Les
parlementaires et les élus locaux
Les 6
parlementaires marnais qui avaient voté en
juillet 1940 les pleins
pouvoirs au maréchal
PÉTAIN , ont accepté de participer
ainsi que la plupart des élus locaux à la reconstruction
administrative du département aux côtés
du préfet
BOUSQUET.
Cela fut d'autant plus facile que la Marne ne comptait
aucun parlementaire, aucun conseiller général, aucun
conseiller d'arrondissement et aucun maire communistes, et que l'unique
adjoint au maire et les 13 conseillers municipaux communistes marnais
élus avant-guerre avaient
été déchus de leur mandat dès
le début de l'année 1940.
Il est vrai aussi qu'une fois mis à l'écart
les communistes contre lesquels se déchaîna l'esprit
de revanche anti-Front populaire, et qui devinrent les
boucs émissaires rendus responsables de la défaite,
la
réconciliation entre la gauche non communiste
et la droite d'une part, entre radicaux et socialistes au sein de
la gauche non communiste d'autre part, fut facilitée par le
fait que les radicaux rémois avaient refusé d'adhérer
au Front populaire, préférant dès avant-guerre
nouer des alliances avec la droite.
L'anticommunisme
devenait le ciment d'une réconciliation nationale
habilement négociée à l'ombre du régime
de Vichy par BOUSQUET,
qui réussit à convaincre les notables marnais avec l'appui
de son ami MARCHANDEAU
et des radicaux modérés, qu'il était en ces temps
difficiles
le meilleur
garant de
la sauvegarde des principes républicains et des intérêts
des Marnais.
En
1990, René
BOUSQUET déclarait : « La
Troisième République est morte à Vichy de la
défaite [...] Moi, j'ai gardé mes convictions, mes tendances,
mon attachement à la démocratie républicaine
[...], mais le problème de la Troisième République
était dépassé ».
Et au
sujet de la reconstruction administrative du département il
ajoutait : « J'ai
essayé de réaliser l'union la plus large possible, sans
les communistes, à cause du pacte germano-soviétique. Dans la Marne j'étais l'homme de tout le
monde, sauf des collaborateurs » ( 1 ).
En
1945, Richard
POUZET a confirmé dans sa déposition cette stratégie
de continuité républicaine, prenant
appui sur le maintien
des élus d'avant-guerre :
« La
Marne était restée républicaine et de tendance
radicale-socialiste.
Bousquet ne formula aucune proposition de destitution
des élus.
Il s'employa au contraire à les maintenir
tous en place, même certains frappés d'indignité
par les " lois scélérates " du Maréchal ( 2 ).
Il intégra les élus dans les nouveaux
organismes consultatifs : commission départementale et plus
tard Conseil départemental, ce qui eut d'ailleurs une répercussion
imprévue, celle de compromettre les dits élus lors
de la Libération bien qu'ils n'aient pas pour autant rallié
le panache blanc du Maréchal [...].
Il n'y eut donc en Marne aucun recours à
la Terreur blanche vichyssoise et la défaite n'y prit pas
les allures d'une revanche contre la République.
Il n'y eut également aucun renversement
systématique intégral dans les institutions républicaines
: c'est ainsi que des instructions furent données par Bousquet,
sur ma demande, pour le maintien du buste de la République
dans les mairies et les écoles.
Il ne mit aucun zèle intempestif à
appliquer les mesures antirépublicaines de Vichy, au contraire,
il provoqua un freinage incontestable et donna une interprétation
bienveillante à ces mesures en les adaptant de son mieux
aux contingences locales.
Certes le régime de Vichy est peut-être
ainsi apparu dans la Marne sous un jour moins odieux, mais du moins
les républicains, grâce à l'interprétation
de Bousquet en ont-ils souffert moins qu'ailleurs et c'était
alors l'essentiel » ( 3 ).
Les
Francs-maçons
S'agissant
des élus
et des fonctionnaires francs-maçons, parmi lesquels
il comptait beaucoup d'amis et qui se trouvaient menacés par
la législation antimaçonnique de Vichy, BOUSQUET s'est
efforcé de tout faire pour les protéger et y est assez
bien parvenu, suscitant la colère des ultras de
la collaboration.
En
octobre 1940, il a réussi à rétablir Paul
MARCHANDEAU à la tête de sa mairie
de Reims, d'où il avait été chassé par
les Allemands à son retour de l'exode.
Il a maintenu à la tête du conseil
municipal du chef-lieu, Châlons-sur-Marne, Cléophas
CHAMPION qui, atteint par la maladie, cédera la
place en
juillet 1942 à un autre maire franc-maçon, Georges
BRUYÈRE, chef de division à la préfecture,
ami et confident de BOUSQUET
( 4 ) .
Il a obtenu du ministère de l'Intérieur
la réintégration du maire de Vitry-le-François Lucien
PRUD'HOMME , et celle du maire de Châtelraould, Gaston
LOISELET, démissionnés d'office après
la publication de leurs noms sur une liste de dignitaires francs-maçons
au Journal
officiel du 24 septembre 1941.
Il a maintenu à ses côtés et
protégé Richard
POUZET, menacé d'être révoqué
en raison de sa déclaration d'appartenance à la maçonnerie,
ainsi que Raoul
SOURIN, chef de bureau à la préfecture.
Trois
élus francs-maçons furent cependant démissionnés
d'office : Edmond
LESOURD, maire de Neuvy, Henri MARTIN, maire d'Hautvillers et député
socialiste d'Épernay, et Gaston
POITTEVIN, conseiller municipal de Cumières, ancien
député radical-socialiste, président du syndicat
général des vignerons de la Champagne délimitée,
et vénérable de la loge maçonnique de Châlons-sur-Marne ( 5 ).
Mais BOUSQUET continua de recevoir à la préfecture Gaston
POITTEVIN, qui le tutoyait et l'appelait René, et
protégea son gendre Henri
MARTIN ( 6 ).
Le 6
décembre 1941, l'hebdomadaire collaborationniste Je
suis partout dénonçait violemment
ce régime
de faveur dont bénéficiaient, grâce
à BOUSQUET, les
Francs-maçons de la Marne, dans un article
ayant pour titre : « Les
F* M* ont gagné la bataille de la Marne ».
Devenu secrétaire général à
la Police, BOUSQUET a continué de protéger ses amis francs-maçons
marnais.
Le 30 janvier 1943, il n'hésita pas à faire
arrêter Louis
BRASSART, délégué départemental
du Service
des sociétés secrètes, qui devenait
menaçant, et à le faire interner au Camp de Rouillé
dans la Vienne jusqu'au 17 mars 1943, ce qui lui valut les foudres de
l'amiral
PLATON.
BRASSART,
ancien séminariste, surveillant au Collège Saint-Joseph
de Reims, avait été recruté par un père
jésuite de ce collège, et travaillait sous les ordres
d'Arthur
FLAMERION de Villiers-le-Sec en Haute-Marne, qui était
le délégué
régional du Service des sociétés secrètes.
Il avait reçu pour mission de recueillir des renseignements sur l'activité des personnalités
de la Marne ayant appartenu à la Franc-maçonnerie et avait accumulé plusieurs dossiers très documentés
qui mettaient en cause les liens liant l'ancien préfet de la
Marne aux francs-maçons et que BOUSQUET fit saisir à son domicile ( 7 ).
De
la Commission administrative
au Conseil départemental
Pour constituer
la Commission
administrative de la Marne, BOUSQUET fit appel à des notables,
élus d'avant-guerre, responsables professionnels ou syndicalistes,
dont plusieurs étaient devenus ses amis, en réalisant
un savant
dosage entre les différentes sensibilités
politiques, religieuses, philosophiques, utilisant toutes les composantes
de la palette diversifiée du « notabilisme
de 1940 », pour reprendre l'expression utilisée
par Yves
DURAND ( 8 ).
On y trouvait donc des radicaux,
des hommes
de droite, des apolitiques,
des cléricaux et des francs-maçons :
- Paul
MARCHANDEAU, l'ancien député-maire
radical de Reims que BOUSQUET nomma rapporteur ;
- Henri
PATIZEL, ancien sénateur
radical-socialiste de la Marne, président du Conseil
central de l'Office national interprofessionnel du blé et conseiller
général de Dommartin-sur-Yèvre avant-guerre,
maire de Givry-en-Argonne, président de la Commission de répartition
du bétail et des céréales, président du
Comité d'entente des organisations agricoles de la Marne ;
- Pierre
GEORGE, conseiller
de préfecture ;
- Robert
MANGEART, conseiller municipal de Lavannes et syndicaliste catholique, militant avant-guerre au Syndicat
agricole de la Champagne ;
- Fernand
MULS, ancien conseiller général socialiste d'Épernay,
conseiller municipal d'Épernay et responsable local avant-guerre
de la CGT réformiste ;
- Robert
de VOGÜÉ, négociant en vin de champagne, secrétaire
de la Commission spéciale de la Champagne délimitée créée en
1935.
- Jean
PRIOLLET, médecin, président
départemental du Conseil de l'ordre, conseiller
municipal de Châlons-sur-Marne et intime de René
BOUSQUET ( 9 ).
Comme l'a montré Jacqueline
SAINCLIVIER pour l'Ile-et-Vilaine, département rural
dominé avant la guerre par la droite modérée ( 10 ), dans
la Marne, département rural contrôlé par la gauche
radicale modérée, la
continuité l'emportait sur la rupture.
BOUSQUET essaya, dès cette époque, d'y faire triompher une stratégie
dont s'inspirera plus tard LAVAL revenu au pouvoir, en créant les Conseil départementaux,
c'est à dire une stratégie visant à restaurer une
République des notables.
Après
le départ de BOUSQUET pour Vichy, son successeur PERETTI
DELLA ROCCA, a poursuivi dans cette voie et n'a pas manqué
de consulter BOUSQUET pour établir la
liste des 30 conseillers départementaux, dont il
attendait à la fois qu'ils soient fidèles au régime,
représentatifs des intérêts marnais, et qu'ils
inspirent confiance à leurs administrés.
Le Conseil
départemental de la Marne fut institué par
la loi
643 du 7
août 1942, mais sa composition ne fut arrêtée
et publiée au Journal officiel qu'en
mars 1943 ( 11 ),
et il ne tint sa première séance que le
10 avril 1943.
Les conseillers départementaux marnais avaient
été choisis
dans tous les arrondissements, mais les
villes étaient sous-représentées,
en particulier le chef-lieu Châlons-sur-Marne.
On y dénombrait :
- 12
agriculteurs ou viticulteurs,
- 7 propriétaires
retraités,
- et seulement 2 conseillers
dans la catégorie « employés-ouvriers-fonctionnaires ».
17
d'entre eux étaient d'anciens conseillers généraux et on y retrouvait à peu près la répartition
politique d'avant-guerre :
- 2 socialistes SFIO,
- 2 républicains
de gauche,
- 9 radicaux socialistes,
- 3 radicaux,
tandis que la
droite y occupait une place à peine plus importante qu'avant-guerre :
- 2 centre-droit,
- 8 Union républicaine
démocratique ( URD ),
- 2 Parti social français
( PSF ),
auxquels s'ajoutaient 2 sans parti ( 12 ).
Son président était Jean
JACQUY ancien député et ancien sénateur
de droite, maire de Bouvancourt, membre
du Conseil national de Vichy.
Les deux
vice-présidents étaient :
- Henri
PATIZEL, ancien
sénateur radical-socialiste, ancien conseiller général
de Dommartin-sur-Yèvre, ancien membre de la Commission administrative
et président d'honneur de l'Union régionale corporative
agricole,
- Joseph BOUVIER,
chirurgien rémois à qui BOUSQUET avait demandé en
avril 1942 de succéder à Paul MARCHANDEAU démissionnaire,
au poste de maire de
Reims , pour éviter que ce poste ne tombât
entre les mains du docteur
JOLICOEUR, chef régional du Parti polulaire
farnçais ( PPF ), parti ultra collaborationniste ( 13 ).
Les cinq
secrétaires, à
l'exception de Maurice
DOYARD, avaient
tous été membres de la Commission administrative :
- Maurice
DOYARD, viticulteur, conseiller municipal de Vertus, secrétaire
général du Syndicat
des vignerons, ancien secrétaire de la Sous-commission
des prix et délégué
des vignerons à la tête du Comité
interprofessionnel du vin de Champagne ( CIVC ) :
- Pierre
GEORGE,
- Robert MANGEART nommé en
1941 délégué général
de l'organisation corporative paysanne, puis en
1942 syndic
de l'Union régionale corporative agricole,
- Fernand
MULS, délégué
ouvrier au Bureau mixte du Centre interprofessionnel social d'Épernay
( CIS ),
- Jean
PRIOLLET bientôt démissionnaire et remplacé
par Pol
BUACHE, adjoint au maire de Sainte-Ménehould,
- et Robert
de VOGÜÉ, nommé en
1940 secrétaire de la Sous-commission des prix,
puis en
1941 délégué
général du négoce et délégué
patronal à la tête respectivement du CIVC et du CIS d'Épernay.
La Corporation
paysanne
Cette continuité
politique consensuelle qui
excluait les seuls communistes, avait été
facilitée par le fait que les responsables socioprofessionnels
et syndicaux du département, en particulier dans le monde agricole,
avaient pris conscience dès
les années 1930 dans le contexte de la crise, qu'ils
devaient s'unir malgré les vieux clivages qui opposaient
depuis plusieurs générations, chrétiens et laïcs,
droite et gauche.
L'épreuve de l'exode, de la défaite,
puis de l'occupation, accéléra
ce processus encouragé d'ailleurs par BOUSQUET lui-même, qui avait compris tout l'avantage qu'il pourrait en
tirer.
Dès
juillet 1940, alors qu'il n'était encore que secrétaire
général, il avait demandé aux dirigeants agricoles
de fusionner leurs organisations dans un Comité
d'entente des organisations agricoles de la Marne dirigé
par les responsables des deux organisations rivales d'avant-guerre. :
- Robert
MANGEART, conseiller municipal de Lavannes y représentait
le Syndicat
agricole de la Champagne, syndicat chrétien,
- Albert
BARRÉ, maire radical de Condé-sur-Marne,
y représentait l'Union
agricole horticole et vinicole, syndicat laïque et
d'inspiration radicale-socialiste.
En
février 1942, à l'issue de l'assemblée
générale constitutive de l'Union
régionale corporative agricole présidée
par René
BOUSQUET, Robert
MANGEART fut nommé syndic
régional et Albert
BARRÉ, syndic
régional adjoint.
Henri
PATIZEL, ancien sénateur radical-socialiste et président
du Conseil central de l'Office national du blé avant-guerre,
en devint le président
d'honneur.
GOUSSAULT,
délégué général de la Commission
nationale corporative rendit hommage à BOUSQUET « qui
fit tant pour l'organisation corporative ».
Une motion fut adressée au Maréchal
PÉTAIN par les 600
syndics agricoles marnais pour lui témoigner leur « vive
gratitude » et le préfet BOUSQUET clôtura cette assemblée générale en exprimant
sa « satisfaction
que la Champagne se trouve sans attendre associée au grand
effort qui fera une nouvelle France heureuse, noble et vaillante » ( 14 ).
Selon de nombreux témoignages concordants
de Marnais de différentes sensibilités, y compris des
résistants entendus lors
du procès Bousquet devant la Haute Cour de Justice ( 15 ),
ce dernier a mis en place dans la Marne à
l'automne 1940, en concertation avec les responsables agricoles, une
organisation qui ne semble pas avoir eu d'équivalent dans d'autres
départements.
Il s'agissait de conjurer
la menace de l'Ostland instauré dans les
départements voisins, en particulier dans les Ardennes, mais
aussi en Argonne, aux confins des départements de la Marne
et de la Meuse, dans la région de Moiremont située en
zone réservée.
L'objectif était de s'opposer
à l'installation de chefs de culture allemands sur des exploitations enlevées à des agriculteurs français,
d'assurer l'exploitation des fermes dont les propriétaires
étaient absents, et d'aider les femmes d'agriculteurs en captivité.
Il fallait aussi conserver
le contrôle de la production agricole et éviter
des impositions trop lourdes.
Un réseau de chefs
de canton de la production agricole fut mis en place, dont
l'action était supervisée par cinq contrôleurs départementaux, chargés
respectivement des céréales,
de la viande, du lait, du vignoble, des betteraves à sucre.
Leur rôle était de faire
écran entre les autorités d'occupation et les agriculteurs,
pour éviter l'arbitraire et les réquisitions individuelles.
L'ensemble était coordonné par les
services agricoles de la préfecture qui fabriquaient de fausses
statistiques et parvenaient ainsi à réduire
sensiblement, parfois de moitié, le niveau des impositions
allemandes.
Le Comité
interprofessionnel du vin de Champagne
Dès
le retour de l'exode, BOUQUET et les responsables de la profession du champagne avaient su habilement
tirer parti de l'intérêt porté par les Allemands
à ce produit de consommation de luxe très prisé,
pour relancer
opportunément l'activité de ce secteur, en l'organisant
de façon plus efficace et plus rationnelle, selon
les voeux des différents partenaires de la profession, et aussi
pour essayer de freiner les exigences allemandes.
En
août 1940, BOUSQUET présida à la préfecture, en tant que secrétaire
général, une réunion de la Sous-commission
des prix qui adopta le déblocage des prix des vins
mis en réserve en
1938 à la suite de deux récoltes abondantes ( 16 ).
Au cours de cette réunion qui se tint en
présence du délégué
allemand KLAEBISCH,
de deux représentants
des négociants, CHARBONNEAUX et de
VOGÜÉ, et de deux représentants
des vignerons, POITTEVIN et DOYARD,
il fut décidé de prélever une retenue de 15 %
sur les prix payés aux vendeurs afin d'alimenter une Caisse
de solidarité champenoise destinée à
indemniser les « déshérités de la récolte
1940 » ( 17 ).
En
septembre 1940, un Bureau
de contact composé exclusivement de quelques représentants
des négociants, parmi lesquels se trouvait Robert
de VOGÜÉ, fut créé à Châlons-sur-Marne
dans le but d'entrer
en rapport avec la puissance occupante au nom de l'économie
champenoise ( 18 ).
Un peu plus tard, conformément à la
loi du 27 septembre 1940 sur l'organisation et la répartition des
produits agricoles et des denrées alimentaires, un arrêté
du ministre-secrétaire d'État à l'Agriculture,
daté du 20
novembre 1940, institua un Bureau
national de répartition du vin de Champagne et nomma
à la tête de cet organisme d'une part, Robert
de VOGÜÉ et Marcel
BOUCHÉ pour y représenter les organisations
de commerce, d'autre part, Maurice
DOYARD et Marcel
BERTHELOT pour y représenter les organisations
de propriétaires-récoltants.
Dans sa première circulaire datée
du 3 décembre
1940, cet organisme définissait ses objectifs en ces termes : « Répartir
au mieux de l'intérêt général et de l'intérêt
particulier de chacun, les obligations qui nous sont faites et les
ressources en approvisionnements dont nous disposons » ( 19 ) .
De son
côté le Syndicat général des vignerons,
dans les jours qui suivirent la promulgation de la
loi du 2 décembre 1940 instaurant la Corporation
paysanne, s'empressa à l'initiative de son secrétaire
général Maurice
DOYARD de se fondre dans le cadre ainsi créé
par le gouvernement de Vichy.
Dans
plus de 120 communes, représentant la
quasi totalité des communes viticoles, le choix
des syndics viticoles spécialisés se porta sur le président
de la section locale du Syndicat général des vignerons de la
Champagne viticole qui, au
printemps 1942, allait se transformer officiellement en Groupement
spécialisé de la Champagne viticole :
« Disons
avant toute chose, et c'est notre fierté, que c'est le Syndicat
général et votre serviteur qui, spontanément,
de leur propre initiative et sans attendre aucune directive, ont organisé
les deux premières réunions dans la Marne pour montrer
aux agriculteurs et aux viticulteurs tout l'intérêt qu'il
y avait à s'adapter à la loi du 2 décembre 1940,
même dans des communes déjà particulièrement
bien organisées au point de vue terrien » ( 20 ).
À
Épernay, le 10 juillet 1941, BOUSQUET assista à l'assemblée générale annuelle
du Syndicat
général des vignerons présidé
par son ami Gaston
POITTEVIN.
Devant 200
délégués de la Champagne viticole venus de la Marne, de l'Aube et de l'Aisne, le secrétaire général Maurice
DOYARD annonça la naissance du Comité
interprofessionnel du vin de Champagne ( CIVC ), créé
par la
loi du 12 avril 1941.
Ce comité était appelé, selon
lui, à devenir « la
représentation de tous les intérêts champenois »,
et il en expliqua le fonctionnement.
BOUSQUET parla de la mise en oeuvre de la charte
du champagne qui devait fixer les droits et les devoirs
de tous les éléments de la production et du commerce
: « Il
ne faut pas que la nouvelle organisation de la viticulture soit la
revanche de quelques hommes sur d'autres hommes, un retour à
des erreurs ou des égoïsmes passés [...]
Aucune opposition fondamentale ne peut dresser
le travail contre le commerce et vice-versa ».
À
l'issue de cette assemblée générale, l'intendant Otto
KLAEBISCH et son adjoint MULLER firent leur entrée dans la salle et participèrent aux
libations d'usage ( 21 ).
Le CIVC qui remplaçait l'éphémère Bureau national de répartition du vin de Champagne,
était organisé selon une structure pyramidale.
Au sommet était placé un commissaire
du gouvernement désigné par le ministre secrétaire
d'État à l'Agriculture et qui fut, de
1941 à 1945, le directeur des contributions indirectes
de la Marne, Charles
THÉRON.
Il assistait à toutes les délibérations
et pouvait, selon les directives qu'il recevait, ou bien donner son
accord immédiat aux propositions qui lui étaient soumises,
ou bien les soumettre à l'avis du ministre.
Il était assisté :
- d'un délégué
du vignoble qui fut de
1941 à 1944 Maurice
DOYARD,
- et d'un délégué
du négoce, Robert
de VOGÜÉ, directeur de Moët et Chandon,
remplacé en
1944 par René
CHAYOUX.
En-dessous, le Bureau
exécutif comprenait trois
négociants et trois
récoltants, et le Comité
consultatif était composé de dix récoltants,
dix négociants, un courtier, trois représentants des
industries annexes, deux représentants du personnel viticole,
deux représentants des cavistes et un représentant du
Comité national des appellations contrôlées.
Tous les membres du CIVC furent choisis
par le ministre de l'Agriculture dans
les organisations professionnelles ou syndicales existantes dont les instances firent des propositions.
Le préfet de la Marne, René
BOUSQUET, fut chargé de transmettre ces propositions
et de donner son avis
personnel.
Les compétences
du CIVC définies dans la
loi du 12 avril 1941 étaient larges et correspondaient
assez bien à ce que revendiquaient les représentants
des vignerons et des négociants qui siégeaient depuis
1935 dans la Commission
spéciale de la Champagne délimitée,
appelée « Commission
de Châlons », et dont étaient issus
la plupart des responsables professionnels nommés à
la tête du CIVC.
Pour Christian
LAGAUCHE « le
CIVC est l'héritier direct de la Commission de Châlons »,
dans la mesure où « la
loi de 1941, en confiant aux professionnels le moyen de résoudre
le problème de la production du champagne, concrétisait
près d'un demi-siècle de rapprochement entre vignerons
et négociants » ( 22 ).
Ainsi,
le CIVC qui, aujourd'hui encore, joue un rôle important dans
l'économie champenoise, est né curieusement de la rencontre entre la situation créée par l'importance
des prélèvements allemands, le souci des
professionnels de répondre
à cette demande, leur volonté de faire aboutir
une réorganisation
de la profession qu'ils réclamaient depuis longtemps
avec insistance, les projets
corporatistes et dirigistes des technocrates de Vichy,
et enfin la bonne
connaissance de ce dossier qu'avait acquise René
BOUSQUET, lors de son passage au ministère de l'Agriculture
aux côtés de CATHALA avant la guerre.
En
1991, dans le Bulletin
d'information du CIVC, un article non signé
intitulé « Le
cinquantenaire du CIVC », récusait un
peu facilement et pudiquement le parrainage
du régime de Vichy, faisait totalement l'impasse sur celui du préfet
BOUSQUET, et présentait la
loi du 12 avril 1941 comme un simple « texte
législatif de reconnaissance » habilement
imposé par les Champenois « contre
la volonté de l'autorité publique » en
profitant des « défaillances
de l'appareil administratif ».
Selon cet article, l'idée
interprofessionnelle serait née à la fin des années
1930, dans les travaux d'économistes « soucieux
de trouver une troisième voie entre un capitalisme défaillant
et un socialisme inquiétant ».
Les fondateurs du CIVC « ne
revendiquaient aucune doctrine » et se seraient
simplement efforcés de faire preuve de « pragmatisme »,
et de renouer avec le « solidarisme » que prônait Léon
BOURGEOIS sénateur radical de la Marne avant la
première guerre mondiale ( 23 ).
Hervé
MALHERBE, lui, considère au contraire qu'on retrouve
bien dans la structure du CIVC et dans son mode
de fonctionnement, « les
critères idéologiques de l'État Français
basés sur la corporation qui méconnaît la démocratie
de base ».
En même temps, il récuse toute parenté
entre le CIVC qui, malgré son nom, correspondait bien selon
lui à une Corporation
du Champagne, et l'organisation
interprofessionnelle que les socialistes marnais, avec
leur député Henri
MARTIN, appelaient de leurs voeux à la veille de
la 2ème guerre mondiale ( 24 ).
La Charte
du travail
Il fut
beaucoup plus difficile à René
BOUSQUET de faire adhérer les syndicalistes
ouvriers à la Charte
du travail promulguée par le gouvernement de Vichy en
octobre 1941, et qui suscita d'emblée indifférence et scepticisme.
Les confédérations
syndicales ouvrières ( CGT, CFTC ) et patronale
( CGPF ) avaient été dissoutes en
novembre 1940 à l'échelon national,
mais les unions
locales ouvrières, plus ou moins tolérées, réussirent
à se maintenir et refusèrent de se rallier à
la Charte du travail sauf à Épernay.
En
1945, Charles
GUGGIARI qui était sous l'occupation le secrétaire
de l'union locale CGT de Reims et un des responsables de Libération-Nord dans la clandestinité, entendu sur commission
rogatoire dans le cadre du procès Bousquet, a déclaré
:
« Il
est certain que Bousquet dans les fonctions administratives qu'il
a occupées dans la Marne a suivi les directives de Vichy, notamment
dans la tentative de mise en application de la Charte du travail.
Mais dans tout le département, sauf dans
l'arrondissement d'Épernay, il s'est heurté aux organisations
ouvrières.
Je dois cependant dire qu'il n'a pas cherché
à passer outre à cette hostilité, et que si l'expérience
a réussi dans l'arrondissement d'Épernay, c'est qu'il
a trouvé là des hommes qui s'y sont prêtés » ( 25 ).
À Épernay, en effet, avait été
constituée dès
l'automne 1940 la première Maison
du travail regroupant organisations patronales et ouvrières,
qui annonçait ce qu'allaient être en
1942 les Comités
sociaux préconisés par la Charte
du travail.
Le Centre
interprofessionnel et social ( CIS ) d'Épernay est
né à l'initiative du Groupement interprofessionnel patronal
d'Épernay et de la région ( GIPER ) et de l'Union locale des syndicats ouvriers d'Épernay animés
respectivement par Robert
de VOGÜÉ et par Fernand
MULS ( 26 ),
qui avaient été nommés tous les deux par BOUSQUET membres de la Commission administrative de la Marne, et qui allaient
bientôt siéger au Conseil départemental.
Conseiller général socialiste et secrétaire
de la Bourse du travail d'Épernay, Fernand
MULS en avait exclu avant la guerre les militants communistes
et avait négocié des conventions collectives avec le GIPER.
Nommé par Vichy conseiller municipal d'Épernay,
membre du RNP de Marcel
DÉAT, il occupait donc le poste de délégué
ouvrier à la tête du CIS d'Épernay que Jean
PIÉRARD présente comme le laboratoire où
a été expérimentée pendant deux ans, la
mise en oeuvre de la Charte du travail ( 27 ).
Nous disposons d'un autre témoignage sur
l'attitude du préfet de la Marne à l'égard des
syndicats, celui d'un autre militant socialiste, Roger
DENIS, secrétaire
de la Bourse du travail de Châlons-sur-Marne, entendu
comme témoin à la demande de BOUSQUET
en 1945 :
« Sur
le plan syndical, nous n'avons pas eu à nous plaindre de monsieur
Bousquet aussi bien pendant la guerre qu'avant la guerre.
Durant l'occupation allemande, l'activité
syndicale s'est trouvée très réduite, mais de
toute façon il n'a apporté aucune entrave à notre
activité.
Les Allemands ayant occupé la Bourse du travail,
il a fait louer par la ville de Châlons-sur-Marne un local qui
a été mis à notre disposition.
Je dois dire toutefois que monsieur Bousquet a essayé
de faire appliquer la Charte du travail promulguée par le gouvernement
de Vichy.
Pour cela il a convoqué à Reims les
militants syndicalistes de la CGT et de la CFTC.
Il a présidé deux réunions
au cours desquelles il s'est déclaré partisan de cette
charte » ( 28 ).
Inquiété
par les Allemands à la suite d'une perquisition à son
domicile où furent découverts les archives de la Bourse du travail et les drapeaux
rouges des syndicats châlonnais, DENIS déclara qu'il avait fait appel à BOUSQUET.
Ce dernier serait intervenu auprès des autorités
allemandes en sa faveur, et lui aurait proposé de mettre
à l'abri, à la bibliothèque de Châlons,
les documents et les bannières provenant de la Bourse du travail.
Les
visites de terrain
Cette république
marnaise des notables, à laquelle radicaux et socialistes ont apporté leur caution, au moins dans un premier temps, s'organisait
aussi autour des nombreuses
visites, relatées régulièrement dans L'Éclaireur
de l'Est, que le préfet
BOUSQUET, homme
de terrain, effectuait dans son département :
- assistant aux réunions
des conseils municipaux,
- réunissant les maires
dans les chefs-lieux de cantons ( 29 ),
- rencontrant les chefs cantonaux
et les délégués communaux de la production agricole,
ainsi que les représentants des anciens combattants,
- inaugurant la foire aux
bestiaux de Pontfaverger,
- visitant la distillerie
de Bétheniville ( 30 ),
- se rendant dans les patronages,
dans les centres de jeunesse et sur les chantiers de reconstruction
pour vérifier l'état d'avancement des travaux.
Il est venu souvent à Reims,
la ville de son ami MARCHANDEAU :
- le 13 octobre 1940, à l'occasion de l'intronisation de monseigneur
MARMOTTIN, nouvel archevêque de Reims remplaçant
le cardinal
SUHARD nommé archevêque de Paris ;
- le 25
mai 1941, pour célébrer la journée nationale des mères ;
- le 5 septembre 1941, à une séance du conseil
municipal de la ville des sacres au cours de laquelle, selon le compte-rendu
de L'Éclaireur
de l'Est , il a longuement répondu aux critiques
et aux questions, expliquant
et justifiant la politique du gouvernement de Vichy et
sa propre gestion en affirmant notamment que la Marne était
un des seuls départements de France où, depuis cinq
mois, le ravitaillement avait été assuré avec
une régularité totale ( 31 ) ;
- le
20 décembre 1941, à la séance solennelle
de l'Académie
nationale de Reims qui fêtait son centenaire ( 32 ) ;
- le
18 décembre 1941, à la réunion de
la Chambre
professionnelle départementale de l'industrie du lait ;
- le
17 février 1942, à une réunion des Chambres
de métiers du Nord et de l'Est de la France.
Le soutien
de la hiérarchie catholique
René
BOUSQUET a aussi entretenu d'excellents rapports avec les prélats
des diocèses de Reims et de Châlons-sur-Marne qui lui étaient reconnaissants d'avoir loyalement appliqué
dans la Marne les mesures
en faveur de l'enseignement catholique, et cela malgré
ses origines radicales, ses amitiés franc-maçonnes et
ses convictions laïques.
De son côté, le préfet de la
Marne, dans son rapport de janvier
1942 aux autorités de Vichy, s'était attaché
à montrer le parfait
loyalisme de l'archevêque de Reims envers le régime
du maréchal
PÉTAIN :
« Monseigneur
Marmottin, dont l'action ecclésiastique a toujours été
importante dans la région, en réponse aux voeux qui
lui avaient été exprimés par les associations
et oeuvres catholiques de Reims, a précisé l'attitude
que doivent adopter les catholiques à l'heure présente
au point de vue religieux, social et civique.
Sur le terrain civique en particulier, l'Archevêque
de Reims invoque les plus hautes raisons doctrinales, affirme le caractère
impérieux qui met la conscience en cause, de l'obéissance
au chef de l'État le Maréchal Pétain et à
ses représentants légaux, comme investis du pouvoir
légitime reçu de Dieu.
Toute cette partie de l'allocution de l'Archevêque
de Reims recevra sans doute une publicité nouvelle dans un
texte officiel, que non seulement les catholiques, mais tous les Français
auront intérêt à connaître » ( 33 ).
Car BOUSQUET,
quel qu'ait pu être son attachement pour la Marne et les Marnais, n'en oubliait
pas pour autant Vichy et le maréchal
PÉTAIN, auquel il présenta le 25 mars 1942 une délégation
de Champenois venue remettre au chef de l'État une
souscription de 2 254 000 francs, réception qui fut radiodiffusée
quelques jours plus tard ( 34 ).
Peu de temps après, LAVAL revenu à la tête du gouvernement appelait BOUSQUET à Vichy auprès de lui, au poste de secrétaire
général à la Police.
L'Éclaireur
de l'Est rendit compte de façon prolixe de l'hommage
rendu à René
BOUSQUET lors de ses adieux, par tous
les corps constitués du département réunis
à Châlons-sur-Marne, où il déclara non
sans émotion qu'il laissait « une
grande partie de son coeur ».
À Reims,
en présence de Pierre
BOUCHEZ, président
du Groupement interprofessionnel des syndicats patronaux et futur chef
des Forces françaises de l'Intérieur ( FFI )
dans la Marne, il déclara qu'il aurait voulu continuer
la tâche à laquelle il s'était voué dans
ce département.
À Vitry-le-François,
il exprima ses regrets de quitter « sa
ville d'adoption » ( 35 ).