par
cette date du 10 mai, nous sommes appelés à commémorer
l'entrée en vigueur de la loi Taubira du 10 mai 2001, qui
prévoit de « défendre la mémoire
des esclaves et l'honneur de leurs descendants ». Quelle
mémoire et quels descendants ?
Cette loi en effet déclare
que « la traite négrière transatlantique
ainsi que la traite dans l'Océan indien d'une part, et l'esclavage
d'autre part, perpétrés à partir du XVème
siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'Océan
indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes,
malgaches et indiennes, constituent un crime contre l'humanité ».
Elle circonscrit donc le crime à des espaces
géographiques, à des dates, à certaines populations
de l'humanité.
Quant à la mise en place de la loi, elle
est confiée à « un comité de personnalités
qualifiées, parmi lesquelles des représentants d'associations
défendant la mémoire des esclaves ».
On mesure là la malheureuse distance entre
le savoir historique et les décisions prises en son nom.
Cette loi et cette commémoration,
en effet, ont beaucoup plus à voir avec un sentiment d'infériorisation
et d'exclusion des Français à la peau noire, qu'ils
soient d'origine antillaise ou africaine, qu'avec les traites et
les esclavages [...]
Il
rappelait que « la question de
l'esclavage est fort complexe », que « l'esclavage
a été un destin partagé par des personnes de
couleur et d'origine différentes », et
qu'il n'était pas « la seule
forme de contrainte au travail ».
Constatant que la proclamation
formelle de l'abolition de l'esclavage dans plusieurs pays
n'a pas empêché la maintien de l'« esclavage
réel », il concluait en s'interrogeant
sur le bien-fondé de la commémoration « d'un
phénomène qui n'a jamais cessé »,
et en affirmant que cette commémoration « ne
doit pas nous faire détourner le regard des millions
de Chinois contraints à travailler dans les Laogai ( camps
de travail ), et celui de millions de femmes et d'enfants aujourd'hui
soumis à un patron dans des usines-casernes, coupés
du monde et des hommes, " libres " de travailler
pour un salaire de misère » ( 13 ).
Cette première commémoration du 10
mai a suscité des réctions contrastées,
allant de ceux qui considèrent que l'État français doit aller plus avant dans
la reconnaissance de ce crime contre l'humanité qu'ont été
les traites négières et l'esclavage, jusqu'à
ceux qui remettent en cause la loi Taubira à l'origine de cette commémoration, en passant par ceux
qui pensent que c'est un début encourageant.
Dans une lettre adressée au président
de la République en mai 2006,
40 députés UMP ont réclamé à cette
occasion, l'abrogation de l'article 2 de la
loi Taubira qui stipule que «
les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire
et en sciences humaines accorderont à la traite des Noirs et
à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ».
Selon eux, « puisque
Jacques Chirac a décidé que ce n'est pas à la
loi d'écrire l'histoire, il faut appliquer cette règle
quel que soit le sujet », et par conséquent
abroger cet article, comme a été abrogé, à
la demande du président de la République, l'article
4 de la loi sur les rapatriés prévoyant que
les manuels scolaires « reconnaissent
en particulier le rôle positif » de la
colonisation ( 14 ).
Elle a relancé le débat sur les lois
mémorielles, la montée
du communautarisme, le développement de mémoires
concurentielles,
et a
de nouveau mis en lumière le rôle
de l'école, des
enseignants et des historiens dont le
sociologue Michel WIEVIORKA rappelait l'importance dans Le Figaro du 10
mai 2006 :
Si
des historiens se sentent obligés de pétitionner pour
que leur discipline retrouve sa place, c'est certainement pour des
raisons de fond, et qui tiennent à son statut même.
Jusqu'à peu, l'histoire était profondément
associée au récit national, même si certains
historiens, les fondateurs de l'École des Annales notamment,
avaient pris leurs distances.
Les demandes mémorielles, lorsqu'elles
sont adossées à un passé réel, mettent
toujours en cause le récit national, en même temps
qu'elles s'inscrivent dans un paysage géopolitique qui déborde
le cadre de l'État-nation.
Elles participent dès lors de processus
qui contribuent à affaiblir la légitimité de
la discipline, par exemple en ce qui a trait à sa place à
l'école, où elle cesse d'être portée
par une identification à la nation, dans ce que celle-ci
peut avoir de plus sacré [...]
Dans le passé, notre nation faisait l'histoire,
en oubliant ses torts, et l'école républicaine intégrait
tous les enfants dans le récit national.
Aujourd'hui,
la nation est mise en cause au fil de débats qui en débordent
le cadre classique, et la République peine à intégrer
tous les individus au sein d'une communauté égale,
solidaire, et cimentée par un seul et même récit
historique.
Nous ne répondrons à de tels défis
ni en rejetant systématiquement les mémoires au nom
de la nation et de la République menacées, ni en cédant
aux plus actives ou aux plus agressives d'entre elles.
Mais en lançant les chantiers de recherche
historiques nécessaires, en examinant avec les instruments
de la raison les demandes mémorielles lorsqu'elles surgissent
et en repensant la relation de l'histoire et de la nation ( 15 ).
Ce même 10 mai 2006, le ministère de l'Éducation nationale ( Direction générale de l'Enseignement scolaire - Formation continue des enseignants ) a organisé au Carré des Sciences à Paris un séminaire national sur " La traite négrière, l'esclavage et leurs abolitions : mémoire et histoire ", dont les actes ont été publiés en 2007 par le CRDP de Versailles dans la collection Les Ateliers de Dgesco.
En
septembre 2006,
l'historien Daniel LEFEUVRE a de
son côté publié chez Flammarion un ouvrage au
titre un rien polémique sous le titre Pour
en finir avec la repentance coloniale, dont notre collègue Dominique CHATHUANT nous propose un compte-rendu mesuré et bien argumenté sur
le site des Clionautes.
Le
16 novembre 2006, sest tenu au CDDP des Hauts de Seine,
à Boulogne, un colloque académique sur le thème Histoires et mémoires
des colonisations.
La transcription des interventions faites lors de ce colloque a été mise
en ligne en janvier 2007 sur le
site Strabon de l'Académie de Versailles :
- Marc
VERGIÉ, Apprendre
et enseigner les colonisations
- Jean-Piere
RIOUX, La
colonisation en mauvaise mémoire
- Daniel
RIVET, Quelques
propos sur les protectorat
En juin 2008, le programme Culture coloniale en France créé en 1990 au sein du séminaire doctoral organisé par l’Achac et rattaché au Centre de Recherches Africaines ( Paris I, Sorbonne ), qui s'est donné pour objectif de mettre à jour l’imaginaire colonial produit en métropole depuis le XIXe siècle, a présenté une synthèse de ses travaux sous le titre Culture coloniale en France de la Révolution française à nos jours, dans un ouvrage dirigé par Pascal BLANCHARD, Sandrine LEMAIRE et Nicolas BANCEL, publié aux éditions CNRS avec le concours des éditions Autrement.
Le débat
autour de la reconnaissance du génocide arménien
Le
6 octobre 2005,
au 3ème colloque international organisé par l'Institut
Tchobanian à l'Assemblée nationale sur le thème " Regards sur l'Europe et l'Orient ", Yves
TERNON considérait
qu'en France « un pas considérable a
été fait avec le vote de la loi du 29 janvier 2001 sur
la reconnaissance du génocide arménien »,
mais il regrettait que cette loi, limitée à un article
unique, soit « seulement déclarative ».
Il invitait le législateur à lui adjoindre un 2ème
article définissant la négation du génocide
arménien comme un délit, « donc
une faute à sanctionner ».
Sa communication a été publiée en
février 2006 sous le titre Le
négationnisme : un délit à sanctionner, dans la revue de l'Institut Tchobanian Europe
et Orient.
Dans
une Tribune du quotidien Libération du 10 mai 2006, Jean-Pierre
AZÉMA, s'exprimant au nom de membres de l'association Liberté pour l'histoire, prenait position contre la proposition de loi du Parti socialiste
visant à pénaliser la négation du génocide
arménien.
Le
18 mai 2006, à la faveur de manuvres de procédure
qui ont permis au président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis DEBRÉ, de lever
la séance avant qu'ait pu être achevé son examen
dvant les députés, le vote de cette proposition de loi
a été repoussé au
mois d'octobre 2006.
Cette proposition de loi, qui s'inspire de de la loi Gayssot sur la négation
de la Shoah, et qui prévoit de punir par une peine pouvant
aller jusqu'à un an de prison et 45 000 euros la
négation du génocide arménien de 1915-1917 reconnu en 2001 par la loi française, divise
les élus et les partis politiques à droite
comme à gauche, et elle est contestée
par de nombreux historiens qui s'inquiètent de l'inflation
des lois mémorielles.
Le
25 mai 2006, dans un article intitulé " Ne
jouons pas avec les mémoires ! ",
publié dans Libération, Gilles MANCERON, qui s'était
démarqué des signataires de l'Appel des 19 parce qu'ils lui semblaient manquer
de discernement dans leurs jugements sur les différentes lois
mémorielles, rejetées en bloc, y compris la loi
Gayssot, qu'il a défendue dans La
colonisation, la loi et l'histoire [ ouvrage
codirigé avec Claude LIAUZU et publié en 2006 chez Syllepse ], considère qu'il faut arrêter
maintenant d'ajouter de nouvelles lois sur l'histoire :
Les
lois Gayssot, Taubira et sur le génocide arménien
présentent sûrement des défauts et des risques
le mérite de l'appel est de l'avoir souligné
mais chacune a aussi répondu à des demandes
légitimes et rempli des fonctions essentielles. Le plus sage
n'est-il pas à la fois de refuser qu'on leur en ajoute d'autres
et qu'on cherche à les abolir ou à les modifier ?
En
juin 2006, sur le site Internet Hermès
- Questions d'histoire de l'Université Denis Diderot
Paris 7 qu'il anime, Claude LIAUZU a mis en ligne un texte " Lois
mémorielle, débat colonial, devoir d'histoire : Marc
Bloch reviens ! ",
cosigné avec Daniel HÉMERY,
historien de la péninsule indochinoise et Arnaud
NANTA, historien du Japon, texte auquel plusieurs historiens
ont apporté leur approbation et qui a été publié
dans le quotidien Libération du 8 juin 2006 :
Il
faut redire linquiétude de la profession face à
une avalanche de lois mémorielles, à lexploitation
du passé pour des règlements de compte et à
des fins électoralistes, dont les députés nous
donnent le spectacle, les uns demandant des sanctions pour négationnisme
du génocide arménien, les autres, par vindicte colonialiste,
demandant labrogation de la loi Taubira.
Ceux qui comprennent les raisons de cette loi,
certes partielle et partiale, nacceptent pas non plus quelle
puisse être utilisée ainsi qu on a essayé
de le faire- contre des études comme celles dOlivier
Pétré-Grenouilleau.
Elle rappelle justement que lesclavage ( passé
à partager par tous ceux qui vivent en métropole et
dans les DOM-TOM ) a été trop longtemps négligé.
Elle est un révélateur et la rançon
dun fossé qui na jamais été aussi
béant entre la discipline historique et les mémoires
sociales.
Lhistoire n'existe pas sans ces mémoires,
mais elles ne peuvent tenir lieu dhistoire. On ne peut oublier
que sa fonction est aussi de contribuer à proposer un devenir
commun à partir des passés parfois les plus opposés.
En ayant laissé à labandon
les enjeux actuels du passé colonial, on a facilité
la constitution dentreprises de mémoires qui pratiquent
la surenchère, cultivent la concurrence victimaire et les
exclusives communautaires [...].
Par delà la tyrannie des entreprises de
mémoires ( et d'oublis ), ce qu'il faut promouvoir,
c'est le devoir d'histoire.
La critique historique des temps coloniaux ( et
il ne saurait s'agir de simples dénonciations ) doit
occuper toute sa place à chaque échelon de l'enseignement
et de la recherche.
Il faut aussi refondre les programmes de l'histoire
enseignée et de la recherche dans le sens d'une histoire
mondiale rigoureuse, celle de toutes les civilisations, des nations,
des sans-patries, de l'histoire totale.
Dans le sens encore de l'entrée dans la
conscience sociale française et européenne du passé
des immigrations et des migrants.
Marc Bloch, reviens !
À
la fin de septembre 2006,
en visite officielle en Arménie,
le président de la République, Jacques
CHIRAC, a rendu hommage
aux victimes des massacres de 1915-1917 en venant se recueillir devant
le Monument du génocide des Arméniens de la colline de Tsitsernakaberd, et il déclaré
lors d'une conférence de presse à Erevan que la
Turquie devait reconnaître le génocide arménien
avant de pouvoir adhérer à l'Union européenne,
et que « tout pays
se grandit en reconnaissant ses drames et ses erreurs ».
Le
12 octobre 2006, le
groupe socialiste à l'Assemblée nationale a présentée
une proposition de loi faisant de la négation
du génocide arménien un délit punissable
d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
Cette proposition de loi a
été adoptée en première lecture
à 106 voix pour et 19 voix contre pour
577 députés.
Ce
vote qui a été immédiatement dénoncé
par le gouvernement turc comme un « coup
dur » porté aux relations franco-turques,
a relancé en France le débat
sur la judiciarisation du passé et le vote de lois mémorielles qui
secoue la communauté des historiens et l'ensemble de la classe
politique.
Il
a suscité des réserves au sein du gouvernement de Dominique de VILLEPIN et des inquiétudes dans
les milieux économiques qui redoutent des « représailles »
commerciales.
Le
14 octobre 2006,
le président de la République, Jacques
CHIRAC, a téléphoné au premier ministre
turc, Recep Tayyip ERDOGAN, pour
lui exprimer ses regrets.
Les
membres de l'association Liberté pour
l'histoire, réunis en assemblée générale
le jour même du vote de la loi, tout
en exprimant leur solidarité pour les victimes de l'histoire,
ont fait part de leur vive inquiétude et ont annoncé que si ce vote devait être confirmé
par le Sénat, ils demanderaient au président de la République
de saisir le Conseil constitutionnel pour qu'il l'annule.
Le 17 octobre 2006, le
sociologue Michel WIEVIORKA, à la rubriques
"Débats" du quotidien Le
Monde, a signé un article ayant pour titre "
Les députés contre l'histoire ", dans
lequel il dénonçait le caractère
électoraliste et démagogique de la démarche
qui a conduit à ce vote, présenté comme le résultat
d'un accord entre le secrétaire du parti socialiste François
HOLLANDE et Patrick DEVEDJAN, député
UMP et conseiler politique de Nicolas SARKOZY, .
Il récuse la comparaison entre « la revendication arménienne » qui demande à la France « de
reconnaître les torts historiques d'une autre nation, d'un autre
État » et « les
revendications juives de France » qui
ont lutté pour la reconnaissance de la responsabilité de l'État
français dans la mise en uvre par les nazis de la "solution
finale" en France.
Il
relève qu'il
n'y a pas en France de « manifestations
significatives d'un racisme arménien »,
mais tout au plus « quelques épisodes
relevant de l'importation sur notre sol du différend turco-arménien ».
Il observe que le dispositif
législatif existant a permis de faire
condamner en 1995 l'historien Bernard LEWIS qui avait récusé l'usage du terme " génocide " pour qualifier
les massacres de 1915.
Il dénonce l'incohérence
de certains acteurs politiques « notamment
ceux qui n'acceptent, en principe, d'envisager dans l'espace public
que des individus libres et égaux en droit, et qui rejettent
en théorie toute tentation multiculturaliste sauf
bien sûr s'il s'agit de leur propre communauté ou de
leurs intérêts électoraux ».
Enfin
il considère que cette loi est « une
insulte aux historiens » et qu'elle «
affaiblit ceux qui, en Turquie, s'efforcent de transformer la question
arménienne en un débat démocratique reposant
sur un ensemble d'échanges sérieux où des historiens
compétents confrontent leurs travaux » :
Alors
que, dans leur grande majorité, les historiens demandent
qu'il soit mis fin sinon aux lois mémorielles actuellement
en vigueur (lois Gayssot, Taubira, etc.), du moins aux tendances
à les démultiplier, une partie de la classe politique,
annulant au passage le clivage droite-gauche, prétend dire
le vrai en matière historique, et en l'occurrence sans grande
compétence, et s'arroge une responsabilité qui ne
devrait pas être la sienne.
La loi est de ce fait une insulte aux historiens,
et à tous ceux qui considèrent que c'est à
l'histoire d'établir les faits.
De plus, elle paralysera la recherche : quel est
le chercheur qui serait assez fou pour lancer des travaux dans un
domaine sous si haute surveillance, quel est le professeur qui encouragera
ses étudiants à défricher les pages obscures
d'un passé devenu lumineux de par la loi ?
Dans
la rubrique "Débats" du quotidien Le
Monde daté du du 18 octobre, Alain POLICAR prenait la défense de la loi Gayssot, affirmant que grâce
à elle, « les arbitrages
historiques ne se font plus devant les tribunaux »,
que cette loi, « en définissant
précisément les thèses dont la diffusion constitue
un délit, évite de dire l'histoire »,
et qu'« on comprendrait mal pourquoi
les Arrméniens ne bénéfieraient pas d'une protection
identique ».
Au contraire, Jean-Philippe
FELDMAN, considérant que « le
législateur a mis le doigt dans l'engrenage des lois mémorielles »,
et ouvert la voie aux dérapages les plus divers, réclamait
l'abolition de la loi Gayssot,
parce que selon lui :
Elle
donne le sentiment qu'il existe une vérité officielle [...]
Elle donne une publicité
inopportune aux négationnistes, qui n'attendent que cela
et qui peuvent se muer en martyrs de la liberté d'expression,
ce qui est un comble !
Elle donne aux juges, même à tort,
l'apparence de gardiens d'une histoire officielle [...]
De même qu'elle ne lutte pas contre le terrorisme
en usant de ses méthodes, une démocratie ne combat
pas les négationnistes en leur ôtant les droits consubstantiels
à tout individu.
La loi Gayssot confond coupablement droit et morale
en interdisant à certaines personnes, fussent-elles misérables,
d'exprimer leur opinion, fût-elle imbécile.
Dans Le Monde du 20 octobre 2006, Patrick DEVEDJAN, réfutait les propos tenus
par Michel VIEWIORKA.
Récusant
tout accord avec François HOLLANDE,
il signalait qu'il avait déposé un amendement faisant échapper aux poursuites prévues par la loi « les travaux à caractère
scolaire, universitaire et scientifique », amendement
qui a été rejeté et qu'aucun élu socialiste
n'a voté.
Pour lui, la comparaison entre la revendication arménienne et la revendication des Juifs
de France est pertinente : «
l'Allemagne a reconnu la Shoah, Willy Brandt s'est mis à genoux
à Auschwitz. Aujourd'hui encore, la Turquie honore comme un
héros l'organisateur du génocide arménien, Talaat,
dont les cendres lui ont été remises par Adolf Hitler ».
Il relève que :
- la France
était en guerre contre la Turquie lorsqu'a été
perpétré le génocide arménien, et que
les Arméniens étaient alors « accusés
d'être les agents de la France, qui s'était engagée
à les protéger ». ;
- les associations
arméniennes souhaitent que « la
Turquie traite la question arménienne comme, après 1945,
l'Allemagne a traité la question juive » ;
- les manifestations
négationnistes sont organisées en France « avec le soutien des autorités
turques » et qu'elles constituent « un
risque de trouble grave en même temps qu'un défi à
la loi française » ;
Enfin il souligne la
grande patience des Arméniens qui attendent depuis
plus de 90 ans la reconnaissance du génocide arménien
par l'État turc, alors que « l'actuel
gouvernement turc a fait modifier le code pénal pour poursuivre
ceux qui affirment l'existence du génocide arménien ».
Enseigner le génocide arménien
Sur le site de l'Académie d'Aix-Marseille
Olivier MASSERET,
" La reconnaissance par le Parlement français du génocide arménien de 1915 ",
Vingtième siècle - Revue d'histoire, n° 73, janvier-mars 2002
Le débat à propos du rôle de la SNCF
dans la déportation pendant la 2e guerre mondiale
Le
6 juin 2006, le tribunal administratif de Toulouse en condamnant l'État et la SNCF pour leur responsabilité en 1944 dans la détention,
le transfert et l'internement à Drancy, de membres de la famille
du député vert européen, Alain LIPIETZ, a
relancé le débat à propos du rôle
joué par la SNCF dans la déportation pendant
la 2e guerre mondiale ( 16 ).
Le tribunal n'a pas retenu la
qualification de crime contre l'humanité ni de complicité
de crime contre l'humanité plaidée par les
ayant droit de cette famille qui a été internée
pendant trois mois au camp de Drancy sans être déportée
en Allemagne.
Mais, considérant que les plaignants ne pouvaient
pas demander réparation tant qu'ils ignoraient le rôle
joué par la SNCF dans la déportation, et que jusqu'au début des années 2000,
la jurisprudence leur interdisait de se retourner contre l'État
vichyste, le tribunal a récusé la prescription quadriennale invoquée par l' État
qui stipule que toute dette ou responsabilité de l'État
s'éteint au bout de quatre ans, tout comme la prescription
décennale invoquée par la SNCF.
Condamnée à verser 21 000 euros
à chacun des requérants, la
SNCF a fait appel.
Le rôle de la SNCF dans la déportation a été mis en évidence à partir de 1996 avec la
publication du rapport de Christian BACHELIER, La
SNCF sous l'occupation allemande 1940-1944,
aboutissement d'un travail de recherches mené
par l'Institut d'histoire du temps présent, laboratoire
du CNRS, et son directeur Henry ROUSSO,
dans le cadre d'une convention signée entre la SNCF et le CNRS en 1992 sur une proposition de
l'Association
pour l'histoire des chemins de fer en France ( AHICF ).
La publication de ce rapport a relancé la
recherche historique et débouché sur le colloque Une
entreprise publique dans la guerre : la SNCF, 1939-1945,
qui s'est tenu à l'Assemblée nationale en
juin 2000 et dont les actes ont été publiés aux Presses universitaires de
France en 2001.
Lors de ce colloque, Serge
KLARSFELD, président de l'Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France,
a présenté une communication sur L'acheminement
des Juifs de province vers Drancy et les déportations ( le texte de cette communication qui avait été
mis en ligne sur le site de l'AHICF a été
retiré en 2006 ).
Henry ROUSSO,
chargé de faire le bilan de ce colloque, en s'appuyant sur le rapport
Bachelier et la communication de Serge KLARSFELD,
a mis en évidence la responsabilité
de la SNCF tout en montrant que sa
capacité d'autonomie était des plus réduites :
L'entreprise SNCF a-t-elle
été un rouage, un acteur dans l'application par les
Allemands de la « Solution finale » en France
?
La réponse est bien évidemment oui.
Mais nous le savions avant même d'entamer nos recherches :
les juifs déportés ont bien été transportés
dans des convois de wagons français, et il est difficile
de faire croire que cette évidence a été découverte
en 1991-1992... L'important est de mesurer le degré des responsabilités,
et de les situer avec précision.
Dans le rapport Bachelier, figure de très
nombreux éléments qui complètent l'exposé
présenté par Serge Klarsfeld. Je prendrai deux exemples
qui me semblent importants ( et que l'on peut aisément
vérifier sur pièces ).
La première est que des cadres du « Service
technique » de la SNCF ont participé aux négociations
les plus importantes concernant la question de la déportation
des juifs, que ce soit avant la rafle du Vel'd'Hiv', début
juillet 1942, que ce soit avant la déportation des juifs
de la zone sud. Ce point me semble très important car cela
signifie que, d'entrée de jeu, au même titre que la
police, la gendarmerie ou les préfets, certains responsables
de la SNCF ont été associés à l'élaboration
technique de la déportation. [...]
Il est une
deuxième question directement liée à la précédente:
quelle était, en cette matière, la marge de manuvre
de la SNCF ?
Une réponse positive a été
donnée hier par plusieurs intervenants, et en particulier
Michel Margairaz, si l'on considère l'ensemble de l'activité
de l'entreprise. Il faut le répéter, nombre d'organisations
ou d'entreprises possédaient une petite marge de manuvre,
donc de négociation. C'est presque une question de logique.
Si elles n'avaient pas possédé cette marge, et si
toute négociation avait été impossible, la
collaboration d'État, la collaboration en général
au niveau des responsables politiques ou économiques impliquait,
n'aurait eu aucune raison d'être.
Si nous admettons ce point, cette faible marge
de manuvre, tant vis-à-vis des autorités allemandes
que des autorités de tutelle ( situation en revanche
classique dans le cas d'une entreprise publique ) a-t-elle
été utilisée pour agir en ce qui concerne les
trains de déportation ?
La réponse est bien évidemment non.
D'une part, tout ce qui touchait à la question
des déportations proprement dites relevait exclusivement
soit des Allemands, soit de quelques administrations françaises
( Intérieur, Préfecture de Police, Commissariat
général aux questions juives ).
D'autre part, la marge de manuvre dont disposaient
les dirigeants de la SNCF a été utilisée pour
résoudre de tout autres problèmes relevant de la sauvegarde
de l'entreprise même, de ses machines, de ses finances, etc.
Nous retrouvons là un cas de figure constant
dans la logique de l'époque. La question de l'antisémitisme,
qui nous paraît aujourd'hui centrale et comme un problème
indépassable sur lequel se focalise l'essentiel des réflexions
sur cette période, n'apparaissait pas comme tel à
l'époque ( si ce n'est évidemment pour les Allemands
et une partie de l'appareil vichyste, et bien sûr pour les
victimes elles-mêmes ). Cela vaut aussi bien pour les
agents indirects de la persécution que pour une bonne partie
de l'opinion française, même si celle-ci va évoluer
à compter de l'été 1942 vers des réflexes
de soutien et de solidarité envers les persécutés.
Le rapport Bachelier de
1996, puis le colloque de
2000 ont clairement mis en évidence la
volonté de l'entreprise SNCF, exprimée en
2005 par son président Louis
GALLOIS, « d'assumer
l'intégralité de son héritage » ( 17 ),
et d'ouvrir largement ses archives
aux historiens.
En
décembre 2005,
l'Association pour l'histoire des chemins
de fer en France a organisé à Paris un second
colloque sur le thème Les
cheminots dans la Résistance, dont les actes ont été publiés dans ne numéro
34 de la Revue des Chemins de fer au printemps 2006.
Pour l'avocat de la famille
LIPIETZ, Rémi ROUQUETTE, le jugement du tribunal administratif de Toulouse de
juin 2006 « est un jugement historique,
le premier qui condamne la SNCF, pour l'application des lois antisémites
de l'époque de Vichy »,
Alain
LIPIETZ relève quant à lui que le tribunal « a reconnu que l'État
et la SNCF ont fait plus que ce que leur demandaient les Allemands » et « qu'il ne s'agissait pas de fautes
individuelles de tel ou tel collborateur mais de la responsabilité
de l'État ».
Pour Arno KLARSFELD, avocat
à New-York de la SNCF mise
en accusation pour crime contre l'humanité également
aux États-Unis depuis 2001 par des ayant droit de victimes de la Shoah en France, « ces
plaintes sont contraires à la vérité historique » :
Elles
souillent la mémoire des 1 647 cheminots fusillés ou
déportés sans retour, elles effacent le rôle des
autorités allemandes, de l'État français de Vichy
et diluent la responsabilité de ceux qui furent chargés
de la déportation des juifs de France.
La SNCF était indiscutablement une entreprise
publique sous contrôle strict de l'État français
et des autorités allemandes..
Elle
était réquisitionnée pour chaque transfert d'internés
juifs [...]
La réquisition était un acte d'autorité
de l'État auquel la SNCF ne pouvait se soustraire, ni soustraire
les wagons, la locomotive, le chauffeur et son mécanicien.
Pour
les déportations, les trains étaient considérés
allemands [...]
Dans les nombreux documents échangés entre
les services des affaires juives de la Gestapo à Berlin ( Adolf
Eichmann ) et le service des affaires juives de la Gestapo à
Paris, il n'est jamais question de la SNCF : c'est toujours le ministère
des transports du Reich qui fournit les trains.
Aucun
des déportés survivants qui ont relaté leur
départ n'a accusé la SNCF ou les cheminots. Ce n'est
pas eux qui procédaient à l'embarquement, ni pour
les transferts ni pour la déportation [...]
Dans les témoignages des survivants, les
cheminots apparaissent comme ceux qui transmettaient les messages
des déportés aux familles. Parfois aussi ils réussissent
à intervenir et à sauver des déportés,
comme à Rozan, à Lille le 12 septembre 1942 pour des
enfants, ou en août 1944, quand ils parviennent à éviter
de mettre à la disposition du capitaine SS Aloïs Brunner
le dernier train qui aurait pu quitter le camp.
Peut-on
reprocher aux cheminots de n'avoir point saboté les voies
? C'était courir le risque d'une catastrophe, et, pour sacrifier
délibérément des vies afin d'en sauver d'autres,
encore fallait-il être absolument certain qu'au terminus c'était
la mort qui attendait les juifs déportés. Les cheminots
français ne dépassaient jamais la frontière
franco-allemande.
Contrairement
à ce qu'affirment les plaignants, la SNCF n'a pas été
payée par les Allemands pour la déportation. Déjà,
le 15 juin 1942 à Berlin, quand il est décidé
à l'Office central de sécurité du Reich de
déporter les juifs de France, il est entendu que «
l'État français prendra à sa charge les frais
de déportation ». On accuse la SNCF d'avoir accumulé
des bénéfices grâce à la déportation.
Si c'était le cas, il serait naturel, légitime et
juste que la SNCF les restitue. Mais il n'y a pas eu de bénéfices,
puisqu'il n'y a pas eu de paiement [...] ( 18 ).
La
condamnation prononcée par le tribunal administratif de Toulouse n'a pas reçu l'adhésion des
responsables du Conseil représentatif des institutions juives
de France ( CRIF ), ni de Serge
KLARSFELD, président des Fils
et Filles de déportés Juifs de France, et
pour l'historien Henry ROUSSO qui, à la tête de l'Institut
d'histoire du temps présent a piloté le travail
de recherche qui a débouché sur le rapport
Bachelier, le procès qui
est fait en 2006 à la SNCF est « absurde »,
car « on ne peut pas mettre éternellement
les institutions en procès pour ce qu'elles ont fait pendant
la guerre », et « il
ne faut pas écrire l'histoire au tribunal » ( 19 ).
Pour Annette WIEVIORKA, historienne
de la Shoah, « une ligne
rouge a été franchie, une nouvelle voie ouverte à
la demande désormais illimitée de réparation » :
Toutes les administrations impliquées
de près ou de loin dans la persécution nazie peuvent
désormais être attaquées en justice.
Tous les transports, d'abord la RATP comme héritière
de la compagnie dont les bus furent réquisitionnés
lors de la rafle du Vél' d'Hiv', les déménageurs
chargés pour les Allemands de vider les appartements des
juifs, l'administration pénitentiaire, qui interna dans ses
prisons résistants, otages, juifs ; les charbonnages
qui fournirent le combustible qui permit aux trains de rouler, les
agriculteurs qui nourrirent les cheminots qui conduisirent les trains...
Plus grave encore. Ce n'est plus la seule victime
qui sera indemnisée [...], ce sont ses enfants. Les générations
nées après guerre ont eu un père et une mère
pour les élever. Elles n'ont pas vécu dans leur chair
les souffrances de leurs parents désormais décédés.
Mais elles toucheront sans vergogne de l'argent, non pour des biens
perdus ( ils ont été indemnisés ),
non pour une enfance orpheline ( les orphelins touchent une pension ),
mais pour la douleur de leurs ascendants, qu'elles n'ont pas subie ( 20 ).
Selon Hélène et Alain LIPIETZ, qui se sont exprimés
dans la rubrique Point de vue du
quotidien Le Monde du
15 juin 2006, la responsabilité de la SNCF ne peut
se fondre dans celle de l'État français, et en la mettant
en cause, leur famille n'a occulté en rien « l'héroïsme
de la résistance cheminote », bien au
contraire :
Si
la SNCF avait été ( comme la poste ) une
simple branche administrative, sa responsabilité aurait été
englobée dans celle de l'Etat. Mais, fraîchement nationalisée,
la SNCF était de droit privé. De même que Vichy
a souvent anticipé les demandes des nazis, la direction de
la SNCF a aggravé les consignes de Vichy, y compris dans
la déportation, soit par antisémitisme, soit par orgueil
technocratique mal placé. [...]
Un conducteur, Léon Bronchart, s'est dressé
pour dire : « Je ne conduirai pas ce train ».
On n'a guère retenu sa mémoire. Pourtant, à
l'époque, ses collègues l'avaient porté aux
nues. Il fut licencié par la SNCF, réintégré
à la Libération, médaillé de la Résistance
et Juste parmi les Nations... La mémoire de la SNCF reste
à bâtir, au-delà de la fiction d'une « institution
résistante » [...]
Comme le montre le rapport de l'historien Bachelier,
ou le Calendrier de la persécution de Serge Klarsfeld,
ou encore ces terribles factures découvertes à Toulouse
par Kurt Schaechter la SNCF négociait bel et bien avec Vichy
les conditions de transport et « donnait son accord ».
En cinq ans d'instruction, elle n'a pu exhiber aucun ordre ( allemand
ou français ) spécifiant que les juifs, transportés
de toute la France non-annexée vers Drancy, devaient être
entassés dans des wagons à bestiaux sans air, sans
eau, sans nourriture et sans hygiène. Comble, elle a envoyé
la facture de ces convois à la France libérée,
la menaçant d'intérêts moratoires pour tout
retard, facturant les déplacements au tarif de troisième
classe alors qu'elle avait entassé les juifs.
[ Allusion à l'action menée par un Autrichien
naturalisé français qui, enquêtant
sur la déportation de se parents en 1992, a exhumé illégalement des archives départementales
de Toulouse une facture datée du 12 aoüt 1944. Cette
facture adressée par la SNCF au préfet de Haute-Garonne,
réclamait le paiement de transports exécutés
au cours du premier trimestre 1944, facture réglée
en novembre 1944 par l'administration du gouvernement provisoire
de la République française restaurée par le
général de Gaulle ]
« La SNCF a été
régulièrement payée pour avoir mal agi »
( Serge Klarsfeld, Une entreprise publique dans la
guerre, 2001 ) [...]
La jurisprudence de 1946 ( arrêt Ganascia )
interdisait aux victimes de se retourner vers la justice de la République,
au prétexte que l'État vichyste n'avait jamais existé...
[ Allusion à l'ordonnance
du 9 août 1944 du gouvernement provisoire de la République
française, « relative au rétablissement de la
légalité républicaine sur le territoire continental
»,
dont l'article 2 déclarait « nuls et de nul effet
tous les actes constitutionnels, législatifs ou réglementaires,
ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution,
sous quelque dénomination que ce soit, promulgués
sur le territoire continental postérieurement au 16 juin
1940, et jusqu'au rétablissement du Gouvernement provisoire
de la République française. Cette ordonnance avait
annulé rétroactivement toute la législation
d'exception du régime de Vichy, contre laquelle il n'était
donc pas possible de porter plainte ]
Jurisprudence
peut-être nécessaire alors. Il est regrettable qu'elle
n'ait été remise en cause que dans les années
1990, par le discours du président Chirac proclamant que
« la France avait commis l'irréparable et contracté
vis-à-vis des victimes une dette imprescriptible »,
puis par la justice, lors des arrêts Pelletier et Papon ( 2001
et 2002 )
[ Allusion aux arrêts
du Conseil d'État stipulant que l'ordonnance d'août
1944 « ne saurait avoir pour effet de créer un
régime d'irresponsabilité de la puissance publique »
Mais
c'est fait, désormais. Selon le jugement de Toulouse, à
partir de ces dates, les victimes peuvent enfin faire valoir leur
droit à réparation. Elles auront attendu plus de cinquante-cinq
ans, sans compter la sage lenteur de la justice enfin remise en
marche. Notre père a déposé sa plainte en 2001,
juste après l'arrêt Pelletier, et n'a pu se voir rendre
justice: il est mort en 2003 [...] ( 21 ).
À
la suite de la condamnation prononcée en
juin 2006 par le tribunal administratif de Toulouse contre
la SNCF, des anciens résistants déportés
de Paris et de province ont déposé à leur tour
contre la SNCF des requêtes dont le nombre atteignait
presque qu'un millier en septembre 2006. Leurs
avocats Maîtres Avi BITTON et Matthieu DELMAS considèrent
que la responsabilité propre de la
SNCF est établie, et qu'ils ne font « ni
le procès de la France, ni celui des Français, mais
celui d'une entreprise » ( 22 ).
Le 27 mars 2007, la Cour administrative d'appel de Bordeaux a annulé l'article 2 du jugement prononcé le 6 juin 2006, par le tribunal administratif de Toulouse qui avait condamné la SNCF pour sa responsabilité en 1944 dans la détention,
le transfert et l'internement à Drancy, de membres de la famille
du député vert européen, Alain LIPIETZ.
L'avocat de la SNCF, Arno KLARSFELD, considérant que « condamner la SNCF aurait créé une dilution de la responsabilité de ceux qui se sont rendus coupables de crimes contre l'humanité ou de complicité de ces crimes », s'est félicité de cette annulation de la condamnation de la SNCF qu'il juge « salutaire ».
La Famille LIPIETZ a décidé de faire appel devant le Conseil d'État ( 23 ).
Des informations relatives aux actions
de justice menées contre la SNCF sont disponibles sur le site
du Mémorial
de la Shoah.
Dans Ça va mieux en le disant, ouvrage polémique publié en mai 2008 chez Fayard, dans la collection Documents, la journaliste de France 2, Françoise LABORDE revenant, pour en dénoncer les auteurs, sur les grèves de 2007 qui ont tenté de s'opposer à la réforme des « régimes spéciaux » de retraite, s'est laissée aller à jeter l'opprobre sur l'attitude de la SNCF et de ces agents sous l'occupation allemande :
[...] Parfois, quand le découragement me saisit, à défaut de mensonges pour m’« évader », je me prends à rêver à la retraite... Oui, oui, moi aussi ! Comme tous ces heureux bénéficiaires des « régimes spéciaux », agents de la SNCF, d’EDF, de Gaz de France, qui, vers cinquante ans, peuvent plier les gaules et attaquer une nouvelle vie à leur guise, farniente ou seconde carrière [...]
Pour défendre cet acquis non négligeable, ils font la grève. Pendant dix jours, en novembre 2007, ils ont paralysé le pays en clamant des mots d’ordre variés. Au choix : pour défendre l’« intérêt du service », les « acquis sociaux », nos « futures retraites », que sais-je encore ? Alors que nous - salariés du privé ou assimilés - cotisons déjà plus longtemps, avec des décotes bien plus substantielles !
Mensonges que tous ces slogans, mensonge que cette pseudo-solidarité : ils défendent leurs avantages ! Ça se comprend, mais pourquoi ne pas le dire ? Car l’intérêt public, le sens du collectif, c’est bien autre chose ! La SNCF se targue d’être un modèle de solidarité sociale, mais nul n’ose rappeler que les trains de la mort qui emmenaient juifs et résistants vers les camps d’extermination n’ont jamais été stoppés par des grévistes et sont toujours arrivés à l’heure, leur prestation payée, rubis sur l’ongle, par les nazis. Sans les trains français, comment la déportation aurait-elle pu avoir lieu ? Les cheminots héros de la Résistance dans La Bataille du rail, voilà une imposture historique extrapolée et véhiculée par les « camarades » après la guerre [...]
Cette
mise en cause a entraîné la réaction de Maurice SAMSON, retraité cheminot,
membre du bureau national de l'Union fédérale des retraités ( UFR ) et représentant des retraités au conseil d'administration de la Caisse de prévoyance et de retraite des personnels de la SNCF ( CPRP ) :
[...] Faut-il rappeler à cette journaliste que la SNCF a été réquisitionnée et mise à la disposition des Allemands par la Convention d’armistice signée par Pétain ? Faut-il lui rappeler que les forces d’occupation étaient physiquement présentes dans toutes les installations importantes de la SNCF et dans tous les trains de la déportation ? Faut-il lui rappeler qu’à chaque prise de service le personnel de conduite était escorté par un ou deux soldats allemands ? Faut-il lui rappeler que tout mécanicien qui refusait de conduire un train de la déportation, comme le fit Léon Bronchart, était licencié ?
Faut-il lui rappeler que les (vrais) syndicats étaient interdits et donc clandestins ? Que toute action de grève était fortement réprimée, les cheminots étant sous la contrainte des lois de la guerre allemandes prévoyant la peine de mort ? [...]
Certes, il n’est pas question de dire que tous les cheminots étaient résistants ! Comme partout, il y avait des collabos à la SNCF, notamment dans son état major, mais passer de quelques collaborations individuelles à une collaboration collective des cheminots, c’est franchir le pas du détournement de l’histoire ! [...]
Par ses écrits, Madame Laborde ne se limite pas à insulter les cheminots, elle souille la mémoire des 1 647 cheminots fusillés ou déportés. Elle occulte totalement le rôle des autorités allemandes et de Vichy [...]
Maurice SAMSON,
" Les Cheminots selon Françoise Laborde : privilégiés et collabos "
sur le site Observatoire des Média - AZCRIMED
Maurice SAMSON,
" Propos scandaleux de Françoise Laborde sur les cheminots "
sur le site Bella Ciao
Le 24 janvier 2009, Françoise LABORDE a été nommée par le président de la République, Nicolas SARKOZY, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel ( CSA ).
Le 8 mars 2009, dans un article intitulé " Ils veulent remettre Françoise Laborde sur les rails ", publié dans L'Union-Dimanche, le journaliste David ZANGA donnait la parole à deux retraités marnais de la SNCF, membres de l'Association nationale des cheminots anciens combattants ( ANAC ), à l'occasion d'une assemblée générale de cette association réunie à Châlons en Champagne.
Le Rémois Jean MARCHANDEAU, président de la section rémoise de l'Union Française des Associations de Combattants et de Victimes de Guerre ( UFAC ), revenant sur les propos de Françoise LABORDE, a exprimé sa révolte : « Ce passage polémique a été diffusé sur des tracts dont nous avons eu connaissance, nous sommes révoltés pour les anciens de 39-45 morts ou vivants ». Il a rappelé que la corporation des cheminots était la seule qui avait été décorée pour faits de guerre de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre avec palmes.
Le Châlonnais Yves SCHMITTER, membre du bureau national de l'ANAC, a lui aussi réagi vivement à ces propos : « Il est impossible qu'une journaliste connue ne fasse pas preuve d'éthique et écrive de telles saloperies, sans tenir compte de la réalité ».
L'enquête menée dans la Marne par Jocelyne et Jean-Pierre HUSSON sur les victimes de la répression nazie montre que les cheminots marnais constituent une des catégories socio-professionnelles, sinon la catégorie socio-professionnelle, qui a été la plus impliquée dans le combat contre l'occupant nazi, et qui n'a pas été épargnée par la répression :
- 66 déportés dont 33 sont morts en déportation
- 17 fusillés dont 12 sur le terrain de La Folie à L'Épine
- 6 tués au combat
Parmi les déportés rentrés, citons Louis NEUHAUSER, arrêté le 16 novembre 1942 sur dénonciation du sous-chef de gare de Châlons-sur-Marne, membre d'un parti collaborationniste, pour avoir favorisé l’évasion de déportés juifs de trains transitant en gare de Châlons et avoir hébergé l’un d’entre eux, Jules STEINER, évadé du convoi n° 45 parti de Drancy le 11 novembre 1942, arrêté avec les époux NEUHAUSER à leur domicile.
Interné à Compiègne, Louis NEUHAUSER a été déporté le 28 avril 1943 à Sachsenhausen ( matricule n° 64 643 ) et affecté au kommando Heinkel ( construction d’avions ). Il est rentré de déportation le 23 mai 1945.
Parmi les fusillés, citons les fusillés du 19 février 1944 et du 6 juin 1944, tous condamnés à mort par le tribunal militaire allemand siégeant à Châlons-sur-Marne :
- le 19 février : Robert BAUDRY, Gilbert CAGNEAUX, James LECOMTE, Émile ROCHET, Roger SONDAG, Louis VANSEVEREN
- le 6 juin : René BRÉMONT, Marcel CHEVAL, Georges MONAUX, Charles TASSERIT
Les fusillés rémois du 6 juin 1944
Cette enquête montre que plus de 200 cheminots marnais se sont engagés successivement ou simultanément au sein de différents mouvements de Résistance impliqués dans le renseignement, le sabotage, l'aide aux évadés, en particulier bien sûr dans les réseaux Action-Vengeance et Turma-Vengeance, liés à Résistance-Fer, mais aussi dans d'autres mouvements ou réseaux appartenant à la Résistance intérieure ou extérieure : la CGT clandestine, le Front national de lutte pour l'indépendance de la France, Libération-Nord, Ceux de la Résistance, les FFI, les Francs-tireurs et partisans français, et aussi dans les réseaux de la France libre, Kléber, Hector, CND-Castille et Éleuthère, ou encore dans les réseaux fanco-britanniques SOE-Buckmaster et Jade-Fitzroy, ainsi que dans le réseau belge Possum et le rédeau polonais F2.
Attestent également de cet engagement, le Livre-mémorial de la déportation, ainsi que les stèles et plaques commémoratives érigées au lendemain de la 2e guerre mondiale, dans les gares SNCF de Châlons en Champagne, de Reims, d'Épernay, de Rilly la Montagne, et dans bien d'autres lieux de mémoire du département de la Marne, monuments aux morts, monuments et stèles aux martyrs de la Résistance, plaques de rue.
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En gare de Châlons en Champagne |
En gare de Reims
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En gare d'Epernay
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En gare de Rilly la Montagne
Histoire, mémoires et crise d'identité nationale
Les dangers d'une mémoire qui tend à tenir lieu d'histoire
Interrogé dans Le Monde du 18-19 mars 2007 par Sophie GHERARDI, au sujet de la crise d'identité nationale et de son irruption dans la campagne présidentielle, Pierre NORA constatait la rupture du lien, qui dans la conception ancienne de l'identité nationale, héritée de RENAN, « associait le passé et l'avenir dans un sentiment de continuité, de filiation et de projet » :
[...] Ce lien s'est rompu, nous faisant vivre dans un présent permanent. J'y vois l'explication de l'omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l'identité. Lorsqu'il n'y a plus de continuité avec le passé, la nouvelle trilogie est : mémoire, identité, patrimoine.
La crise de l'identité aurait partie liée avec la modernité ?
De fait, le thème de l'identité est mondial. Mais il a pris en France une intensité particulière en raison du caractère étatique et centralisateur de notre pays et de la force coercitive qu'y a pris le rapport à l'histoire.
En France, nous avons une histoire nationale et des mémoires de groupe. Vous pouviez être aristocrate descendant de nobles guillotinés, fils de Polonais de la première génération, petit-fils de communard fusillé, à partir du moment où vous étiez à l'école vous étiez un petit Français comme les autres. « De la Gaule à de Gaulle », le roman national déployait une vaste fresque, avec ses Saint-Barthélemy et ses Ponts d'Arcole, qui offrait un lien collectif à chaque parcelle de la population française, peu homogène.
L'insertion des minorités - religieuses, régionales, sexuelles - dans la collectivité nationale les a désenlisées de leur propre histoire. Mais elles ont du coup valorisé leur mémoire, faite de récupération d'un passé, vrai ou faux.
L'émancipation mémorielle est un puissant corrosif de l'histoire, qui était au centre de l'identité française. Nous avons intérêt à ce que les politiques prennent conscience des nouvelles données. La succession des identités nous en donnera de nouvelles.
La nation de Renan, funèbre et sacrificielle, ne reviendra plus. Les Français ne veulent plus mourir pour la patrie, mais ils en sont amoureux. C'est peut-être mieux.
Au fond, ce n'est pas la France qui est éternelle, c'est la francité ( 24 )
En mai 2008, Pierre NORA a signé dans un numéro consacré au 30e anniversaiere de la revue L'Histoire,
un article intitulé " Les lieux de mémoire, ou comment ils m'ont échappé ", dans lequel il revient sur cette « vague de fond mémorielle » qu'il avait été le premier à déceler et à analyser en France à la fin des années 1970, et qui est devenue « un phénomène mondial ».
Il y décrit
comment la notion de « lieu de mémoire » qu'il avait
initiée et développée alors, avait pour objectif de prendre du recul par rapport à « une histoire nationale unitaire, téléologique, spontanément habitée par une intention auto-célébratrice et commémoratrice d'elle-même », et comment le succès de son ouvrage Les lieux de mémoire, publié de 1984 à 1992, qu'il avait conçu comme un « outil forgé pour dissoudre le commémoratif », a été récupéré et utilisé « pour devenir l'instrument par excellence de la commémoration tous azimuts ».
Selon lui, les commémorations nationales qui se sont multipliées « relèvent plutôt de la repentance et des rassemblements associatifs que de la liturgie républicaine », et il constate en le déplorant qu'« avec le temps, la mémoire a perdu son sens et son statut » :
Elle est devenue la maître mot d'une époque enfermée dans son présent , en-soi et pour-soi. Bien pis : elle tend à tenir lieu d'histoire dont elle remplace de plus en plus souvent le mot. Une histoire qu'on voudrait enfin dispensée des contraintes de la distance critique et des complications encombrantes, une histoire débarassée de la chronologie et des tristes pondérations.
Une histoire enfin simple à comprendre et facile à juger.
Mais si la mémoire finit par manger l'histoire, plane alors une menace : la disparition symétrique et complémentaire du sens des deux mots ( 25 )
Le débat autour de la journée
du souvenir de Guy Môquet
Le 14 janvier 2007, dans son discours d'investiture devant le congrès de l'UMP, Nicolas SARKOZY, candidat à l'élection présidentielle, a évoqué une première fois la figure de Guy MÔQUET, puis à nouveau le 18 mars 2007, dans un discours à la Jeunesse de France préparé par Henri GUAINO et prononcé au cours d'un meeting au Zénith à Paris.
Il a alors lu et commenté la dernière lettre à sa famille de ce jeune communiste fusillé par les Allemands le 22 octobre 1941 à l'âge de 17 ans et déclaré que cette lettre « devrait être lue à tous les lycéens de France ».
Élu président de la République, il s'est rendu le 16 mai 2007, jour de son investiture, devant le Monument de la Cascade du Bois de Boulogne, où 35 jeunes résistants avaient été exécutés par des SS dans la nuit du 16 août 1944, et il y a fait lire par une lycéenne la dernière lettre à sa famille de Guy MÔQUET. Il a ensuite déclaré : « Je n'ai jamais pu lire ou écouter la lettre de Guy Môquet sans en être profondément bouleversé » ; puis il a annoncé : « Ma première décision de président de la République sera de demander au futur ministre de l'Éducation nationale que cette lettre soit lue en début d'année [ scolaire ] à tous les lycéens de France ».
Cet engagement s'est concrétisé avec la publication au Bulletin officiel de l'Éducation nationale du 30 août 2007 d'une note de service adressée par le ministre de l'Éducation Xavier DARCOS aux recteurs, inspecteurs d'académie, inspecteurs pédagogiques régionaux et proviseurs des lycées, et l'annonce dans le même temps que le président SARKOZY se rendra le 22 octobre 2007 au Lycée Carnot dont Guy MÔQUET fut l'élève..
Cette initiative du candidat de l'UMP, devenu président de la République, a suscité des réactions de la part de certains enseignants et historiens.
Les uns reprochent à Nicolas SARKOZY de faire indirectement la part belle à la mémoire communiste, mémoire que n'a pas manqué d'instrumentaliser à son profit le PCF en utilisant le souvenir des fusillés de Châteaubriant pour exorciser l'ambiguité de son attitude au début de l'occupation allemande et accréditer l'idée que les communistes avaient bien été des patriotes et des résistants de la première heure.
D'autres au contraire dénoncent dans l'initiative de Nicolas SARKOZY une tentative de récupération et d'instrumentalisation d'un épisode douloureux de la Résistance française.
Dès le 22 mai 2007, Pierre SCHILL, professeur d'histoire-géographie à Montpellier, utilisait la rubrique Rebonds du quotidien Libération pour exprimer son désaccord. Sous le titre « Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves à la rentrée », ce professeur reprochait à Nicolas SARKOZY de vouloir instrumentaliser la mémoire de Guy MÔQUET pour des raisons politiciennes et d'enfermer la lecture de sa dernière lettre dans une séquence purement émotionnelle.
Il rappelait que « l'enseignement de l'histoire ne s'accommode pas de ce seul registre mais a toujours besoin de sens, c'est-à-dire en l'occurrence d'une remise en perspective dans un contexte élargi ».
Il revendiquait pour les professeurs d'histoire la liberté pédagogique d'aborder au mieux l'enseignement de la Résistance dans le cadre des programmes officiels :
Laissons donc aux enseignants d'histoire-géographie leur autonomie pédagogique dans leur façon d'aborder l'enseignement de la Résistance : nombreux sont ceux qui s'appuient déjà sur ces dernières lettres de fusillés dont un recueil récent offre un large choix et permet une utilisation approfondie seule à même de dépasser le registre émotionnel, avec des lettres complémentaires à celle de Guy Môquet dans lesquelles certains de ces « héros » reviennent sur les raisons de leur « entrée en résistance » ( Guy Krivopissko, La vie à en mourir. Lettres de fusillés 1941-1944, Paris, Tallandier, 2003 ). [ Plusieurs de ces lettres ont été intégrées à l'annexe qui accompagne la note de service du ministre Xavier Darcos publiée au BOEN du 30 août 2007 ]
Seul le cadre de cet enseignement structuré permettra d'aborder l'histoire dans sa complexité et de ne pas en rester à sa caricature voire à son déni, la reconstruction d'un passé « sans histoire » défendue par Nicolas Sarkozy.
Sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, Laurence DE COCK-PIERREPONT, dans un texte intitulé " Des usages étatiques de la lettre de Guy Môquet ", dénonce ce qu'elle appelle « l’injonction de lecture de la lettre de Guy Môquet dans tous les lycées de France, à chaque rentrée scolaire », comme « un effet d'annonce », qu'elle interprète à travers une double grille de lecture :
- « le pli désormais pris d’instrumentaliser l’histoire, dans une stratégie d’abord électoraliste, et aujourd’hui présidentielle. ;
- l’appel à une vision de l’école sanctuarisée et dont on renforcerait la mission civique, à charge pour elle de revitaliser le sentiment national ».
Et de conclure en ces termes :
Cette première mesure gouvernementale doit aussi se lire à l’aune de cet amour que Nicolas Sarkozy déclare sans relâche à la France ; cet amour qui lui arrache des larmes à chaque nouvelle lecture de la lettre de Môquet ; cet amour qui renvoie à une vision empathique de l’histoire tout en convoquant le principe totalement a-historique de l’identification.
Activer le pathos est un procédé pédagogique ( et démagogique ) très efficace, qui gomme toute complexité ou principe de mise à distance critique.
Or, c’est bien une posture de pédagogue national que la lecture obligatoire de la lettre de Guy Môquet permet à Nicolas Sarkozy d’endosser ; une position plutôt confortable pour policer la jeunesse lycéenne et la mobiliser autour de la vision sacrificielle de la nation et de l’identité nationale que réifie cet usage de l’histoire.
Dans le numéro de septembre 2007 du mensuel L'Histoire, Jean-Pierre AZÉMA signe un article intitulé " Guy Môquet, Sarkozy et le roman national ", dans lequel il fait une mise au point sur les aspects historiques de l'exécution des otages de Châteaubriant, et qu'il conclut par une mise en garde en ce qui concerne la lecture de la lettre de Guy MÔQUET dans les lycées :
Mais il ne faudrait pas que cet usage, apparemment émouvant, d'une lettre touchante mais singulièrement dépourvue de considérations politiques, notamment à cause de la censure allemande, empêche de préciser que si dans la Résistance n'ont pas milité seulement des femmes et hommes « de gauche », si tous les hommes politiques de droite ne se sont pas retrouvés à Vichy, ce sont bien des hommes de la droite d'alors qui, par haine de la gauche, ont aidé l'occupant à établir la liste des 27 suppliciés.
Le second débat concerne l'enseignement. Le directeur de Libération, de surcroît bon connaisseur d'histoire, Laurent Joffrin, affirmant « Oui, il faut lire la lettre de Guy Môquet », assurait qu'il revenait au pouvoir politique de trancher si nécessaire en matière d'enseignement de l'histoire. C'est ce qu'un certain nombre d'entre nous, universitaires et enseignants d'histoire, ne sauraient admettre.
Sans doute l'histoire n'appartient-elle pas qu'aux historiens. Il est du rôle de la représentation nationale comme du président de la République de proposer, susciter commémorations et hommages, mais non d'édicter ce que l'on doit enseigner. Rappelons que, en juillet 1995, Jacques Chirac a fait repentance pour l'attitude de l'État, de la France, dans la déportation des Juifs de France ; c'était la parole du chef de l'État, elle comptait, ce n'était pourtant pas la vulgate et le texte eut d'autant plus de retentissement qu'il n'était assorti d'aucune obligation.
Son successeur ferait bien de méditer cet exemple. Beaucoup refusent l'idée de cette caporalisation mémorielle ; une lettre lue dans toutes les établissements scolaires, tous les ans, le même jour, sinon à la même heure ?, quasiment au garde-à-vous ? Laissons donc les enseignants organiser leurs cours comme ils l'entendent et, s'ils font le choix de cette lettre, ils sauront la lire au bon moment, mise en perspective par les travaux qui l'éclairent.
On retrouvera à la rubrique " Commémorations et journées du souvenir " du site Histoire et mémoires un dossier consacré à la journée du 22 octobre présenté par Jean-Pierre HUSSON.
Autour du voyage en Algérie
de Nicolas Sarkozy en décembre 2007
Les déclarations du président de la République, Nicolas SARKOZY, en voyage officiel en Algérie en décembre 2007, ont contribué à relancer le débat ouvert par le vote de la
loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation. " Retoquée " par le Conseil constitutionnel en janvier 2006, cette loi stipule que « les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif
de la présence française outre-mer, notamment en Afrique
du Nord [...] ».
Ce voyage a failli être annulé après les propos antisémites tenus par le ministre algérien des anciens combattants algérien, qui avait évoqué quelques jours auparavant devant la presse algérienne les origines de Nicolas SARKOZY et le rôle du « lobby juif » dans son accession à la présidence de la République française.
Il a été précédé par la publication dans Le Monde daté du 1er décembre, d'un appel lancé aux « plus hautes autorités de la République française » par des historiens et des intellectuels français et algériens, leur demandant de « regarder en face le passé » et de « reconnaître publiquement l'implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie » :
L'histoire apprend, au premier chef, que le système colonial, en contradiction avec les principes affichés par la République française, a entraîné des massacres de centaines de milliers d'Algériens ; et qu'il les a dépossédés, « clochardisés » - pour reprendre le terme de l'ethnologue Germaine Tillion - à une grande échelle, exclus de la citoyenneté, soumis au code de l'indigénat, et sous-éduqués, au déni des lois en vigueur.
Elle nous apprend aussi qu'il y eut de multiples souffrances de Français, parfois déportés en Algérie pour raisons politiques, ou embrigadés dans les guerres coloniales, ou encore pris dans un système dont ils sont devenus, à son effondrement, les victimes expiatoires - comme l'ont été les harkis, enrôlés dans un guêpier qu'ils ne maîtrisaient pas -, sans compter ceux qui ont soutenu l'indépendance algérienne et qui en ont payé le prix.
Quelles qu'aient été les responsabilités de la société, c'est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous la Ve République, a conduit les politiques coloniales à l'origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c'est bien la France qui a envahi l'Algérie en 1830, puis l'a occupée et dominée, et non l'inverse : c'est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause.
En même temps, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé. Ainsi qu'aux pièges d'une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l'éternité la France en puissance coloniale et l'Algérie en pays colonisé. Et c'est précisément pour les déjouer - comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé - que nous voulons que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue, et qu'on se tourne enfin vers l'avenir.
Cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien. Plus fondamentalement, dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de « repentance ». Et des « excuses officielles » seraient dérisoires. Nous demandons donc aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l'implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie. Une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d'échanges et de dialogue entre les deux rives, et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial.
Hocine Aït Ahmed - Simone de Bollardière - Mohammed Harbi - Abdelhamid Mehri Lemnouar Merouche - Gilbert Meynier - Edgar Morin - Jack Ralite - Yvette Roudy - Françoise Seligmann - Benjamin Stora - Wassyla Tamzali- Christine Taubira
Constant dans son refus de la repentance, Nicolas SARKOZY a néanmoins déclaré le 2 décembre 2007 devant des chefs d'entreprise français et algériens que le système colonial avait été profondément injuste :
Parler d’avenir, ce n’est pas ignorer le passé. Je suis convaincu depuis toujours que pour bâtir un avenir meilleur on doit au contraire regarder le passé en face. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait en Europe. C’est le travail de mémoire que je suis venu proposer au peuple algérien.
Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité.
Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter.
Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés.
Et aujourd'hui, moi qui avais sept ans en 1962, c'est toutes les victimes que je veux honorer.
Notre histoire est faite d'ombre et de lumière, de sang et de passion.
Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération [...]
Dans la Tribune libre de L'Humanité du 5 décembre 2007, Catherine COSQUERY-VIDROVITCH, sous le titre " Mémoire coloniale, histoire et politique ", affirme que « " Réconcilier les mémoires ", ce n’est pas une incantation politique : c’est un travail de savoir », et que le " devoir de mémoire ", souvent mis en avant par les politiques, impose à l’amont un " travail de mémoire " ».
Pour elle c'est aux historiens qu'il revient d'analyser « les mémoires en qualité de sources respectables mais à interpréter - comme n’importe quelle autre source ».
Elle récuse la « repentance », « terme moral et politique » et conclut :
L’historien n’a pas à juger mais à analyser comment et pourquoi la colonisation a été, comment elle a transformé et les colonisés et les colonisateurs, quels en furent - et quels qu’ils furent - les effets induits et les héritages aujourd’hui dans leurs pays respectifs.
Il ne s’agit ni de pardon ni d’oubli : tout non-dit est ennemi du savoir, de l’intelligence réciproque, de la réconciliation.
Le débat sur la mémoire
des enfants de la Shoah au CM2
La nouvelle initiative mémorielle du président de la République, Nicolas SARKOZY, annoncée le 13 février 2008 au dîner annuel du CRIF, concernant les élèves de CM2 auxquels il propose de confier la mémoire des enfants de la Shoah a suscité de vives réactions de la part de la communauté des historiens pour dénoncer cette nouvelle injonction du « devoir de mémoire ». .
Dès le 15 février 2008, l'association Liberté pour l'histoire née de l'Appel lancé en décembre 2005 par une vingtaine d'universitaires, et présidée depuis le décès de René RÉMOND, par Pierre NORA, réprouvait l'initiative de Nicolas SARKOZY :
Quelque respectable que soit l’intention, cette initiative se heurte à de fortes objections :
1 - Le caractère contraignant de cette injonction de mémoire. Elle substitue une démarche purement émotive à un apprentissage critique de l’histoire qui demeure le premier devoir des éducateurs.
2 - Indépendamment du fait que nul ne sait ce que peut vouloir dire « parrainer une mémoire », est-il raisonnable d’en faire assurer la charge par des enfants de neuf ou dix ans, sans mesurer l’effet psychologique d’une pareille mise en demeure ?
3 - La Shoah est un événement unique dans l’histoire. Mais la place ainsi accordée aux victimes juives, à l’exclusion de toutes les autres, risque d’être mal comprise. Mesure-t-on l’embarras des enseignants à appliquer pareille prescription face à des classes d’enfants aux filiations les plus diverses ?
Cette annonce improvisée et en définitive dangereuse nous paraît relever de ce courant de repentance que le Président de la République avait paru vouloir condamner. Ne risque-t-elle pas en outre d’avoir l’effet absolument contraire au but visé ?
Dans Libération, daté du 15 février 2008, l'historien Henry ROUSSO qualifiait l'iniative présidentielle de « marketing mémoriel » et dénonçait vigoureusement cette nouvelle injonction du " devoir de mémoire " venant après « le fiasco » de la lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées le 22 octobre 2007 :
La nouvelle initiative apparaît incongrue, jetée soudain dans l’espace public comme d’autres annonces présidentielles. Le bruit médiatique vient, une fois de plus, troubler le respect et le silence des morts de l’Histoire. Mais on franchit cette fois un pas supplémentaire. Voilà des enfants de 10 ans appelés à s’identifier par décision d’État à des victimes et des victimes qui avaient en grande partie leur âge lorsqu’elles furent assassinées. Sans réflexion politique, historique ou psychologique préalable.
On peut à bon droit se demander pourquoi. Quelle urgence commandait de relancer ainsi le débat autour de la mémoire de la Shoah alors même que la France a connu à cet égard des politiques publiques sans équivalent en Europe : procès pour crimes contre l’humanité, réparations morales et financières, nouvelles commémorations, modifications des programmes scolaires.
S’agit-il d’œuvrer pour que la vérité historique soit correctement enseignée ?
On rappellera alors que c’est le candidat devenu président qui déclarait, durant la campagne électorale, que la France n’avait, sous l’Occupation, « commis aucun crime contre l’humanité ». Comprenne qui pourra.
S’agit-il de lutter contre l’antisémitisme et le racisme ?
On rappellera alors que l’énorme travail de mémoire fait en France sur la Shoah a été accompli au moment où l’antisémitisme explosait de toutes parts, notamment à l’école.
On rappellera surtout que la singularité de la Shoah est déjà difficile à comprendre pour des adultes confrontés à la réalité des génocides et autres massacres de masse commis depuis 1945.
Que dire alors de jeunes enfants, qui auront beaucoup de mal à comprendre pourquoi ils doivent ne « parrainer » que ces victimes-là. S’agit-il de permettre aux enfants de s’approprier une histoire commune, porteuse de valeurs ?
Mais le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n’est édifiant en rien, sinon de l’immense barbarie du XXe siècle.
[...] Quelle image « positive » véhicule la Shoah ? Quelle est l’exemplarité de ces petites victimes innocentes ?
Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire.
Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le – mauvais – exemple est donné au plus haut niveau, que la « mémoire » et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle.
Dans un entretien avec Alexandre DUYCK publié le 17 Février 2008 dans Le Journal du Dimanche, l'historienne de la Shoah, Annette WIEVIORKA déclarait « avoir été choquée, puis révoltée » par l'initiative du président de la République et réagissait tout aussi vivement :
Que veut-on faire?
Jumeler un enfant vivant et un enfant mort ?
Donner au vivant la charge d'un fantôme, l'introduire dans la mort ? Doubler sa vie de la mort d'un autre ?
C'est insupportable.
« On ne traumatise pas un enfant en lui faisant ce cadeau de la mémoire d'un pays », a dit vendredi Nicolas Sarkozy. Un cadeau ? Mais ce terme est insultant ! La mémoire de ces enfants assassinés n'est certainement pas un cadeau. C'est une tragédie, une charge. Les enfants de 10 ans, on peut leur faire d'autres « merveilleux cadeaux » que celui-là.
Alors comme Simone Veil, je trouve cette proposition « inimaginable, insoutenable, dramatique et surtout injuste ».
Nos enfants, nos petits-enfants n'ont pas à porter des crimes qui ne sont pas ceux de leur génération. Il faut bien mal connaître les enfants pour faire une telle proposition, tout à fait indécente. À ce compte-là, si l'on veut aller plus loin encore dans l'obscénité, pourquoi pas servir la soupe d'Auschwitz à la cantine des écoles une fois par an ?
Annette WIEVIORKA considère cette nouvelle initiative du président de la République comme « une lubie », « un " coup " mémoriel » voué à l'échec comme la lecture de la lettre de Guy Môquet :
Ces injonctions, hors de propos, dont on comprend mal la logique, me semblent néfastes. Elles imposent un usage politique étroit de l'Histoire. De façon curieuse, elles plongent les enfants et les adolescents dans le culte d'enfants et d'adolescents de leur âge morts. Je trouve étrange et malsain que ce Président, qui prétend représenter la jeunesse, ne donne aux jeunes comme modèles que des jeunes assassinés, qui n'ont pas demandé à mourir [...]
La façon dont il intervient dans le débat aboutit à faire de ces sujets, sur lesquels il y avait accord, des sujets de discorde. Parce qu'il s'agit de sa part d'injonctions qui ne sont ni pensées ni conçues dans la concertation. Encore une fois, ce sont des coups. Il n'y a ni réflexion ni profondeur.
Selon elle, « aborder le génocide des juifs à l'école primaire est une mauvaise chose », car « la spécificité de la Shoah n'est guère compréhensible aux écoliers », et il n'y a a pas de risque d'oubli, dans la mesure où « l'enseignement de la Shoah en France est très satisfaisant » et que « cette période historique est sans doute celle sur laquelle on insiste le plus au cours de la scolarité, celle pour laquelle les moyens les plus considérables sont déployés ».
Elle dénonce cette injonction adressée aux enseignants et aux historiens :
Les enseignants n'aiment guère cette incursion du politique dans leurs classes. Certes, il leur reste la liberté de travailler selon leur conscience. Mais je trouve la démarche de Nicolas Sarkozy significative d'un manque de confiance à leur égard.
Avec lui, l'État se mêle trop de l'enseignement de l'Histoire. Cela me choque beaucoup. Que l'État organise des célébrations, des commémorations, c'est normal. Mais un président de la République n'a pas à faire le métier des enseignants à leur place. C'est insultant.
Il existe des procédures régissant la rédaction des programmes, il existe un ministère de l'Éducation nationale, avec des enseignants, des inspecteurs... Il n'a pas non plus à délivrer des bouts d'idéologie en permanence.
C'est dangereux pour la liberté des historiens et pour la démocratie. Je fais en cela le rapprochement entre la proposition de Nicolas Sarkozy sur la mémoire des enfants juifs morts et ses discours de Saint-Jean-de-Latran et de Riyad sur la religion. On n'a jamais vu ça en France, un président de la République intervenant sans cesse à-propos ou hors de propos dans des domaines qui ne relèvent pas nécessairement de sa fonction. Nous avons en France une séparation entre l'Eglise et l'État et c'est très bien comme ça. Et ce n'est pas à lui de la remettre en cause. Ni de décider des enseignements que doivent recevoir les écoliers.
Le 17 février 2008, le secrétariat général de L'Association des professeurs d'histoire et de géographie ( APHG ) a publié un communiqué par lequel cette association « désapprouve totalement la proposition présidentielle »
CM2 SHOAH : ATTENTION DANGER
Des milliers d'enseignants n'ont pas attendu 2008 pour enseigner en histoire à travers des exercices très divers ce que fut la Shoah. Dans la gravité du sujet, le sérieux du travail, la modestie dans les résultats, l'efficacité du message transmis. Loin de la frime et de l'esbroufe. L'APHG peut en parler d'expérience. Le Président de la République vient de décider que les élèves de CM2 prendraient en mémoire l'un des 11 500 enfants juifs de France qui ont été victimes de la Shoah. Une fois de plus, c'est une intervention intempestive du pouvoir politique dans l'utilisation de la mémoire et par contrecoup de l'Histoire. Autant l'État est dans son rôle en décidant des commémorations nationales, autant un pouvoir s'égare quand il réglemente ce qu'est l'Histoire.
Une fausse bonne idée lancée sans la moindre réflexion sur les conditions de la mise en oeuvre et sur les garde-fous à placer pour éviter les effets pervers et dangereux que connaissent ceux qui ont l'expérience de cet enseignement de la Shoah.
Coup de cœur, coup de pub à l'adresse d'un public ciblé ? En matière éducative, on peut commencer par l'émotion, on ne peut durer que par la raison. Et ici la raison veut que pour adopter par mémoire des enfants connus sous de simples noms. il faille un minimum de liens entre les vivants et les morts. Ces liens sont inscrits dans des lieux de mémoire commune et dans des traces, sur la pierre, dans des livres et dans des souvenirs transmis.
Ironique convergence de dates : le 5 février 2008 dans I'amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, le « Prix Corrin jour de la Shoah » récompensait le travail mené depuis 2001 par une professeure des écoles et plusieurs générations de ses élèves. Ils avaient reconstitué avec l'aide des habitants la vie de deux petites filles juives réfugiées avec leurs parents dans le village de Montescot ( Pyrénées Orientales ). Elles furent élèves dans l'école du village de 1940 à 1942, raflées, déportées et exterminées à Sobibor. Au départ de l'enquête, elles n'étaient que deux noms sur des listes d'enfants déportés. Le Conseil municipal de ce village voulant en garder collectivement et durablement la mémoire a donné à l'école le nom de Lea et Elizabeth Schnitzler. Nous avons été les témoins émus et reconnaissants de ce travail d'histoire dans la transmission de la mémoire.
Compte tenu de ces multiples travaux, inlassablement, l'APHG rappellera que le devoir d'histoire, assuré par l'Éducation Nationale s'impose inséparablement de la transmission de la mémoire. C'est pourquoi elle désapprouve totalement la proposition présidentielle, particulièrement inopportune.
Le secrétariat général de l'APHG
Eric Till et Hubert Tison
De son côté, le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, association qui regroupe des enseignants-chercheurs et des professeurs du secondaire sous la présidence de Gérard NOIRIEL, partage les nombreuses réactions critiques suscitées par la proposition de Nicolas SARKOZY dans un communiqué intitulé " Les Bataillons scolaires de la mémoire ( suite) " :
Elles soulignent les risques d’accentuation de la communautarisation et des concurrences mémorielles, d’importation démesurée des affects dans la relation au passé, d’empiètement du pouvoir politique sur les prérogatives pédagogiques des enseignants, et enfin des conséquences psychologiques d’une telle mesure sur les enfants.
Il a été remarqué à juste titre que la décision semble exclure de cette politique mémorielle les enfants juifs non nationaux.
Ajoutons que l’instrumentalisation politique d’un drame aussi singulier que le génocide des Juifs, qui camoufle au passage les responsabilités de l’ensemble des acteurs de la collaboration, ne permet pas une véritable quête d’intelligibilité de cet épouvantable moment historique.
Il y a bel et bien là un processus de déshistoricisation par le choc de la violence qui réduit la raison au silence.
On trouvera à la rubrique " Mémoire du génocide en France " du site Histoire et mémoires, un dossier consacré à l'enseignement de la Shoah à l'école primaire, présenté par Jean-Pierre HUSSON.
Le rapport Kaspi
et le débat autour de l'inflation des commémorations :
vers un Memorial Day à la française ?
Dans une interview publié dans Le Figaro du 11 mai 2008, sous le titre " Le 11 Novembre, jour de la paix et de la mémoire ", le secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens Combattants Jean-Marie BOCKEL a suggéré de faire de la commémoration de l'Armistice du 11 novembre 1918 un « Memorial Day » à la française.
Répondant aux questions de Claire BOMMELAER, au sujet de la multiplication des commémorations en France, il a déclaré :
Alain Marleix, mon prédécesseur, avait commandé à André Kaspi un rapport sur la multiplication des commémorations. Je vais le rendre public prochainement, et cela sera l'occasion de réfléchir sur ce que nous voulons faire de toutes ces journées.
Sans attendre ni préjuger des conclusions du rapport Kaspi, je pense que l'on peut faire évoluer les choses.
Pourquoi ne pas faire, comme beaucoup de pays, un « Memorial Day » ?
Pourquoi ne pas instaurer une date dédiée aux hommes et aux nations, autour des valeurs de la République, de la paix, du respect des droits de l'homme ?
Peut-être que le 11 Novembre pourrait remplir ce rôle.
Il n'est pas question de se figer dans le passé. Nous devons adopter une démarche de mémoire, dans un esprit de réconciliation.
En décembre 2007, le secrétaire d'État à la Défense chargé des anciens combattants a créé une commission, présidée par André KASPI, qui a pour mission de réfléchir à l'avenir et à la modernisation des commémorations et célébrations publiques.
La Commission sur la modernisation des commémorations publiques, dite Commission Kaspi, devait rendre ses conclusions à la fin du premier semestre 2008.
Fin octobre-début novembre 2008, alors que la fièvre mémorielle liée au 90e anniversaire de l'armistice de 1918 montait en puissance, marquée par de nombreuse célébrations et une inflation de publications diverses et de productions télévisées consacrées à la 1ère guerre mondiale, les conclusions de la Commission Kaspi n'étaient toujours pas connues, mais la revue L'Histoire consacrait un dossier au " 11 novembre 1918 ", qui s'achève sur un article signé par Jean-Jacques BECKER intitulé " En finir avec le 11 novembre ? ".
L'historien de la Grande Guerre, président du Centre de recherche de L'Historial de Péronne, y expose les raisons qui justifient selon lui le maintien de la commémoration du 11 novembre et, allant dans le sens des propositions du secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens combattants, il propose de placer cette commémoration dans une perspective européenne, et « d'y associer les morts de toutes les guerres et de tous les pays européens » :
Ce qu'il faut continuer à commémorer, c'est la fin de la guerre, ce sont les sacrifices inouïs qu'ont alors acceptés les jeunes hommes de France, mais aussi d'Allemagne, du Royaume -Uni et de ses dominions, d'Italie, de Serbie, de Russie, des régions qui composaient l'Autriche-Hongrie, de Turquie...
Ce sont les 8 à 10 millions de morts et tous ceux , innombrables, qui ont souffert dans leur chair leur vie durant [...]
Il faut aussi se souvenir, au-delà de la propagande dont il a été fait usage, que l'armistice a couronné la victoire du camp qui proclamait se battre pour les progrès de la démocratie, surtout après la chute de l'autocratie tsariste et l'entrée dans la guerre de la grande démocratie américain.
La commémoration du 11 novembre, c'est enfin celle d'une idée, sortie timidement de 14-18, avant de s'affirmer après la Seconde Guerre mondiale, idée selon laquelle il n'était plus possible que les peuples installés sur ce petit continent continuent à s'entre-massacrer. Le 11 novembre 1918 a été le point de départ de la construction de l'Europe. Voilà qui donne tout son sens et pour longtemps à cette commémoration. Dans cet esprit, il n'est pas malséant d'y associer les morts de toutes les guerres et, pourquoi pas, de tous les pays européens.
Le 9 novembre 2008, à la veille de la commémoration du 11 novembre 1918, Le Parisien était le premier média à dévoiler les conclusions du rapport de la Commission Kaspi.
Dans un article intitulé " Le rapport qui veut limiter les commémorations ", Bruno FANUCCHI, en même temps qu'il soulignait le fait que Nicolas SARKOZY avait choisi de célébrer ce 90e anniversaire, non pas à Paris devant la tombe du soldat inconnu, mais à Verdun et Douaumont, dégageait les grandes lignes de ce rapport qualifié d'« iconoclaste » qui considère que « les commémorations publiques ou nationales sont trop nombreuses », relevant qu'il y en a aujourd'hui une douzaine et qui propose de les ramener au nombre de trois :
« Il n’est pas sain, qu’en l’espace d’une demi-décennie, le nombre des commémorations ait doublé. Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts communautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale, susciter d’autres demandes et diluer la portée de commémorations [...] »
« La Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’un nombre exagéré de commémorations [...] »
Car « trop de commémorations revêtent un caractère spécifique et catégoriel » ( comme la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv’ ou la journée d’hommage aux harkis ), ce qui n’est pas sans conséquences puisque observe le rapport « le clientélisme ou le communautarisme mémoriel provoque des revendications nouvelles et incessantes ». Concrètement, le rapport Kaspi propose donc de ne garder que trois dates faisant l’objet d’une commémoration nationale : « Le 11 novembre pour commémorer les morts du passé et du présent, le 8 mai pour rappeler la victoire sur le nazisme et la barbarie, le 14 juillet qui exalte les valeurs de la Révolution française » et qui constitue notre Fête nationale depuis cent vingt-cinq ans ! À l’exception de ces trois dates, note encore le rapport, ces commémorations connaissent « une véritable désaffection ». Par chance, ces trois dates retenues correspondent à des jours fériés qui seront donc préservés et resteront chômés.
Mais que faire des autres dates emblématiques ? « Elles deviendront des commémorations locales ou régionales » pouvant revêtir un aspect exceptionnel comme ce fut le cas en 2004 pour les débarquements alliés de 1944. » L’idée est donc de décentraliser et de laisser jouer les collectivités locales pour conserver, ici ou là, des dates symboliques et transmettre aux nouvelles générations la mémoire de ces dates et des sacrifices et valeurs qu’elles représentent.
Les 12 commémorations publiques nationales annuelles
Dernier dimanche d’avril : souvenir de la déportation
8 mai : victoire de 1945
10 mai : abolition de l’esclavage
2e dimanche de mai : fête nationale de Jeanne d’Arc
8 juin : hommage aux morts d’Indochine
17 juin : hommage à Jean Moulin
18 juin : appel historique du général de Gaulle le 18 juin 1940
14 juillet : fête nationale
16 juillet : hommage aux Justes de France
25 septembre : hommage aux harkis
11 novembre : armistice du 11 novembre 1918
5 décembre : hommage aux morts de la guerre d’Algérie
Le site officiel du ministère de la Défense ne recense quant à lui que 9 cérémonies nationales.
Dans Le Figaro daté du 10 novembre, Jean-Marc LECLERC signait un article intitulé " Le rapport qui dénonce un excès de commémorations ", dans lequel il relève que la moitié des douze commémorations publiques nationales actuelles ont été instaurées sous la présidence de Jacques CHIRAC, et considère que les conclusions du rapport Kaspi répondent au « Assez de repentance ! » « lâché » par Nicolas SARKOZY, lorsqu'il lui avait succédé.
En évoquant les premières réactions de Jean-Marie BOCKEL, secrétaire d'État à la Défense chargé des anciens combattants et de Jean-rançois COPPÉ, chef de file des députés UMP à l'Assemblée nationale, il laisse entendre qu'il ne sera pas facile de mettre en œuvre les conclusions du rapport Kaspi :
Hier, le secrétaire d'État à la Défense et aux Anciens Combattants, Jean-Marie Bockel s'est dit contre « l'inflation mémorielle », mais aussi opposé « à la remise en cause des commémorations existantes ». Le patron des députés UMP, Jean-François Copé, s'est pour sa part déclaré hostile à la suppression de ces « rendez-vous nationaux ».
Au-delà du choix des dates, c'est l'organisation même des événements qui sera revue. «Les cérémonies doivent évoluer, pas pour le bénéfice ou le plaisir de changer, mais pour toucher un public plus jeune qui n'a pas connu ce que nous commémorons», indiquait le chef de l'État, le 10 janvier dernier. Son secrétaire d'État aux Anciens Combattants annonce que les écoles seront davantage associées. Les célébrations devraient aussi être plus magistrales. Le 11 novembre 2008 donnera le ton.
Qu'en sera-t-il également de la volonté renouvelée d'associer davantage les écoles à ces commémorations ?
Le 12 novembre 2008, André KASPI a remis officiellement son rapport à Jean-Marie BOCKEL, secrétaire d'État à la Défense, chargé des anciens combattants.
Le rapport Kaspi peut être téléchargé sur le site su ministère de la Défense ou de la Fondation de la Résistance à la rubrique Actualités pédagogiques.
Le rapport de la
Commission sur la modernisation des commémorations
présenté par André
Kaspi
sur le site du ministère de la Défense
http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/telechargement/Pdf/RapportCommissionKaspi.pdf
Le rapport de la
Commission sur la modernisation des commémorations
présenté par André
Kaspi
sur le site de la Fondation de la Résistance
Le rapport de la Mission parlementaire
d'information sur les questions mémorielles
Le 25 mars 2008, une Mission d'information sur les questions mémorielles a été créée à l'initiative de la conférence des présidents de l'Assemblée nationale.
Composée de 33 députés appartenant à tous les groupes parlementaires, cette mission était présidée par Bernard ACCOYER, président de l'Assemblée nationale, qui en était également le rapporteur.
D'avril à octobre 2008, 69 personnalités ont été entendues dans le cadre d'auditions ouvertes à la presse et de six tables-rondes, dont on peut consulter les comptes rendus et visionner les enregistrements vidéos sur le site de l'Assemblée nationale :
« Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles »
Thème général : rôle spécifique des élus de la Nation dans la promotion du travail de mémoire
« Le processus commémoratif »
Thème général :« Le processus commémoratif ». Jours de gloire et jours sombres ; pourquoi et comment les commémorer ?
« Une histoire, des mémoires »
Thème général :« La concurrence des mémoires » est-elle occasion de dialogue ou ferment de communautarisme ?
L’école, lieu de transmission
Thème général : Entre histoire et mémoire, quelle peut être l’approche du passé en milieu scolaire ?
Questions mémorielles et liberté d’expression
Thème général : Les initiatives mémorielles risquent-elles de créer une censure déguisée ?
Questions mémorielles et recherche historique
Thème général : dans quelles conditions les historiens peuvent-ils travailler sereinemen
Le 18 novembre 2008, Bernard ACCOYER a présenté à la presse le rapport de la Mission d'information sur les questions mémorielles dont voici un résumé :.
Adopté à l'unanimité sous le titre " Rassembler la nation autour d'une mémoire partagée ", ce rapport exprime la volonté unanime des membres de la Mission de maintenir et de pérenniser quatre lois dites « lois mémorielles » :
- Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe
- Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915
- Loi n ° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité
- Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés
Dans le même temps, il reconnaît que légiférer sur des fait historiques ne convient pas dans un pays démocratique, que le Parlement doit respecter la liberté de travail des historiens, tout en continuant d'émettre des jugements, des recommandations et d'adopter des résolutions n'ayant pas force de loi et ne pouvant pas pénaliser les historiens.
Il souhaite que le Parlement conserve le pouvoir de légiférer sur le calendrier des commémorations.et que soit redéfini le rôle des collectivités et des associations dans le déroulement de ces commémorations, en incitant à la décentralisation et à la régionalisation.
S'agissant du rôle de l'école, il déclare clairement qu'il ne revient pas au Parlement d'écrire les programmes, mais d'évaluer a posteriori les politiques d'enseignement, et il affirme l'attachement des membres de la Mission au caractère obligatoire de l'enseignement de l'histoire dans le 1er et le second degré.
Il entend faciliter le travail des historiens en faisant appliquer la nouvelle loi relative à l'accès aux archives.
Il appelle de ses voeux la création d'une filière professionnelle pour valoriser les études d'histoire.
Enfin, il veut développer la dimension européenne de la mémoire, œuvrer à la réunification des mémoires en Europe et trouver un moment pour célébrer la fête de l'Europe.
Interrogé par une journaliste sur la position de la Mission parlementaire à l'égard du rapport Kaspi qui préconise de ramener le nombres des commémorations nationales de 12 à 3, Bernard ACCOYER a déclaré que les membres de la Mission n'avaient pas considéré qu'il fallait revoir le calendrier des commémorations et que si cela devait néanmoins arrivé, le Parlement devrait être consulté.
Le 19 novembre, dans un article intitulé " Le mea culpa des députés sur les lois mémorielles " publié dans Le Monde, Patrick ROGER s'interrogeait dans sa conclusion sur la portée de ce rapport :
[...] Les questions de la légitimité du Parlement à légiférer sur des événements historiques et de la constitutionnalité des dispositions adoptées risquent de resurgir à l'avenir.
L'ancienne conseillère d'État Françoise Chandernagor évoque, en parlant de ces textes, des « ovnis qui parfois se muent en missiles ».
Ni la loi « Gayssot » sur la répression du racisme, de l'antisémitisme et de la xénophobie, ni la loi reconnaissant le génocide arménien de 1915, ni la loi « Taubira » reconnaissant la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité n'ont été déférées au Conseil constitutionnel.
Il n'est pas acquis que, dans ce cas, elles auraient été approuvées dans leur intégralité.
Dans un futur proche, sera ouverte la possibilité pour un justiciable poursuivi en application d'un de ces textes de saisir le Conseil constitutionnel en soulevant la nouvelle « exception d'inconstitutionnalité ».
Il est probable que ceux qui entendent contester la réalité de crimes contre l'humanité ne se priveront pas d'utiliser cet instrument.
Sur ce point, le travail de la mission reste inachevé
Le rapport de la Mission d'information sur les questions mémorielles
présenté à la presse par Bernard Accoyer
La Maison de l'histoire de France,
un projet contesté
En août 2007, le président de la République, Nicolas SARKOZY a demandé au Premier ministre et à la ministre de la Culture et de la Communication que soit expertisée la création d'un centre de collections et de recherche consacré à l'histoire civile et militaire de la France.
En novembre 2007, Hervé LEMOINE, conservateur du patrimoine, a été missionné pour « proposer des solutions concrètes en vue de la réalisation du centre de recherche et de
collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France, souhaité par le Président de la
République ».
En avril 2008, Hervé LEMOINE a remis au ministre de la Défense et de la Cuture son rapport qui proposait de nommer ce centre « La Maison de l'histoire de France » et de l'implanter sur le site des Invalides.
Avril 2008 - Le rapport Lemoine
La Maison de l'histoire de France
Pour la création d'un centre de recherche et de collections permanentes
dédié à l'histoire civile et militaire de la France
Le 13 janvier 2009, à l'occasion de la cérémonie des vœux aux acteurs de la culture réunis à Nîmes, le président de la République, Nicolas SARKOZY, a annoncé « la création d'un musée de l'histoire de France » :
[...] Un mot sur la connaissance de notre histoire. Là-aussi, on ne connaît notre histoire que par les moments
où les Présidents de la République successifs s’excusent des périodes où, hélas, l’histoire a été tragique.
Or je suis fasciné par l’idée que la France est riche de ses musées d’art, mais qu’il n’y a aucun grand
musée d’histoire digne de ce nom ! Il n’existe aucun lieu pour questionner notre histoire de France dans
son ensemble.
Nous avons donc décidé la création d’un Musée de l’Histoire de France. Ce musée sera
situé dans un lieu emblématique de notre histoire, un lieu qui reste à choisir et qui sera choisi : il y a
plusieurs idées qui font sens mais il faut en débattre, échanger, il faut que cela polémique un peu, que
chacun fasse valoir ses arguments.
Parce que l’histoire de France, c’est un tout, c’est une cohérence. En
général, on l’attaque par petit bout, les pages glorieuses, les pages un peu plus délicates, alors qu’on devrait l’affronter dans son ensemble.
Aussi je souhaite qu’il y ait un musée de l’histoire de France, qui
pourrait d’ailleurs être une fédération de musées et des monuments, qui travailleraient en réseau et
collaboreraient avec de grandes institutions étrangères. Un musée doté d’un Centre, situé dans un endroit
symbolique.
Il me semble que cette initiative renforce aussi l’identité qui est la nôtre, l’identité
culturelle : c’est une autre initiative que je laisse à votre réflexion [...]
Cette annonce n'a pas manqué de relancer le débat sur les lois mémorielles.
Dans la rubrique " Analyse " du journal Le Monde daté du 24 janvier 2009, Thomas WIEDER commentant cette annonce, relevait que Nicolas SARKOZY, voulait fonder lui aussi « son musée », tout en se démarquant de ses prédécesseurs « accusés de ne parler du passé que lorsqu'ils " s'excusent des périodes où, hélas, l'histoire a été tragique " » :
[...] Le pluriel, ici, était sans doute de trop, car l'on ne voit guère qui d'autre que M. Chirac était visé par l'actuel chef de l'État. Reprenant l'une des antiennes de ses discours de candidat à la présidentielle, M. Sarkozy s'est donc posé une nouvelle fois en contempteur de la « mode de la repentance » dont M. Chirac s'était fait le porte-étendard, à travers la reconnaissance de la responsabilité de l'État dans la persécution des juifs, l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation, ou encore l'instauration d'une Journée du souvenir de l'esclavage et de son abolition [...]
Thomas WIEDER a perçu dans le projet de Nicolas SARKOZY une « vision du passé national, volontiers martiale et résolument impénitente », mettant l'accent « sur le cadre national », et qui « laisse les historiens perplexes » :
[...] Certes, l'accent mis par M. Sarkozy sur le cadre national rassure ceux qui y voient une mise à distance salutaire de ses tentations communautaristes. Et, en ce sens, beaucoup approuvent sa volonté de mettre un frein à la prolifération des « lois mémorielles » qui, à leurs yeux, ont le double défaut d'attiser la « guerre des mémoires » et d'entraver leur liberté de chercheurs.
Mais la conception d'une histoire de France convoquée à des fins édifiantes – pour « renforce(r) l'identité qui est la nôtre », selon les termes employés par M. Sarkozy –, semble pour nombre d'historiens totalement anachronique [...]
Le 16 février 2009, Christine ALBANEL, ministre de la Culture et de la Communication, a confié à Jean-Pierre RIOUX, inspecteur général honoraire d'histoire, spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la France, une mission d'expertise concernant les sites susceptibles d'accueillir le futur musée. Assisté de Dominique BORNE, doyen honoraire de l'inspection générale de l'Éducation nationale, et de Charles PERSONNAZ, administrateur civil du ministère de la Défense. Sa lettre de mission énonçait les critères de sélection établis par la ministre, à savoir le caractère historique du lieu, l'accessibilité au public français et étranger, la capacité à y accueillir des expositions, la présence de collections historiques, et évoquait cinq sites : l'hôtel de Soubise, les Invalides, Versailles, Vincennes et Fontainebleau.
Le 4 mai 2009, Jean-Pierre RIOUX, après avoir visité, étudié, expertisé une quinzaine de sites, a remis son rapport qui relevait cinq sites possibles : Vincennes, les Invalides, Fontainebleau, le Grand Palais et le Palais de Chaillot.
Mai 2009 - Le rapport Rioux
Sites susceptibles d'accueillir
un Musée de l'histoire de France
En septembre 2009, Frédéric MITTERRAND, ministre de la Culture, a nommé Jean-François HÉBERT, ancien directeur de cabinet de Christine ALBANEL, président du château de Fontainebleau, et l'a chargé de la préfiguration de la Maison de l'histoire de France voulu par le président de la République, Nicolas SARKOZY.
En avril 2010, Jean-François HÉBERT a remis à Frédéric MITTERRAND un rapport qui retenait sept sites possibles : les Invalides, l’Hôtel de la Marine, le quadrilatère des Archives nationales, le bâtiment des Arts et traditions populaires dans le Bois de Boulogne, le Château de Vincennes, l'île Seguin et le Château de Fontainebleau.
Avril 2010 - Le rapport Hébert
Éléments de décision
pour la Maison de l'histoire de France
Le 12 septembre 2010, à l'occasion de son déplacement en Dordogne pour le 70e anniversaire de la découverte de la grotte de Lascaux en compagnie de Frédéric MITTERRAND, ministre de la Culture et de la Communication, le Président de la République, Nicolas SARKOZY, a annoncé que la future Maison de l'histoire de France, serait implantée sur le site parisien des Archives nationales, dans le quartier du Marais.
Le 27 septembre 2010, Frédéric MITTERRAND a chargé Philippe BÉLAVAL, directeur général des Patrimoines, d'« accompagner l'assosiation de préfigutation de la Maison de l'histore de France, dans toutes les étapes de la miose en opeuvre du projet » et d'établir « la répartition envigeable des espaces au sein du quadrilatère Rohan-Soubise entre les Archives nationales et la Maison de l'histoire de France ».
Septembre 2010
Lettre de mission de Philippe Bélaval
La création de la Maison de l'histoire de France, puis l'annonce de son implantation sur le site des Archives nationales n'ont pas manqué de susciter une vive polémique qui secoue le personnel des Archives nationales et la communauté des historiens.
L'intersyndicale des Archives nationales s'est mobilisée pour exprimer son opposition à ce projet : grève, occupation de l'Hôtel de Soubise, conférences de presse, réunions publiques, pétition « Appel pour sauver les Archives » réclamant « le maintien de la Direction des Archives de France comme direction d’administration centrale de plein exercice, le maintien de l’organisation actuelle du réseau des services publics d’archives et le maintien et le renforcement de son personnel statutaire ».
Le 17 octobre 2010, dans le cadre des des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois, les responsables du projet ont présenté ce que serait l'institution Maison de l'histoire de France et répondu aux critiques formulées par plusieurs historiens. Jean-François HÉBERT a déclaré que son ouverture est prévue pour 2015 et que, pour asseoir sa légitimité, un « conseil scientifique de 30 à 40 membres », serait nommé dans le courant du mois de novembre.
Le 23 octobre 2010, le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire ( CVUH ) a mis en ligne sur son site une expertise du projet de Maison de l'histoire de France de l'historienne Isabelle BACKOUCHE.
La Maison de l’histoire de France : essai de socio-histoire d’un projet
par Isabelle BACKOUCHE
Sur le site du CVUH
23 octobre 2010
Dans Le Monde du 28 octobre 2008, Laurent GERVEREAU dans un article intitulé " La Maison de la l'histoire de France doit être mise à l'abri de l'esprit de chapelle ", a appelé à inventer « un lieu pédagogique, pas un mausolée du roman national » :
[...] Il faut donc sortir des faux débats et penser notre présent et notre futur. Regardons la composition de nos classes où les enfants sont souvent issus de différents continents. Regardons les adolescents qui dialoguent sur le Net avec le reste du monde - comme d'ailleurs nos entreprises.
Nos identités sont toutes imbriquées, faites d'appartenances locales, nationales, internationales, de goûts et de convictions, d'attachements personnels. Elles correspondent à une histoire qui n'est pas seulement globale mais est une histoire stratifiée du local au global.
Pour bien comprendre ce qui forge notre vivre en commun, il faut donc construire des repères sur une histoire-territoire, partant de la préhistoire jusqu'à notre réalité d'aujourd'hui. Elle conduit chacune et chacun à connaître l'évolution locale dans la longue durée (Limoges), au sein d'une histoire plus large (la construction et l'évolution de la France), avec toutes les incidences d'échanges et d'affrontements continentaux (l'Europe) dans le cadre d'une histoire globale (en plus dans un pays à l'histoire coloniale forte et dont le territoire excède aujourd'hui l'Europe).
Chacune de ces strates est essentielle en permettant de disposer d'une vision complète, seule apte à se situer dans le monde aujourd'hui, en privilégiant comme outil et connaissance l'histoire du visuel : fort, palpitant, instructif [...]
Dans Le Monde daté du 3 novembre 2010, le ministre de la Culture, Frédéric MITTERRAND, dans un article intitulé " La Maison de l'histoire de France est une chance pour la recherche ", a déclaré que sa mission était de « donner des repères au public, loin des débats ideologiques » :
[...] Il s'agit d'une maison, et non d'un musée, qui aura pour ambition de rendre toutes les facettes de notre histoire accessibles : ses ombres et ses lumières, ses grands noms et ses inconnus, ses passages obligés comme ses chemins de traverse. Elle sera un lieu où le passé vit au contact de la modernité, ouvert aux débats, aux invitations et aux rencontres, relié naturellement aux autres établissements qui traitent de l'histoire : musées, sites historiques, universités, centres de recherche... Une maison qui s'inscrit ainsi dans toute la géographie du savoir et de l'étude qui s'étend sur l'ensemble de notre territoire et bien évidemment au-delà de nos frontières. Car aborder notre histoire en faisant abstraction de celle du reste du monde serait tout simplement absurde. [...]
Le 11 novembre 2010, l'historien Pierre NORA a signé dans ce même quotidien une " Lettre ouverte à Frédéric Mitterrand sur la Maison de l'histoire de France " dans laquelle il considérait ce projet « inutile » et « trop marqué par le funeste débat sur l'identité nationale » :
[...] L'aggiornamento des musées était nécessaire avec le Grand Louvre, celui des bibliothèques avec une nouvelle bibliothèque, celui des archives avec le centre de Saint-Denis. Cette initiative-là n'a rien d'indispensable. Cette initiative-là n'a rien d'indispensable. Ce n'est pas sans raison que, en France, toute tentative de musée national unifié a échoué, celle de Louis-Philippe à Versailles comme celle de Napoléon III au Louvre.
Dans ce pays aux héritages et aux traditions si divers et contradictoires, et où l'opinion depuis la Révolution reste divisée entre au moins deux versions de l'histoire de France, la sagesse est précisément d'en rester à une pluralité de musées, lesquels témoignent, chacun à sa façon, de leur vision et de leur époque. Pourquoi voudriez-vous que la présente tentative réussisse, au moment le moins bien choisi pour l'entreprendre ? [...]
Le second argument est peut-être plus grave. Ce projet aura beaucoup de mal à se remettre de son origine impure et politicienne. Nicolas Sarkozy l'a lancé en janvier 2009, en pleine remontée du Front national et pour « renforcer l'identité nationale ». Il s'est trouvé pris dans la lumière, ou plutôt dans l'ombre de cette funeste enquête sur ladite identité. C'est là son péché originel [...]
Et puis, comble de maladresse, on annonce sans plus de consultation préalable que l'implantation se fera aux Archives nationales, où vous-même aviez, quelques mois auparavant, validé un projet de redéploiement des archives restantes, en particulier notariales, au palais Soubise. Et quand le personnel des Archives nationales, mis devant le fait accompli et dépossédé d'une partie de son territoire, se déclare mécontent, vous lui faites remarquer que « l'Etat fait un effort budgétaire considérable pour les Archives nationales en construisant un nouveau centre à Pierrefitte-sur-Seine ». Comme si cette décision permettait de reprendre d'une main ce que l'on avait donné de l'autre [...]
Le 19 novembre 2010,sur le site du journal Le Monde, Frédéric MITTERRAND a répondu à Pierre NORA que « le projet de Maison de l'histoire de France ne relève pas du défunt débat sur l'identité nationale, même s'il n'y a aucune honte non plus, bien sûr, à réfléchir sur le concept d'histoire de France, comme il l'a fait lui-même tout au long de son œuvre remarquable ».
Dans Le Monde du 26 novembre 2010, l'historien Vincent DUCLERT a relancé la controverse en signant un article intitulé " Pour un musée de l'histoire en France ", dans lequel il affirme que « le projet actuel a été préparé sans les historiens » hormis Jean-Pierre RIOUX, et considèret qu'il est « urgent de ramener au coeur du projet, plus encore que les historiens, l'Histoire » :
[...] Les Français ne cessent de penser en relation avec l'histoire nationale ou avec l'idée qu'ils s'en font. L'acteur politique, autant sinon beaucoup plus que ceux qui produisent le savoir historien, est en permanence impliqué dans cette tension. Annulant l'effort de Jacques Chirac pour traduire un devoir de vérité historienne, son successeur assigne à l'histoire nationale une mission politique, idéologique même, de construction d'une « identité nationale » faisant de la nation un dogme, et méconnaissant combien la France est une constitution vivante et souvent contradictoire. La mission d'un musée de l'histoire en France serait précisément d'exposer cette relation complexe et riche de la nation, de la politique et de la société. [...]
Ce n'est pas d'une « Maison de l'histoire de France » dont ce pays a besoin, mais d'un « Musée de l'histoire en France ». La nuance peut sembler subtile. Elle est en réalité capitale. Tout dépend alors de la capacité du travail scientifique à assumer cette écriture publique de l'histoire.
Le défi concerne les historiens. La possibilité d'une histoire nationale, même dans les perspectives dessinées plus haut, se heurtera toujours, pour certains d'entre eux, au présupposé que tout cadre national nourrirait forcément des dérives du type de l'« identité nationale ». Repenser le cadre national est donc un impératif scientifique de première importance pour lui permettre de se dégager des instrumentalisations idéologiques.
Quelle que sera sa forme, il devra se défier d'une tentation totalisante, celle d'imposer un contenu déterminant « toute l'histoire de France », et celle de dissoudre des établissements existants en les regroupant dans une structure englobante [...]
Sous le titre " Péril aux Archives ", publié en novembre 2010 à la rubrique Carte blanche de la revue L'Histoire, Pierre ASSOULINE considèrait que « l'affaire est évidemment politique [...] car cette Maison à venir ne sera pas qu'un musée : elle s'annonce déjà comme un centre de recherche ; or on ne sache pas que sa tutelle, le ministère de la Culture, ait jamais eu vocation à nommer des historiens, non plus qu'à produire du récit historique » [...]
Le Monde du 18 décembre 2010 , a publié dans sa rubrique Contre enquête Culture - Décodage, un article de Florence EVIN et de Thomas WIEDER qui résumait les étapes de l'élaboration du projet et les termes du débat : " Maison de l'histoire de France : pourquoi tant de peurs ? À quoi servira la nouvelle institution ? Quelles sont les réticences des historiens ? ". Cet article rappelait que l'intersyndicale des Archives de France continuait d'occuper l'Hôtel de Soubise et y organisait le 18 décembre 2010 une journée de débats autour du thème « Faut-il ctéer une Maison de l'histoire de France ? ». En contre-point était publié dans le même temps sous le titre " Le fait est que ce pays perd la mémoire. Il faut remédier à cela ", un entretien avec le ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric MITTERRAND, qui défend le projet et en expose la nécessité :
Il existe mille musées d'histoire en France, mais aucun n'est spécifiquement consacré à l'histoire de France. Voilà pourquoi nous créons une maison de l'histoire de France qui s'appuiera sur trois piliers. D'abord sur un portai, à visée sncyclopédique présentant un état des lieux de la recherche et des questionnements sur l'histoire ; ensuite une cartographie des musées d'histoire et des lieux de mémoire, chers notamment à Simon Nora. Enfin, à la manière d'une clef de voûte, un lieu de questionnement et de réflexion où il y aura des colloques, des conférences, des films et des expositions temporaires portant sur telle période ou tel aspect de l'histoire. pas uniquement sur l'histoire de France, d'ailleurs, mais aussi, pourquoi pas, sur tel ou tel aspect de nos relations avec des pays comme l'Allemagne ou l'Algérie, par exemple. Au cœur de tout cela, la galerie chronologique donnera un certain nombre de repères essentiels [...]
Depuis novembre 2011, le site de la Maison de l'Histoire de France est ouvert sur le Net
Maison de l'Histoire de France
(MHF)
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