De Vichy
à Fresnes
En quittant
la Marne en
avril 1942, pour rejoindre LAVAL
à Vichy au poste de secrétaire
général à la Police de Vichy, René
BOUSQUET avait
cru qu'il pourrait continuer de sauver ce qui pouvait l'être,
comme il avait le sentiment d'avoir réussi à le faire
dans ce département.
Mais les enjeux n'étaient pas les mêmes
et ne se situaient plus à la même échelle.
En négociant directement avec les plus hauts
dignitaires nazis, OBERG,
le chef des SS et de la police allemande en France, HEYDRICH,
le chef de l'Office central de sûreté du Reich ( RSHA
) rencontré à Paris en
mai 1942, le Reichsführer SS
HIMMLER lui-même, en
avril 1943, il
fut pris dans un engrenage qui l'amena à toujours céder
un peu plus aux Allemands.
Bien qu'ayant été renvoyé
en décembre
1943, arrêté
par les Allemands en
1944 et placé
en résidence surveillée en Allemagne à
la fin de la guerre, BOUSQUET
n'échappa pas aux poursuites à son retour en France
en
mai 1945, et reçut
à cette occasion l'appui de nombreux amis marnais qui
acceptèrent de témoigner en sa faveur.
Il fut traduit, tardivement il est vrai, devant
la Haute
Cour de Justice qui rendit hommage à l'ancien préfet
la Marne, puis acquitta l'ancien secrétaire général
à la Police.
Les Allemands
s'étaient d'abord bien entendu avec lui, au moins jusqu'au
printemps 1943, époque où SCHLEIER,
collaborateur de l'ambassadeur d'Allemagne Otto
ABETZ, rendait compte de l'entrevue de BOUSQUET
avec HIMMLER
en ces termes :
« Le
Reichsführer a été impressionné par la personnalité
de Bousquet.
Il partage désormais manifestement la conception
représentée jusqu'ici par Oberg, à savoir que
Bousquet est un collaborateur précieux dans le cadre de la
collaboration policière, et qu'il serait un adversaire dangereux
s'il était poussé dans un autre camp » ( 1 ).
Le consul
général Krug
Von NIDDA notait quant à lui :
« Bousquet
s'est déclaré très satisfait de la compréhension
qu'a témoignée à l'égard de la France
le Reichsführer SS, compréhension qui dépasse encore
celle manifestée par Heydrich.
Himmler s'est exprimé d'une façon
positive sur l'activité de Bousquet et lui a demandé
de continuer comme il l'avait fait jusque-là » ( 2 ).
Mais, à
partir de la fin du mois de mai 1943, les Allemands avaient
commencé à s'interroger sur l'opportunité de remplacer BOUSQUET,
tout en constatant qu'ils ne pouvaient pas l'éliminer immédiatement,
parce qu'il aurait fallu plusieurs mois pour que son successeur devînt
aussi précieux que BOUSQUET l'avait été pour eux avec toute son expérience.
En
décembre 1943, ils avaient finalement exigé
que BOUSQUET fût limogé et remplacé par le chef de la Milice, Joseph
DARNAND, lui reprochant, entre autres griefs, d'avoir
laissé se développer le maquis.
En réalité, il avait été
simplement placé en position de disponibilité et continuait
de recevoir un traitement ( 3 ).
En
avril 1944,plusieurs
journaux collaborationnistes, à la suite de l'arrestation
d'un Bousquet dans la région de Clermont-Ferrand, croyant qu'il
s'agissait de l'ex-secrétaire général à
la Police, avaient
annoncé par erreur son arrestation et son incarcération
à Fresnes ( 4 ).
De passage à Châlons-sur-Marne le
1er mai 1944, alors qu'il rentrait à Paris venant
de sa « gentilhommière » d'Heiltz-le-Hutier, petit village situé près de Vitry-le-François, René
BOUSQUET questionné par un pompiste sur sa prétendue
incarcération répondit en souriant : « On
m'a accordé une permission de quelques heures »,
propos immédiatement transmis à Vichy par les Renseignements
généraux de la Marne ( 5 ).
Le
9 juin 1944, au lendemain du débarquement allié
de Normandie, il avait été arrêté par la
Gestapo à Paris et mis au secret à Neuilly ( 6 ).
Le National
Populaire du 24
juin 1944, sousle titre « Une
situation régularisée », avait
affiché sa satisfaction de constater que BOUSQUET était « maintenant
considéré et traité en définitive pour
ce qu'il était, c'est-à-dire pour l'organisateur
du maquis en France ».
Il avait été transféré en Allemagne dans des conditions honorables,
puisque le voyage se fit dans une voiture conduite par un des chauffeurs
particuliers d'OBERG ( 7 ) et qu'il fut placé en résidence surveillée à
Ober-Allmannshausen en Bavière, dans une villa où avait
été relégué avant lui le comte CIANO,
gendre de MUSSOLINI.
Sa femme et son fils Guy,
accueillis dans une famille marnaise amie, après son arrestation,
avaient été invités à l'accompagner.
Son frère Louis,
travailleur en Allemagne, avait été muté dans
une ferme voisine et autorisé à le rencontrer ( 8 ).
BOUSQUET fut révoqué
sans pension le
6 décembre 1944 par le Gouvernement provisoire,
sur la proposition de la Commission d'épuration du ministère
de l'Intérieur ( 9 ).
Le
22 janvier 1945, le Procureur général MORNET signa contre lui un
réquisitoire aux fins d'information.
Par une ordonnance
du 6
mars 1945, le président du Tribunal de la Seine plaça
ses biens sous séquestre, y compris sa résidence
secondaire d'Heiltz-le-Hutier, située dans un petit village
proche de Vitry-le-françois où il avait été
sous-préfet ( 10 ).
Dès son retour d'Allemagne où il avait
été libéré par les Américains, BOUSQUET fut mis sous mandat de dépôt et écroué
à Fresnes le
18 mai 1945.
Bien que les premières
procédures contre lui aient commencé dès
octobre 1944 à Marseille où il était
impliqué dans la destruction du Vieux Port , l'instruction
de son procès traîna en longueur, tant et si bien que
l'ancien secrétaire général à la Police
fut une
des dernières personnalités du régime de Vichy
à être traduite devant la Cour
de Justice ( 11 ).
La Haute
Cour de 1949
La Haute
Cour de Justice avait été créée,
conformément à l'Ordonnance
du 18 novembre 1944, pour juger PÉTAIN, LAVAL et les 108 ministres, secrétaires d'État, secrétaires
généraux, délégués généraux,
gouverneurs généraux de l'Empire qui avaient accepté
de servir l'État français instauré par le vainqueur
de Verdun à Vichy en
juillet 1940 ; BOUSQUET en faisait partie.
Elle était initialement composée de 27
membres.
Elle était présidée
par trois juges ( un président et deux vice-présidents
) nommés par le ministère de la Justice, assistés
de 24
jurés tirés au sort sur deux listes établies
par l'Assemblée consultative provisoire : la première
au sein même de cette assemblée issue de la résistance ;
la seconde parmi les députés et les sénateurs
qui avaient voté contre les pleins pouvoirs à PÉTAIN
en juillet 1940 ( 12 ).
Conformément à la loi
du 19 avril 1948 ( 13 ), la Haute Cour
qui jugea BOUSQUET
en 1949 ne comptait plus que 15
membres.
Son président et les deux vice-présidents
étaient désormais élus
par l'Assemblée nationale à la majorité
absolue et au scrutin secret.
Pour chaque affaire, le président procédait
au tirage
au sort de 12 jurés titulaires et de 12 jurés suppléants,
parmi une liste de parlementaires désignés en leur sein
par les différents groupes selon la règle de la proportionnelle.
Selon la nouvelle procédure, non seulement
les listes de jurés, mais aussi les jurys eux-mêmes étaient proportionnels
aux nombres de parlementaires dont disposait chaque
parti politique à l'Assemblée ( 14 ).
Les délibérations étaient secrètes.
Si l'ensemble des jurés d'un même groupe
venaient à être défaillants, ils étaient
remplacés par des jurés des autres groupes ( 15 ).
Le
1er mai 1948, à l'issue de l'élection des
deux vice-présidents, Jacques
DUCLOS, au nom du groupe communiste, dénonça
violemment les modifications apportées à l'organisation
de la Haute Cour, protesta contre « l'ostracisme et la
partialité » manifestés selon lui par l'Assemblée
nationale à l'encontre du candidat communiste à la vice-présidence, KRIEGEL-VALRIMONT,
à qui elle avait préféré Edgar
FAURE, et annonça la démission
collective des jurés communistes, motivée
en ces termes :
« La
majorité de l'Assemblée a écarté un élu
communiste de la vice-présidence de la Haute Cour, donnant
ainsi la fâcheuse impression d'obéir aux injonctions
du traître Xavier Vallat [...]
Le groupe communiste, refusant de s'associer à
une oeuvre caractérisée par la mise en liberté
des collaborateurs et par les poursuites contre les Résistants,
a décidé de ne désigner aucun membre pour figurer
sur la liste des jurés de la Haute Cour.
En conséquence, les jurés membres
du groupe communiste vous adressent une lettre de démission
collective [...]
Le groupe communiste a conscience [...] de respecter
la volonté profonde de l'immense majorité des Français
patriotes qui ne se considéreront pas comme engagés
par les jugements scandaleux qui pourront intervenir à la suite
des modifications apportées à la composition et au fonctionnement
de la Haute Cour » ( 16 ).
Le
temps fit son oeuvre et les passions s'apaisèrent.
Les ministres
communistes, dans le contexte de la guerre froide, furent exclus
du gouvernement par le ministre socialiste RAMADIER ;
le parti communiste encore puissant se trouva à nouveau isolé.
L'anticommunisme reprenant le dessus, d'anciennes
solidarités se renouèrent autour de BOUSQUET qui fut remis
en liberté provisoire le
1er juillet 1948.
Le
21 juin 1949, BOUSQUET fut enfin traduit devant
la Haute Cour de Justice dont la composition reflétait
bien les
changements intervenus depuis la libération ( 17 ).
Elle était présidée par le
socialiste Louis
NOGUÈRES, assisté d'un membre du Parti républicain
de la liberté, nouvelle appellation de la droite classique
parlementaire, et d'un membre de l'Union démocratique et socialiste
de la résistance ( UDSR ).
Le
jury était composé exclusivement de représentants
des partis soutenant les gouvernements de Troisième force qui
tentaient depuis
1947 de gouverner au centre en rejetant dans l'opposition
communistes et gaullistes : quatre MRP ( Mouvement républicain
populaire ), quatre socialistes, un UDSR, un républicain indépendant,
un membre du Centre Républicain d'Action Paysanne et Sociale,
et un radical-socialiste Jean
BAYLET, un ami de BOUSQUET qui appartenait à la mouvance de La
Dépêche de Toulouse devenue La
Dépêche du Midi dont BOUSQUET lui-même était issu.
L'acte
d'accusation de 25 pages, dressé par le procureur
général FRETTE-DAMICOURT le 8 février
1949, s'ouvrait sur un
véritable panégyrique de l'action de BOUSQUET dans la Marne, brossé en quelques lignes définitives :
« Sous-Préfet
de Vitry-le-François en avril 1938, il était au début
de la guerre, Secrétaire général de la Préfecture
de la Marne, où il fut maintenu affecté spécial ;
il n'en partit que le 15 juin 1940, après l'occupation allemande,
et fut alors décoré de la Croix de Guerre ( 18 ).
Il y reprit ses fonctions au début de juillet,
fut nommé Préfet de la Marne le 17 septembre 1940, et
Préfet Régional un an plus tard.
Dans ces deux postes, il se révéla
un excellent administrateur, habile et ferme, qui négocia avec
l'occupant au mieux des intérêts français.
Fidèle à ses opinions républicaines,
il maintint ou fit rétablir dans leurs fonctions les Assemblées
et les élus du département.
Il intervint en faveur des Israélites, des
francs-maçons, des syndicalistes et des communistes, évita
des sanctions à la population et parvint, par des fausses statistiques,
à limiter les impositions de l'occupant.
Il favorisa les évasions de prisonniers du
Camp de Châlons, enfin, il créa toute une organisation
agricole qui permit de faire échec à l'arbitraire des
réquisitions des occupants, et aux tentatives d'exploitation
collective des fermes par les Allemands.
Il apparaît donc que, pendant toute cette
période de sa vie administrative, rien ne puisse être
reproché à Bousquet » ( 19 ).
Il était
bien clair que BOUSQUET n'était pas poursuivi en tant qu'ancien
préfet régional de Châlons-sur-Marne,
comme l'attestait d'ailleurs la conclusion de l'acte d'accusation
:
« En
conséquence, le sus nommé est accusé d'avoir,
en France, en 1942-1943, en tout cas depuis temps non prescrit :
1/ - en tant que
secrétaire général à la Police du Gouvernement
de fait, postérieurement au 16 juin 1940, sciemment apporté
une aide directe ou indirecte à l'Allemagne et à ses
Alliés et porté ainsi atteinte à l'Unité
de la Nation, à la Liberté des Français, et
à l'égalité entre ces derniers.
2/ - Sciemment accompli,
en temps de guerre, des actes de nature à nuire à
la Défense Nationale.
Infractions prévues et punies par les articles
1er et suivants de l'Ordonnance du 26 décembre 1944, paragraphe
4 du Code Pénal.
Fait au Parquet Général de la Haute Cour de Justice
À Paris le 8 février 1949
Le Procureur Général » ( 20 )
Le ton
généralement modéré du procureur
général FRETTE-DAMICOURT,
parfois même complaisant à l'égard de l'inculpé, qui se dégageait
de la lecture d'un acte d'accusation retenant finalement beaucoup d'éléments à mettre
à son crédit, encouragea BOUSQUET qui assura
lui-même sa défense, tout au long des trois
jours que durèrent son procès, avec l'aide de Maurice
RIBET.
Ce dernier avait été l'avocat d'Édouard
HERRIOT au procès de Riom au cours duquel le régime
de Vichy avait mis en accusation les dirigeants de la Troisième
République.
Les lauriers que lui avait tressés le procureur
général dans l'acte d'accusation, pour son action dans
la Marne, confortaient BOUSQUET dans sa conviction qu'il fallait jouer la
carte marnaise.
Celle-ci constituait assurément son meilleur
atout face au jury de la Haute Cour qu'il avait réussi à
leurrer.
Il reste qu'on ne peut s'empêcher de s'interroger
sur la bienveillance à l'égard de BOUSQUET qu'a manifestée tout au long du procès le procureur
général FRETTE-DAMICOURT.
Ce dernier, certes avait été relevé
de ses fonctions de procureur au tribunal de la Seine par le régime
de Vichy dès
novembre 1940, sans
doute parce qu'il était franc-maçon, et admis
à la retraite en
1941, mais il avait été avant-guerre conseiller
technique du garde des Sceaux sous le Front populaire, époque
où BOUSQUET lui-même s'était vu confier la
direction du fichier central de la Sûreté,
et on peut légitimement se demander s'il n'a pas, plus ou moins
consciemment, fait preuve d'« une
sorte de solidarité de corps » envers
un haut fonctionnaire pour lequel, en dépit des circonstances,
il conservait de l'estime ( 21 ).
L'instruction : les Marnais témoignent
Lorsqu'à son retour d'Allemagne, BOUSQUET avait commencé d'organiser sa défense, il avait bien
compris d'emblée tout l'avantage qu'il pourrait tirer de l'image
de grand préfet que bon nombre de ses amis marnais étaient
prêts à cautionner par leurs témoignages.
Le
11 juin 1945, il avait remis à la Commission
d'instruction de la Haute Cour une note rédigée
de sa main et intitulée « Mon
action de juin 1940 au mois d'avril 1942 ».
Il y exposait quelle était la
situation de la Marne en
juin 1940, quels avaient été ses
projets au moment du retour de l'exode, ce qu'avait été son action comme secrétaire général, préfet puis
préfet régional, et il concluait en ces termes :
« Je
peux donc affirmer sans crainte d'être contredit, qu'au moment
où je quittais le département de la Marne :
- l'économie et les finances départementales
étaient restaurées,
- le ravitaillement assuré,
- le cheptel reconstitué,
- les stocks de champagne sauvegardés
( 120 millions de bouteilles environ ),
- l'Administration française respectée
et aussi indépendante que possible,
les sanctions collectives évitées,
- les intérêts individuels ou
particuliers défendus,
- l'unité française maintenue
ou renforcée,
- les plans de reconstruction approuvés,
- les sinistrés abrités.
Les regrets que manifestait la population à
l'annonce de mon départ paraissaient égaux à
ceux que j'éprouvais moi-même en abandonnant une région
où, du fait de mes administrés, je n'avais connu que
des satisfactions.
Je tiens à la disposition de l'Instruction
les preuves de cette affirmation.
Le 11 juin 1945.
René BOUSQUET » ( 22 )
Tout au long de l'été
1945, BOUSQUET avait
mobilisé ses amis marnais, suscité des témoignages
et des attestations favorables.
C'est ainsi que son dossier se remplit de 70
témoignages de personnalités marnaises qualifiées,
de toutes obédiences, y compris de chefs de la résistance,
parmi lesquelles ont été recensées 17
attestations favorables adressées directement et
spontanément au juge d'instruction ( 23 ),
et 27
auditions de témoins entendus à la demande de l'inculpé,
mais hors de sa présence, en vertu d'une Commission
rogatoire du président de la commission d'Instruction
près la Haute Cour de Justice ( 24 ).
Les témoins
entendus sur commission rogatoire à la demande de BOUSQUET,
parmi lesquels se trouvaient plusieurs résistants en vue dont certains venaient
de rentrer de déportation, avaient tous fait des déclarations qui
corroboraient largement le mémoire en défense déposé par BOUSQUET en juin
1945, et qui faisaient son éloge en utilisant souvent
les mêmes termes : « vrai
Français comme il en aurait fallu beaucoup en ces temps difficiles »,
« patriote », « républicain
sincère », « grand préfet »,
« excellent administrateur », « intelligent »,
« énergique », « digne »,
« habile défenseur des intérêts français
et marnais qui a roulé les Allemands », « protecteur »,
« homme dévoué qui avait rendu beaucoup de
services », « un ami sûr pour les Marnais ».
Tous tendaient à accréditer l'idée
qu'au
moins dans la Marne et pourquoi pas après son passage
dans ce département, BOUSQUET n'avait jamais au fond de lui-même adhéré au régime
de Vichy, qu'il était resté un
républicain convaincu et qu'il avait habilement
joué le double jeu.
La plupart des auditions effectuées dans
la Marne à la demande de la Commission d'instruction de la
Haute Cour, auprès de « membres
du personnel de la préfecture, d'interprètes, de personnes
qui, par leur action dans la résistance, devaient être
à même de pouvoir citer les faits qui pouvaient constituer
des charges contre l'inculpé » ne contribuèrent
guère à infirmer les propos des témoins entendus
à la demande de BOUSQUET ; beaucoup
allaient même dans le même sens ( 25 ).
Quelques
résistants émirent certaines
réserves et soulignèrent le caractère « ambitieux et arriviste » de BOUSQUET ;
un seul, Pierre
DECLEY, ancien adhérent du Parti social français
avant la guerre, membre du Front national et président de la
Commission du NAP du CDL, prit clairement position contre lui, affirmant
catégoriquement :
« Après
la libération, en tant que président de la Commission
du NAP, j'ai eu en main, divers documents ( dépositions ou
rapports ) qui permettent de dire que M. Bousquet a eu une politique
franchement collaboratrice pendant le temps où il a exercé
des fonctions administratives dans le département de la Marne.
Les documents que j'ai eu en mains, ont été envoyés
au Ministère de l'Intérieur à Paris » ( 26 ).
Ces propos ne furent pas retenus, ni même
évoqués lors du procès, tant
étaient nombreux, concordants et impressionnants les témoignages
de résistants favorables à René
BOUSQUET.
Deux
gaullistes, le lieutenant Jean
CHABOT ( 27 ) de
Reims et le chef de bataillon Lucien
SITTEWELLE ( 28 ) de
Vitry-le-François, attestaient qu'arrêtés par
les Allemands pendant l'occupation, le premier en
1941, le second en
1943, ils avaient été libérés à la suite d'une intervention de BOUSQUET.
Lucien
PAUL, fondateur
et chef départemental de CDLL, qui rentrait de déportation,
déclarait tout net : « Pour
moi M. Bousquet était un patriote indiscutable ; il fallait
un homme comme lui pour tenir tête aux Allemands comme il l'a
fait. Il les a roulés chaque fois qu'il a pu ».
Cette
déclaration formulée lors de son audition comme témoin,
fut ultérieurement complétée, sans doute à
la demande de BOUSQUET,
par une lettre dactylographiée où il écrivait
:
« Je
tiens à vous renouveler ma foi profonde dans le patriotisme
sans tache de René Bousquet, et je ne mets pas en doute qu'après
plus d'un an d'instruction, son innocence apparaisse clairement et
qu'il soit possible à la Haute Cour de prendre la décision
que ses nombreux amis marnais et moi-même attendons avec confiance
et impatience » ( 29 ).
Le docteur Paul
LAGEY, en relation amicale avec BOUSQUET depuis son arrivée à Châlons en
1939, prisonnier de guerre libéré en vertu
des accords Scapini, responsable
de CDLR arrêté en septembre
1943 par la Gestapo alors que BOUSQUET était encore secrétaire général à
la police de Vichy, déporté
à Buchenwald en
janvier 1944, affirmait tout aussi catégoriquement
qu'il n'y avait rien à reprocher à BOUSQUET :
« À
mon retour de captivité en février ou mars 1941, M.
Bousquet qui était devenu préfet de la Marne, alors
que je lui exposais que tout ne me semblait pas perdu, me dit que
la victoire de l'Allemagne ne faisait aucun doute et qu'en conséquence
il fallait chercher à sauver le maximum de ce qu'on pouvait
sauver et que les Français étant plus intelligents que
les Allemands, nous arriverions bien à les rouler d'une façon
et d'une autre.
En tant qu'adjoint du chef du groupe Ceux de la
Résistance, secteur de Châlons-sur-Marne, j'aurais eu
connaissance d'actes antinationaux de M. Bousquet s'il en avait commis
dans l'exercice de ses fonctions.
Tant que M. Bousquet a été préfet
puis préfet régional, jamais nous n'avons eu connaissance
de faits à lui reprocher » ( 30 ).
Pierre
BOUCHEZ ( 31 ), chef départemental
des FFI et président
du Groupement interprofessionnel des syndicats patronaux,
estimait que l'activité du préfet de la Marne, au point
de vue économique, avait été « profitable » et qu'il avait « reçu
le meilleur accueil » auprès du secrétaire
général à la Police, lorsqu'il était intervenu
auprès de lui en
octobre 1942 à la suite de la condamnation à
mort d'un gendarme ( 32 ).
Irénée
DLÉVAQUE, enseignant révoqué par BOUSQUET pour outrages
au maréchal Pétain en
1941, responsable
de Libération-Nord et maire de Châlons-sur-Marne
à la libération, déclarait qu'à son avis,
il n'y avait « rien
à reprocher » à BOUSQUET pendant la période où il avait exercé les fonctions
de secrétaire général, de préfet et de
préfet régional et que d'une façon générale,
dans ses rapports avec les Allemands, « il
avait toujours défendu les intérêts français » ( 33 ).
C'est
ce que confirmait, Émile
PETITJEAN ( 34 ), chef du service des interprètes à la préfecture,
membre du Groupe de résistance Bleu
et Jonquille, déporté
en 1944, et Charles
RUPP ( 35 ),
un résistant d'origine lorraine devenu à la libération,
délégué régional du ministère des
prisonniers, qui avait assisté en tant qu'interprète
aux négociations entre BOUSQUET et les autorités allemandes .
Les
personnalités qui avaient assumé la charge de maire
sous l'occupation dans les villes les plus importantes
du département, telles que le docteur Joseph
BOUVIER ( 36 ) à Reims ou encore Louis
BUDIN ( 37 ) à Épernay, se
montraient bienveillants, tandis qu'à Châlons-sur-Marne, Georges
BRUYÈRE ( 38 ) se
souvenait qu'il avait été le « confident » de BOUSQUET et lui conservait toute son « estime », et que Lucien
PRUD'HOMME ( 39 ) de Vitry-le-François, rappelait « les
profondes attaches » qui unissaient la population
vitryate à cet « ami
très sûr et dévoué » qu'avait été René
BOUSQUET .
À
la préfecture régionale les chefs de division étaient
unanimes.
Yves
BOUTEILLE, résistant
rentré de déportation, affirmait que « les
faits et gestes de M. Bousquet n'étaient pas ceux d'un collaborateur » ( 40 ).
Selon Gaston ANDRÉ , on ne pouvait « rien
reprocher à Bousquet au point de vue national » ; « son
attitude vis à vis des Allemands était guidée
par le principe suivant : en tirer le maximum et en lâcher le
minimum » ( 41 ).
Raoul
SOURIN ( 42 ), chef de
bureau déporté à Neuengamme en
juin 1944, était reconnaissant à René
BOUSQUET d'avoir protégé les francs-maçons,
et considérait que c'était un « grand
préfet très intelligent, ayant beaucoup d'initiative
et de caractère » et qu'il s'était
montré « favorable
aux milieux ouvriers », propos confirmés
par Roger
DENIS ( 43 ), militant
socialiste et secrétaire général de la Bourse
du Travail de Châlons-sur-Marne .
Les anciens rédacteurs Tony
HERBULOT ( 44 ) et Maurice
MENNECIER ( 45 ), militants
socialistes, résistants de Libération-Nord et sous-préfets
de la libération, ne connaissaient « aucun
fait positif de collaboration », ni « aucun
acte » de BOUSQUET visés par les articles du Code Pénal et les ordonnances
citées par la commission rogatoire .
Jules
MARTINVAL , directeur
des Services agricoles, assurait que BOUSQUET avait défendu au mieux « les
intérêts du département sur le plan agricole » ( 46 ) .
Les
responsables de la paysannerie marnaise tenaient le même discours.
Robert
MANGEART, syndic
régional de la Corporation paysanne nommé
par le gouvernement de Vichy, ajoutait :
: « Ayant
été appelé à Vichy pour une réunion
des syndics régionaux, j'y ai rencontré M. Bousquet
et je lui ai posé la question suivante :
" Êtes-vous devenu sincèrement
collaborateur ? "
M. Bousquet m'a répondu textuellement : " Pour la sauvegarde des intérêts
français, il est nécessaire, qu'au moins les membres
du Gouvernement apparaissent aux yeux des Allemands comme étant
sincèrement collaborateurs ".
Cette réponse non équivoque, expliquait
à mes yeux son attitude et me confirmait dans l'opinion que
j'avais de lui : c'est-à-dire qu'il n'était pas favorable
aux Allemands » ( 47 ).
Albert
BARRÉ, syndic
régional adjoint, concluait son témoignage
en ces termes :
« Quand
M. Bousquet a été nommé secrétaire général
à la Police, je lui ai fait part de mon étonnement de
le voir accepter ce poste ; il m'a répondu :
" J'ai roulé les Allemands dans la
Marne, je les roulerai encore ".
Au cours des conversations que j'ai eues avec lui
en tête à tête dans son Cabinet, il m'a déclaré
plusieurs fois qu'il ne croyait pas à la victoire de l'Allemagne,
qu'il était persuadé que les Allemands ne pouvaient
pas gagner la guerre » ( 48 ).
Paul
PÉRARD, agriculteur
et maire de Cernay-les-Reims, confirmait que BOUSQUET avait mis en place une organisation qui servit de « paravent
entre les autorités allemandes et le monde agricole » et qui permit d'« éviter
l'Ostland » ( 49 ).
Marcel
LEMAIRE déclarait que l'action de BOUSQUET avait toujours été dirigée « en
faveur des paysans » ( 50 ).
Tous
étaient ou allaient être confirmés à la
tête des syndicats d'exploitants agricoles au lendemain
de la seconde guerre mondiale .
Dans les milieux du champagne, Robert
de VOGÜÉ, délégué
général du Comité interprofessionnel des vins
de Champagne, confirmait à
son retour de déportation que grâce à BOUSQUET le stock de champagne avait été sauvegardé, que
ce dernier « désapprouvait
au fond totalement la politique suivie par le gouvernement de Vichy » ;
il l'aurait entendu dire que « Vichy
était le bocal de tous les vaincus des élections de
1936 » ; il disait sa conviction qu'il
était « au
moins dans ses sentiments d'accord avec la Résistance »,
et il relatait les propos que lui auraient tenus les Allemands lors
de son interrogatoire par la Gestapo en
janvier 1944 :
« Nous
savons très bien que si la résistance est organisée
et développée de la sorte, c'est qu'elle a bénéficié
de l'appui plus ou moins déguisé de Bousquet ;
il nous a roulés ; maintenant qu'il est parti et que Darnand
le remplace, la gendarmerie travaillera avec nous au lieu de travailler
avec vous » ( 51 )
Selon Bertrand
de MUN ( 52 ), ancien
député marnais de l'Alliance républicaine et
président de la Chambre de commerce de Reims, BOUSQUET « faisait
tout ce qu'il pouvait pour servir d'écran protecteur » entre les Marnais et les autorités allemandes .
Pierre
REGNAULT, directeur
du Champagne Salon à Mesnil-sur-Oger, évoquait
la « conduite
magnifique » de BOUSQUET au retour de l'exode, et n'hésitait pas à affirmer que « le
plus beau fleuron de la résistance de M. Bousquet à
nos ennemis, fut l'organisation de la viticulture champenoise » ( 53 ).
Plusieurs
ecclésiastiques avaient également été
mis à contribution.
L'archevêque
de Reims, monseigneur
MARMOTTIN, se souvenait avoir reçu BOUSQUET à deux ou trois reprises , et l'avoir entendu exprimer son « indignation » en évoquant la condamnation à mort et l'exécution
d'« un
communiste » par les Allemands ( 54 ).
L'évêque
du diocèse de Châlons-sur-Marne, Monseigneur
TISSIER, l'avait toujours considéré comme « un
très bon Français » qui
avait « fait
preuve de dignité vis à vis des Allemands » et qui estimait que « son
attitude n'avait pas été celle d'un collaborateur » ( 55 ).
Monseigneur
PETIT, ancien
vicaire général à Châlons, devenu évêque
coadjuteur de Verdun, déclarait que BOUSQUET lorsqu'il avait quitté le département avait « emporté
la reconnaissance générale des Châlonnais et des
Marnais », qu'il avait « fait
figure d'un chef à l'âme française et nullement
un plat serviteur des autorités occupantes »,
et que d'« aucuns
estimaient qu'il travaillait simultanément pour le Gouvernement
à venir autant que pour celui de l'heure qui passait » ( 56 ).
L'abbé
Pierre GILLET, directeur
de la Maison des Oeuvres, membre de CDLL, vice-président de
l'Amicale des déportés et internés de l'arrondissement
de Châlons-sur-Marne, attestait que « jamais
il n'avait eu connaissance que Bousquet ait fait à Châlons-sur-Marne
quoique ce soit contre la France », et qu' « au contraire il y avait effectué plusieurs interventions
efficaces » ; lorsque BOUSQUET,
nommé au secrétariat général à
la Police, avait fait ses adieux à la ville de Châlons,
il lui avait fait part de son étonnement qu'il ait pu accepter
un tel poste et BOUSQUET lui avait répondu : « Je
sais bien que cela nuira à ma carrière, mais je ne vois
qu'une chose, le bien de mon pays » ( 57 ).
Andrée
GASNIER ( 58 ),
en religion soeur
MARIE, supérieure
de la maison de Charité et assistante départementale
de la Croix-Rouge, qui avait organisé avec Madame
BOUSQUET, grâce à l'aide de son mari, un
centre d'accueil pour les prisonniers rapatriés,
relatait comment BOUSQUET avait
obtenu la grâce de Pierre
DUFRESNE, industriel rémois condamné par
le tribunal militaire allemand ( 59 ).
Enfin,
l'abbé
GILLET et soeur
MARIE justifiaient l'attitude de BOUSQUET dans ce qu'on appelait à Châlons l'« affaire
du Casino », par le fait qu'il
avait dû flatter publiquement un officier allemand parce qu'il
venait d'obtenir de lui la grâce d'un condamné à
mort.
Maurice
JONQUET, notaire
à Châlons, relatait cette affaire qui fit
scandale et qui constituait la
seule réserve émise par les Châlonnais au sujet de l'attitude de BOUSQUET.
En
1941, au cours d'une soirée de bienfaisance au Casino
de Châlons en faveur des prisonniers, devant une assistance
de plus de mille personnes, BOUSQUET était monté sur la scène à l'entracte pour
vanter les avantages d'une entente avec les Allemands et s'était adressé au docteur
HAECKEL, représentant du Feldkommandant assis
dans la loge d'honneur en lui disant : « Quoiqu'il
arrive, nos relations d'amitié se maintiendront et je compte
après la guerre aller chez vous comme vous viendrez chez moi » ( 60 )
BOUSQUET avait aussi sollicité le témoignage du président de l'association cultuelle israélite de Châlons,
délégué du Consistoire central des israélites
de France, avec lequel il avait été en relation en
mai 1940.
Léon
ULMANN, qui avait passé la guerre à Annecy
puis en Suisse, fit la déclaration suivante :
« Il
m'est impossible de dire quelle a été l'activité
et l'attitude de M. Bousquet à Châlons-sur-Marne pendant
la durée de l'occupation allemande.
Depuis mon retour, je n'ai rien entendu dire de particulier
sur son compte dans les milieux israélites de Châlons-sur-Marne.
D'ailleurs, presque tous ceux qui sont restés
sur place ont été déportés en Allemagne
d'où un seul est revenu à la date d'aujourd'hui.
Châlons-sur-Marne
le 3 août 1945 » ( 61 ).
Mais ce qui impressionna sans doute le plus le président
NOGUÈRES, le Procureur et les jurés de la Haute
Cour, fut la très longue déposition de Richard
POUZET, entendu à la demande de BOUSQUET à Rochefort-sur-Mer où il reprenait des forces à
son retour de déportation.
Secrétaire
général de la préfecture, il
avait été un de ses plus proches collaborateurs dans la
Marne, et son témoignage donnait beaucoup
de crédit au système de défense élaboré
par BOUSQUET consistant à mettre
en valeur son action dans ce département.
En ce qui concerne le
rôle joué ultérieurement par l'ancien préfet
de la Marne au secrétariat général à la
Police, Richard
POUZET déclarait :
« Il
ne m'appartient pas de juger de son attitude [...]
Je n'ai pas pu l'observer d'assez près, mais
je ne veux pas douter qu'elle ait été dictée
par sa constante préoccupation de freiner au maximum l'emprise
allemande et de sauvegarder de son mieux les intérêts
français, sans cesse plus menacés par l'activité
haineuse de l'occupant.
C'est d'ailleurs ce qui entraîna, à
mon avis, sa disgrâce, son renvoi et son remplacement par un
individu tout acquis aux Allemands.
Alors qu'il avait quitté la vie publique
et que j'étais redevenu moi-même un simple particulier,
traqué certes, mais pouvant enfin me livrer sans contrainte
à l'action résistante, j'eus l'occasion de revoir Bousquet
à plusieurs reprises, en particulier au lendemain de la publication
dans Je suis partout d'un article infect de Marques-Rivière
intitulé je crois " Bousquet le maquisard " ( 62 ).
Je lui témoignai à cette occasion
ma sympathie ; il ne me cacha pas qu'il considérait cet
article inspiré par la milice, comme un véritable appel
au meurtre.
À partir de cet instant son arrestation par
les Allemands ne faisait plus de doute ; elle devait intervenir
quelques jours après le débarquement, le 9 juin si j'ai
bonne mémoire.
Je ne l'ai plus revu depuis, mais j'en ai entendu
parler par les Allemands eux-mêmes, qui, lors de mes interrogatoires
auxquels ils me soumirent dans leur chambre de tortures de la rue
des Saussaies, me firent, parmi tant d'autres griefs mineurs, articulés
par eux contre moi, celui d'avoir connu Bousquet et d'avoir continué
dans la Marne son action jugée peu conforme à l'esprit
de collaboration.
Il est vrai que ce fut là l'un de mes moindres
péchés, mais cette simple indication pouvant cependant
éclairer la justice française, je n'hésite pas
à la lui livrer.
Lecture
faite persiste et signe.
Richard Pouzet » ( 63 )
La Marne
au procès Bousquet
La Haute
Cour de Justice était bel et bien entrée
dans le jeu de l'ancien secrétaire général à
la Police de Vichy, qui entendait exploiter au maximum l'atout précieux
que pouvait représenter l'évocation de son action dans la Marne.
Cela fut confirmé par la façon dont
se déroula le procès de René
BOUSQUET.
En effet, dès l'ouverture du procès le
21 juin 1949, aussitôt après avoir
donné lecture d'un curriculum vitae de l'accusé tout
à fait à son avantage, le président
NOGUÈRES ouvrit le chapitre relatif à la
Marne en ces termes :
« Bousquet
ne répond pas devant vous des actes qu'il aurait pu commettre
comme Préfet, car, à ce titre, il aurait échappé
à votre compétence.
Mais il est d'autant plus nécessaire que
son attitude, comme Préfet, vous soit connue que, s'il a commis,
en cette qualité, des actes tombant sous le coup de la loi,
il en répondrait en vertu de la connexité prévue
par l'Ordonnance constitutive de la Haute Cour de Justice » ( 64 ).
Il lut un court résumé de ce qu'on
trouvait dans le dossier sur le comportement de BOUSQUET dans ce département, en relevant que les renseignements reçus,
concernant son rôle administratif en tant que préfet,
étaient « unanimement
favorables à l'accusé ».
Curieusement, dans ce résumé très
bref, il privilégiait avec insistance les
témoignages très favorables de Marguerite
BELLO, la secrétaire de BOUSQUET à Châlons-sur-Marne que ce dernier avait installée
à la délégation parisienne de son cabinet en
1942 ( 65 ),
et ceux de Jean
LEGUAY qui, après avoir succédé à BOUSQUET à la sous-préfecture de Vitry-le-François, puis
comme secrétaire général de la préfecture
de la Marne, était devenu son délégué
auprès des autorités allemandes dans les territoires
occupés ( 66 ).
Le président NOGUÈRES donna ensuite la parole à l'accusé.
Selon Jean
PIVERD qui suivit le procès pour L'Union de Reims, BOUSQUET fit preuve pendant deux heures d'« une
indiscutable éloquence » et retraça, « non
sans une émotion que l'on sentait sincère »,
ce que fut de
1939 à 1942 son
action dans la Marne, dans un long et vibrant exposé
qui s'acheva par ces mots : « En
tout cas, je voudrais simplement que la Haute Cour retienne que, jusqu'au
18 avril 1942, mon attitude devant l'occupant fut une attitude de
dignité. Nous verrons tout à l'heure si cette attitude
a changé à partir du 18 avril 1942 » ( 67 ).
Quant
au procureur général, après avoir écouté BOUSQUET,
il déclara qu'il n'avait pas de question à poser et
ajouta :« Le
Ministère Public, en ce qui concerne le passage de BOUSQUET
à la Préfecture de la Marne, n'a rien à lui reprocher. J'ai entendu avec plaisir ses explications, et elles
n'ont fait que me confirmer dans mon opinion première » ( 68 ).
L'action
de BOUSQUET comme
préfet de la Marne qui, par la volonté de
l'intéressé et avec l'accord complaisant du président
ainsi que du procureur général, ne devait être
que rapidement évoquée, fut
mise à l'honneur et occupe une cinquantaine de pages
dans la transcription du procès, alors que la partie consacrée
à ce que fut l'attitude de BOUSQUET à l'égard des Juifs, ne représente
qu'une vingtaine de pages.
Après le chapitre marnais, « le
procès singulier de René Bousquet » ( 69 ) suivit
son cours, en
faisant l'impasse sur la politique de répression et de persécution
raciale dont BOUSQUET avait été cependant le principal responsable après
Laval.
Dans
la Marne dont il avait été préfet,
et malgré les interventions qu'il avait accepté ponctuellement
d'entreprendre en faveur de Juifs marnais qui avaient sollicité
sa protection lorsqu'il était devenu secrétaire général
à la Police, plus
de trois cents juifs avaient été finalement déportés
et une dizaine seulement étaient rentrés ( 70 ).
Au terme d'un procès qui ne dura que trois
jours au cours desquels, BOUSQUET poursuivit « sans
presque désemparer, son long monologue tendant avec succès
à se disculper » ( 71 ), il fut
acquitté « du
chef d'atteinte aux intérêts de la défense nationale »,
déclaré « convaincu
du crime d'indignité nationale » frappant
automatiquement tous ceux qui avaient accepté de participer
aux gouvernements de l'époque vichyste, et condamné
à la peine minimale de « cinq
ans de dégradation nationale » ; mais
il en fut « immédiatement
relevé » selon
la formule consacrée qui permettait de blanchir les collaborateurs, « pour
avoir participé de façon active et soutenue à
la résistance contre l'occupant ».
ARRÊT
Vu l'arrêt rendu le TREIZE JANVIER
mil neuf cent quarante neuf par la Chambre d'accusation de
la Haute Cour de Justice lequel ordonne la mise en accusation
et le renvoi devant la Haute Cour de Justice de : BOUSQUET
René, né le 11 mai 1909 à MONTAUBAN (
Tarn-et-Garonne ) de Georges Adrien Emile et de LORTAL Adrienne
Marie Laure, Préfet, Ancien secrétaire Général
à la Police au Ministère de l'Intérieur,
domicilié à Paris ( 16° ) 12 avenue Camoëns.
Vu l'acte d'accusation dressé par
Monsieur le Procureur de la République contre le sus
nommé.
Vu l'exploit en date du 16 février
1949 portant signification de l'acte d'accusation.
Vu l'original d'assignation en date du 14
juin 1949 portant citation à l'accusé Bousquet
René à comparaître devant la Haute Cour
de Justice le VINGT ET UN JUIN mil neuf cent quarante neuf.
LA HAUTE COUR DE JUSTICE constituée
conformément aux dispositions de la loi du 27 décembre
1944, modifiée par les lois du 15 septembre 1947 et
19 avril 1948.
Après avoir entendu Monsieur le Procureur
Général en ses réquisitions, l'accusé
BOUSQUET René, Monsieur le Bâtonnier RIBET son
conseil en ses observations, l'accusé ayant eu la parole
le dernier et après en avoir délibéré
conformément à la loi et en Chambre du Conseil.
LA
HAUTE COUR DE JUSTICE,
Considérant
que pour si regrettable que soit le comportement de BOUSQUET
en divers moments de son activité comme Secrétaire
Général à la Police et notamment lorsqu'il
a accepté d'aider à l'action de la mission DESLOGES,
il n'apparaît qu'il ait sciemment accompli des actes
de nature à nuire à la défense nationale
dans le sens de l'article 83 du Code Pénal et qu'il
échet en conséquence de prononcer son acquittement,
Considérant d'autre part qu'en acceptant
de remplir dans le Ministère constitué par LAVAL
au mois d'avril 1942 le poste de Secrétaire Général
à la Police qui est un de ceux qui le rende justiciable
de la Haute Cour, il s'est rendu coupable du crime d'indignité
nationale,
Mais considérant qu'il résulte de l'information
et des débats la preuve qu'en de nombreuses circonstances
BOUSQUET a, par ses actes, participé de façon
active et soutenue à la résistance contre l'occupant,
PAR
CES MOTIFS,
Acquitte
BOUSQUET René du chef d'atteinte aux intérêts
de la défense nationale,
le déclare convaincu de crime d'indignité
nationale, le condamne à la peine de CINQ ANS de DEGRADATION
NATIONALE de ce chef, le relève de la dite peine en
application de l'article 3 par. 4 de l'ordonnance du 26 décembre
1944.
Fait et prononcé au Palais de Justice,
à Paris, le Jeudi vingt trois juin mil neuf cent quarante
neuf, à 20 heures, en audience publique de la Haute
Cour de Justice, où siégeaient : Monsieur Louis
NOGUERES Président de la Haute Cour de Justice, Messieurs
MONTILLOT et KUEHN Vice-Présidents, membres de la Haute
Cour de Justice; Madame Renée PREVERT, Messieurs BESSAC,
GUILBERT, HULIN, DEPREUX, MAZIER, HUGUES, GERVOLINO, BARBIER,
DAMAS, TOUBLANC et BAYLET Jurés de jugement, également
membres de la Haute Cour de Justice.
Et ont signé le présent arrêt,
Monsieur Noguères Président de la Haute Cour
de Justice et Me Fanchon greffier d'audience ( 72 ).
|
La nouvelle fit l'objet d'un maigre entrefilet
dans Le
Monde du 25
juin 1949.
Le procès de BOUSQUET devant la Haute Cour de Justice ne suscita aucune réaction dans la Marne, et le verdict de
clémence dont il bénéficia n'y entraîna aucune
protestation de la part des mouvements de résistance qui
contrôlaient L'Union,
dont le chroniqueur judiciaire avait pourtant fait honnêtement
son travail de journaliste tout au long des trois jours qu'avait duré
le procès.
Il est vrai que le directeur-gérant, Pierre
BOUCHEZ, avait témoigné en faveur de BOUSQUET en 1945,
que le député socialiste de la Marne, Lucien
DRAVENY ( 73 ),
était un ami de BOUSQUET , et que le MRP qui disposait de deux députés dans la
Marne, dont l'ancien sous-préfet de Reims à la libération, Pierre
SCHNEITER, devenu ministre de la santé publique,
réclamait déjà depuis quelque temps une
amnistie.
Dans L'Aube des 5
et 7 mars 1949, Georges
BIDAULT, tout en soulignant que l'épuration avait
été nécessaire, considérait qu'il y avait
eu sans doute des disparités, et que l'heure
était maintenant venue pour les résistants de se montrer
cléments, d'oublier et de dire ce qui pouvait être oublié ( 74 ).
Au moment même où se déroulait
le procès BOUSQUET, François
MITTERRAND, secrétaire d'État à
la présidence du Conseil et porte-parole du gouvernement QUEUILLE,
fut chargé de présenter au Parlement un projet
d'amnistie très discuté, qui fut finalement
adopté en
décembre 1950 et promulgué en
janvier 1951.
Écarté de la haute fonction publique, René
BOUSQUET allait poursuivre une brillante carrière
à la Banque d'Indochine et dans la presse.
Le Conseil d'État, après avoir refusé
de le rétablir dans ses droits de préfet, consentit en 1957 à
lui rendre sa Légion d'honneur, et l'ancien secrétaire
général à la Police de Vichy fut même amnistié le 17
janvier 1958 ( 75 ) .
Il put se lancer dans la politique à l'occasion
des élections
législatives de 1958, et fut candidat
dans la troisième circonscription de la Marne, c'est
à dire dans les arrondissements de Châlons-sur-Marne
et de Vitry-le-François où il tenta de reconstituer
un réseau d'influence avec l'aide de ses fidèles amis marnais.
Dans sa profession de foi, il expliquait qu'il revenait
dans la Marne, « attiré
par des sentiments d'amitié et de fidélité »,
et « parce
que des amis de diverses obédiences politiques » lui avaient demandé à nouveau de mettre son nom et ses
efforts à la disposition des Marnais « pour
tenter de réaliser une action de conciliation républicaine » ( 76 ).
Son suppléant était Hector
BOUILLY, conseiller général radical-socialiste
de Saint-Remy-en-Bouzemont.
Mais l'époque des notables radicaux-socialistes
était révolue, et ce fut un échec.
René
BOUSQUET avec seulement 4 461 voix rassembla moins de 10
% des suffrages, tandis que la
Marne élisait deux députés gaullistes, un divers droite et un MRP..
Après la mort de son ami Jean
BAYLET, survenue en
1959, BOUSQUET siégea au conseil d'aministration de La
Dépêche du Midi, dont il anima un temps
la direction aux côtés de sa veuve Évelyne,
et qui fit campagne en faveur de François
MITTERRAND, candidat à la présidence de la
République opposé au général dE
GAULEE en 1965 ( 77 ).
En
septembre 1989, l'association Les
Fils et Filles des déportés juifs de France ( FDJF ), la Fédération
nationale des déportés et internés, résistants
et patriotes ( FNDIRP ) et la Ligue
des droits de l'homme, ont déposé une plainte
contre René BOUSQUET pour
crime contre l'humanité, qui fut finalement inculpé en mars
1991, au terme d'une longue procédure judiciaire.
Mais ce que certains appelaient déjà
le « second
procès Bousquet », auquel l'ancien préfet
de la Marne se préparait ( 78 ) tout en le considérant comme très improbable ( 79 ),
et qui risquait de se transformer en « procès
du procès de 1949 », n'a pas eu lieu
puisque René
BOUSQUET a été assassiné à
son domicile parisien, le
8 juin 1993.