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Le ravitaillement
principale préoccupation
des Rémois et des Marnais
Sur le plan intérieur,
le
problème du ravitaillement restait,de loin, la préoccupation essentielle
de la population qui manifestait sa colère et son
indignation, parce que, plus de huit mois après la libération du département,
elle n'enregistrait pas d'amélioration sensible par rapport
à l'époque de l'occupation.
La pénurie,
le rationnement
des produits de première nécessité, le
maintien des cartes d'alimentation et des bons
d'habillement étaient très mal supportés par les consommateurs
qui constataient qu'il était toujours aussi difficile d'obtenir de
la viande ou des vêtements avec des tickets, mais que, pour
autant, ces produits n'étaient pas introuvables au marché noir.
Le
15 mai 1945, le chef d'escadron de Gendarmerie, ONILLON,
adressa un rapport au préfet de la Marne sur la situation générale
et l'état d'esprit de la population du département, dans lequel il
indiquait que la
situation était inchangée en matière de ravitaillement et caractérisée
par des difficultés persistantes, que
le marché noir continuait à sévir et qu'il allait plutôt
en se développant, mais que
le commerce du champagne, lui, était toujours florissant ( 1 ).
L'épuration des collaborateurs controversée
L'épuration
des collaborateurs et de la collaboration divisait
de plus en plus profondément l'opinion.
Les uns estimaient qu'elle
épargnait les notables, qu'elle frappait trop exclusivement
« les
lampistes », et pensaient qu'elle devait
être plus
rapide, plus sévère et plus juste.
Pancarte
brandie lors du défilé de la victoire le 9 mai 1945
à Reims par les Résitants de Libé-Nord
Étaient particulièrement
visés :
- Paul
MARCHANDEAU, maire de Reims confirmé par Vichy en
1940 et directeur du quotidien L'Éclaireur
de l'Est qui a continué de paraître
sous contrôle allemand jusqu'à la Libération,
- ainsi que
le marquis Melchior de POLIGNAC,
président d'honneur du Groupe Collaboration
de Reims.
Tous deux avaient
été soustraits à la juridiction de la Cour de Justice de la Marne
et jugés à Paris par la Cour de Justice de la Seine
qui les avait blanchis ( 2 ).
D'autres considéraient, au contraire,
que l'épuration n'était pas justifiée et craignaient
qu'elle ne s'enlisât dans de sordides
règlements de compte ou vengeances personnelles.
Mais beaucoup, finalement, souhaitaient
en finir et tourner la page sur les turpitudes de l'occupation
et de la collaboration ( 3 ).
Les élections municipales
Sur le plan politique,
le
succès remporté par le Parti communiste aux
élections municipales, en particulier à Reims, avec l'élection
d'un maire communiste, Michel SICRE,
président du Front national de lutte pour
l'indépendance de la France,
mouvement de résistance créé en
mai 1941 dans la mouvance des communistes,
et président du Comité départemental de libération
( CDL ), suscitait espoir pour les uns, stupeur et inquiétude
pour les autres.
L'attitude de certains communistes au cours du défilé
de la victoire à Reims, le
9 mai 1945, souleva la réprobation générale :
« Le
Parti communiste a été unanimement et violemment critiqué par la tenue
incorrecte de ses représentants qui crurent devoir pour mieux afficher
la classe prolétarienne, se présenter non rasés, foulards rouges au
cou, coiffés d'une casquette et passer devant la tribune officielle
sans se découvrir, la cigarette aux lèvres, levant le poing et entonnant
L'Internationale, ce qui aurait fait dire à un officier soviétique
présent à la tribune : " Il est vraiment regrettable que le Parti
communiste soit aussi mal représenté en France " » ( 4 ).
Le
15 mai, lors d'une réunion électorale, Michel SICRE désapprouva publiquement et sévèrement,
au nom du Comité central et du Comité régional du PCF, «
cette manifestation grossière » qu'il mettait
sur le compte d' «
éléments provocateurs », et admonesta
les militants rémois en ces termes :
« Est-ce
pour remercier nos alliés et les officiers soviétiques présents à
la tribune que vous leur montrez le poing ?
Vraiment ils méritaient un autre remerciement et le Parti
communiste a trouvé cela fort déplacé.
Ignorez-vous donc que depuis dix ans nous pratiquons la
politique de la main tendue [...]
Vous arrivez en retard avec vos poings fermés.
Vous gênez l'extension de notre grand parti.
Il ne faut pas effrayer les masses par de tels actes.
Au contraire, le Parti communiste cherche à être conciliant
avec tous pour attirer les masses à lui et triompher.
Les résultats de ces élections ont assez démontré que
nous n'étions plus pour beaucoup, l'homme au couteau entre les dents » ( 5 ).
Le
16 mai 1945, La Champagne ouvrière
et paysanne ( 6 ),
hebdomadaire de la fédération marnaise du Parti communiste, salua,
par une résolution du Comité régional, « la victoire des armées alliées, en particulier la jeune
armée française et l'Armée rouge », dont une
photo rappelait la participation au défilé du
9 mai à Reims.
Les titres et les sous-titres qui figuraient à la
Une de ce numéro traduisaient bien les préoccupations du PCF au lendemain de la victoire alliée
et le contexte dans lequel ce dernier entendait situer cette victoire
:
Et
maintenant au travail pour une France plus belle et plus heureuse.
En avant ! Pas de faiblesse, pas d'hésitation ;
tenons ferme jusqu'à ce que toute la tâche soit accomplie [...]
Jusqu'à extermination complète du fascisme intérieur et
extérieur.
Ces
thèmes furent repris et amplifiés dans le numéro du
19 mai :
Vers
les lendemains qui chantent.
Après la victoire militaire, après la victoire électorale,
tous au travail.
Notre unité doit être indestructible.
On retrouvait les mêmes
thèmes relayés par Les Fils de Valmy,
l'hebdomadaire régional du Front national de lutte pour l'indépendance
de la France :
Après
la capitulation : Achevez la victoire.
Victoire et vigilance.
La victoire en chantant [...]
Continuez l'union scellée dans la guerre ( 7 ).
Confortés par leur
succès aux élections municipales et par le regain d'élan patriotique
des célébrations de la victoire, les communistes se lancèrent avec
enthousiasme dans la
préparation des États Généraux
de la Renaissance Française, et appelèrent à la rédaction
de cahiers dans chaque commune.
Ils invitèrent
les Marnais à exposer largement dans ces cahiers leurs doléances et leurs revendications,
et annoncèrent qu'une vingtaine de délégués départementaux iraient
les porter, en leur nom, à l'Hôtel de ville de Paris, à
la veille du 14 juillet 1945.
Mais il ne semble pas que la population marnaise,
vite démobilisée, ait partagé l'enthousiasme des communistes, et ces
États généraux furent un échec.
Le retour des déportés et des prisonniers de guerre
Les exclus de la victoire
En
mai 1945, aux préoccupations de la vie quotidienne toujours
axées sur les difficultés persistantes du ravitaillement, venait maintenant
s'ajouter le problème posé par le
retour des prisonniers et des déportés.
Le
10 avril 1945, le commissaire de la République GRÉGOIRE-GUISELIN s'était rendu au centre
d'accueil et de rapatriement de Revigny,
situé dans la Meuse, pour y accueillir un premier convoi de « rapatriés
» ( 8 ).
Le nombre des convois passa de un à trois par jour à la fin
d'avril, mais ces premiers convois étaient composés de prisonniers
de guerre et principalement de requis
du STO qui ne se plaignaient pas d'avoir été maltraités,
et dont beaucoup rapportaient de volumineux bagages, n'hésitant pas
à dire qu'ils «
s'étaient servis avant de quitter l'Allemagne ».
De leur côté, les prisonniers protestèrent, parce
qu'ils n'acceptaient pas d'être mis «
sur un pied d'égalité avec les civils français et des étrangers de
toutes nationalités » dont ils estimaient
que 70 à 80 % avaient été des «
volontaires pour aller travailler en Allemagne ».
Tous se plaignirent de la lenteur des transports qui les ramenaient en France
et demandèrent ce qu'avaient fait les services officiels depuis huit
mois pour se préparer à les recevoir.
Le
1er juin 1945, 1 700 prisonniers rassemblés
à Reims réclamèrent la démission du ministre FRENAY ( 9 ) .
Lorsqu'arrivèrent les rescapés des camps de concentration,
les conditions d'accueil ne s'étaient guère améliorées, et les
carences du retour apparurent encore plus scandaleuses.
Faute de moyens matériels, leur
retour avait été particulièrement lent - lenteur mal supportée
venant après tant de souffrances et de privations - parce que presque
totalement dépendant des Alliés.
La
révélation de l'hoorreur des camps
Affiche française de 1945
À
la lenteur du retour, étaient venus s'ajouter le mauvais
fonctionnement des centres d'accueil et l'échec
de la réinsertion ( 10 ) .
Le retour des prisonniers et des déportés devenait
dans le même temps un
enjeu politique.
Parmi les mouvements et partis se réclamant de la
résistance, était venu s'intégrer le Mouvement
national des prisonniers de guerre et des déportés ( MNPGD ),
dont le délégué régional, René MAUPAIN,
avait été coopté au sein du Comité départemental de Libération, élargi en
septembre 1944.
Au
début de 1945, ce dernier, au cours d'une réunion d'information
à Reims, avait annoncé qu'il s'était organisé sur le plan départemental en
trois sections : les prisonniers de guerre, les
déportés du travail, les déportés politiques et raciaux ( 11 ) .
À Reims, au
premier tour des élections municipales du 29 avril 1945,
plusieurs déportés ou femmes de déportés non encore rentrés figuraient
en tête ou en bonne place sur plusieurs des listes en présence :
- Raymond
GUYOT et Claude BURGOD sur la liste du Parti socialiste ;
- René
MENU sur celle du MRP ;
- Madame
DOMPMARTIN ainsi que Madame
FALALA, épouses de déportés, sur la liste conduite par André THIÉNOT, lui-même père de déporté ( 12 ) .
Un
autocar avait été affrété pour aller chercher en Allemagne Marcel
FALALA, chef de gare de Reims, résistant engagé dans le
réseau de renseignements Jade-Fitzroy,
qui avait été arrêté le
3 mai 1944 et déporté à Dachau en juin
1944. Entre temps, Marcel
FALALA était parvenu à rentrer par ses propres
moyens.
Marcel
Falala au milieu de ses camarades à son retour de déportation
Néanmoins,
c et cet
autocar, grâce à la détermination de Madame
le docteur DÉSORMEAUX et... quelques bouteilles
de champagne distribuées aux sentinelles américaines,
était parvenue à franchir le cordon sanitaire du camp
et à ramener une trentaine de déportés de la région de Reims dont faisait partie de chanoine
HESS.
L'arrivée de cet autocar à Reims dans
l'après-midi du 14 mai 1945, donna lieu à
d'émouvantes
retrouvailles, à la gare, puis boulevard de la paix,
au centre
d'accueil installé
dans les locaux du Foyer social, boulevard de la Paix.
Le
retour à Reims de Lucien Hess
La
chorale des enfants de l'École de Contrai,
où Lucien exerçait son ministère, exécute La Marseillaise
Au
premier plan : Lucien
HESS aux côtés de son
père ( au centre )
Au second plan : Pierre
SCHNEITER, sous-préfet de
Reims, ( derrière Lucien et son père ), et Berthe HESTREST ( la jeune
femme qui porte des lunettes ), secrétaire du chef départemenatl
des FFI, Pierre Bouchez.
Ainsi, on
n'avait pas attendu le retour des déportés pour organiser les premières
élections de l'après-guerre,
mais chacun s'était servi d'eux pour obtenir des voix.
En
1985, François COCHET a retiré des témoignages recueillis auprès de déportés marnais survivants, la conviction que, «
pour la quasi-totalité d'entre eux, le retour a signifié l'entrée
dans un monde de silence ».
Affiche
française de 1945
Meurtris et traumatisés par l'épreuve qu'ils venaient de subir, écœurés par les verdicts de clémence dont avaient bénéficiés parfois leurs
dénonciateurs ou des collaborateurs contre lesquels ils avaient lutté
de toutes leurs forces, ils eurent l'impression très nette d'avoir
été oubliés et beaucoup se retirèrent volontairement de
la vie publique.
Dès cette époque, le
retour des déportés et des prisonniers de guerre devint un enjeu de mémoire.
Dans un pays déjà engagé dans l'après-guerre, il contrariait aussi bien l'image de la France héroïque, résistante
et combattante, qui entendait effacer au plus vite la défaite de mai-juin 1940, que l'aspiration
à une normalisation rapide de la vie politique et sociale.
Déportés, prisonniers de guerre et requis du Service
de travail obligatoire ( STO ) confondus, ont bien été,
à des degrés divers, «
les exclus de la victoire » ( 13 ).
Affiche
de 1945
Mais les retombées des élections municipales, les
difficultés du ravitaillement, les controverses au sujet de l'épuration,
le retour des prisonniers et des déportés, ainsi que le problème de
leur réinsertion ne furent pas les seuls sujets de préoccupation des
Marnais au lendemain de la victoire de mai 1945.
Les rapports difficiles de la population
avec les troupes alliées
Il en est un autre
qui revient régulièrement dans les rapports de police et de gendarmerie, le
problème des relations de la population avec les Alliés ( 14 ) .
Marqués à l'origine
par la plus grande cordialité, les rapports entre la population marnaise
et les troupes alliées - essentiellement américaines - se
dégradèrent.
Elles passèrent rapidement de l'euphorie
de la délivrance au lendemain de la Libération, à l'incompréhension et à de réelles tensions, une fois la victoire acquise.
Elles s'accompagnèrent même parfois de relents
de xénophobie, voire de racisme,
accentués par la présence de soldats noirs, et par le fait que les
Américains avaient ramené d'Allemagne plusieurs
milliers d'étrangers, hollandais, russes, tchèques, polonais qu'ils
avaient libérés des camps nazis et pris à leur service,
pour garder les prisonniers allemands ou leurs dépôts de stocks.
C'est ainsi que 24
500 d'entre eux étaient cantonnés dans la seule ville de Reims à la mi-mai ( 15 ).
S'agissant des noirs, un rapport des Renseignements
généraux daté du
2 mai 1945, expliquait leur présence dans la Marne en ces
termes :
Les
Américains emploient peu de nègres en première ligne, mais les utilisent
de préférence dans les services de l'Intendance, pour des raisons
politiques.
Ils ne veulent pas qu'après guerre, les nègres puissent
faire valoir leur titre militaire auprès des blancs.
Cependant quelques unités nègres ont été admises
dans la célèbre 1ère division de la 1ère Armée [...]
A ceux qui s'étonnent de leur racisme, ils répondent
que les Français sont assez mal venus de faire des remarques à cet
égard ; en France il n'y a qu'une proportion infime de noirs
et dans les colonies, les Français traitent ceux-ci comme des chiens,
leur confiant en période de guerre, les secteurs les plus agités ( 16 ).
Les Américains, d'abord
accueillis dans l'enthousiasme en libérateurs, n'eurent pas toujours
ensuite le sentiment de se trouver en pays ami.
Ils furent rapidement persuadés que
la population ne s'intéressait qu'à leur argent et aux avantages matériels qu'elle pouvait tirer d'eux.
Ils trouvaient que les prix des denrées qu'on leur
vendait étaient abusivement surévalués et eurent le sentiment de se
faire tout simplement et vulgairement arnaquer.
La population marnaise,
de son côté, fut tout aussi rapidement
déçue dans le mesure où la libération n'a pas été immédiatement
suivie comme elle l'espérait, par des améliorations sensibles dans
sa vie quotidienne.
Il en résulta une sorte de frustration dont elle
eut tendance à rendre responsables les Américains présents partout,
offrant chaque jour le spectacle de gaspillages
choquants, et dont certains éléments, mal contrôlés par
la police militaire, se livraient à des excès de plus en plus mal supportés, et faisaient preuve de beaucoup de
désinvolture mal comprise des Marnais.
La destruction
de vivres et de vêtements dans des décharges dont
on interdisait l'accès aux civils,
fut perçue comme de l'indifférence et comme une insulte à la pauvreté
des Français.
Les plaintes de la population à l'encontre des troupes
américaines se multiplièrent.
On leur reprochait de s'enivrer plus que de raison
et d'être bagarreurs, accusation visant en particulier les
troupes de choc parachutistes : bagarres au pistolet entre
Américains, blancs et noirs, ou bagarres entre militaires américains
et civils français ; incidents nombreux et fréquents dans les
salles de bal et les débits de boissons ; coups et blessures ;
portes enfoncées ; tables brisées. Les habitants de Mourmelon
furent « dans
l'obligation de s'enfermer chez eux à la tombée de la nuit » ( 17 ).
Partout, on accusait aussi les Américains d'alimenter
le marché
noir, de se livrer à un commerce
clandestin, et d'être entreprenants avec les jeunes filles
et les jeunes femmes qui n'osaient plus sortir le soir venu, à partir
du moment où des viols furent signalés en plusieurs endroits du département.
On leur reprochait enfin de conduire dangereusement,
de rouler trop vite, de provoquer de nombreux
accidents mortels qui auraient pu être épargnés, plus généralement de faire preuve de sans-gêne et de se comporter comme en pays vaincu : coupes
de bois sans autorisation et dégâts occasionnés aux récoltes dans
les campagnes ; présence
envahissante dans les villes, en particulier à
Reims,
siège du SHAEF ( 18 ) , et à
proximité des camps de Suippes et de Mourmelon ; réquisitions jugées abusives ; confiscation de lignes téléphoniques ; surconsommation d'eau et de gaz entraînant des coupures et une pénurie pour les usagers
dans les villes.
Une note d'information des Renseignements généraux,
datée du
15 mai 1945 et intitulée « La ville
de Reims menacée de manquer d'eau », relevait
que les Américains établissaient de nombreux branchements sans l'assentiment
du Service des eaux de la ville, et que les puits risquaient de s'épuiser ( 19 ).
Quant aux patrons marnais, ils se plaignirent d'une fuite de la main-d'oeuvre qualifiée vers les services américains
qui offraient, outre des salaires plus élevés, des avantages en nature
non négligeables.
Dans la seule région de Reims, sur les 8 827
salariés pour lesquels les services britanniques et américains ont
versé 11 511 827 francs de salaires correspondant à
la seconde quinzaine de mars, 5 783 étaient des ouvriers
spécialisés .
Un rapport des Renseignements généraux daté du
4 mai 1945 constatait que cette dégradation de la qualité des relations entre la population marnaise et les Américains
avait déjà atteint un
degré d'exaspération généralisée à la veille de la victoire :
La
popularité des soldats américains disparue depuis longtemps est remplacée
aujourd'hui par l'antipathie de la population qui est déroutée devant
leur sans-gêne et le manque de respect qu'ils témoignent aux femmes
françaises qu'ils considèrent toutes de la même façon.
La population est unanime à souhaiter que la fin
des hostilités amène le départ des troupes alliées cantonnées sur
le territoire ( 20 ).
Après la capitulation
allemande, si les commerçants et les milliers de salariés employés
par les armées alliées redoutèrent le départ prévisible des Américains, beaucoup
de Marnais ne cachèrent pas leur satisfaction de voir mettre un terme
à ce qu'ils percevaient de plus en plus comme « une occupation
».
Le mot apparut d'ailleurs, même si ce n'est pas
de façon péjorative, dans un document adressé le 8 mai au sous-préfet
de Reims par le Service d'aide aux forces alliées, où figurait «
La liste détaillée de l'occupation par l'armée américaine de la ville
de Reims », une liste impressionnante qui fournit
une idée de ce que fut alors l'omniprésence américaine, beaucoup plus
envahissante et plus contraignante que ne l'avait été, en partie dans
les mêmes lieux, l'occupation allemande.
Mais contrairement à l'espoir de la population, la capitulation allemande n'a pas entraîné le départ immédiat des
Américains, et au
début du mois de juin 1945, on annonça même un renforcement
de leur présence avec l'arrivée de troupes venant d'Allemagne, qui
furent regroupées
dans les camps militaires de Champagne avant d'être envoyées
en Extrême-Orient où la guerre n'était pas terminée.
La nouvelle suscita à nouveau beaucoup d'appréhension au sein de la population, appréhension
vite justifiée si l'on en croit ce rapport des Renseignements généraux
daté du
15 juin 1945 :
L'attitude
des troupes américaines massées dans les camps de regroupement des
régions de Mourmelon et Suippes est sévèrement commentée.
C'est une véritable terreur qui règne lorsque
ces troupes descendent dans les divers établissements où on sert
à boire.
De nombreuses agressions ont lieu chaque soir,
contre les habitants qui circulent dans les rues et on signale même
des batailles au couteau.
Aussi on émet l'opinion que les véritables Américains
ne sont pas en France et qu'on a expédié vers les zones d'opération
tous les éléments indésirables aux États-Unis ( 21 ).
L'effacement de la Résistance
et le retour à la normale
Lorsque la guerre
fut définitivement achevée en Europe, en
mai 1945, le
ciment de la lutte commune contre l'Allemagne hitlérienne,
qui avait permis de préserver la cohésion de la Résistance, commença
à s'effriter.
Des affaires troubles de l'époque de la clandestinité ou de
la Libération, mettant en cause des résistants ayant parlé sous la
torture ou ayant trahi, ou se rapportant au détournement de fonds
parachutés par le Bureau des opérations aériennes ( BOA )
de la France libre, ou encore à des réglements de compte, empoisonnèrent
les rapports existant entre les différents mouvements au sein du Comité
départemental de Libération, et auraient
été étouffées à la suite de tractations entre certains responsables
qui ne souhaitaient pas que la lumière soit faite ( 22 ).
D'une part, ces
affaires provoquèrent un malaise profond et durable au
sein même des mouvements se réclamant de la Résistance.
D'autre part, elles
jetèrent le discrédit sur l'ensemble de la Résistance dans
une opinion publique qui déjà, depuis quelque temps, s'en écartait.
Elles contribuèrent aussi à faire resurgir un courant réactionnaire, hostile à la Résistance, dont la principale cible furent Michel SICRE et les communistes.
Dès
le début de l'année 1945, les Renseignements généraux,
chargés de faire une enquête approfondie, avaient perçu une
évolution sensible de l'opinion marnaise à l'égard de la Résistance :
Alors
qu'aussitôt après la Libération, la population ne mesurait pas ses
hommages à la Résistance et aux organismes nés d'elle, on peut constater,
d'après l'ensemble des sondages effectués par le service, que l'état
d'esprit général est présentement opposé à la Résistance.
Cette antirésistance apparaît comme un malaise plutôt
que comme un parti pris.
Elle est due, d'une part aux écrits de la presse
extrémiste, et d'autre part à l'épuration [...]
La population en a assez d'une justice qui lui apparaît
comme une vengeance politique ou personnelle, et peut-être aussi,
d'un certain manque de modestie de la part des Résistants, de l'étalage
de faits que l'on écoutait avec admiration en août 1944, qui lassent
par leur enflure [...]
On est las du CDLN [ Comité départemental
de libération nationale ] de Reims, on est las du NAP [ Noyautage des administrations
publiques ] de Châlons [...]
Plusieurs fois au cours de l'enquête, il a été donné
d'entendre que les FFI n'avaient agi que par intérêt, que pour se
placer, que les cadres qu'ils fournissaient aux pouvoirs publics du
département se caractérisaient par leur nullité intellectuelle et
leur ambition [...] ( 23 )
En conclusion, ce rapport
considérait que la population de la Marne, certes ne rejetait pas
le général de GAULLE ni son gouvernement,
mais qu'elle
se détachait «
de la partie héroïque d'elle-même », et que l'état d'esprit général était «
à la réaction contre le parti communiste ».
La
belle solidarité de l'époque de la clandestinité s'estompa.
Les
clivages politiques d'avant-guerre resurgirent et allaient
bientôt reprendre le dessus, à l'occasion des prochaines consultations
électorales nationales et locales qui allaient remettre en selle les
partis politiques.
L'anticommunisme
se ralluma aussi bien à droite qu'à gauche,
en particulier du côté de certains responsables socialistes
et des syndicalistes de la CGT ex-confédérée.
Tous essayèrent plus ou moins consciemment, de
détourner sur la mouvance communiste, le courant d'hostilité qui se
faisait jour contre la Résistance.
Le retour
des prisonniers et des déportés, suscita, lui aussi, un malaise et nourrit bien des incompréhensions au sein de la Résistance.
Non seulement on ne les
avait pas attendus pour organiser les premières élections de l'après-guerre,
mais on s'était empressé de clore ou de classer un certain nombre
d'enquêtes concernant des collaborateurs et des affaires au sujet
desquelles ils auraient pu témoigner utilement.
Beaucoup d'entre eux ne comprenaient pas la place faite dans les instances de la Résistance par
leurs camarades qui avaient eu la chance d'échapper à la répression, à des
résistants de la dernière heure, et considéraient que
l'épuration restait à faire.
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